La fin de l`idée communiste
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La fin de l`idée communiste
1 Les DIALOGIQUES du Mémorial de Caen Cycle 2012 2nd semestre Le sentiment de l’Apocalypse Conférences-débat avec Charles-Edouard Leroux [email protected] 2. La fin de l’idée communiste Thème Si l’échec du communisme au XXe siècle a laissé le champ libre au système capitaliste global, qui investit désormais jusqu’aux Etats qui se réclament encore du communisme, nul doute que la crise présente du toutpuissant capitalisme mondial laisse augurer un avenir des plus sombres. Sans projet alternatif, comment résister à l’état présent de l’économie et de la géopolitique planétaires ? Mort le communisme du Parti-Etat inauguré avec la Révolution de 1917, et enterrées les illusions qui dont s’est nourrie la terreur stalinienne, demeure « l’hypothèse communiste » (Alain Badiou) dont une quinzaine de philosophes nous réapprennent l’usage dans un questionnement philosophique qui pourrait laisser augurer de nouveaux commencements... ___________ Parler de sentiment de l’Apocalypse pour évoquer la profonde désorientation qui est la nôtre aujourd’hui en matière de politique, n’est pas exagéré, pour deux raisons. La première tient à l’échec de ce que naguère Alexandre Zinoviev a appelé le communisme comme réalité1, dont le bilan s’est avéré catastrophique (pour le coup, c’est de ce côté-là qu’on a dû vivre quelque chose comme une apocalypse !). Il n’est pas dans mon propos de faire le bilan de ce communisme réel, puisque, tout à l’inverse, mon intention est de distinguer l’idée communiste de tout ce qui a pu et peut encore relever du communisme dit réel. Pour aller vite, je peux renvoyer au Livre noir du communisme2, publié en 1997 par un collectif d’universitaires, livre qui a déclenché de violentes polémiques, en particulier entre les auteurs eux-mêmes, en raison, notamment, des amalgames souvent opérés entre le 1 Alexandre Zinonviev (1922-2006) : Le communisme comme réalité (1980). Julliard, 1981. 2 Le livre noir du communisme, crimes, terreur, répression, sous la direction de Stéphane Courtois. Ed. Robert Laffont, 1997. 2 communisme réel et l’idée communiste. Je n’hésite pas à renvoyer à ce livre discutable et aux polémiques qu’il a suscitées, parce que je crois, très précisément, que quinze années après cette publication qui dresse un bilan désastreux du communisme précisément dit réel, un certain nombre d’intellectuels lucides, c’est-à-dire d’intellectuels qui ont cessé de faire semblant de ne pas savoir 3, ont continué de penser l’idée communiste – pour faire court, je dirai dans son acception utopique (nous y viendrons plus loin) –, mais aussi parce que la situation présente, l’état du monde actuel, oblige à poser de manière urgente la question de l’alternative au capitalisme, ou en tout cas à ce capitalisme. Parce que si le communisme réel fut un désastre, ce qui n’est pas contestable, il n’est pas exclu, et même, tout laisse à penser, que le capitalisme bien réel, celui dans lequel nous vivons présentement, est en passe d’atteindre aujourd’hui une dimension apocalyptique. C’est en tout cas le postulat énoncé par Slavoj Zizek en tête de son ouvrage traduit en français sous le titre Vivre la fin des temps4. Ces temps que nous vivons sont rythmés par les crises d’un capitalisme planétaire qui résultent d’une surproduction du crédit portant les « emprunts toxiques » à un niveau jamais égalé. A cet égard, nous éprouvons un malaise (Slavoj Zizek entend ce terme au sens freudien, lourd, grave, destructeur, de Unbehagen5), d’autant plus profond que les « solutions » traditionnelles du capitalisme sont devenues inefficaces – solutions de naguère, d’ailleurs sordides, fondées essentiellement sur cette terreur économique analysée par Naomi Klein dans un ouvrage majeur, La stratégie du choc6, qui constitue bien, à sa manière, un livre noir du capitalisme (même si la terreur à la soviétique est hors de proportion avec la terreur économique imposée par les Etats-Unis pour la domination des marchés mondiaux). Nous en sommes à un point où, manifestement – et je souscris là-dessus au propos d’Isabelle Stengers : du capitalisme, en son état présent, il n’y a rien à attendre de bon : « Je me situe parmi ceux et celles qui se veulent les héritiers d’une histoire de luttes menées contre l’état de guerre perpétuelle que fait régner le capitalisme… »7. Etat de guerre perpétuelle : le bilan, là aussi, est lourd. Mais quelque chose a radicalement changé : là où Marx diagnostiquait de la crise du capitalisme un affaiblissement de celui-ci au bénéfice d’une émancipation de l’humanité (portant, en 1847, le nom de communisme), force est de constater que la crise présente, loin d’affaiblir le capitalisme, le renforce. Ainsi que l’écrit Judith Balso, philosophe: « Crise capitaliste, mais non pas crise du capitalisme »8. Formule capitale, car comment résister, dans ces conditions ? Tirons du propos précédent une conséquence : contrairement à ce qui a été « cru » par les communistes de tous les pays pendant un siècle et demi, la politique n’a pas forcément rendez-vous avec l’histoire, ou plutôt n’a pas mécaniquement rendez-vous avec l’histoire. La grande illusion du “communisme réel”(le terme 3 « Un talent culturel des plus élémentaires consiste à savoir quand (et comment) faire semblant de ne pas savoir (ou remarquer) quelque chose, c’est-à-dire continuer de se comporter comme si de rien n’était ». Slavoj Zizek: Vivre la fin des temps (2010). Flammarion, 2011. 4 Slavoj Zizek : op. cit. 5 Sigmund Freud : Malaise dans la culture (1929). PUF/Quadrige. 6 Naomi Klein : La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre (2007). Actes Sud Babel/Poche, 861 p., 2010. 7 Isabelle Stengers : Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient. 204 p. La Découverte, 2009. 8 Judith Balso : Etre présent au présent, in L’idée du communisme, vol. 1, Londres 2009. Editions Lignes, 2010, p.38. 3 d’illusion reprenant le titre du livre de François Furet 9) fut cette croyance en un Destin historique tout tracé, qui devait conduire de manière quasi providentielle à l’émancipation du prolétariat planétaire. C’est en ce sens que nous avons appris à savoir que “l’histoire n’existe pas”, plus précisément qu’il n’existe pas un “sens de l’histoire” qui soit immanent à la marche des choses. C’est pourquoi, si, comme le soutient Marx, l’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte des classes – hypothèse sur laquelle nous allons revenir –, cela n’implique aucunement que lutte des classes et politique ne fassent qu’un. Ou alors, il s’agit de faire la différence entre LA politique et LE politique, ainsi que le propose Claude Lefort dans ses Essais sur le politique10. Nous savons, en effet, que la contestation peut se laisser happer et servir à maintenir, voire à renforcer l’état de choses (conformément à la thèse hégélienne des Principes de Philosophie du Droit et de l’Etat (1820)11: s’opposer, c’est participer). Que peut, en effet, la contestation démocratique face à la puissance des marchés mondialisés ? Tout simplement rien, ou presque rien, si nous prenons la mesure de la globalisation planétaire. Je pense à une réflexion de Slavoj Zizek : « le “siècle américain” est révolu et nous entrons dans une période caractérisée par la formation de multiples centres de capitalisme global : les EtatsUnis, l’Europe, la Chine, peut-être l’Amérique latine, chacun représentant le capitalisme sous une forme locale bien spécifique : le néo-libéralisme pour les Etats-Unis, les vestiges de l’Etat-Providence pour l’Europe, les “valeurs orientales” et l’Etat autoritaire pour la Chine, le capitalisme populiste pour l’Amérique Latine ».12 Face à cet état de choses, nous avons un urgent besoin d’une contestation plus radicale, parce que nous avons plus que jamais besoin d’une politique qui soit en mesure de préserver la viabilité des économies. Cette dernière remarque peut paraître surprenante en exergue à une réflexion sur l’idée communiste. Elle est néanmoins essentielle. Je l’emprunte à Isabelle Stengers : « … évidence qui a réussi à s’imposer au cours des trente dernières années : on ne peut toucher ni aux lois du marché, ni au profit des industries. Il s’agit donc d’apprendre à s’adapter… »13. Isabelle Stengers résume ici les thèses qu’elle a développées avec Philippe Pignare dans La sorcellerie capitaliste14, ouvrage qui a pour objectif de nous désenvoûter, autrement dit de faire réfléchir aux manières dont nous pouvons avoir prise sur le capitalisme au lieu de nous laisser faire par lui, à ‘heure où ont échoué, et de manière tragique, les expériences du communisme réel. Or pour l’instant, nous assistons aujourd’hui, dans le monde démocratique, à l’affaiblissement de la politique, cette dernière se trouvant réduite à une « simple administration des choses », ainsi que l’écrit Glyn Daly15. En somme, qu’il s’agisse du Parti Etat de type stalinien ou des Etats Partis des démocraties libérales (aussi peu comparables que soient ces deux composantes), dans tous les cas la collusion Parti(s)/Etat se révèle au mieux inefficace, au pire désastreuse. Il appartient donc à l’idée communiste 9 François Furet : Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle (1995). Le Livre de Poche/Références, 824 p. 10 Claude Lefort : Essais sur le politique, XIX-XXe siècles (1986). Points Seuil. 11Georg Wilhelm Friedrich Hegel : Principes de philosophie du droit et de l’Etat (1820). PUF/Quadrige, 500 p. 12 Slavoj Zizek : Vivre la fin des temps, op. cit., p. 236. 13 Isabelle Stengers : Au temps des catastrophes, op. cit., p. 21. 14 Isabelle Stengers & Philippe Pignarre: La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement (2005). La Découverte/Poche. 15 Glyn Daly: Les avatars du communisme, in L’Idée du communisme, volume 2, Conférence de Berlin, 2010. Ed. Lignes, 2011. 4 de « chercher ailleurs et autrement », ainsi que le suggère Sylvain Lazarus, qui propose de refonder une pensée de la politique en se plaçant dans un autre espace que celui de l'État, à partir du postulat si communément oublié, ou du moins négligé, par les « politiques », à savoir que « les gens pensent »16. Eh oui, « les gens pensent », et peut être autrement et ailleurs que dans les partis, les groupes institutionnels, les lieux autorisés… Sylvain Lazarus s’apprête à publier La politique du dedans17, ouvrage dans lequel il remet radicalement en question la politique de parti(s) et, très précisément, la politique d'Etat, rappelant que le lieu de la politique : « la politique est de l’ordre de la pensée ». Voilà ce qui doit me mener à préciser de quoi il s’agit quand je dis « idée communiste » : « Les gens pensent », cela signifie que la politique n’est l’apanage ni d’une classe, ni d’un peuple constitué, ni de tel ou tel groupe existant. Elle doit se tenir à distance de l’Etat et de tout ce qui relève des catégories de l’Etat – le social, le mouvement, la lutte18. Que signifie, maintenant « Idée du communisme » ? Et d’abord, Idée. C’est le B-A BA de la philosophie, et ça n’est pas pour autant facile à énoncer. L’Idée, qui s’écrit avec une majuscule, ce n’est pas la manière personnelle de voir les choses, par exemple, quand je dis : « je n’ai pas la même idée que toi de la situation »; Idée, ce n’est pas non plus la simple représentation abstraite de quelque chose, ce qu’on appelle la notion, par exemple l’idée de fête ou l’idée de gentillesse; ce n’est pas exactement non plus ce que nous appelons un projet, ou l’esquisse d’un projet : « j’ai une idée de vacances ». Il y a certes de tout cela dans l’Idée (communiste) dont je veux parler : manière de voir, abstraction, projet. Néanmoins, le sens philosophique de mot Idée, qu’on écrit conventionnellement, dans ce cas, avec une majuscule, c’est du côté de Platon et de Kant qu’elle prend consistance. De Platon et de Kant, et en définitive, du côté de Hegel – ce dernier étant important à mentionner en raison de l’influence de sa pensée au XIXe siècle, non seulement dans la formation intellectuelle de Marx, mais par le rayonnement de la théorie hégélienne dans la pensée du XXe siècle, singulièrement en France19. Platon-Kant-Hegel : c’est dans la question de l’Idée (avec une majuscule), dans la confrontation de leurs interprétations que se joue, depuis vingt-cinq siècles, la manière dont la pensée occidentale pense don destin. Il est difficile d’en rendre raison en quelques mots. Mais disons au moins ceci : Platon entend par Idées (au pluriel) les Essences ou Formes essentielles qui précèdent toute existence et dont les choses perçues par nous, humains, ne sont que le reflet. Platon rend compte par-là de ce que signifie penser, qu’il s’agisse de percevoir ou de concevoir, en somme de connaitre : penser, au sens platonicien c’est toujours réactiver l’Idée, c’est-à-dire la Forme ou Essence toujours déjà présente à notre esprit, et que notre esprit (notre Ame, dit Platon) ne fait que réveiller en telle ou telle occasion. Penser n’est jamais que réactiver l’Idée qui nous précède, qui nous vient d’un 16 Sylvain Lazarus (né en 1943), anthropologue, professeur à l'université Paris VIII : L'Anthropologie du nom, Seuil, 1996 17 Sylvain Lazarus : La politique du Dedans. Ed. Al Dante, 2013. 18 Judith Balso, op. cit. p. 40 19 Alexandre Kojève, grande figure de la philosophie française, a donné à l’Ecole des Hautes Etudes, de 1933 à 1939 un ensemble de cours consacrés à La phénoménologie de l’Esprit de Hegel. Ces Cours furent publiés en 1947 sous le titre : Introduction à la lecture de Hegel (TEL/Gallimard). La lecture de cet ouvrage a joué un rôle déterminant dans la formation de quelque quatre générations d’intellectuels français, dont nombre de livres sont habités par l’ombre de Kojève. 5 Ailleurs, le Monde des Idées ou Monde Intelligible. Sans le savoir, nous ne faisons jamais que reconnaitre, que nous souvenir. Platon appelle cela metanoia, c’est-à-dire réminiscence (à la lettre : reconnaissance de ce qui est au-dessus, au-delà). Sur le mode platonicien, retenons que l’Idée communiste ou Idée du communisme serait constitutive de l’esprit, ou, si vous voulez, consubstantielle à notre humanité. J’anticipe sur le mot communisme, dont je vais dans un instant examiner la nature, pour indiquer que Platon a écrit La République, le grand livre qui nous dit ce que c’est que l’Etat, ce que c’est que la Politique et la manière dont le commun, la chose commune, la vie commune, doivent prendre forme, conformément à l’Idée, conformément à l’Essence, si l’on veut une société belle, bien faite, durable et stable20. La théorie platonicienne est à distinguer de l’Idée au sens de Kant, Idée régulatrice qui ne devient jamais effective, réelle, mais qui fixe à notre esprit des finalités raisonnables, les plus souhaitables qui soient, et, par là, sont susceptibles d’inspirer un programme qu’il faut peu à peu réaliser – non pas réaliser tel quel et tout à coup, comme un architecte qui élève un bâtiment à partir d’un plan, mais, conformément à l’Idée seulement directrice, au fil du temps et au gré des possibilités21. Ainsi, pour la question de l’Idée communiste – Idée prise dans son acception kantienne – il s’agit de concevoir et mettre en œuvre un nouvel Etat, un Etat post révolutionnaire à partir des leçons d’un désastre et compte tenu de l’état présent du monde. Alain Badiou justifie bien cet usage kantien de l’Idée: « L’Idée est une fixation historique de ce qu’il y a de fuyant, de soustrait, d’insaisissable, dans le devenir d’une vérité »22. J’y insiste : « le devenir d’une vérité », l’idée se révèle, s’inscrit dans le réel, prend consistance dans le déploiement du temps, elle devient ; il y du fuyant, du soustrait, de l’insaisissable, autrement dit l’Idée est directrice, elle s’inspire des circonstances, s’adapte au mouvement du réel, et le pénètre progressivement. Il apparaît ainsi de la plus haute importance de renouer avec cette thématique de l’Idée, et d’abord au plan politique (dont j’ai plus haut défini l’acception) : depuis la fin de la Guerre Froide, nous assisterions à la fin des idéologies, nous serions amenés à vivre « sans idées ». Entendre par là l’idée d’une émancipation collective (politique), qui fut à l’œuvre tout au long du XIXe siècle, dans le mouvement européen appelé socialisme, précisément socialisme utopique, qui fut, au plan du réel, éclipsé par le succès du marxisme, mais qui n’en joua pas moins un rôle majeur, dont nous aurions intérêt à nous inspirer, ce dont témoigne magnifiquement le livre que Michèle Riot-Sarcey consacré à cette question23. Le « mot » communisme, maintenant. Dans le mot communisme, il y a d’abord le commun. Pensons à la communauté des moines au Moyen Age, dont le monastère, appartenant à la communauté, ne pouvait être cédé à quiconque (ce qui relève du droit dit de “main morte”). Pensons aussi, toujours 20 Platon: Philèbe, trad. et prés. Jean-François Pradeau, Garnier-Flammarion, 2002. 21 Pour une illustration de l’Idée kantienne, Emmanuel Kant : Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique est un bref essai philosophique (1784). Ed. Nathan/Les intégrales de philo, 2009. 22Alain Badiou : L’hypothèse communiste, Ed. Lignes, 2009. On trouvera également une brève esquisse de l’idée communiste dans un autre ouvrage d’Alain Badiou : De quoi Sarkozy est-il le nom ? 155 p., Nouvelles Editions Lignes, 2007. 23 Michèle Riot-Sarcey : Le Réel de l'utopie : essai sur le politique au XIXe siècle, 318p., Albin Michel, 1998. 6 dans le monde médiéval, au mouvement communal par lequel les bourgeois (i-e les habitants de la ville) qui, comme les paysans, étaient soumis à l'autorité du seigneur, ont décidé de défendre leurs propres intérêts s'associant, grâce à un pacte « commun », pour se libérer du joug du seigneur, donnant ainsi naissance aux communes (pensons à la Chambre des communes britannique). Pensons aussi, pour demeurer dans la langue anglaise, au terme de Commonwealth, qui est le terme anglais pour Etat, terme usité par exemple par Thomas Hobbes, dont le Léviathan constitue le grand traité politique de la modernité (1651) 24 ; dans Commonwealth, il y a communauté, la communauté du commun, ou le commun de la communauté, autrement dit la Respublica, la chose publique/commune. Dans son inventaire, Jean-Luc Nancy25 mentionne le terme à la veille de la Révolution Française chez Victor d’Hufay (1746-1818), philosophe que l’on considère comme l'un des premiers penseurs communistes, ami de Restif de la Bretonne à qui l’on doit d’inscrire dans la liste des formes de gouvernement « le communisme de la communauté »26. Pour être précis, il faudrait confronter le mot communisme au mot socialisme. L’inflation des ces termes depuis le début du XIXe siècle rend la distinction difficile à établir. Karl Marx : « Un spectre hante l’Europe, c’est le spectre du communisme ». Rien à voir avec le terme que nous avons en tête, qui renvoie à la Révolution bolchévique et à ses avatars. Nous sommes en 1847, dans le Manifeste du parti communiste27. Pourquoi communisme, et non socialisme ? Il est vrai que Marx a renvoyé le terme de socialisme dans le ciel des utopies, lui opposant (sans doute à tort, cf. Michèle Riot-Sarcey, op. cit.) la formule de socialisme scientifique, formule qui introduit la méthode « marxiste » d'analyse de la société capitaliste28. L’inflation et le flottement des termes socialisme et communisme, Jean-Luc Nancy déduit l’indice que « communisme dit plus et dit quelque chose d’autre qu’une signification sociale et politique » … « Le communisme ne relève donc pas de la politique »29. Certes, l’hypothèse communiste a été une hypothèse de la politique, en ce sens qu’elle a appartenus à l’Etat, au(x) parti(s)30. Auparavant, elle a existé comme hypothèse utopique (volonté d’égalité et d’émancipation collective), conditionnée par la mise à l’écart de l’Etat. Et c’est quand l’hypothèse communiste est devenu le propos régulateur d’une politique que se pose la question décisive de ce que doit être une politique qui se fixe pour mission d’être libératrice pour « l’humanité entière ». Cela a pu commencer 1847 avec la publication du Manifeste du parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels 31, et ça s’achève entre 1966 et 1968 [commune de Shangaï en Chine et 68 en France). De Marx à Lénine et à Mao, le lien est manifeste entre communisme et politique. D’où le bilan : « … l’hypothèse communiste a été une hypothèse de la politique, et cette hypothèse […] a 24 Thomas Hobbes : Léviathan, (1651). 1024 p. Folio essais. 25 Jean-Luc Nancy : Communisme, le mot, in Badiou/Zizek : L’idée du communisme, vol. 1, op. cit. 26 Restif de la Bretonne (1734-1806): Monsieur Nicolas ou Le Cœur humain dévoilé (1796-97). Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1989. 27 Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du parti communiste (1847). Ed. Garnier-Flammarion. 28 Karl Marx et Friedrich Engels : Anti-Dürhing (1878). Editions Sociales, 1963. 29 Jean-Luc Nancy, op. cit. 30 Judith Balso, op. cit., p. 27. 31 Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du parti communiste, op. cit. 7 échoué ». Elle a échoué à « inventer une capacité politique qui soit libératrice »32. D’où : Ne pas se contenter de tirer un trait sur cette échec désastreux que fut le communisme réel, mais faire le bilan de cette impasse politique, dans la perspective de rouvrir la volonté politique d’un « pour tous ». Pour ça : séparation de la politique et de la philosophie (d’où retour au communisme comme Idée). Cette perspective d’une réhabilitation de l’Idée communiste post révolutionnaire peut très bien se lire chez Marx, qui écrit en 1845 ou 46 : « Pour nous, le communisme n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résultent des données préalables telles qu’elles existent actuellement »33. L’Idée communiste, en ce sens, se fait jour à travers ce qu’Alain Badiou appelle une « vérité politique » : « une séquence concrète et datée où surgissent, existent et disparaissent une pratique et une pensée neuves de l’émancipation collective »34. Il s’agit par exemple de la Révolution Française entre 1792 et 1794 ; de la guerre populaire en Chine entre 1927 et 1949 ; du bolchévisme en Russie entre 1902 et 1917 ; de Révolution culturelle prolétarienne en Chine, entre 1965 et 1968. Mais il s’agit à chaque fois, nous dit Alain Badiou, d’une séquence concrète et datée. Autrement dit, chaque séquence, bien que liée, selon le principe de l’Idée communiste, au devenir général de l’humanité, la réalise, la rend effective sous une forme « locale », dans l’espace, dans le temps, et dans le cadre d’une culture spécifique. Tel est le sens des adjectifs : révolution française, révolution chinoise… Cela signifie que, même si, à travers l’Idée communiste, l’émancipation s’inscrit dans une dimension universelle (ce qui est à peu près conforme à l’Idée hégélienne), la « vérité » politique de l’Idée communiste revêt des modes historiques irréductibles les uns aux autres. Pendant deux siècles, autant de politiques d’émancipation, autant de politiques révolutionnaires dans le champ de l’Idée. D’où la nécessité d’un bilan qui ne compromette pas l’Idée (avec une majuscule, toujours). Alain Badiou : « … il est aujourd’hui essentiel de bien comprendre que « communiste » ne peut plus être l’adjectif qui qualifie une politique. Ce fut désastreux ». Expressions de ce désastre, les appellations Parti communiste ou Etat communiste, c’est-à-dire, encore une fois, Parti ou Etat associés à Communiste. Le tragique de ce désastre vient de l’idée hégélienne d’une intégration nécessaire de toute vérité historique d’une progression « dans le sens de l’histoire ». L’Histoire n’existe pas. Le « sens » de l’histoire n’existe pas. Ce que nous enseigne ici l’Idée communiste dans ses versions pré-marxistes, celles du XIX siècle, celles des socialismes utopiques, c’est que l’Etat est constitué des contraintes qui, à un moment donné, viennent limiter les possibilités d’émancipation. Alors que l’émancipation consiste précisément à rompre le dispositif qu’on appelle Etat: « un évènement, écrit encore Alain Badiou, est quelque chose qui advient en tant que soustrait à la puissance de l’Etat »35. Voici ce que Badiou appelle 32 Judith Balso : Etre présent au présent, in L’idée du communisme, vol. 1, Londres 2009. Editions Lignes, 2010. 33 Karl Marx et Friedrich Engels : L’idéologie allemande (rédigé en 1845-46 et publié pour la première fois en 1932). Editions Sociales, 621 p., 2012. 34 Alain Badiou : L’Hypothèse communiste, op. cit. 35 Alain Badiou : L’Hypothèse communiste, op. cit. 8 Evènement : « une rupture dans la disposition normale des corps et des langages telle qu’elle existe pour une situation particulière »36. Si donc l’idée communiste peut se maintenir de manière libératrice, c’est à condition que sa composante essentielle redevienne l’engagement individuel, le choix individuel. Il n’est d’Idée du communisme qui soit légitime sans la volonté individuelle de s’engager… (Cela s’appelle devenir militant). C’est en tout cas l’une des leçons du siècle qui s’est achevé : « Ce que le siècle nous lègue à partir de la fin des années soixante-dix, c’est la question : qu’est-ce qu’un “nous” qui n’est pas sous l’idéal d’un “je”, un nous qui ne prétend pas être un sujet ? Le problème est de na pas conclure à la fin de tout collectif vivant, à la disparition pure et simple du “nous” »37. L’Idée communiste est essentiellement celle d’un nous, autrement dit celle du « commun », mais un nous qui n’abolit pas le Je, l’engagement individuel lié à une situation historique, politique, culturelle toujours nouvelle. A l’horizon surgit la question qui ne manquera pas de se poser à tout projet d’un « nouveau communisme » : « Peut-on être communiste sans Marx ? Evidemment oui »38. Comprenons que ce oui est un oui d’émancipation. S’il nous est devenu impossible d’adhérer à une grande partie des idées de Marx, de Lénine ou d’autres, il s’agit néanmoins de les lire (c’est-à-dire relire autrement) et faire le tri39. C-E L. ______________ 36 Ibid. 37 Alain Badiou : Le siècle, Seuil, 2005. 38 Toni Negri : La construction du commun. Un nouveau communisme, in : L’idée du communisme, conférence de Berlin, 2010. Ed. Lignes, 2011. 39 Bülent Somay : Répéter Lénine, une leçon mal apprise. In Badiou et Zizek : L’idée du communisme. Volume 2, Conférence de Berlin 2010, Ed. Lignes, p.239.