Maître des illusions

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Maître des illusions
La Croix -mercredi 2 novembre 2016
Portrait
21
Peintre en décor
et spécialiste
mondial du trompel’œil, Jean Sablé
mène de front ses
métiers de praticien
et de passeur
de savoir-faire. Jean Sablé
dans son atelier
à Versailles
où il réalise
ses peintures
en trompe-l’œil
et transmet son savoir
à plus d’une vingtaine
d’apprentis.
Augustin Le Gall/Haytham/
ALG pour la Croix
Jean Sablé
Peintre en trompe-l’œil
S
ur les photos de la petite
enfance de Jean Sablé,
derrière la poussette où
il se tient assis, on peut
nettement distinguer les
ruines de son Lorient natal. « La
ville avait été totalement démolie
pendant la guerre. Et, de ce fait, il
semble que, depuis toujours, est ancré en moi le désir de reconstruire »,
avance le peintre en décors, un fidèle du Salon du patrimoine culturel (lire encadré). De cette époque,
il garde « inscrite dans ses pensées »
la mémoire des lumières, toujours
changeantes, du Morbihan, sa région d’origine, à laquelle il reste
profondément attaché.
De l’enfance, aussi, lui reste le
souvenir familier des odeurs de térébenthine qui imprégnaient l’atelier de son père, lui aussi peintre
en décor. « Il m’a ouvert les yeux,
afin que je sache regarder, comprendre et interpréter le spectacle
de la nature », raconte son digne
héritier, distingué « meilleur ouvrier de France » en 2000. Les ciels
et les nuages bretons restent toujours pour lui un défi : même si le
trompe-l’œil est l’art du faux, destiné à jouer « sur la confusion de la
perception du spectateur », « il ne
s’agit pas de faire une copie servile
de la réalité. Mon objectif, assuret-il, est d’introduire une touche de
poésie, d’humour… » Ainsi, notera-t-on une ombre un peu décalée, une plume d’oiseau arrachée
ou encore un buis maladroitement
taillé au détour de ses panneaux
peints…
Un peintre, tout artiste en général, ne peut affirmer son style que
lorsqu’il maîtrise parfaitement sa
technique, tel est le credo de Jean
Sablé, qui attache une importance
capitale à l’apprentissage, revendiquant sa propre formation d’artisan : « Jusque dans les années
1950, le peintre en bâtiment était
celui qui pouvait réaliser à la demande une frise, des ornements,
du faux bois. Le nom de ce métier
Maître des illusions
revêtait un caractère noble qu’il a
perdu ensuite. Les peintres en bâtiment qui m’ont transmis leur savoir-faire étaient des messieurs en
cravate, qui ne toléraient aucune
goutte de peinture ailleurs que sur
leur travail. Aujourd’hui, le terme
utilisé est “peintre en décor” dont
on dit qu’il est un peintre universel,
parce qu’il doit pouvoir répondre
à toutes les commandes. » Et les
chantiers ne manquent pas pour
cet artisan d’art d’excellence : ornementation de boiseries dans un
hôtel particulier du XVIIIe siècle,
réalisation d’un décor peint pour
une exposition à l’Hôtel de la Monnaie à Paris…
Grand amateur de musique – le
mot « vibration » revient très souvent dans son discours –, il compare volontiers son art à celui
des jazzmen : une improvisation
étayée par une rigoureuse connaissance de la technique. « Rien de tel
que la peinture du marbre. Cela
peut sembler rébarbatif au novice
Le rendez-vous. Le Salon du patrimoine culturel
Ce rendez-vous annuel réunit
les professionnels de la restauration et de la sauvegarde du
patrimoine bâti ou non bâti,
matériel ou immatériel. Ébénistes, orfèvres, restaurateurs
de meubles, de vitraux ou de
tableaux, ferronniers, tailleurs
de pierre, fournisseurs du pa-
trimoine bâti, associations
de sauvegarde du patrimoine,
collectivités locales…, près
de 340 exposants français et
étrangers de plus de 40 métiers
seront présents au Carrousel
du Louvre du 3 au 6 novembre.
Thème de cette année, les chantiers remarquables du patri-
moine. L’occasion de dévoiler
au public les talents et les ouvrages réalisés par les exposants et de récompenser pour
leur excellence des jeunes professionnels des métiers d’art.
99, rue de Rivoli, 75001 Paris. De 10 heures
à 19 heures, dimanche 10 h-18 h.
Rens. : www.patrimoineculturel.com
du trompe-l’œil mais dans le faux
marbre, on connaît une grande liberté de création. On crée du “chaos
organisé”. Aucune touche n’est posée sur la toile sans qu’elle ait été
mûrie dans l’esprit du peintre.
Quand on maîtrise cette technique,
on peut quasiment tout faire : le
glacis, les empâtements, le jus… »
De même ce professionnel
chevronné trouve-t-il des similitudes entre son travail et celui de
l’écrivain : « On cherche les couleurs quand on peint comme on
cherche les mots lorsque l’on écrit.
S’il cherche à donner l’illusion de
la réalité de manière convaincante,
le peintre en décor raconte néanmoins lui aussi une histoire sur ses
panneaux », affirme-t-il en admirateur de Condorcet.
Cette conception du métier, faite
à la fois de persévérance, de sens
de l’observation, de goût pour la
perfection mais aussi d’ouverture
d’esprit, Jean Sablé l’a peaufinée
au fil de sa carrière mais aussi au
contact de ses élèves à qui, dès
1991, il a voulu transmettre sa passion. « Mes premiers élèves furent
des ébénistes confrontés à la restauration de meubles ; je leur apprenais à peindre du faux palissandre,
lapis-lazuli ou ivoire pour remplacer le petit éclat manquant. »
Mais ce n’est qu’en 2003 que le
Breton décide de fonder son école.
« Comme on donne, on reçoit. Et
la volonté de donner me semble
croître avec l’âge », témoigne avec
chaleur le cinquantenaire qui ne
s’est jamais éloigné des valeurs
chrétiennes de son enfance et qui
reçoit chaque année une petite
trentaine d’élèves du monde entier. Et quel lieu plus adéquat que
Versailles pour les installer ? « C’est
ici que j’ai la très grande chance de
concilier les trois passions qui ne
m’ont jamais quitté : la peinture,
l’architecture et la justice. » Car,
depuis quelques années, Jean Sablé figure comme expert en métiers d’art près la cour d’appel de
Versailles… en toute modestie,
comme en atteste la simple plaque
en cuivre à l’extérieur de son atelier
et signalant « L’école Jean Sablé ».
Laure Bazantay