Joseph Cornell et la littérature surréaliste

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Joseph Cornell et la littérature surréaliste
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Joseph Cornell
et la littérature surréaliste
Mercredis 27 novembre
et 11 décembre 2013
Joseph Cornell, Untitled (Tilly Losch), vers 1935 (détail). Collection particulière © The Joseph and Robert Cornell Memorial
Foundation / ADAGP, Paris 2013 - Photo © Mark Gulezian, QuickSilver Photographers LLC - Design graphique / FormaBoom
Partages
littéraires
1
André BRETON
Le Manifeste du surréalisme
1924
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André Breton
Manifestes du surréalisme
Paris, Gallimard, 1985
Nous vivons encore sous le règne de
la logique, voilà, bien entendu, à quoi
je voulais en venir. Mais les procédés
logiques, de nos jours, ne s’appliquent
plus qu’à la résolution de problèmes
d’intérêt secondaire. Le rationalisme
absolu qui reste de mode ne permet
de considérer que des faits relevant
étroitement de notre expérience. Les
fins logiques, par contre, nous échappent.
Inutile d’ajouter que l’expérience même
s’est vu assigner des limites. Elle tourne
dans une cage d’où il est de plus en plus
difficile de la faire sortir. Elle s’appuie,
elle aussi, sur l’utilité immédiate, et elle
est gardée par le bon sens. Sous couleur
de civilisation, sous prétexte de progrès,
on est parvenu à bannir de l’esprit tout
ce qui se peut taxer à tort ou à raison
de superstition, de chimère, à proscrire
tout mode de recherche de la vérité qui
n’est pas conforme à l’usage. C’est par le
plus grand hasard, en apparence, qu’a été
récemment rendue à la lumière une partie
du monde intellectuel, et à mon sens de
beaucoup la plus importante, dont on
affectait de ne plus se soucier. Il faut en
rendre grâce aux découvertes de Freud.
Sur la foi de ces découvertes, un courant
d’opinion se dessine enfin, à la faveur
duquel l’explorateur humain pourra
pousser plus loin ses investigations,
autorisé qu’il sera à ne plus seulement
tenir compte des réalités sommaires.
L’imagination est peut-être sur le point
de reprendre ses droits. Si les profondeurs
de notre esprit recèlent d’étranges forces
capables d’augmenter celles de la surface,
ou de lutter victorieusement contre elles,
il y a tout intérêt à les capter, à les capter
d’abord, pour les soumettre ensuite, s’il
y a lieu, au contrôle de notre raison. Les
analystes eux-mêmes n’ont qu’à y gagner.
Mais il importe d’observer qu’aucun moyen
n’est désigné a priori pour la conduite de
cette entreprise, que jusqu’à nouvel ordre
elle peut passer pour être aussi bien du
ressort des poètes que des savants et que
son succès ne dépend pas des voies plus
ou moins capricieuses qui seront suivies.
(…)
C’est de très mauvaise foi qu’on nous
contesterait le droit d’employer le
mot SURRÉALISME dans le sens très
particulier où nous l’entendons, car il est
clair qu’avant nous ce mot n’avait pas fait
fortune. Je le définis donc une fois pour
toutes :
SURRÉALISME, n. m. Automatisme
psychique pur par lequel on se propose
d’exprimer, soit verbalement, soit par
écrit, soit de toute autre manière, le
fonctionnement réel de la pensée. Dictée
de la pensée, en l’absence de tout contrôle
exercé par la raison, en dehors de toute
préoccupation esthétique ou morale.
ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose
sur la croyance à la réalité supérieure de
certaines formes d’associations négligées
jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve,
au jeu désintéressé de la pensée. Il tend
à ruiner définitivement tous les autres
mécanismes psychiques et à se substituer
à eux dans la résolution des principaux
problèmes de la vie. Ont fait acte de
SURRÉALISME ABSOLU MM. Aragon,
Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel,
Delteil, Desnos, Éluard, Gérard, Limbour,
Malkine, Morise, Naville, Noll, Péret,
Picon, Soupault, Vitrac.
Ce semblent bien être, jusqu’à présent,
les seuls, et il n’y aurait pas à s’y tromper,
n’était le cas passionnant d’Isidore
Ducasse, sur lequel je manque de
données. Et certes, à ne considérer que
superficiellement leurs résultats, bon
2
nombre de poètes pourraient passer pour
surréalistes, à commencer par Dante et,
dans ses meilleurs jours, Shakespeare. Au
cours des différentes tentatives de réduction
auxquelles je me suis livré de ce qu’on
appelle, par abus de confiance, le génie,
je n ’ai rien trouvé qui se puisse attribuer
finalement à un autre processus que celui-là.
Les NUITS d’Young sont surréalistes d’un
bout à l’autre ; c’est malheureusement un
prêtre qui parle, un mauvais prêtre, sans
doute, mais un prêtre.
Swift est surréaliste dans la méchanceté.
Sade est surréaliste dans le sadisme.
Chateaubriand est surréaliste dans
l’exotisme.
Constant est surréaliste en politique.
Hugo est surréaliste quand il n’est pas
bête.
Desbordes-Valmore est surréaliste en
amour.
Bertrand est surréaliste dans le passé.
Rabbe est surréaliste dans la mort.
Poe est surréaliste dans l’aventure.
Baudelaire est surréaliste dans la morale.
Rimbaud est surréaliste dans la pratique
de la vie et ailleurs.
Mallarmé est surréaliste dans la
confidence.
Jarry est surréaliste dans l’absinthe.
Nouveau est surréaliste dans le baiser.
Saint-Pol-Roux est surréaliste dans le
symbole.
Fargue est surréaliste dans l’atmosphère.
Vaché est surréaliste en moi.
Reverdy est surréaliste chez lui.
Saint-John Perse est surréaliste à distance.
Roussel est surréaliste dans l’anecdote.
Etc.
André BRETON
Philippe SOUPAULT
Les Champs magnétiques
1919
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André Breton, Philippe Soupault
Les Champs magnétiques
Paris, Gallimard, 1967
Petits sifflets; je t’ai bien aimée aussi,
banlieue avec tes pavillons de chagrins,
ton désolant jardinage. Lotissement des
terrains j’ai votre plan dans de petites
agences désertes. Le droit de pèche
est compris. Voyage aller et retour en
troisième s’effectuant au rappel de
la leçon du lendemain ou des grands
pièges bleus de la journée. Je me défie
toujours un peu des gares rayonnantes
et même des salles d’attente tempérées,
du poinçonnage énigmatique des billets.
Mais je tends une main charmante au
moment de monter dans l’odeur de
chevrefeuille. D’affreuses couronnes de
pâquerettes me rappellent les petites
filles le jour de la première communion;
je descends un escalier monumental avec
des livres de prix. Je ne revois de l’école
que certaines collections de cahiers. La
science pittoresque avec ce chiffonnier
si rare, les grandes Villes du Monde
(j’aimais Paris). J’ai craint les parloirs et
l’entrée de l’homme qui vient relever les
absences. Les récréations pour jouer à la
balle au chasseur sont trop loin. C’est
à la manière de réciter la Jeune Captive
que je choisis mon premier ami. Nous
broyons des pastilles de menthe douces
comme les premières lâchetés. La cour
est réunie aux impératifs catégoriques du
maître d’études. Les pupitres naviguent
trois mâts sur le zéro de conduite avec
l’étonnante poussière des vasistas qu’on
trouvera moyen de fermer. Je fais ce que
je peux pour que mes parents aient du
monde le soir. J’admire beaucoup la canne
de ce monsieur; ce sont les premières
nouvelles que j’ai reçues d’Ethiopie. Son
neveu s’offrait à m’envoyer des tortues de
là-bas : c’es t. je crois bien, la plus belle
promesse qu’on m’ait faite, et j’attends
aussi toujours ces fleurs de Nice, gravure
d’un calendrier. Voici que les prières se
replient ; je commence à croire il des robes
plus bleues devant le lit aux dessus de
dentelle, ouvrage de ma mère. On se
prend à espérer d’autres proportions
que celles des tableaux souverainement
tristes des conversations des parents. Je
crois avoir été très bien élevé. A un
âge plus heureux, on ne m’aurait pas fait
entrer pour un boulet de canon dans une
chambre à coucher d’amis où, je ne sais
trop pourquoi, l’on assistait aux derniers
moments du général Hoche. Son chapeau
à plumes devait lui recouvrir entièrement
le visage, et je sais très bien qu’il ne faisait
plus clair. On m’a laissé quelques jours
dans ce logement misérable où pas un
siège ne tenait d’aplomb. C’est beaucoup
plus tard que m’est venu le courage de
résister aux entreprises des portes. Je
descendrais maintenant seul à la cave, si je
ne sais toujours pas conserver l’équilibre
sur les marais salants de certains bruits
de clés. Le blanchissement nocturne des
herbes a de quoi surprendre ceux même
qui ont l’habitude de dormir à la belle
étoile.
3
Max ERNST
Textes choisis
Quelle sont les occupations quotidiennes
d’un peintre ?
Première chose : le matin, il perce un trou
dans la croûte céleste qui donne sur le
néant. Après, il égorge un sapin et manque
sa carrière. Il inspecte son dada, il attelle
le chevalet à son dada. Il descend sous la
croûte terrestre et il est de bonne humeur.
Il peint une serrure sur le mur et à travers
le trou, découvre les faibles flammes de
la lumière. Il fait voler les faibles plumes
de la lumière. Il salue quelques dieux
obscurs et la nymphe Echo. Une empreinte
de pied à côté d’un tombeau ouvert lui
indique que la journée sera belle, que la
colline sera inspirée et que les hommes
n’en sauront rien.
Il suffisait alors d’ajouter sur ces pages de
catalogue, en peignant ou en dessinant,
et pour cela en ne faisant que reproduire
docilement ce qui se voyait en moi,
une couleur, un crayonnage, un paysage
étranger aux objets représentés, le désert,
un ciel, une coupe géologique, un plancher.
Une seule ligne droite signifiant l’horizon
pour obtenir une image fidèle et fixe de
mon hallucination ; pour transformer en
drames révélant mes plus secrets désirs,
ce qui auparavant n’était que de banales
pages de publicité.
In : Textes choisis, Max Ernst, Préface
de Werner Spies. Basel : Beyeler, Paris :
diffusion Weber, 1975
Qu’est-ce que le collage ?
Un jour de l’an 1919, me trouvant par un
temps de pluie dans une ville au bord
du Rhin, je fus frappé par l’obsession
qu’exerçaient sur mon regard irrité les
pages d’un catalogue illustré où figuraient
des objets pour la démonstration
anthropologique,
microscopique,
psychologique, minéralogique et
paléontologique.
J’y trouvais réunis des éléments de
figuration tellement distants que
l’absurdité même de cet assemblage
provoqua en moi une intensification
subite des facultés visionnaires et fit naître
une succession hallucinante d’images
contradictoires, images doubles, triples
et multiples, se superposant les unes aux
autres avec la persistance et la rapidité qui
sont le propre des souvenirs amoureux
et des visions de demi-sommeil. Ces
images appelaient elles-mêmes des
plans nouveaux. pour leurs rencontres
dans un inconnu nouveau (le plan de non
convenance).
4
Max Ernst
La mer de jubilation
1929
Collage original pour La femme 100 têtes
Paris, Centre Pompidou, Musée national
d’art moderne / Centre de création
industrielle
© ADAGP , Paris, 2014 © Centre Pompidou,
MNA M-CCI, Dist. RMN-Grand Palais /
Jacques Faujour
louis ARAGON
La peinture au défi
1930
Louis Aragon
La Peinture au défi
mars 1930
Préface du catalogue de l’exposition de
collages, Paris, Galerie Goemans
On peut imaginer le temps où les
problèmes de la peinture, et par exemple
ceux qui ont fait le succès du cézannisme,
sembleront aussi étranges, aussi anciens
que les tourments prosodiques des
poètes peuvent dès maintenant paraître.
On peut imaginer le temps où les peintres
qui ne broyent déjà plus eux-mêmes
leurs couleurs trouveront enfantin et
indigne d’eux d’étaler eux-mêmes la
peinture, et ne reconnaîtront plus à cette
touche personnelle qui fait aujourd’hui
encore la valeur de leurs tableaux que
l’intérêt documentaire du manuscrit,
de l’autographe. On peut imaginer le
temps où les peintres ne feront même
plus étaler par d’autres la couleur, ne
dessineront même plus. Le collage nous
donne un avant-goût de ce temps-là. Il est
certain que l’écriture va vers le même but
lointain. Cela ne souffre pas la discussion.
(…)
Il ne manquera pas de monomanes,
peintres ou esthètes, pour me prêter je
ne sais quels noirs desseins contre la
peinture et les peintres. Ils m’auront bien
mal compris.
Outre que je ne saurais être responsable
de l’évolution d’un art, qu’on chercherait
vainement à fausser, qui ne voit que, tel
que je crois pouvoir poser le problème,
ces considérations tendent à ouvrir aux
peintres une destinée autrement haute
que cette petite carrière d’amuseurs où
la routine, et les marchands, cherchent
à les confiner ? Il est sûr que le jeu de la
société dans laquelle nous vivons amène
progressivement les peintres à cet étage
de servage, de prostitution, où furent
réduits à Venise les artistes du XVIe siècle.
Aujourd’hui les mécènes ne font plus
guère faire leurs portraits, ni retracer leurs
exploits guerriers dans des compositions
kilométriques, mais ils font marcher de
pair leur ameublement et les tableaux
dont ils égaient leurs murs. Le style du
café du Dôme ou des appartements
bourgeois ne peut plus avoir d’autre
complément que Brancusi ou Miro. Cela
est étrange, injuste, mais impossible à
nier. La peinture tourne au confortable,
flatte l’homme de goût qui l’a payée. Elle
est luxueuse. Le tableau est un bijou. Or
voici qu’il est possible aux peintres de
s’affranchir de cette domestication par
l’argent. Le collage est pauvre. Longtemps
encore on en niera la valeur. Il passe pour
reproductible à plaisir. Chacun croit
pouvoir en faire autant. Et si les peintres
sont capables par une volonté continue
de perpétuer, d’aggraver ce discrédit, ils
arriveront peut-être à faire que ce qui se
dit ainsi par bêtise devienne l’expression
de la réalité, et que leurs œuvres ne
vaillent plus rien, absolument plus rien
pour les gens qui se croyaient le droit de
parer leurs murs avec la pensée humaine,
avec la pensée vivante, renouvelant ces
décorations d’esclaves qu’on ne voit plus
guère de nos jours qu’aux Folies-Bergère
pour représenter un souper chez la Païva.
(…)
L’exposition des collages de Max Ernst à
Paris en 1920 est peut-être la première
manifestation qui permit d’apercevoir
les ressources et les mille moyens d’un
art entièrement nouveau, dans cette
ville où Picasso n’a jamais pu exposer les
constructions en fil de fer, carton, bouts
d’étoffe, etc., qu’il a toujours fabriquées
sans intéresser personne, poursuivant
d’une façon qui vaudrait l’examen, l’idée
qui a sa première expression dans le
papier collé. Il faudrait pouvoir faire
l’inventaire des procédés employés alors
par Max Ernst pour comprendre où en
était alors la question du collage. Ernst
employait : l’élément photographique
collé dans un dessin ou une peinture;
l’élément dessiné ou peint surajouté à
5
une photographie; l’image découpée
et incorporée à un tableau ou à une
autre image ; la photographie pure et
simple d’un arrangement d’objets rendu
incompréhensible par la photographie.
Cela ne suffit pas à caractériser ces
collages : il faut encore tenir compte du
fait que les éléments empruntés servaient
de façons diverses, suivant qu’ils étaient
pris pour représenter ce qu’ils avaient déjà
représenté, ou bien pour, par une sorte
de métaphore absolument nouvelle,
représenter quelque chose d’absolument
différent.
In : Louis Aragon, Ecrits sur l’art moderne.
Paris, Flammarion, 1981. pp. 27-47
robert DESNOS
La Femme 100 têtes
Robert Desnos
Écrits sur les peintres
Paris, Flammarion, 1984, réed. 2011
Le poète est un loup pour la poésie. Il
la combat, la vainc et la déchire à belles
dents et à longues griffes. Il s’en nourrit.
Semblable à la lutte éternelle, au combat
sans merci des amants, une passion forte
comme la haine et la mort unit et oppose
à la fois le poète et son idéale maîtresse.
Sans ce goût du meurtre et du sang, pas
d’œuvre valable dans ce domaine.
C’est ce goût du meurtre, cette saveur de
sang qui caractérise l’œuvre de Max Ernst
et, en particulier, La Femme 100 têtes qui
est en quelque sorte la somme de ses
recherches.
Pour le poète il n’y a pas d’hallucinations.
Il y a le réel. Et c’est bien au spectacle
d’une réalité plus étendue que celle
communément reconnue telle que nous
convie l’inventeur des collages.
C’est un nouveau domaine acquis par
l’imagination au souvenir, une colonie
conquise à la liberté du rêve au profit de
l’impérialisme du « Déjà vu ».
Car cela qui nous est montré aujourd’hui
est un panorama suffisamment grand de
tout un inconnu de cauchemars et de
visions pour que désormais nous puissions
identifier les autres vues qui pourraient
nous être soumises, pour que nous
puissions dire : cela fait partie du pays de
La Femme 100 têtes où Max Ernst pénétra
le premier, c’est situé à telle distance du
point de chute des titans, à l’ombre de
l’escalier qui vit la fuite de l’Éternel, non
loin de la grotte étrange où s’ébattent
des souris insolites, dans le territoire
d’apanage des tremblements de terre
et des envols flexibles de ballons, à michemin entre le réveil et le crépuscule, au
pays des songes, des luxures, des horreurs
ténébreuses et des aurores artificielles.
Tout au long de ce récit de voyage, de
ce journal d’exploration surgit l’image
indécise qui hante nos cervelles au
moment précis où cessant, pour si peu de
temps, d’être un homme, nous pénétrons
par la grâce érotique des sens dans un
univers de délire, de gémissements et de
baisers.
Il s’agit à vrai dire de la connaissance
acquise d’un nouvel olympe. (Et l’on peut
bien employer ce mot désormais puisqu’il
est dépouillé de toute signification
religieuse).
Les dieux privés de prérogatives injustes
et arbitraires sont des êtres à vrai dire
pas très humains (mais le sommesnous davantage ?) avec lesquels il y a
parfaitement moyen de s’entendre et de
lutter.
Et soumis au destin même de tout poète
Max Ernst arrache ainsi un lambeau
au merveilleux et le restitue à la robe
déchirée du réel.
« Et rien désormais ne sera plus commun
qu’un Titan au restaurant... »
6
ISIDORE DUCASSE
comte de LAUTREAMONT
Les Chants de Maldoror
1869
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Isidore Ducasse, Comte de
Lautréamont
Les chants de Maldoror
Paris, Gallimard, 2000
Les magasins de la rue Vivienne étalent
leurs richesses aux yeux émerveillés.
Éclairés par de nombreux becs de gaz,
les coffrets d’acajou et les montres en or
répandent à travers les vitrines des gerbes
de lumière éblouissante. Huit heures
ont sonné à l’horloge de la Bourse : ce
n’est pas tard ! À peine le dernier coup
de marteau s’est-il fait entendre, que
la rue, dont le nom a été cité, se met
à trembler, et secoue ses fondements
depuis la place Royale jusqu’au boulevard
Montmartre. Les promeneurs hâtent le
pas, et se retirent pensifs dans leurs
maisons. Une femme s’évanouit et
tombe sur l’asphalte. Personne ne la
relève : il tarde à chacun de s’éloigner de
ce parage. Les volets se referment avec
impétuosité, et les habitants s’enfoncent
dans leurs couvertures. On dirait que
la peste asiatique a révélé sa présence.
Ainsi, pendant que la plus grande partie
de la ville se prépare à nager dans les
réjouissances des fêtes nocturnes, la rue
Vivienne se trouve subitement glacée
par une sorte de pétrification. Comme
un cœur qui cesse d’aimer, elle a vu sa
vie éteinte. Mais, bientôt, la nouvelle du
phénomène se répand dans les autres
couches de la population, et un silence
morne plane sur l’auguste capitale. Où
sont-ils passés, les becs de gaz ? Que sontelles devenues, les vendeuses d’amour ?
Rien… la solitude et l’obscurité ! Une
chouette, volant dans une direction
rectiligne, et dont la patte est cassée,
passe au-dessus de la Madeleine, et
prend son essor vers la barrière du Trône,
en s’écriant : « Un malheur se prépare. »
Or, dans cet endroit que ma plume (ce
véritable ami qui me sert de compère)
vient de rendre mystérieux, si vous
regardez du côté par où la rue Colbert
s’engage dans la rue Vivienne, vous verrez,
à l’angle formé par le croisement de ces
deux voies, un personnage montrer sa
silhouette, et diriger sa marche légère vers
les boulevards. Mais, si l’on s’approche
davantage, de manière à ne pas amener sur
soi-même l’attention de ce passant, on
s’aperçoit, avec un agréable étonnement,
qu’il est jeune ! De loin on l’aurait pris
en effet pour un homme mûr. La somme
des jours ne compte plus, quand il s’agit
d’apprécier la capacité intellectuelle
d’une figure sérieuse. Je me connais à lire
l’âge dans les lignes physiognomoniques
du front : il a seize ans et quatre mois !
Il est beau comme la rétractilité des
serres des oiseaux rapaces ; ou encore,
comme l’incertitude des mouvements
musculaires dans les plaies des parties
molles de la région cervicale postérieure ;
ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel,
toujours retendu par l’animal pris, qui peut
prendre seul des rongeurs indéfiniment,
et fonctionner même caché sous la paille ;
et surtout, comme la rencontre fortuite
sur une table de dissection d’une machine
à coudre et d’un parapluie !
7
Marcel DUCHAMP
Discours au Musée d’art
moderne de New York
1961
À propos des « Ready-mades »
Marcel Duchamp
Duchamp du signe
Paris, Flammarion, 1994, réed. 2013
« En 1913 j’eus l’heureuse idée de fixer
une roue de bicyclette sur un tabouret de
cuisine et de la regarder tourner.
Quelques mois plus tard j’ai acheté une
reproduction bon marché d’un paysage
de soir d’hiver, que j’appelai « Pharmacie »
après y avoir ajouté deux petites touches,
l’une rouge et l’autre jaune, sur l’horizon.
À New York en 1915 j’achetai dans une
quincaillerie une pelle à neige sur laquelle
j’écrivis « En prévision du bras cassé » (In
advance of the broken arm).
C’est vers cette époque que le mot
« ready-made » me vint à l’esprit pour
désigner cette forme de manifestation.
Il est un point que je veux établir très
clairement, c’est que le choix de ces
ready-mades ne me fut jamais dicté par
quelque délectation esthétique. Ce choix
était fondé sur une réaction d’indifférence
visuelle, assortie au même moment à une
absence totale de bon ou de mauvais
goût… en fait une anesthésie complète.
Une caractéristique importante : la courte
phrase qu’à l’occasion j’inscrivais sur le
ready-made.
Cette phrase, au lieu de décrire l’objet
comme l’aurait fait un titre, était destinée
à emporter l’esprit du spectateur vers
d’autres régions plus verbales. Quelques
fois j’ajoutais un détail graphique de
présentation : j’appelais cela pour satisfaire
mon penchant pour les allitérations, « un
ready-made aidé » (ready-made aided).
Une autre fois, voulant souligner
l’antinomie fondamentale qui existe
entre l’art et les ready-mades, j’imaginais
un « ready-made réciproque » (reciprocal
ready-made) : se servir d’un Rembrandt
comme table à repasser !
Très tôt je me rendis compte du danger
qu’il pouvait y avoir à resservir sans
discrimination cette forme d’expression
et je décidai de limiter la production des
ready-mades à un petit nombre chaque
année. Je m’avisai à cette époque que,
pour le spectateur plus encore que pour
l’artiste, l’art est une drogue à accoutumance
et je voulais protéger mes ready-mades
contre une contamination de ce genre.
Un autre aspect du ready-made est qu’il
n’a rien d’unique… La réplique d’un readymade transmet le même message ; en fait
presque tous les ready-mades existant
aujourd’hui ne sont pas des originaux au
sens reçu du terme.
Une dernière remarque pour conclure ce
discours d’égomaniaque :
Comme les tubes de peintures utilisés par
l’artiste sont des produits manufacturés
et tout faits, nous devons conclure que
toutes les toiles du monde sont des readymades aidés et des travaux d’assemblage. »
In : Marcel Duchamp, Duchamp du signe
Paris, Flammarion, 1994, réed. 2013
8
Robert DESNOS
Rrose Sélavy
1922
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Man Ray
Marcel Duchamp en Rrose Sélavy
1921
Tirage argentique d’époque, Collection
particulière, Courtoisie galerie 19002000, Paris.
Épitaphe :
Devise de Rrose Sélavy
14. Ne tourmentez plus Rrose Sélavy,
car mon génie est énigme. Caron ne le
déchiffre pas.
15. Perdue sur la mer sans fin, Rrose
Sélavy mangera-t-elle du fer après avoir
mangé ses mains ?
16. Aragon recueille in extremis l’âme
d’Aramis sur un lit d’estragon.
17. André Breton ne s’habille pas en mage
pour combattre l’image de l’hydre du
tonnerre qui brame sur un mode amer.
18. Francis Picabia l’ami des castors
Fut trop franc d’être un jour picador
A Cassis en ses habits d’or.
19. Rrose Sélavy voudrait bien savoir si
l’amour, cette colle à mouches, rend plus
dures les molles couches.
20. Pourquoi votre incarnat est-il devenu
si terne, petite fille, dans cet internat où
votre œil se cerna ?
21. Au virage de la course au rivage, voici
le secours de Rrose Sélavy.
22. Rrose Sélavy peut revêtir la bure du
bagne, elle a une monture qui franchit
les montagnes.
53. Plus que poli pour être honnête
Plus que poète pour être honni.
54. Oubliez les paraboles absurdes pour
écouter de Rrose Sélavy les sourdes
paroles.
Épiphanie :
69. De cirrhose du foie meurt la foi du désir
de Rrose.
In : Littérature, n°7, p. 14-22, 1922
Repris en 1930 dans le recueil
Corps et biens
Martyre de saint Sébastien
45. Mieux que ses seins, ses bas se
tiennent.
9
© MAN RAY TRUST / ADAGP, Paris 2014 ; ©
succession Marcel Duchamp / ADAGP, Paris
2014.

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