2 Enquête - Gamaliel21
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2 Enquête - Gamaliel21
2 Enquête Cela pourrait être en France le nouveau scandale de l’Eglise. Ces femmes, des travailleuses missionnaires, rêvaient d’une vie spirituelle. A la place, elles sont devenues de véritables esclaves modernes. Plusieurs ont trouvé du soutien et osé déposer plainte. Le Vatican enquête… “Pour avoir un soutiengorge, il fallait demander à la Vierge” Par Pascale Tournier. Photos Maciek Pozoga. « La prière et la messe étaient secondaires, on les sautait s’il le fallait. L’essentiel c’était de faire la cuisine, servir le client, sans oublier de chanter pour lui des Ave Maria. En boubou et avec le sourire, bien sûr. » Veste noir, T-shirt rayé, Marie (1), 41 ans, déroule ses quinze années d’ancienne travailleuse missionnaire (TM). « J’ai honte. Je me suis fait berner », soupire-t-elle. A l’adolescence, cette Burkinabée pensait embrasser une vie de religieuse instruite et en contact avec le monde. C’était ce que promettait la brochure colorée de la communauté spirituelle de la Famille missionnaire Donum Dei, qui n’a rien d’un ordre religieux. En réalité, de 1991 à 2006, Marie a été exploitée. En vraie esclave moderne. Neuf ans après sa sortie de la communauté, en 2015, elle porte Brigitte, ex-travailleuse plainte contre X. Sans un centime missionnaire, vit perçu, ni de cotisations sociales verdésormais dans un foyer tenu par des sœurs. sées, la jeune femme a trimé dans les nombreux foyers d’accueil et une vingtaine de restaurants L’Eau vive, que possèdent ou gèrent les TM, ouverts au tout-venant pour certains et aux pèlerins pour les autres dans des lieux de pèlerinage du monde entier, avec souvent l’accord de nombreux diocèses. « Le premier restaurant a été ouvert à Toulon, en 1960. C’est devenu une vraie multinationale, qui recrute de nombreuses jeunes filles issues de familles modestes et de pays émergents. Elles seraient aujourd’hui environ trois cent cinquante dans le monde », explique Aymeri Suarez-Pazos, président de l’association d’Aide aux victimes des dérives des mouvements religieux et leurs familles (Avref ), qui a collecté en 2014 une quinzaine de témoignages sans équivoque d’ex-TM (2). Après l’affaire Barbarin, le cardinal mis en cause pour non-dénonciation d’actes pédophiles, ces plaintes pourraient encore éclabousser l’Eglise. Avec son visa de « visiteur » collé sur son passeport puis confisqué par ses responsables, Marie a ainsi été cuisinière, serveuse, plongeuse, lingère, jardinière, comptable entre douze et quinze heures par jour. Ballottée entre Toulon, Lisieux, Liesle, l’ermitage de Notre-Dame-de-Consolation, dans le Doubs, Rome et Bobo-Dioulasso, au Burkina Faso, elle a astiqué à quatre pattes les planchers, préparé des entrées froides, assuré l’accueil de centaines de pèlerins, ramassé du bois dans le froid mordant du petit → 4 Enquête matin et chanté des hymnes religieux sous l’œil ravi des prélats du Vatican en train de se sustenter au premier étage d’un magnifique palais Renaissance, à Rome. Enfin, quand l’expression « banane flambée » était prononcée, elle savait qu’il fallait se cacher pour échapper à la vigilance des inspecteurs du travail venus opérer un contrôle. Marie n’est pas la seule à avoir porté plainte. Trois femmes et un homme – une branche masculine a été créée à partir des années 2000 – ont poussé la porte des tribunaux la même elle précise que la « tâche » de Marie, comme celle des autres, est « librement acceptée ». C’est une « offrande » et « un moyen d’apostolat ». Dans un e-mail adressé à Marie Claire, la responsable générale, Agnès Brethomé, minimise les plaintes : « Elles semblent émaner d’exmembres ayant quitté la communauté après avoir pris conscience qu’elles n’avaient pas de vocation à la vie consacrée. » Et d’insister sur le fait que les TM ne sont pas dans une relation de travail salarié avec la communauté : « Notre régime à l’égard des institutions sociales est année, à Caen, Paris et VerBrigitte, dans la tenue qu’elle devait porter celui des religieuses. » Sauf que quand elle était travailleuse missionnaire. sailles. Au même moment les TM forment en réalité une – faut-il y voir un lien ? –, en association membre du tiers septembre 2015, des cartes Vitale ont enfin été distri- ordre carmélitain, reconnue par le Vatican depuis buées à des sœurs en mission en France. En attendant 1988 mais laïque (c’est-à-dire indépendante du clergé). le travail de la justice, l’Eglise, qui a longtemps fermé Elles ne sont pas des sœurs, mais relèvent donc du les yeux, malgré les alertes d’un cardinal et de quelques droit commun. « Les responsables semblent entretenir prêtres (3), a pris conscience de la situation dramatique. une ambiguïté sur le statut de ces jeunes femmes. Elles Une enquête du Vatican est en cours. La conférence sont tantôt laïques tantôt religieuses, au gré des besoins », explique Serge Blisko, président de la Mission interdes évêques de France se montre aussi attentive. De son côté, l’organisation a déjà préparé sa défense. ministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives Dans son Memorandum publié sur Internet en 2014, sectaires, qui a accompagné les victimes dans leur parcours judiciaire et demandé le regroupement des plaintes auprès du parquet de Caen. La mission prend très au sérieux le dossier : « Cela dépasse le cadre du droit du travail, parce que ces jeunes filles, sous couvert d’une vie spirituelle, sont sous emprise et privées de leurs droits élémentaires », note Serge Blisko. Au quotidien, la vie d’une missionnaire rime en effet avec enfermement, humiliation et atteinte à l’intégrité physique. « Les filles en ressortent psychologiquement détruites. Certaines ont même tenté de se suicider », comment, dès leur arrivée, on leur bourre le crâne. « Obéissance, pureté, travail sont les maîtres mots, tandis que l’argent est diabolisé », confient les deux femmes. La figure du père fondateur, l’abbé Roussel, mort en 1984, est sans cesse invoquée : la fidélité à sa parole permettrait, selon la direction actuelle, de garantir la pérennité du système. L’homme était pourtant sulfureux : il est réputé pour des abus sexuels présumés envers celles qu’il considérait comme des « vierges pures ». Selon plusieurs témoignages, il aurait alerte Jeanne, une TM « histoLes ustensiles de cuisine étaient les rares eu pour habitude de regarder objets personnels de Brigitte. rique », qui a accueilli chez elle les jeunes filles faire leur gymdès les années 80 plusieurs nastique en culotte, le matin, ex-missionnaires. « Il faut que cela cesse. Leurs agisse- et être lavé à main nue par plusieurs TM, elles-mêmes ments ne sont pas du tout catholiques », appuie Daniel, déshabillées. Des accusations qui ont totalement qui a quitté la communauté en 2005. cessé avec sa disparition. Il n’empêche, ses écrits Brigitte et Madeleine reçoivent dans un foyer étudiant sont lus trois fois par jour et gravés sur des CD. « Sa de religieuses, où elles vivent depuis leur départ des chambre à Rome, où il est mort, est devenue un lieu de TM, en 2007 et 2010. Comme Marie, ces deux qua- pèlerinage », précisent Brigitte et Madeleine. dragénaires burkinabées ont porté plainte pour escla- Au sein de la communauté, l’autonomie n’existe pas. vage moderne. Autour d’une assiette de sablés au « Quand nous avions besoin d’un nouveau soutien-gorge, sésame, une recette apprise « là-bas », elles racontent nous devions déposer notre demande par écrit aux → 6 Enquête pieds de la statue de la Sainte Vierge. Et elle t’en donnait un quand elle voulait », rit jaune Madeleine. Tout contact avec l’extérieur est aussi réduit. Le courrier avec la famille ? « On devait lire nos lettres à voix haute pendant les repas. Et pour celles qu’on écrivait à nos proches, il ne fallait pas cacheter les enveloppes », complète-t-elle. Autre rituel obligatoire : à l’époque, on vérifiait tous les mois le poids des filles. Un critère alors déterminant pour faire tourner les restaurants. « Celles qui avaient grossi devaient se mettre au régime, pour rester élégantes auprès des clients. Les maigrichonnes étaient condamnées au steak saignant », détaille Made- « Comme pour les autres, on ne voulait pas me soigner par manque d’argent. » Pour Madeleine, c’est la rencontre avec une religieuse d’une autre communauté, lors d’une formation à Rome, qui lui « ouvre les yeux ». Au bout d’un an de discussions houleuses, la direction finit par la laisser partir, pariant qu’elle se sentira trop honteuse pour en parler à ses proches. Et cache le motif réel aux autres. Même si la foi est toujours là, le retour à la vie normale n’en demeure pas simple. Madeleine, Brigitte et Marie aident aujourd’hui des TM à s’échapper à leur tour. Parfois de façon rocambolesque : « Une jeune fille a quitté son service au res- leine. Lors des entretiens C’est par cette revue, Dans le sillon missionnaire, taurant en catimini, pour réguliers en face à face que les jeunes filles sont recrutées pour pratiquer leur foi, et se nous confier ses affaires et retrouvent à plier des serviettes selon de strictes règles. avec la direction, les nous rejoindre plus tard, à l’insu des autres ». Les jeunes femmes doivent avouer leurs « pêchés », et surtout dénoncer les col- « sœurs » les contactent via les réseaux sociaux, qui lègues. Résultat : entre les membres de la commu- leur sont accessibles au compte-gouttes. « Internet et nauté, la solidarité fait défaut. « Une fois, j’avais besoin Facebook ouvrent une brèche dans ce système clos », se d’aide pour étaler de la crème sur mon dos endolori. J’ai réjouissent Madeleine et Brigitte. Il y a peu, elles ont dû en mettre sur le rebord du lavabo et me coucher dessus », encore reçu dans leur boîte e-mail cet appel à l’aide : relate Brigitte, encore écœurée. « S’il vous plaît, aidez-moi, je n’en peux plus, c’est inferDans ce qui est devenu un enfer, la fatigue et la nal cette vie. » — p.t. 1. Les prénoms ont été modifiés. 2. L’Avref a publié deux déprime finissent par prendre le dessus. « J’en oubliais livres noirs sur les travailleuses missionnaires, en juin mon anniversaire et je ne dormais pas. Mais je pensais et octobre 2014. 3. Le cardinal Poletti, vicaire général que je n’aimais pas assez Jésus », se souvient Madeleine. de Rome, et le père Georges Arnold tirent la sonnette C’est une maladie qui pousse Brigitte à partir : d’alarme, en envoyant des courriers au Vatican, en 1986.