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synthèse
Risques rénaux des compléments
alimentaires : une cause ignorée
L’usage des compléments alimentaires (CA) tels que les vitamines, minéraux, oligo-éléments, protéines, acides aminés et
les produits de la phytothérapie, est prévalent dans la population générale, afin de renforcer l’état de santé ou traiter des
maladies. Considérés comme des produits naturels, non nocifs,
ils sont facilement accessibles hors prescription médicale. Pour­
tant, les CA peuvent être néphrotoxiques, en particulier chez
les patients atteints d’une maladie rénale chronique (MRC)
éventuellement ignorée. Notamment, les herbes chinoises à
base d’acide aristolochique, la vitamine C à haute dose, la
créatine et les CA hyperprotéinés peuvent entraîner une insuffisance rénale aiguë ou chronique, parfois irréversible. Une
éventuelle consommation de CA doit être suspectée devant
toute pathologie rénale d’origine peu claire. Chez les patients
avec MRC établie, la recherche active d’une consommation de
CA néphro­toxiques est recommandée.
Rev Med Suisse 2014 ; 10 : 498-503
O. Dori
A. Humbert
M. Burnier
D. Teta
Drs Olympia Dori, Antoine Humbert
et Daniel Teta, PD
Pr Michel Burnier
Service de néphrologie
Département de médecine
CHUV, 1011 Lausanne
[email protected]
[email protected]
[email protected]
[email protected]
Renal risks of dietary complements :
a forgotten cause
The use of dietary complements like vitamins,
minerals, trace elements, proteins, amino­
acids and plant-derived agents is prevalent
in the general population, in order to promote
health and treat diseases. Dietary comple­
ments are considered as safe natural products
and are easily available without prescription.
However, these can lead to severe renal toxi­
city, especially in cases of unknown pre-exis­
ting chronic kidney disease (CKD). In particular,
Chinese herbs including aristolochic acid, high
doses of vitamine C, creatine and protein com­
plements may lead to acute and chronic renal
failure, sometimes irreversible. Dietary com­
plement toxicity should be suspected in any
case of unexplained renal impairement. In the
case of pre-existing CKD, the use of poten­
tially nephrotoxic dietary complements should
be screened for.
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introduction
Les compléments alimentaires (CA) sont définis comme des
produits destinés à compléter le régime alimentaire qui con­
tiennent un ou plusieurs des composés suivants : minéraux,
oligo-éléments, vitamines, protéines, acides aminés et dérivés
de la phytothérapie. Beaucoup d’individus consomment des CA
tels que des vitamines, minéraux et élixirs de jouvence pour
renforcer leur état de santé, traiter ou prévenir des maladies.
D’autres utilisent la créatine, les suppléments hyperprotéinés
ou encore des gélules amaigrissantes pour modeler leur sil­
houette corporelle. Selon CoLaus, une étude lausannoise portant sur plus de
6000 individus, 26% de la population âgée de 35 à 75 ans consomme un CA.1 Le
sexe féminin, l’activité physique et un haut niveau d’éducation ont été associés à
un risque plus élevé pour une prise de CA. Aux Etats-Unis, 56,5% de la population
générale de treize Etats ont admis l’utilisation d’un CA en 2001.2 Le désir de maî­
triser sa propre santé, un manque de confiance dans les prescriptions médicales,
voire une rupture de communication médecin-patient pourraient expliquer la
forte attirance envers les CA. Plus de la moitié des consommateurs n’en ont pas
parlé à leur médecin.1 Les CA sont délivrés hors prescription médicale, ce qui fa­
vorise l’automédication, empêche l’identification d’une éventuelle contre-indica­
tion et complique la détection d’éventuels effets indésirables. La commercialisa­
tion des CA échappe aux autorités régulatrices des médicaments telles que
SwissMedic en Suisse ou la Food and Drug Administration (FDA) aux Etats-Unis.
Ainsi, leur efficacité, et surtout leur sécurité, ne peuvent pas être évaluées. Cepen­
dant, la publication de nombreux cas de toxicité suggère que les CA peuvent être
nocifs. La néphrotoxicité des CA est peu connue. Les informations à disposition
proviennent souvent de cas spectaculaires rapportés, ou de séries de cas, à partir
desquels une relation de cause à effet a pu être établie ou fortement suggérée.
La toxicité rénale se manifeste par des signes peu spécifiques, liés à une insuffi­
sance rénale et des anomalies sanguines et urinaires témoignant d’une atteinte
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tubulaire, inter­sti­tielle, plus rarement vasculaire ou glomé­
rulaire, dépendant de l’agent toxique. Certains cas sont em­
blématiques, par exemple la néphropathie aux «herbes
chinoises» qui peut évoluer vers une insuffisance rénale
terminale irréver­sible.
Bien que nous ne possédions pas de données épidé­
miologiques précises, la consommation de CA est proba­
blement aussi fréquente dans la maladie rénale chronique
(MRC) que dans la population générale. Hors, environ 10%
de la population souffre d’une MRC,3 définie comme une
diminution permanente de filtration glomérulaire en des­
sous de 60 ml/min/1,73 m2, ou une protéinurie, le plus sou­
vent silencieuse. Il est hautement probable que les CA
soient davantage néphrotoxiques dans cette population.
C’est pourquoi nous aimerions sensibiliser les médecins et
les consommateurs de CA aux risques potentiels de cette
consommation, y inclus la néphrotoxicité, en particulier chez
les patients qui ont une MRC établie. Cette revue a pour
but de discuter les risques rénaux de quelques CA fréquem­
ment utilisés, pour lesquels des données de la littérature
sont suffisamment pertinentes.
A des fins de structure, nous avons classé les CA délibé­
rément en trois catégories selon leur indication. Les CA
destinés à modifier la silhouette corporelle, ceux pour
améliorer la santé à but préventif ou thérapeutique, et en­
fin les contaminants des CA qui ne seront que brièvement
abordés.
compléments alimentaires pour modeler
la silhouette corporelle
Créatine
La créatine monohydrate est un oligopeptide synthétisé
de façon endogène dans le foie, les reins et le pancréas à
partir des acides aminés glycine, arginine et méthionine. Elle
provient également des aliments ingérés (viande, poisson).
Disponible en Suisse en tant que CA depuis 1995, mais pas
considérée comme un produit dopant, la créatine est po­
pulaire dans le milieu sportif amateur et professionnel,
grâce à sa capacité de mobiliser l’énergie maximale en vue
d’un effort physique de courte durée, ainsi que son poten­
tiel musculaire trophique. Les effets délétères de la créatine
sur les reins sont connus mais peu fréquents. En 1998, un
article décrivait un patient de 25 ans souffrant d’une hyali­
nose focale et segmentaire, en rémission sous ciclosporine,
qui aggravait sa fonction rénale sous créatine.4 Un cas de
néphrite interstitielle réversible a été rapporté chez un pa­
tient sans pathologie rénale ayant consommé 20 g de créa­
tine pendant quatre semaines.5 Cinq cas de rhabdomyolyse
avec myoglobinurie et insuffisance rénale aiguë secondaire
ont été publiés chez des jeunes sportifs qui consommaient
des suppléments contenant de la créatine.6 Dans un mo­
dèle animal de rats avec MRC kystique, la créatine a entraî­
né une progression plus rapide des kystes et une aggrava­
tion plus marquée de la fonction rénale.7 A l’opposé, une
étude randomisée en double aveugle, menée sur 26 sujets
diabétiques sans atteinte rénale, a comparé l’effet de l’uti­
lisation de créatine pendant douze semaines à un placebo,
dans un programme pour augmenter la résistance muscu­
laire. La créatine n’a pas montré d’impact négatif sur la filtra­
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tion glomérulaire, mesurée par la clairance au chrome-EDTA,
une méthode de référence isotopique.8 L’albuminurie était
inchangée. Une autre étude de Poortmans a confirmé l’ab­
sence de toxicité rénale de la créatine chez des athlètes.9
A noter que nous ne disposons pas d’études incluant de
grands collectifs qui ont consommé de la créatine. D’autre
part, aucune étude n’a testé l’utilisation de créatine chez
des patients avec MRC. Au total, on peut conclure que l’uti­
lisation de créatine ne semble que rarement néphrotoxi­
que chez les sujets sans atteinte rénale. Par contre, une ob­
servation chez le rongeur et quelques cas chez l’homme
suggèrent une néphrotoxicité en cas d’atteinte rénale chro­
nique, ce qui devrait décourager son utilisation en cas de
MRC.
Compléments alimentaires hyperprotéinés
De nombreux essais cliniques randomisés ainsi que
­ iverses méta-analyses ont démontré qu’une diète optimale
d
en protéines à 0,6 g/kg/jour diminue la progression de la
MRC et réduit de 30% la nécessité de débuter un program­
me de dialyse.10 Cet effet bénéfique est obtenu via une
­diminution de la pression intraglomérulaire qui prévient la
glomérulosclérose à long terme, et une diminution de la
protéinurie connue pour activer l’inflammation et la fibrose
interstitielle. Chez le sujet sain, la consommation sponta­
née en protéines varie entre 1 et 1,5 g/kg/jour, ce qui dépasse
le besoin minimal suffisant pour maintenir une balance azo­
tée neutre qui est de 0,8 g/kg/jour. On note une réduction
spontanée de l’apport protéique en cas de MRC avancée.11
A part l’apport protéique spontané souvent élevé, une con­
sommation surajoutée de CA hyper­protéinés est fréquente
dans le monde sportif. Les CA hyper­protéinés peuvent re­
présenter entre 15 et 100 grammes de protéines par jour,
provoquant un apport quotidien en pro­téines pouvant at­
teindre 2, voire 3 g/kg/jour. Chez le sujet sain, obèse ou dia­
bétique mais sans MRC, un apport élevé en protéines ne
semble pas néphrotoxique, au moins à court et moyen
termes. Par exemple, une étude menée chez 307 sujets obè­
ses, sans néphropathie, a démontré qu’un régime hypoca­
lorique hyperprotéiné (1,5 à 2 g/kg/jour) pendant deux ans
entraînait une hyperfiltration glomérulaire, sans albuminu­
rie, par rapport à un régime hypocalorique normoprotéiné,
ce qui témoigne d’une adaptation rénale physiologi­que.12
De même, chez des patients obèses et diabétiques de
type 2, indemnes d’une atteinte rénale, un tel régime pen­
dant huit semaines n’a pas entraîné d’augmentation de la
créatininémie ni de l’albuminurie.13 Par contre, une étude
prospective qui a suivi 1624 infirmières de 30 à 55 ans,
pendant onze ans, et collecté des données concernant leur
diète, a montré des résultats différents en cas de MRC. Au
début de l’étude, 489 participantes présentaient une insuf­
fisance rénale moyenne (filtration glomérulaire entre 55 et
80 ml/min/1,73 m2) et 1135 une fonction rénale normale.
Celles qui consommaient davantage de protéines, soit en­
viron 90 g/jour, ont montré un risque trois fois plus élevé de
déclin de la filtration glomérulaire dans le groupe avec in­
suffisance rénale moyenne, par rapport aux participantes
dont la fonction rénale était normale au départ.14 C’est pour­
quoi, un régime riche en protéines et une consommation
de CA hyperprotéinés sont contre-indiqués en cas de MRC.
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compléments alimentaires pour
améliorer l’état de santé
Acide aristolochique
La néphropathie aux acides aristolochiques (NAA) a été
décrite il y a plus de vingt ans. Neuf femmes de la région
de Bruxelles, sans antécédent néphrologique, ont présenté
une insuffisance rénale rapidement progressive évoluant
vers une insuffisance rénale chronique terminale irréversible
en quelques mois. Ces femmes avaient consommé des
­gélules à base d’extraits de racines de plantes chinoises, à
visée amaigrissante.15 L’analyse de ces gélules révélait des
extraits d’Aristolochia fangchi, une plante médicinale utilisée
en médecine traditionnelle chinoise, qui avait été incluse
par erreur dans la manufacture de ces gélules. Initialement
appelée «néphropathie aux herbes chinoises», la NAA a
touché plus de 100 patients en 1998, malgré le retrait du
marché belge de la substance incriminée. D’autres cas de
NAA ont été rapportés dans le monde entier. Leur nombre
est cepen­dant probablement sous-estimé, surtout en Asie
du Sud-Est, compte tenu de l’existence de multiples prépa­
rations contenant des AA ou contaminées par ceux-ci, large­
ment utilisées en médecine traditionnelle chinoise, japo­
naise ou indienne et disponibles via les sites Web, malgré
un avertissement de la FDA.16
Au plan sémiologique, la NAA est caractérisée par une
insuffisance rénale chronique qui évolue rapidement, en
deux à quelques mois, vers une insuffisance rénale termi­
nale (70% des cas), malgré l’arrêt de la prise d’AA.17 Le sé­
diment urinaire est inactif et il n’y a pas d’albuminurie. Les
reins sont de petite taille, souvent asymétriques et aux
contours irréguliers dans un tiers des cas. La biopsie rénale
confirme le diagnostic démontrant une fibrose interstitielle
étendue respectant les glomérules, associée à une atrophie
ou même à une disparition des tubules (figure 1).17 Des cas
de syndrome de Fanconi avec amino-acidurie suggèrent
que la cellule tubulaire proximale est une cible privilégiée
de la toxicité des AA. Un traitement par des stéroïdes est
proposé si la filtration glomérulaire est supérieure à 20 ml/
min/1,73 m2, en particulier si l’histologie rénale montre une
inflammation péritubulaire.17 Les AA ont également un po­
tentiel hautement cancérigène au niveau de l’urothélium.
Sur 39 patients atteints d’une néphropathie aux AA, Nortier
a rapporté que dix-huit cas (48%) présentaient aussi un car­
cinome urothélial.18 Une augmentation dose-dépendante
du risque oncogène est suggérée. Au plan de la pathoge­
nèse, l’exposition aux AA aboutit à une formation d’adduits
d’ADN aux aristolactames, prédominant au sein des tissus
rénaux et urothéliaux cibles, constituant une lésion muta­
gène respon­sable d’une transversion au niveau des bases
puriques AT R TA. Chez les patients atteints d’une NAA,
une mutation spécifique AAG-TAG (Lys R Stop) a été re­
trouvée sur l’exon 5 du gène p53 (gène suppresseur de tu­
meurs). La protéine p53 est surexprimée au niveau des
atypies et carcinomes urothéliaux de ces patients. Les cri­
tères diagnostiques de la NAA sont résumés dans le ta­
bleau 1.17
Chez tout patient connu ou suspect d’une NAA, une sur­
veillance oncologique est proposée.17 Une cytologie des
urines tous les six mois est souhaitable, bien que peu sen­
sible. Un scanner des voies urinaires (Uro-CT) avec injection
d’un produit de contraste et une cysto-urétéroscopie sont
proposés une fois par an. Chez les patients candidats à une
transplantation rénale, une cysto-urétérectomie bilatérale
est conseillée avant la transplantation.17
La néphropathie endémique des Balkans (NEB) semble
partager la même pathogenèse que la NAA. Décrite depuis
les années 1950, la NEB toucherait au moins 25 000 person­
nes établies de longue date dans certains villages situés
au bord du Danube et de ses affluents (Bulgarie, Bosnie,
Croatie, Roumanie et Serbie). Elle est caractérisée par une
histologie similaire à la NAA mais la progression de la ma­
ladie vers l’urémie terminale est plus lente. La NEB se com­
plique également de tumeurs urothéliales. Au sein du cortex
rénal et des urothéliomes des patients atteints de NEB, on
retrouve la présence d’adduits d’ADN aux aristolactames
et la même mutation spécifique au niveau du gène p53 que
celle décrite dans la NAA, ce qui démontre une pathoge­
nèse commune aux deux néphropathies.
Acide ascorbique
Les suppléments d’acide ascorbique, ou vitamine C, sont
fréquemment utilisés pour la prévention de la grippe et
des maladies cardiovasculaires, en raison de leur action antioxydante. L’apport quotidien recommandé, de 75 mg pour
les femmes et de 90 mg pour les hommes, est généralement
couvert par une alimentation équilibrée. Bien que des ca­
Tableau 1. Critères diagnostiques de la néphropathie
aux acides aristolochiques (AA)
Diagnostic définitif de néphropathie aux acides aristolochiques retenu si :
maladie rénale chronique (filtration glomérulaire l 60 ml/min/1,73 m2)
r 2 des critères suivants :17
1. Histopathologie typique (fibrose interstitielle hypocellulaire, respectant
les glomérules)
2. Confirmation de l’ingestion d’AA par des analyses phytochimiques
3. Détection d’adduits d’ADN aux aristolactames au niveau du tissu
rénal ou des voies urinaires
Figure 1. Biopsie rénale démontrant une fibrose
interstitielle hypocellulaire, respectant les glomérules, associée à une atrophie tubulaire
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Diagnostic probable
Si maladie rénale chronique r 1 des critères cités ci-dessus est présent
en association avec un cancer urothélial lors de la présentation clinique
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Figure 2. Sédiment urinaire par microscopie en
contraste de phase
Il montre à la fois des cristaux d’oxalate de calcium monohydratés en
forme d’haltè­re (flèche longue) et d’oxalate de calcium dihydratés en
forme d’enveloppe (flèches courtes).
Les cristaux de monohydrate peuvent aussi apparaître sous forme
­d’aiguille.
rences en vitamine C puissent provoquer des maladies telles
que le scorbut, une surconsommation peut aussi s’avérer
dangereuse. La vitamine C est en effet métabolisée en
oxalate. Des cas d’insuffisance rénale aiguë, secondaire à
la précipitation des cristaux d’oxalate de calcium dans les
tubules rénaux, ont été décrits chez des patients consom­
mant entre 500 mg et 2 g par jour de façon prolongée.19,20 Un
cas de néphrite tubulo-interstitielle chronique irréversible,
associée à la présence de granules d’oxalate dans l’inter­
stice, a été rapporté chez une femme ayant consommé des
comprimés de vitamine C pendant dix ans.21 Une étude
observationnelle suédoise a prouvé que les hommes qui
consomment des suppléments de vitamine C (dose quoti­
dienne estimée à 1000 mg) encouraient un risque accru de
développer des calculs rénaux par rapport aux non-con­
sommateurs.22 L’examen du sédiment urinaire peut montrer
des cristaux d’oxalate de calcium, évocateurs d’une néphro­
pathie liée à l’abus de vitamine C (figure 2). Cependant,
une biopsie rénale démontrant les cristaux d’oxalate intra­
tubulaires, notamment en lumière polarisée, est souvent
nécessaire pour établir le diagnostic (figure 3). La néphro­
pathie aux oxalates peut également être observée en de­
hors d’une intoxication par la vitamine C, notamment en
cas d’hyperoxalurie primaire ou secondaire, par exemple
lors d’absorption accrue d’oxalates par l’intestin, dans la ma­
ladie cœliaque, la maladie de Crohn, lors d’un traitement
par orlistat, après bypass gastrique, ou dans les intoxications
à l’éthylène glycol, au méthoxyflurane (produit anesthé­
sique ancien) et au xylitol, un édulcorant à visée rafraîchis­
sante. La vitamine C doit donc être considérée comme un CA
potentiellement néphrotoxique, si consommée à hautes
doses et de façon prolongée, indépendamment de la pré­
sence ou non d’une MRC préexistante.
Autres compléments alimentaires
occasionnellement néphrotoxiques
La racine de la réglisse contient de la glycyrrhizine, con­nue
pour ses effets thérapeutiques contre les ulcères gastriques,
les hyperlipidémies, les allergies, son action anti-inflamma­
toire et immuno-stimulante. La réglisse, souvent présente
dans des bonbons, induit un pseudo-aldostéronisme hypo­
réninémique avec une hypertension artérielle, une hypo­
kaliémie et une alcalose métabolique (effet minéralocorti­
coïde). Des cas de myopathies secondaires à l’hypokaliémie
induite par la réglisse ont été rapportés. De rares cas d’in­
suffisance rénale aiguë anurique et de tubulopathie, se­
condaires à une rhabdomyolyse hypokaliémique, ont été
décrits.23,24
Tableau 2. Rares cas de néphrotoxicité de certains
compléments alimentaires
A
B
C
D
Figure 3. Biopsie rénale à faible (A et B) et fort
grossissement (C et D) et avec lumière polarisée
(B et D)
Les cristaux d’oxalate de calcium obstruant les tubules sont aisément visualisés.
Remerciements au Dr Samuel Rotman, Institut de pathologie, Centre
Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV), Lausanne.
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Ephédra
IndicationsNéphrotoxicité
•Rhinite allergique
•Asthme
•Perte pondérale
•Stimulant
Néphrolithiase secondaire
aux calculs d’éphédrine,
noréphédrine,
pseudoéphédrine
Infections urinaires
Cranberry
(canneberge) à répétition Néphrolithiase secondaire
à une hyperoxalurie
Yohimbe
Dysfonction érectile
Lupus érythémateux induit
avec atteinte rénale
L-Lysine
Herpès labial
Dysfonction tubulaire
proximale – syndrome de
Fanconi (glycosurie,
aminoacidurie, phosphaturie)
Artemisia
Troubles digestifs
absinthium
Insuffisance rénale aiguë
secondaire à une rhabdomyolyse
Larrea•
Antioxydant
Anti-inflammatoire
tridentate•
(Chaparral)
•Maladie rénale cystique
•Adénocarcinome rénal
Chrome
•Diabète de type 2
•Hypolipémiant
•Perte pondérale
•Augmentation de la
masse musculaire
•Nécrose tubulaire aiguë
•Néphrite interstitielle
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Tableau 3. Néphrotoxicité des métaux lourds contaminants
Néphropathie
Autres manifestations
Cadmium
•Tubulopathie proximale
•Lithiase rénale
•Cancer rénal
Ostéoporose, ostéomalacie, diabète, cancer (voies urinaires, rénale, poumon), HTA,
maladies cardiovasculaires, pneumopathie
Mercure
•Nécrose tubulaire aiguë
•Tubulopathie chronique
•Glomérulonéphrite extramembraneuse
Symptômes neurologiques et psychiatriques (paresthésies, tremor, anxiété,
troubles de la personnalité, dépression, troubles du sommeil), pneumopathie
(intoxication aiguë), maladies cardiovasculaires
Chrome
•Nécrose tubulaire aiguë
•Tubulopathie proximale
Cancer de l’appareil respiratoire, ulcérations cutanées, toxicité hématologique
Plomb
•Néphrite tubulo-interstitielle
•Tubulopathie proximale
Anémie hémolytique, crise de goutte, encéphalopathie, neuropathies périphériques,
psychose, ostéoporose, douleurs abdominales, maladie cardiovasculaire,
hypertension artérielle
Arsenic
Cancer (peau, poumon, vessie, foie), diabète, maladies cardiovasculaires, symptômes
gastro-intestinaux, hémolyse, hépatomégalie, polyneuropathie, encéphalopathie
•Tubulopathie proximale
•Cancer rénal et des voies urinaires
Des CA à base de germanium ont été utilisés, initialement
au Japon, puis dans les pays occidentaux, comme élixir
contre des maladies telles que le cancer. Plus de 30 cas d’in­
suffisance rénale secondaires au germanium ont été décrits
depuis 1980.25 Les patients se présentent avec une fatigue,
une perte pondérale, des troubles gastro-intestinaux, une
anémie et une insuffisance rénale chronique caractérisée,
à la biopsie, par une dégénérescence tubulaire sans lésion
glomérulaire. L’analyse urinaire ne montre pas de protéinu­
rie ni d’hématurie. Une récupération de la fonction rénale,
lente et souvent incomplète, est possible, même à distan­
ce de l’arrêt du produit. La majorité des cas étaient liés à la
prise de composés de germanium dits non organiques, tels
que le GeO2 (dioxyde de germanium).26
D’autres CA ont très occasionnellement été associés à
une néphrotoxicité. Il s’agit de CA contenant de l’éphédra,
du cranberry (canneberge), de la yohimbine, de la L-lysine, de
l’artemisia absinthium (absinthe), de la larrea tridentate et du
chrome. Pour une description détaillée avec les références
correspondantes, le lecteur est renvoyé à l’article de revue
de Gabardi.27 Les indications de chacun de ces agents et la
description clinique toxique correspondante sont résumées
dans le tableau 2.
conclusion
La consommation de CA est prévalente dans notre so­
ciété. Ceux-ci ne sont pas soumis aux mêmes contrôles
d’efficacité, de toxicité et de conformité que les médica­
ments de la chaîne pharmaceutique. Une éventuelle con­
sommation de CA doit être recherchée chez des patients
qui présentent une maladie rénale aiguë ou chronique
d’origine peu claire. Le cas échéant, la composition des CA
doit être identifiée. Avant toute consommation prolongée de
CA potentiellement néphrotoxique, les patients devraient
se soumettre à un dépistage d’une éventuelle MRC sousjacente, souvent asymptomatique, par des analyses de sang
(créatininémie) et d’urine (sédiment urinaire, recherche
d’une protéinurie) chez leur médecin.
contaminants dans les compléments
alimentaires
> Bien que les CA ne soient pas dénués d’effets secondaires,
La pureté des CA peut être altérée par l’introduction ac­
cidentelle ou non de substances non déclarées ou par une
contamination par des métaux lourds, ou encore des micro­
organismes. Une recherche, menée sur 121 substances, mon­
tre que les contaminations sont fréquentes et peuvent sur­
venir dans plusieurs étapes, dès la production, surtout dans
des pays ayant des contrôles moins rigoureux.28 La néphro­
toxicité aux métaux lourds (tableau 3) est caractérisée par
une néphrite tubulo-interstitielle chronique évoluant vers
l’IRC, une tubulopathie proximale (glycosurie, aminoacidu­
rie, hyperphosphaturie, hypercalciurie) ou une atteinte
glomérulaire, souvent dans le cadre d’une exposition pro­
fessionnelle.
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Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec
cet article.
Implications pratiques
> Vingt-six pour cent de la population lausannoise consomme
des compléments alimentaires (CA). Dans le milieu sportif,
cette pratique semble encore plus fréquente
aucun contrôle pharmacologique et très peu d’études scientifiques ont été effectués sur les CA
> Le rein, souvent exposé à de fortes concentrations lors de
consommation de substances exogènes, est fréquemment
affecté. Tous ses constituants peuvent être touchés (glomérulopathie, tubulopathie ou néphrite interstitielle)
> La créatine, les compléments hyperprotéinés, les dérivés de
l’acide aristolochique et la vitamine C à hautes doses peuvent
entraîner une insuffisance rénale aiguë ou chronique
> Une mesure de la filtration glomérulaire dérivée de la créati­
ninémie, ainsi qu’un stix urinaire devraient être effectués chez
tout consommateur de CA ayant des facteurs de risque de
présenter une maladie rénale chronique
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Bibliographie
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