Conception et réalisation

Transcription

Conception et réalisation
La crucifixion
au croisement des regards
Histoire d’une évolution
Conception et réalisation:
Pasteur Jocelyne Muller
Graphisme: Swen Teba et Adrian Morat
Impression: Imprimerie de Vallorbe
Des origines du christianisme au IX siècle
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vant le début du IVe siècle, le christianisme est encore minoritaire et
clandestin. L’art chrétien qui apparaît au IIIe siècle est un art souterrain, réfugié dans les catacombes. Il
n’existe encore aucun bâtiment ou
monument chrétien en dehors d’anonymes « églises de
maisons » ou « maisons de prière ».
Lorsque l’empereur Constantin (272-337) décrète la fin
des persécutions (par l’Edit de Milan en 313), la foi chrétienne acquiert droit de cité. A partir du milieu du IVe
siècle, le christianisme jouit d’une visibilité nouvelle et
devient successivement religion licite puis religion d’Etat
en 380 par un édit de l’empereur Théodose. L’art chrétien
émerge à la lumière, prend alors une dimension publique
et monumentale et devient officiel et grandiose. Il emprunte à l’art impérial ses modèles et trouve une fonction
sociale, celle de s’adresser aux peuples récemment christianisés.
Le IVe siècle voit ainsi l’apparition de l’image de la croix,
mais d’une croix impériale, liée d’abord au triomphe de
l’empereur, reprise ensuite par l’Eglise pour exprimer la
victoire de Jésus-Christ sur le péché et sur la mort 1
. Mais o n ne représente cependant pas encore le Crucifié. Ce n’est qu’un siècle plus tard, au Ve siècle, qu’apparaissent les premières représentations du Christ en croix
2.
On s’est beaucoup interrogé sur les raisons de l’absence
du Crucifié sur les toutes premières images chrétiennes.
Peut-être est-ce parce que le supplice de la croix, qui n’a
été aboli qu’en 315 par Constantin, était tellement atroce
qu’on se refusait à le décrire. L’art chrétien primitif répu-
gnait à mettre sous les yeux des fidèles la mort ignominieuse du Seigneur, cloué comme un esclave rebelle ou
un bandit de grand chemin entre deux malfaiteurs. Sans
doute aussi parce que, dans l’art païen de l’époque, les
scènes de supplice visaient à glorifier non la victime mais
le bourreau. Les représentations de la mort de Jésus doivent mettre au contraire la victime en valeur. Cela impliquait un renversement conceptuel: il fallait moins modifier l’image que son sens et la façon dont on la percevait.
L’insistance sur la réalité de la crucifixion était pourtant
importante. Il s’agissait pour l’Eglise d’affirmer l’Incarnation – Dieu s’est fait chair. L’enjeu était de combattre certaines hérésies, comme le docétisme monophysite qui
minimisait la nature humaine du Christ au profit de sa
nature divine, ce qui ne laissait à ses souffrances sur la
croix qu’une valeur symbolique. C’est pourquoi le Concile
in Trullo ou Quinisexste, tenu à Constantinople en 692,
recommanda aux artistes de représenter dorénavant le
Christ non plus sous le symbole de l’Agneau 4, mais
« sous sa forme humaine ». Il confirmait ainsi une transformation de l’iconographie qui s’opérait depuis le Ve
siècle, période depuis laquelle les monuments représentant la crucifixion deviennent subitement nombreux.
Toutefois, le Christ est vivant sur toutes ces représentations et jusqu’au IXe siècle environ. Il a les yeux ouverts,
car il est vainqueur de la mort. Il porte souvent une longue robe, le colobium. Son visage est paisible. Son corps
est impassible à la douleur 6. Au lieu d’une couronne
d’épines comme le rapporte les évangiles, il porte parfois
une couronne royale, celle du roi du monde. Ces crucifix
avec un Crucifié souverain, paisible, le corps droit et vêtu
du colobium, seront fabriqués jusqu’au XIIe siècle, notamment en Catalogne et dans le Roussillon.
Des origines du christianisme au IX siècle
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La crucifixion de Jésus. Ivoire, panneau issu
d’un coffret, vers 420; Londres, British Museum.
(© Jocelyne Müller)
Du X au XV siècle
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vec le tournant de l’an mil, une
conception nouvelle naît, centrée sur l’humanité de
Jésus. Vers 965, l’évêque
Géron de Cologne commande
le premier crucifix connu présentant les douleurs de l’agonie 9 : le Christ a
le corps légèrement penché, les yeux fermés et la
bouche entrouverte. Petit à petit se multiplient les
représentations d’un homme souffrant.
Jusqu’à la fin du XIIe siècle, montrer la souffrance du
Christ est un moyen de souligner sa proximité avec
l’être humain. Le siècle suivant accomplit un pas
supplémentaire. La souffrance n’est plus seulement
une marque d’humanité, elle est également l’un des
moyens par lesquels le Christ sauve les humains.
Saint François d’Assise, l’un des chantres de ce nouveau mouvement, prie pour partager les douleurs
de son Seigneur. Aussi voit-on se renforcer des représentations insistant sur les plaies du Christ et sur
sa souffrance 14. On s’ingénie en outre à inventorier tous les sens possibles de la croix : elle devient
le symbole du mariage 12 du Christ et de l’Eglise,
l’arbre de vie 15 ou encore l’acte rédempteur de
toute la Trinité 17.
Cette tendance à exalter la souffrance va s’affirmer
encore davantage dans les siècles suivants, d’autant que les guerres, les épidémies de peste noire et
les famines se multiplient à la fin du Moyen Age. La
piété se faisant plus personnelle, les artistes insistent sur les supplices endurés par le Fils de Dieu par
amour de l’humanité 19. On le représente au milieu
des instruments de la Passion (la lance, l’éponge, la
couronne d’épines, etc) ou bien exhibant ses plaies
20. Les détails tragiques sont valorisés : le Christ est
décharné, il semble exténué, du sang coule largement de ses plaies 21, son thorax est proéminent
sous l’effet de l’asphyxie 22. Même le doux Fra Angelico représente saint Dominique à genoux au pied
d’une croix inondée de sang 23.
Du X au XV siècle
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Crucifixion avec la Vierge Marie et l’apôtre Jean.
Tempera sur bois, 98 x 68 cm, seconde
moitié du XIIIe siècle ; Ohrid, Galerie des icônes
de l’église Saint-Clément. (© Erich Lessing)
Du X au XV siècle
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Christ souriant, XIVe ou XVe siècle ;
Abbaye de Lérins. (© Jérôme Kelagopian)
Du XVI au XVIII siècle
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a Renaissance amorce d’abord
un retour à des images plus
apaisées, en raison de la réapparition des canons antiques de
la beauté 25. Puis, le XVIe siècle
va imprimer un tournant décisif
aux représentations de la crucifixion.
Matthias Grünewald, tout d’abord, marqué par les
visions de sainte Brigitte de Suède, donne du
Crucifié 26 une vision d’horreur et de désolation.
Ensuite, en réaction à la Réforme qui se méfie des
images ou qui les rejette, la Contre-Réforme insiste
sur le Christ agonisant, dans des représentations aussi pathétiques qu’à la fin du Moyen Age. Le sens allégorique de la crucifixion est mis en avant 27 et 28.
Au XVIIe siècle, l’Eglise devenue catholique-romaine
utilise l’art baroque pour regagner les âmes qu’elle a
perdues. Afin de renouer avec le beau Dieu et l’idéal
classique, Jésus est représenté en athlète musclé aux
proportions parfaites, irradiant de lumière dans un
paysage assombri par l’orage. Au lieu de le représenter mort ou les paupières closes, il a souvent les yeux
ouverts, la tête renversée en arrière, semblant interroger le ciel : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’astu abandonné ? » 30
Le XVIIIe siècle est le siècle des Lumières. La critique
historique et l’étude des religions affirment bientôt que le christianisme n’est qu’une religion parmi
d’autres. L’homme devient sceptique et moins dévot. L’art religieux s’essouffle. La représentation de la
crucifixion en pâtit. Le crucifié ne présente plus aucun signe de souffrance ou d’agonie. Ses yeux sont
clos et sa tête penchée. Son corps à la beauté académique paraît figé et ne porte nulle trace de sang.
Seuls les personnages qui l’entourent laissent éclater
leurs émotions : Jean, le disciple bien-aimé, au pied
de la croix, semble échanger avec son Maître un dernier regard d’amour. Marie-Madeleine est renversée
sur le dos dans un geste extatique 32.
Du XVI au XVIII siècle
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Matthias Grünewald. Panneau recto du retable
de Tauberbischofsheim, technique mixte sur
panneau, 195,5 x 142,5 cm, 1523-25 ; Karlsruhe,
Staatliche Kunsthalle, Inv.-Nr. 993.
(© bpk / Hermann Buresch)
Du XIX au XXI siècle
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A
près les contestations du siècle
des Lumières et de la Révolution, les critiques du christianisme se multiplient aux XIXe et
XXe siècles. Des représentations
viennent railler la crucifixion,
telle celle de Félicien-Rops en 1878. L’artiste se sert
du prétexte de la Tentation de saint Antoine pour
dessiner une croix sur laquelle se tient une femme
nue et plantureuse qui a remplacé le Christ, lequel
bascule de côté. Le titulus ne porte plus la mention
traditionnelle INRI (abréviation de Jésus de Nazareth
roi des Juifs) mais EROS (amour). Derrière le stipes, le
diable en polichinelle savoure sa victoire.
Moins critiques, certains peintres entendent adapter
la représentation de la crucifixion aux évolutions de
leur art : Nicolas Gay peint un calvaire très réaliste, à
la touche brutale, aux couleurs violemment contrastées 36. Zuolaga peint une crucifixion sombre en
relation avec la génération de 1898 qui évoque les
thèmes d’une Espagne en crise 38.
Au XXe siècle, les artistes devenus très sensibles à
la liberté de création, expriment un grand intérêt
pour tout ce qui touche l’homme. Particulièrement
affectés par le caractère dramatique de l’existence
humaine, ils tirent leur inspiration du corps, de la violence et de la mort. La figure de Jésus dans sa Passion devient alors pour beaucoup d’artistes contemporains, même explicitement athées, un symbole
universel, emblématique de la condition humaine,
de l’inhumanité de l’homme envers l’homme, qui
transcende toutes les religions.
Les charniers de la guerre de 1914 perturbent durablement les artistes. Ils perdent toute vision apaisée
et confiante de la figure humaine 40. La Seconde
Guerre mondiale renforce les artistes dans l’idée
d’une humanité livrée à la barbarie 41. Dès lors,
après la guerre, le crucifié devient une icône de l’humanité bafouée et souffrante. Les artistes reprennent
à leur tour la fascination expressionniste du retable
de Grünewald 43. Il faut noter que pour nombre
d’entre eux la crucifixion est un motif qui revient de
façon répétée, voire en série, comme un mode d’interrogation sans cesse à reprendre 46.
Du XIX au XXI siècle
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Un homme, James Hasse. Huile sur toile, 50 x 60
cm ; Université de Dayton (© Joe Folzenlogen)