Un animateur de radio bien connu au Québec, André Arthur, accuse

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Un animateur de radio bien connu au Québec, André Arthur, accuse
RECOURS COLLECTIFS ET DIFFAMATION : DES CHAUFFEURS DE TAXI HAÏTIENS
ET ARABES SONT AUTORISÉS À EXERCER UN RECOURS COLLECTIF
CONTRE L’ANIMATEUR DE RADIO ANDRÉ ARTHUR
Un animateur de radio bien connu au Québec, André Arthur, accuse, dans le cadre de son
émission de radio de type tribune téléphonique diffusée sur les ondes de CKVL, les chauffeurs
de taxi de Montréal d’origine haïtienne ou arabe d’être incompétents et ignorants. Il affirme que
leurs voitures sont malpropres et mal entretenues.
Il qualifie les Arabes de « fakirs » et dit des Haïtiens qu’ils parlent « ti-nègre ».
Ces propos sont tenus en 1998.
Il y aurait environ 1 000 chauffeurs de taxi d’origine haïtienne ou arabe à Montréal.
Un chauffeur de taxi, Farès Bou Malhab, demande à la Cour supérieure l’autorisation d’exercer
un recours collectif pour le compte des titulaires de permis de taxi et des titulaires d’un permis de
chauffeur de taxi dont la langue maternelle est l’arabe ou le créole.
La Cour supérieure rejette la requête de Farès Bou Malhab en 2001.
Ce dernier interjette appel à la Cour d’appel qui renverse le jugement du tribunal de première
instance, autorisant le recours en partie.
En effet, la Cour d’appel autorise le recours pour les chauffeurs de taxi seulement : elle ne
l’autorise pas pour les titulaires d’un permis de taxi qui ne sont pas chauffeurs de taxi.
Les critères d’autorisation
Les règles concernant l’autorisation d’exercer un recours collectif sont contenues à l’article 1003
du Code de procédure civile du Québec :
« 1003. Le tribunal autorise l’exercice du recours collectif et attribue le statut de
représentant au membre qu’il désigne s’il est d’avis que :
a) les recours des membres soulèvent des questions de droit ou de fait identiques,
similaires ou connexes;
b) les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées;
c) la composition du groupe rend difficile ou peu pratique l’application des articles 59
ou 67; et que
d) le membre auquel il entend attribuer le statut de représentant est en mesure d’assurer
une représentation adéquate des membres. »
Fasken Martineau DuMoulin s.r.l.
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La Cour supérieure avait refusé d’autoriser le recours jugeant que les conditions des paragraphes
b) et c) n’étaient pas remplies.
L’apparence de droit
Le paragraphe b) de l’article 1003 du Code de procédure civile ne crée pas un fardeau
particulièrement lourd pour le requérant puisqu’il suffit à celui-ci d’établir que ses arguments
« paraissent » fondés.
Le débat est cependant plus compliqué qu’il n’y paraît puisqu’il soulève la délicate question de
la diffamation des collectivités.
Rappelons que le droit civil québécois ne prévoit pas de recours particuliers concernant la
diffamation.
Ajoutons cependant que le Code civil du Québec contient, à l’article 3, une disposition visant la
protection de la réputation :
« Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à
l’inviolabilité et à l’intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de
sa vie privée. »
De plus, la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, par son article 4, hisse au
rang des droits fondamentaux le droit à la réputation :
« 4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa
réputation. »
Cet article revêt toute son importance à la lecture de l’article 49 de la Charte qui permet à une
personne faisant l’objet d’une atteinte illicite et intentionnelle à un droit fondamental de réclamer
des dommages-intérêts punitifs.
Quant à la règle du droit civil québécois, elle est à l’effet qu’une personne qui estime faire l’objet
de propos diffamatoires doit faire valoir ses droits en fonction des règles générales de la
responsabilité civile extracontractuelle.
Or, la jurisprudence québécoise admet qu’il puisse y avoir, dans certains cas, diffamation à
l’égard d’une collectivité.
La Cour d’appel cite une affaire datant de 1915 dans laquelle un conférencier avait attaqué
verbalement les juifs de la Ville de Québec à une époque où il n’y avait que soixante-quinze
familles juives dans cette ville.
Dans une autre affaire datant de 1946, un individu s’en était pris à tous les Raymond d’une
même paroisse affirmant que ceux-ci étaient tous des salauds. Il y avait très peu de personnes
portant ce nom dans la paroisse.
Fasken Martineau DuMoulin s.r.l.
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Notons cependant que, lorsque le groupe est très large, la diffamation disparaît dans la multitude
et les membres du groupe n’ont pas droit à une indemnité.
En l’espèce, la Cour réduit le groupe de 2 000 à 1 000 personnes, excluant ainsi les titulaires de
permis de taxi qui ne sont pas chauffeurs de taxi.
Sans se prononcer sur le fond, la Cour d’appel affirme qu’il appartiendra au tribunal de première
instance de juger dans quelle mesure le caractère individuel de l’atteinte à la réputation est réduit
ou même anéanti par la taille de la collectivité visée, en prenant en compte la nature des propos
tenus et les circonstances dans lesquelles la diffamation est survenue.
La diffamation et les recours collectifs
André Arthur et Métromédia CMR Montréal inc. allèguent que les recours collectifs et le recours
en diffamation sont incompatibles.
Ils citent un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario, Kenora (Town) Police Services Board c.
Savino. Dans cette affaire, la Cour d’appel de l’Ontario avait refusé d’autoriser un recours
collectif déposé par des policiers de la ville de Kenora contre des personnes qui avaient affirmé
que « des membres du service de police » avaient agi de façon raciste.
La Cour d’appel de l’Ontario avait jugé que ces propos ne pouvaient pas être interprétés comme
voulant dire que tous les membres du service de police s’étaient comportés de la sorte.
Cette affaire, selon la Cour d’appel du Québec, est différente du cas en l’espèce étant donné que
monsieur André Arthur n’a pas fait de telles nuances. Il ne reprochait pas aux chauffeurs arabes
ou haïtiens ce qu’ils avaient fait; il leur reprochait d’être ce qu’ils sont.
À l’argument voulant que les recours collectifs soient incompatibles avec les actions en justice
pour diffamation, la Cour d’appel répond que le droit des recours collectifs est procédural, non
substantif.
Par conséquent, il ne peut y avoir d’incompatibilité entre le droit des recours collectifs et celui de
la diffamation.
Cela dit, la Cour d’appel concède que ce véhicule procédural, véhicule qui procède d’une
philosophie communautaire, se prête mal à l’exercice d’un recours en diffamation qui est par
essence individuel.
Malgré tout, même si le préjudice subi est moral et qu’il est difficile à cerner, il n’est pas moins
important que le préjudice matériel ou corporel.
Il appartiendra au juge du fond de faire la part des choses. Il lui faudra tenir compte du droit
d’André Arthur à la liberté d’expression d’une part et du droit des chauffeurs de taxi à la
protection de leur réputation d’autre part.
Fasken Martineau DuMoulin s.r.l.
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Si le juge du fond est d’avis qu’André Arthur a diffamé les chauffeurs de taxi, il lui appartiendra
de décider si une indemnisation pécuniaire est la seule mesure réparatrice possible. Le juge du
fond pourrait aussi décider d’ordonner le paiement de dommages exemplaires qui seraient versés
à des sociétés caritatives.
Soulignons que Farès Bou Malhab demande 750 $ à titre de dommages moraux et 200 $ à titre
de dommages exemplaires pour chaque membre du groupe.
Il sera intéressant de voir si cet arrêt fera tache d’huile et si d’autres personnes imiteront Farès
Bou Malhab et poursuivront les animateurs de tribune téléphonique.
Examinons maintenant cet arrêt dans la perspective de la common law.
Perspective de la common law
En common law, il est établi depuis longtemps que des propos prétendument diffamatoires
doivent faire référence au demandeur personnellement pour que celui-ci ait gain de cause dans
une action en diffamation. C’est pour cette raison que la diffamation est considérée comme un
délit contre la personne ou un délit qui donne ouverture à une cause d’action individuelle
uniquement.1 En règle générale, un propos diffamatoire visant un groupe de personnes n’a pas
pour conséquence de donner ouverture à une cause d’action individuelle uniquement parce que la
personne fait partie du groupe en question.2 C’est en raison de la difficulté d’établir que le
requérant était précisément visé par la remarque diffamatoire.3 En guise d’exemple,
l’affirmation selon laquelle « les avocats sont tous des voleurs » ne donne pas ouverture à une
cause d’action parce qu’elle constitue une généralisation non fondée qui avoisine l’insulte
vulgaire et, en outre, elle ne porte pas suffisamment atteinte à la réputation personnelle des
membres de la profession.4 En common law, le concept de diffamation en tant que délit contre la
personne, de même que l’exigence qui en découle voulant que les propos reprochés visent le
requérant personnellement, ont fait en sorte que les tribunaux de common law hésitent à
permettre que des poursuites en diffamation soient intentées sous forme de recours collectifs.5
Cela dit, cela ne signifie pas pour autant qu’une remarque au sujet d’un groupe ne pourra jamais
donner lieu à une cause d’action individuelle en common law. Ainsi, lorsque les propos
reprochés ne mentionnent pas le nom du demandeur et qu’ils s’adressent expressément à un
groupe ou à une collectivité, le demandeur a le fardeau de prouver qu’il était expressément visé
par les propos.6 Dans certains cas, une remarque sur un groupe peut comporter une allusion à un
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Se reporter notamment à Aiken et al. v. Harris (1999), 45 O.R. (3d) 266, à la p. 272, par J. Macdonald J. (S.C.J.)
Aiken et al. v. Harris (1999), 45 O.R. (3d) 266 (S.C.J.)
3
Knupffer v. London Express Newspaper Ltd., [1944] A.C. 116, à la p. 122, par Lord Atkin (H.L.)
4
Knupffer v. London Express Newspaper Ltd., [1944] A.C. 116, à la p. 122, par Lord Atkin (H.L.)
Kenora Police Services Board v. Savino (1996), 3 C.P.C. (4th) 159 (O.C.J. (Gen. Div.); McCann v. The Ottawa Sun et al.
(1993), 16 O.R. (3d) 672 (O.C. (Gen. Div.) Chilcott J.; Seafarers International Union of Canada et al. v. Lawrence (1979),
24 O.R. (2d) 257 (C.A.)
Elliott et al. v. Canadian Broadcasting Corporation et al. (1995), 25 O.R. (3d) 302, à la p. 305, par Abella J.A. (motifs
concordants) (C.A.) Se reporter également à Knupffer v. London Express Newspaper Ltd., [1944] A.C. 116, à la p. 118, par
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Fasken Martineau DuMoulin s.r.l.
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requérant en particulier et suffir pour donner ouverture à une cause d’action. Notamment, il
pourrait être établi qu’il y a allusion à une personne en particulier lorsque les propos ont trait à
un petit groupe précis dont les membres sont soit connus, soit susceptibles d’être identifiés
facilement. La question essentielle consiste à déterminer si, dans toutes les circonstances, y
compris en ce qui concerne les questions portant sur la taille du groupe, la généralité des termes
utilisés et le caractère excessif des propos, le requérant est personnellement visé par ceux-ci.7
Une remarque diffamatoire visant les membres d’une entreprise, d’un conseil de fiduciaires ou
des locataires d’un immeuble en particulier peut donner lieu à une cause d’action pour chacune
des personnes composant le groupe.8 Chaque situation est un cas d’espèce. Plus le groupe est
large et plus la remarque est générale, plus les chances que l’on considère que les propos visent
un requérant en particulier diminuent. Au cours des dernières années, il a été déterminé, entre
autres, qu’une remarque au sujet des « syndicats d’enseignants » et des « dirigeants syndicaux »
n’était pas suffisamment spécifique.9
Il est donc possible de concevoir une situation de faits pour laquelle un recours collectif en
diffamation pourrait avoir gain de cause en common law. Compte tenu que le point en litige peut
donner lieu à un jugement positif selon les faits de chaque cas particulier, on pourrait faire valoir
que la Cour supérieure du Québec a eu raison de refuser de rejeter la cause des chauffeurs de taxi
sur une base préliminaire. Par exemple, dans la cause Elliott v. Canadian Broadcasting
Corporation et al., la juge Abella de la Cour d’appel de l’Ontario, représentant la minorité, n’a
pas tranché la question à savoir s’il est possible, dans certaines circonstances, de faire valoir une
action en diffamation au nom d’un très grand groupe.10 Devant les tribunaux de common law,
même si les chauffeurs de taxi du Québec pouvaient prouver que les propos les visaient
personnellement, ils se trouveraient en présence d’une autre difficulté. En effet, les tribunaux de
common law ont systématiquement refusé d’autoriser des recours collectifs pour des actions en
diffamation au motif que les dommages subis par chacun des requérants diffèrent sans doute et
que divers moyens de défense peuvent être invoqués selon les réclamations des différents
membres du recours collectif.11 En ce qui concerne ces deux aspects, la common law nous
enseigne que la cause des chauffeurs de taxi serait loin d’être gagnée.
Viscount Simon L.C. (H.L.); Grant v. Cormier-Grant, Cour d’appel de l’Ontario, 3 octobre 2001, par Borins J.A.; Aiken et
al. v. Harris (1999), 45 O.R. (3d) 266 (S.C.J.)
7
Elliott v. Canadian Broadcasting Corp. (1995), 38 C.P.C. (3d) 332 (Ont. C.A.) Se reporter également à Campbell et al. v.
Toronto Star Newspapers Ltd. (1990), 73 D.L.R. (4th) 190 (O.C. (Gen.Div.), (Div.Ct.)
8
Knupffer v. London Express Newspaper Ltd., [1944] A.C. 116, à la p. 123, par Lord Russell, et à la p. 119, par Viscount
Simon (H.L.)
9
Lennon et al. v. Harris et al. (1999), 45 O.R. (3d) 84 (S.C.J.)
10
(1995), 25 O.R. (3d) 302, à la p. 305, par Abella J.A. (motifs concordants) (C.A.) Dans la cause Elliott, la majorité des juges
ont formellement restreint leur décision au motif que les éléments reprochés n’étaient pas diffamatoires pour les requérants.
11
Seafarers International Union of Canada et al. v. Lawrence (1979), 24 O.R. (2d) 257 (C.A.); Campbell et al. v.
Toronto Star Newspapers Ltd. (1990), 73 D.L.R. (4th) 190 (O.C.(Gen.Div.), Div.Ct.); Kenora Police Services
Board v. Savino (1996), 3 C.P.C. (4th) 159 (O.C.J. (Gen. Div.)
Fasken Martineau DuMoulin s.r.l.
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