La grande patience du trombone

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La grande patience du trombone
La grande patience du trombone
Le 12 juin 1943, à 15 heures 21, le dix millionième
trombone produit par l’usine « Le Trombone Utile
Trimbolux » sortit des chaînes.
L’événement passa inaperçu.
Au reste, ce trombone ne se distinguait en rien des
autres : un petit morceau de métal lourd de quelques
grammes plié par les presses mécaniques selon un
immuable rituel. Au fond, être le dix millionième
trombone produit ou le millionième mort de la guerre
de 14, c’est tout un, à savoir : un particularisme
strictement mathématique qui confère peu
d’avantages à celui qui s’en trouve bénéficiaire – si
l’on ose dire.
À 15 heures 25, en compagnie d’une centaine de ses
congénères, notre trombone se trouva conditionné
dans une petite boîte en carton.
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À 15 heures 45, la boîte en carton fut mise en caisse
et à 17 heures, celle-ci fut emportée, ainsi qu’une
douzaine d’autres, à destination du magasin d’un
grossiste situé dans le quartier Bastille-Chemin-Vert.
Le trajet, relativement court, dura une vingtaine de
minutes et s’effectua à bord d’une camionnette
Renault équipée d’un gazogène.
Deux jours plus tard, Albert Lachaume, employé à
la Gestapo française de la rue Lauriston et qui se
trouvait en charge des fournitures de bureau, acheta
une boîte de cent trombones.
Parmi ceux-ci, notre dix millionième.
∗
Ernest Dazat avait longtemps milité au Parti
communiste où il s’était fait remarquer par la
constitution d’un fichier regroupant « les bourgeois et
autres réactionnaires hostiles aux forces de liberté »
de son quartier. Par ailleurs, en cas d’insurrection
bolchevique, il préconisait de passer immédiatement
par les armes les « adversaires de la classe ouvrière »
qu’il avait dénoncés en remettant son fichier à ses
chefs... assez embarrassés d’un tel cadeau.
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Prisonnier en juin 40, enfermé dans un stalag de
Poméranie, Dazat avait attiré sur lui l’attention, puis
la reconnaissance, des autorités allemandes. En effet,
pas un complot, pas un regroupement de patriotes ou
une tentative d’évasion qu’il n’allât dénoncer avec
zèle au commandant du camp. Identifié comme traître
et dénonciateur, il fut victime d’une tentative de
lynchage à laquelle la soldatesque nazie mit un terme
en réprimant les prisonniers à coups de crosse. Afin
de sauver la vie de son auxiliaire, le commandant le fit
muter dans un autre camp, à plus de six cents
kilomètres : las, sa réputation de « balance » l’y avait
précédé et un groupe du 2e d’artillerie de Lyon était
déjà occupé à le pendre dans les latrines lorsque les
gardiens étaient intervenus.
Que faire ?
Reconnaissante et bonne fille, la Wehrmacht avait
donc libéré purement et simplement son mouchard,
non sans lui conseiller, une fois revenu en France, de
prendre contact avec les autorités allemandes qui
sauraient utiliser ses compétences.
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Ernest Dazat arriva dans la capitale le 27 décembre
1942 : on l’avait libéré de sorte qu’il pût être à Paris
pour Noël, mais les chemins de fer du Reich,
désorganisés par les bombardements alliés,
commençaient sérieusement à battre de l’aile.
Gare de l’est, Dazat n’eut qu’un mot : « Chouette ! »
Mais il pensa : « À nous trois Paris ! », par quoi il
fallait entendre Paris, lui-même et le Führer.
Efficace, il reprit aussitôt contact avec ses amis
communistes. Au bout de quelques semaines, il en
livra une trentaine à l’Abwehr. Pour le remercier,
celui-ci lui offrit une grosse somme d’argent et son
officier traitant, un certain « Major Rudy », un
Allemand de l’Abwehr, l’emmena passer la soirée au
One Two Two. Émerveillé, Dazat fit l’amour à une
femme très belle, délicatement parfumée et dont le
joli corps portait de très beaux dessous de soie.
Il songea alors : « Pourvu que le Reich dure
VRAIMENT mille ans ! »
À quelque temps de là, très précisément le 7 février
1943, le « Major Rudy » se fit doubler par un certain
« Capitaine Von Dédé ».
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Il s’agissait en réalité d’André Avenel, dit « Dédéle-Tordu », membre actif de la Gestapo française de la
rue Lauriston. Dazat fut présenté au grand chef, Henri
Chamberlain dit Henri Lafont, « Le Patron » ou
« Monsieur Henri ».
Le chef de la Gestapo française observa longuement
Dazat : des joues un peu épaisses, des moustaches en
brosse, une verrue sur le menton, des cheveux gras
collés par mèches, des yeux de reptile derrière d’épais
verres de lunettes. La balance idéale. Le type
insignifiant dont on ne se méfiait pas, ou trop tard. Et
en outre, un pervers qui prenait plaisir à cafter.
Lafont proposa le marché : un prix d’attaque très
convenable et, dans tous les cas, supérieur à ce
qu’offrait l’Abwehr de l’amiral Canaris. Mais, à la
grande surprise du chef gestapiste, Dazat se fit tirer
l’oreille. Lafont titilla le dénonciateur avec adresse,
jusqu’à ce que celui-ci finisse par lâcher :
– Le major Rudy m’emmenait au One Two Two. Au
moins une fois par semaine.
Lafont réprima un sourire en songeant :
« Enfantillage ». Mais il demanda avec poésie :
– T’aimes la fesse, Dazat ?
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L’autre rougit.
Lafont, grand seigneur, offrit une cigarette
américaine à Dazat en disant :
– Le One Two Two tous les soirs, ça te dirait ? La
possibilité de changer de gonzesse comme de chemise,
ça t’excite ? Tope-là, mon pote, te v’là un croisé
européen et national-socialiste de la lutte contre la
juiverie et le bolchevisme.
∗
Dazat regardait l’homme qui lui faisait face. Un
comte de la Besse. Il était impressionné : un véritable
aristocrate, on n’en croisait guère du temps du PCF.
Le comte avait une arcade sourcilière ouverte, le nez
cassé, les lèvres éclatées et plusieurs dents brisées.
Dazat, à présent habitué à ce genre de spectacle, ne
s’y arrêta pas :
– Vous persistez à ne pas livrer le nom de vos
complices ?... Vous savez que c’est la mort certaine,
ça ?
– Ta mort n’est pas moins certaine que la mienne,
espèce de vendu. Elle est simplement légèrement
différée.
Dazat ignora la réponse :
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– Vous, un aristo, dans un réseau gaulliste !
– Toi, un Français, dans la Gestapo !
Dazat ne releva pas l’insolence du ton. Il saisit
quelques feuillets d’interrogatoire et y assujettit un
trombone – le dix millionième trombone produit par
l’usine « Le Trombone Utile Trombolux ».
Il soupira :
– Je vais transmettre le dossier à mes collègues
allemands de l’avenue Foch. C’est vraiment pas
intelligent de votre part, monsieur le comte.
Celui-ci sursauta :
– Intelligence, tu parles d’intelligence ? Mais la
seule trace d’intelligence, chez toi, c’est l’intelligence
avec l’ennemi.
Dazat secoua la tête :
– Je suis plus intelligent que vous, puisque je vais
vous survivre.
Le comte ébaucha une grimace, seule forme de
sourire que lui permettaient ses lèvres éclatées, puis il
regarda attentivement Dazat avant de lancer :
– Si Dieu a créé des cons, c’est sans doute pour
donner aux autres un fugitif sentiment d’allégresse.
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Dazat ne comprit pas, mais crut sentir l’hostilité du
résistant. Il répondit d’un ton froissé :
– Vous avez mauvais esprit.
Le lendemain, le comte arrivait avenue Foch
menottes aux poignets. Son interrogatoire consigné par
les soins de Dazat l’y avait précédé.
∗
En cette belle journée d’août 1944, qui sentait bon la
liberté retrouvée, on tirait encore dans Paris lorsqu’un
officier des FFI entra dans le local de l’avenue Foch,
déserté peu auparavant par les hommes de la Gestapo.
Au bout de dix minutes, il ordonna :
– Embarquez les dossiers que ces salauds n’ont pas
brûlés.
∗
Le fonctionnaire du ministère de la Justice leva les
yeux. À travers les carreaux, il découvrit un ciel gris et
bas. Il songea que l’hiver 1944-45 serait froid, puis il
considéra la trentaine d’interrogatoires consignés sur
des centaines de feuillets.
Tous les hommes interrogés avaient été fusillés.
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