``patou fut d`abord un couturier, au moins aussi
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``patou fut d`abord un couturier, au moins aussi
H E L L S K I T C H E N H E L L S K NUMÉRO 4 I T C H E N NUMÉRO 4 A Un jeu de mots, c’est souvent lourd. Ou parfois, le chemin le plus court. “Pariphéries”. Tel est le thème de ce numéro. P É WILEEXPO 10 Pour éviter aussi d’employer n’importe comment le mot ghetto, comme nous le rappelle Laurent Mucchielli dans notre interview à propos des bandes de jeunes. Les mots sont importants. “Requins”, par exemple. Rien n’est anodin. Surtout pas un jeu de mots. E Alors oui, on se pose plein de questions, on se cherche, on tourne en boucle, et parfois, on croit se trouver. Ce quatrième numéro est en tout cas une façon de boucler une boucle. Une façon d’avancer par cercles concentriques, en élargissant le cercle de nos préoccupations. Et de tourner une page. N T T 1 T 2 CHINÉ CITTA R I REQUINS 59 E 61 P 45 A 46 Boucles. Ce #4 n’est pourtant pas un sampleur et ne fut pas sans pleurs. Ni sans reproches. À vous de voir. E A L P É L Tout en revenant aux sources aussi, puisque ce Hell’s Kitchen #4 contient des sujets dont on parlait entre nous avant même de sortir le #1. Boucle, encore. Pour le plaisir des yeux aussi, et leur repos également, tel notre trou normand avec le portfolio de Dimitri Coste, déjà présent mais différemment dans le HK #3… Boucle, toujours. R 33 P É 15 ARISTOPOPULO 34 S O 16 P Il nous en a donc fallu du temps pour y arriver, encore plus que d’habitude. Mais on a pris le temps qu’il faut, pour parler de ces sujets comme il faut. Avec de vrais gens, qu’il faut prendre le temps d’écouter. Pour mieux les lire, les yeux sans ornières. R M CLICLI O D E 69 L A T 70 KEBAB MOBILE 71 L A T 72 ARMES À L’ŒIL 81 L A T 3 4 La rédaction. P BANDES DE JEUNES 82 Directeur de la publication // Fabrice Marco Rédaction // Oldboy, Armatya, Kemar, Bus D.A. & Maquette // Bus D.A. Photo // Wilee T R O U N F P.S. : Hell’s Kitchen n’est pas le nom d’un appartement raviolis. Ce surnom est celui du quartier anciennement irlandais du westside de Manhattan ; de la 57è à la 34è rue, de la 8è Avenue à l’Hudson River. Là où les gangs irlandais se sont déchaînés pendant des décades, notamment quand les Porto-Ricains ont commencé à investir le quartier. Hell’s Kitchen a inspiré de nombreux polars et plusieurs films, Westside stories, Gangs of New York pour ne citer qu’eux. Dans Warriors, c’est le territoire des Rogues. R R O M 95 M DIMITRI COSTE 96 Couverture par : Cyril Cavalié O 5 A D 99 A G E E R T 100/101 D E S S 102/105 D I G 106 E S SYSTEMA T I F 115 E N D I T O M E N U A P É R O A P É R O 1 «LA PHOTO, C’EST UN SPORT DE RICHES“… COMBIEN DE FOIS AVONS-NOUS ENTENDU ICI, AU COURS DE RÉUNIONS DE RÉDACTION PAS TOUJOURS TRÈS SAGES, CES MOTS FLEURIS DE LA BOUCHE DE NOTRE WILEE À NOUS, D.A. PHOTO MAISON. NOTAMMENT QUAND IL S’AGIT DE FAIRE LA SOMME DES BUDGETS QUE NÉCESSITE LA PRODUCTION D’UNE SÉRIE MODE “À L’ANCIENNE“… PARCE QUE MONSIEUR WILEE TRAVAILLE À L’ARGENTIQUE. Transcription apocryphe de nos débats sans fin : allez… arrête un peu, on sait bien que t’es un gros fan de George Romero ou de Wes Craven mais c’est un truc de mort vivant ton truc-là, tu peux pas faire comme tout le monde, et travailler au numérique ? Déjà qu’on n’a pas une thune… T’aimes pas les religieux alors fais pas ton intégriste ! «Je ne suis pas un intégriste de l’argentique ! (bordel !! en v.o. non censurée)… Je ne tiens pas spécialement à rester en argentique, ou plus exactement je ne m’interdis pas de shooter en numérique. J’ai mes raisons. D’une, c’est une question de finance. Le problème du numérique c’est que, dès que tu sors ton boîtier de son carton, il faut le rentabiliser le plus rapidement possible, car dès qu’un nouveau boîtier va sortir, le tien ne vaudra plus rien. Acheter un boitier à 8000€, et voir sa côte tombée à 1000€ à peine deux ans après, c’est juste tendu. Et puis je n’ai pas une activité qui me permette de le rentabiliser aussi vite. Le numérique est un super support pour certains types de travaux : catalogue, photos de soirées… « 12 A P É R O Et notre Wilee ne fait pas, ou plus, de photos de soirées, ni de concerts. Mais il en a fait, ça, c’est sûr. On peut même y passer une soirée, le temps qu’il faut pour qu’il nous raconte tout, par exemple le concert des Run DMC à la Cigale quand ils ont voulu faire les malins devant une fosse remplie de lascars parisiens… En quelle année ? Euh, je m’en rappelle plus, je commençais à m’endormir, avant qu’il ne me réveille d’une éructation du son de sa charmante et virile voix… Le pire, c’est qu’il en a un wagon, des comme ça : quand il est allé faire Damon Dash, lui demandant, à l’encore patron de Roc-A-Fella, s’il kiffait Paris alors que D.D. s’était pris un pain dans sa tête gonflée comme un melon, la veille aux Halles… Hop, encore un Américain qui n’a pas compris Paris… Hop. Hip… hip hop ! Wilee est hip hop, il pourrait rajouter à ses tatouages, ces 6 lettres sur son front comme un gangsta de la Mara Salvatrucha, ça dénoterait pas, à part peut-être un peu dans un studio où il shoote des mannequins anorexiques. A P É 1-Ol’kainry Photos : Wilee 13 R O 2 3 Eh oui, il est un peu collectionneur sur les bords : «chaque appareil et chaque objectif donne son propre grain, un rendu d’image particulier. L’argentique a cette particularité que ses propres défauts chimiques et physiques en font ses qualités. Pour moi la définition du numérique par rapport à l’argentique, c’est tout simplement la traduction en langage binaire (0 et 1) des conséquences chimiques dues à des interactions physiques de divers éléments. Je ne vais pas mentir, c’est aussi et surtout cette deuxième raison qui me fera toujours pencher du côté de ce type de photographie, par rapport à mon travail et la façon dont je l’aborde.» Abrège un peu, tu veux pas simplifier ? Qu’on ait vraiment envie de bouger nos fesses à ton expo : «je ne recadre jamais et je retouche un minimum mes images. C’est une règle que je me suis donné et que j’ai scrupuleusement appliqué. Même après 18 ans de métier, quand je fais mon editing, je ne choisis que celle qui me semble parfaite : cadrage, lumière, attitude, etc. C’est le seul truc que je sais faire, la photo, alors… je m’applique ! Mais comme tout le monde, il y a des jours avec, et d’autres sans… Pour info, dans cette expo, la seule que je vais réaliser de l’époque où j’étais photographe pour des magazines de musique, aucune des images exposées ne sont recadrées ou retouchées.» Ça va, ça va. On vient. 4 Car cet ancien jeune du 94 en a fait du chemin. Au cours duquel il a rencontré pas mal de son hall of fame à lui, de Jermaine Dupri à David Banner. Tout ça en bossant pendant, allez, on va dire 15 ans pour la presse spécialisée rap. L’alliance non pas de la carpe et du lapin, mais de l’utile et de l’agréable. Scène du métier d’il y a 10 ans, une époque révolue pour de bon : Allô, Wilee ? Tu veux partir en voyage de presse à L.A. ? Mais c’est demain, tu pars à l’aube… Ok ? cool ! Mais tu sais que c’est un peu ghetto là où l’on t’envoie ?(...) Même pas peur ? Super, viens chercher tes billets alors… Mais notre Wilee, il nage là-dedans comme un poisson dans l’eau, dans le ghetto. Il s’y sent un peu chez lui, comme un peu partout d’ailleurs. Genre dans un grand hôtel parisien pour un shooting de la vénérée Aaliyah, en 15 mn chrono parce que les R.P. ça n’attend pas. Et ça il sait le faire, le vite fait bien fait. Dans un palace ou dans une arrière cour crasse avec un DJ homo de Detroit, avec un nouveau boîtier chiné sur eBay… 2-Zoxea 3-Parano Refré 4-Lino 5-Wilee himself Photos : Wilee 5 Exposition «HIP HOP MORTALS» Du 16 au 30 Octobre Au premier étage de l’Adidas Originals Store 22, av des Champs-Elysées 75008 Paris. 14 A 15 P É R O A P É R O 1 QUAND ELIZABETH SMITH MILLER, ACTIVISTE FÉMINISTE DE LA NOUVELLE ANGLETERRE (ETATS-UNIS) DÉCIDE EN 1851 DE FAIRE PÉTER LE CORSET, ELLE NE SE DOUTAIT PAS QU’ON ALLAIT LA PRENDRE ICI COMME NOTRE POINT DE DÉPART DU SPORTSWEAR ! CORSET PÉTÉ, AU SENS PROPRE COMME FIGURÉ : EXPLOSÉ LE CORSET DE L’ESPRIT PURITAIN, À LA POUBELLE CE SOUS-VÊTEMENT INSTRUMENT DE TORTURE QUOTIDIENNE. RÉVOLTE SOCIALE RÉSUMÉE À UN VÊTEMENT. LE VÊTEMENT DE SPORT. SIGNE DES TEMPS QUI BOUGENT, TEMPS REBELLES AVEC OU SANS CAUSE, JUSQU’À L’ATTIRAIL DES SUSNOMMÉES “RACAILLES“ QUI A FAIT FUREUR BIEN PLUS TARD DANS NOS FRANÇAISES CONTRÉES. MICROFIBRES TEXTILES, MACROFIBRE SOCIALE. L’HISTOIRE, ÇA S’ÉCRIT SELON LES POINTS DE VUE, ET LE NÔTRE EST AINSI : TOUT EST POLITIQUE, JUSQU’AU FIL D’UNE MAILLE COTON. 16 E N T R É E E N T R É E 2 Elizabeth Smith Miller a inventé cette espèce de jupe pantalon (plus exactement : sorte de pantalons bouffants sous une jupe), Amelia Bloomer a propagé cette mode révolutionnaire via sa revue, révolution indifférente au qu’en dira-t-on moralo religieux. Avant de se rétracter et de revenir en arrière. Mais sa volte-face un peu bizarre est venue trop tard : les jeunes femmes modernes de cette 2è partie du XIXè américain vont plébisciter ce vêtement contenant en lui une charge littéralement politique. Mais aussi quotidienne : rien de plus pratique et de beaucoup plus confortable que cette drôle de 2 en 1, qu’on va finir par appeler tout simplement “bloomers“ du nom de l’apostate Amelia. Surtout quand il s’agit de faire du vélo, par exemple, activité de plus en plus prisée par la jeunesse féminine et urbaine, qui a décidé de lâcher les rênes du conservatisme appliqué à l’apparence extérieure pour chevaucher la petite reine. Le vélo : instrument de déplacement et de mobilité qui jouera un grand rôle plus tard et ailleurs, notamment en France au moment du Front populaire et des congés payés, dans le développement du sport et de la société de loisirs. Et dans le développement du vêtement de sport. L’on va y revenir. JERSEY, LE TISSU, PAS L’ÎLE Si Coco Chanel est universellement connue pour son tailleur pour femmes, elle est pour nous celle qui a senti le vent de la modernité avant beaucoup. Encore plus fort que Paul Poiret qui, même s’il a lui aussi clos pour de bon le règne du corset dans le champ couture, est resté depuis ses excentricités orientalisantes toujours bloqué sur la démarcation vêtement pour l’intimité domestique et celui en vue des mondanités publiques. Chanel, elle, a compris dans les premières que la femme allait avoir besoin d’un nouvel horizon, un ciel dégagé des obligations de la parure pour la parure, un avenir différent de la femme typiquement bourgeoise à l’ancienne, placée là dans les cocktails et les dîners par son mari comme un trophée de chasse, une tête de cerf par exemple ; mignon mais selon des canons moustachus. Dès avant la première guerre mondiale, elle commence alors, en plus de porter déjà le tricot bien avant tout le monde, à étudier de près les matières qui permettraient de rendre le vêtement moins empesé et moins ampoulé, plus élastique et plus pratique, afin d’obtenir un toucher et un port qui correspondent à ses idées et ses coupes. Et le jersey fut trouvé, dans le sous vêtement précisément, puisqu’on considérait jusqu’à présent ce tissu pas assez noble, du tout, à part protéger les bijoux de famille. Le début du XXè : carrément un autre siècle. Le jersey va plus tard envahir à peu près toutes les maisons, notamment Hermès qui en 1926 ouvre un département de vêtements femmes et couture avec des collections où cuir et jersey font ménage commun. ‘‘PATOU FUT D’ABORD UN COUTURIER, AU MOINS AUSSI IMPORTANT QUE CHANEL À L’ÉPOQUE ’’ Mais Chanel n’est pas la seule et unique : elle est la fille d’une époque, de l’avant-garde d’une époque plus exactement. Une génération qui va renverser les hiérarchies après la guerre et qui va animer les années folles. Des années qui veulent de la folie, respirer, de la légèreté, expirer de l’air. De l’air, du mouvement, de la rapidité : les aviateurs sont des héros de ces temps modernes d’avant, les voitures ne sont plus des prototypes, l’architecture se révolutionne et se pense fonctionnelle, le cubisme pense en trois dimensions et en formes géométriques, le futurisme veut trouver les manières de représenter la vitesse. Hygiène de vie, hygiène du corps, nouvelle esthétique, nouveaux vêtements. Une génération dont fait aussi partie Jean Patou (qui déteste cordialement Chanel, et réciproquement, soit dit en passant). Encore connu aujourd’hui pour ses parfums, Patou fut d’abord un couturier, au moins aussi important que Chanel à l’époque et précurseur de Lacoste. MEA CULPA : comme des crétins mal renseignés, nous avions écrit en ouverture de notre interview avec Christophe Lemaire (Hell’s Kitchen #2) que René Lacoste était le premier à avoir apposé un logo au niveau du cœur… Faux, tout faux, honte à nous : le premier fut Jean Patou. Désolé. 18 1-Publicité Jean Patou “Le coin des sports ” “Patou” Meredith Etherington-Smith Ed. St Martin’s Marek N.Y. 2-Gabrielle Bonheur Chanel 1935 3-Jean Patou ANNÉES FOLLES, CRÉATEURS PAS FOUS 3 C’est Jean Patou qui va aussi synthétiser la nouvelle femme contemporaine, en habillant Suzanne Lenglen. Vraie star et reine provocante de la petite balle, elle règne non seulement en maître sur les courts mais cette maîtrise est comprise comme étroitement dépendante de ses vêtements, beaucoup plus souples que ceux de ses concurrentes trop old school, lui permettant des acrobaties improbables et jamais vues à Wimbledon. Les vieilles mamies encore un peu victoriennes sont choquées. Le look Lenglen : jupe plissée en soie qui remonte au genou, bandeau en tulle sur la tête pour retenir des cheveux coupés courts et surtout pour ce qui nous concerne : le cardigan sans manche. Ou le “sweater“. En jersey. Jean Patou décline son vestiaire maison : du cricket so british, il adopte le blazer, avec les fines rayures, les pulls en V aussi afin que le corps respire mieux sous la chemise ouverte au dernier bouton du haut, etc. Sauf que Patou, même s’il nous apparaît comme un second point de départ à notre petite histoire du sportswear, est encore loin du système de la mode d’aujourd’hui, et du sportswear tel qu’on le comprend maintenant. Ce qu’il a cherché à faire, c’est d’amener l’élégance de la ville, la nouvelle élégance de la bourgeoisie citadine, sur le terrain de jeux. Même si l’air du temps réclame de l’air pour le corps, pour un corps qui commence à se libérer, le sport à l’époque reste mondain. Autrement dit : l’inverse du processus sportswear contemporain. Même s’il a évidemment surfé (le surf n’étant encore pratiqué que par les Polynésiens et personne d’autre) sur la folie de la pratique sportive propre à ces années : au rez-de-chaussée de sa boutique rue St Florentin, il crée “Le coin des sports“, où ses clients pouvaient trouver tous les accessoires maison possibles pour toutes les activités du moment : tennis, ski et sports d’hiver, golf, équitation (on pourrait reparler d’Hermès mais…non), natation, gymnastique. 19 5 4 4-Suzanne Lenglen 1925 Wimbledon “Mode Tennis” Diane Elisabeth Poirier Ed. Assouline 5-Hermès 1927 6-Boutique Jean Patou à Deauville “Patou” 6 Idem pour Elsa Schiaparelli qui indique clairement la couleur en ouvrant sa boutique rue de la Paix, sous l’enseigne : “Elsa Schiaparelli. Pour le sport“. En 1927. Jupes hyper simples (loin de l’image plutôt “baroque“ qui colle à Schiaparelli, à partir des années 30), pull-overs et encore une fois : sweaters, ou encore blousons d’aviateurs, elle aussi est en plein dans cette exaltation du grand bol d’air. Simplicité et praticité : de cette philosophie du vêtement, Schiaparelli en tire la formule stylistique qui la rendra célèbre et au moins aussi polémique que Chanel : la robe du soir réduite à un fourreau en crêpe de Chine blanc portée avec jaquette à longs pans croisés dans le dos. L’élégance mondaine avec un je ne sais quoi de sportif. Et l’on pourrait continuer longtemps comme ça, en citant Madeleine Vyonnet ou moins connue : Madeleine de Rauch, en se limitant à la France. Aux Etats-Unis, pays supposé de la vie au grand air et d’une autre sorte d’élégance longtemps moquée dans nos pays européens plus stricts quant à la séparation entre classes sociales et aux signes de différenciation, le vêtement plus relax, plus décontracté, commence à faire apparaître ce qu’on va appeler le look sport. En particulier grâce à Claire McCardell, papesse de la mode US à partir des années 40, et maman de l’“American Look“. Mais c’est une autre histoire. On en reparlera un jour. Notre histoire à nous, c’est le sportswear vu d’ici. ‘‘DEUX SEMAINES DE CONGÉS PAYÉS, À NOUS LES PLAGES’’ DES REQUINS ET UN CROCODILE Et ici, on en est à la fin des années 20, qui s’achèvent avec le Krach de 1929. 1927 - 1932 : ces 5 années de transition sont celles des 6 victoires consécutives des “Quatre mousquetaires” à la Coupe Davis, de tennis, sport de plus en plus apprécié et qu’on va dire populaire, entre double guillemets. Sauf que. Sauf que début des années 30, l’on finit par s’apercevoir que le vent d’air frais a soulevé seulement le chapeau et décoiffé juste un peu la tête du pays, autrement dit : les classes moyennes supérieures et classes supérieures tout court. Joséphine Baker parade encore telle la star vraiment populaire qu’elle est, mais le complet veston et la femme à la maison sont la règle majoritaire. La bourgeoisie française reste empêtrée dans ses amours catho et conservateurs, et les esprits se crispent. Émeutes (proto-facho) de février 1934. Réaction: installation du Front Populaire en 1936. Deux semaines de congés payés, à nous les plages, celles de Normandie en particulier pour les prolos parisiens ; horreur et damnation pour ceux de la haute : Deauville se barricade face à Trouville, idem entre Mer et Fécamp etc. Et puis, avant de se baigner à Deauville ou à Biarritz en pyjamas de bains, encore faudrait-il pour la majorité espérer fouler un jour le sable blanc. La Sncf n’existe pas encore, et les voitures sont un luxe inatteignable, même pas en rêve : vive le vélo. Encore le vélo, toujours le vélo. Sport -c’est le début de la grande époque des courses en vélodromes, le Tour de France est déjà un événement médiatique- et activité de loisir, pour se déplacer sans dépenser autre chose que son jus de cuisse, et de mollet. 20 E 21 N T R É E E N T R É E 7 7-Publicité Lacoste “Mode Tennis” “LES ANNÉES 60 VONT FAIRE MAL À LA VIEILLE FRANCE. SALUT LES COPAINS’’ C’est dans cette France post Krach, le pays s’enfonçant dans la crise plus que les autres pays développés peut-être, et se crispant sur sa lutte de classes, c’est dans cette France pas folichonne-là que René Lacoste, abandonnant sa carrière de sportif embrasse celle des affaires textiles. En 1933. Avec un énorme logo sur le cœur, et que ceux qui ont trouvé très laid le revival du gros croco cette année révisent leurs classiques… façon de capitaliser sur un symbole. Signe de reconnaissance évidemment, d’un style de vie et d’un niveau de vie, aussi et surtout. Capitalisation également sur un autre phénomène, émergent : la starification des sportifs. Des sportifs qui gagnent, c’est mieux, même en France malgré le futur syndrome Poulidor… En haut de la pyramide sociale, les clubs sportifs s’organisent. Règles strictes et montants élevés de cotisations comme il faut pour rester entre soi, entre gens comme il faut. Interdiction de la couleur autre que blanche dans les clubs, privés, de tennis. Léo Lagrange a beau occuper le maroquin du tout premier sous-secrétariat aux sports (et à ”l’organisation des loisirs”), c’est pas demain la veille que les clubs de sports municipaux et de quartiers vont quadriller le terrain. Ce n’est qu’un début, d’autres vont continuer le combat. Ici commence le sportswear contemporain : les chemises Lacoste avec leur maille (jersey petit piqué) et leur coupe (manches de chemises raccourcies, col bord-côtes) étudiées pour la pratique sportive d’abord et avant tout, vont renverser la hiérarchie entre terrain urbain et terrain de sport qui structurait encore la décennie précédente. René Lacoste annonce, lui, le sportswear strictement d’aujourd’hui : le sportswear, catégorie de pensée du prêt-à-porter et une bonne part de son marché . Mais l’on n’a pas le temps de s’en apercevoir encore. La 2è guerre mondiale arrive, on va avoir autre chose à penser que de soigner son look, en tout cas la majorité… Pas les jeunes zazous (ni les privilégiés de l’Occupation). Mais c’est une autre histoire. DE DE GAULLE À DE GAULLE 1944, la guerre est en train de finir et le gouvernement provisoire dans sa grande mansuétude donne le droit de vote aux femmes ; la France, comme souvent, est en avance sur son temps -les Anglaises sont des citoyennes comme les autres depuis 1918… La libération du pays, en plus de tout le principal, a donné aux Français et Françaises la possibilité d’observer de près ces Américains et surtout Américaines (les armées se baladent avec leurs infirmières et tutti quanti), lesquelles font voir un nouveau style aux femmes françaises. Style relax : jupes larges à poches, chemisiers de coton retroussés aux coudes ou chemises d’hommes nouées sur le ventre, pantalons corsaires… On se détend, dans tous les sens du terme. Dommage (ou pas, c’est selon) pour elles, Christian Dior revient à plus de strict et à moins de relâché. Fin de la guerre, la société de consommation n’est pas pour aujourd’hui, mais pour demain. Toutefois, les dollars du Plan Marshall se déversent dans les circuits. “Make it rain” : la France est le 2è pays le plus chouchouté, après l’Angleterre. On reconstruit le pays, la fin des années 40 et début des années 50 sont la décennie des bambins fécondés à tour de bras (d’une autre extrémité corporelle en fait…) et ce sont ces futurs ados qui vont tout chambouler. Et dans l’american way of life de France, le sport se développe à fond les ballons. 1958 est comme par hasard l’année où l’équipe de France de football atteint les demi-finales de la coupe du monde, waouh !! Cocorico, Justo (Fontaine). Cet exploit -il va falloir attendre 1982 pour le renouveler (Schumacher, gros boucher…)- n’est pas encore retransmis dans chaque foyer par la télévision vu que cette grosse lucarne est le privilège d’une minorité pour l’instant encore mais les journaux se sont multipliés. Et la radio va suivre : Europe1 sera la radio qui va faire humer les parfums de la modernité jeune, donc les tubes de la nouvelle Angleterre, celle des Beatles et compagnie. La pop culture. Roaring sixties à l’horizon, attention : explosion. Pas en France, mais d’abord en Angleterre, of course, mate. À la fin des années 50, ces jeunes-là se construisent petit à petit leur propre culture, comme partout dans le monde occidental, sur l’exemple américain: rock’n’roll, films, plein emploi et argent de poche, pour ceux qui en ont. Fuck les vieux, tu peux pas comprendre si tas dépassé 25 ans : construction d’une sociabilité et d’un mode de vie adolescents, on commence à voir les jeu- 22 E nes d’un autre œil. D’un très mauvais œil. Reformulation d’une veille peur sociale, celle d’une nouvelle délinquance juvénile (voir notre sujet “Bandes de jeunes”). Les années 60 vont faire mal à la vieille France. Salut les copains. Optimisme et prospérité pour tous et santé pour tout le monde. Malgré de Gaulle (de retour au pouvoir en 58), l’américanisation de la société fonce à toute vitesse et surtout chez les couches les plus jeunes. Rebelles bien peignés. N T R É E E N T R 23 É E 9 EUROPA Avant que les hippies ne monopolisent Carnaby Street, dans les odeurs de LSD et de THC, c’est l’amphétamine (Dinaml pour ceux qui veulent de la précision d’apothicaire) qui court dans les cerveaux des jeunes Anglais. En quête du chic urbain moderne. Du matin au petit matin. Si l’on a écrit moderne, c’est parce que ceux qu’on appelle les Mod’s sont la 2è génération des dits Modernistes, qui ont balancé l’attirail teddy boy de leurs aînés par dessus le ferry… Un mouvement de jeunes snobs arrogants hyper attachés à leur look extérieur qui ne veulent plus entendre parler d’autre chose que ce qui se passe au-delà de la Manche : les styles français et italien. Vespa et Lambretta, Mastroianni et la Dolce Vita. Après Mastroianni, c’est Belmondo circa “Pierrot le fou” et les coupes de cheveux “Nouvelle Vague” qui prennent le relais idole des Mod’s, ces nouveaux jeunes British à la coupe de cheveux, non pas à la Beatles mais à la Small Faces, dans le vent de leurs scooters chéris. Hors sujet sportswear ? Non. Pourquoi ? Parce la marque Fred Perry (cf. interview suivante : “Chiné citta»), voit sa marque devenir très vite florissante à l’orée des années 50. Devenant ainsi dix ans plus tard le blason de cette jeunesse plutôt middle class toujours très classe et dans le genre bagarreuse -avec le logo aux lauriers comme emblème, calqué sur le logo originel du tournoi de Wimbledon. Et danser toute la nuit au son de la soul US notamment, c’est tout un sport et le 8-Mod’s 9-Tommie Smith & John Carlos J.O Mexico 1968 polo Fred Perry n’a pas de concurrent pour garder toute sa classe bien ajustée jusqu’au petit matin. C’est là que ça se passe : le vêtement de sport est extirpé par ces jeunes-là du court de tennis à la ville. Or, dans cette Italie fantasmée par les premiers Mod’s, Ottavio Missoni, lui-même ancien athlète (du 400 mètres), a commencé sa nouvelle vie en équipant de survêtements à son nom l’équipe italienne d’athlétisme dès les J.O. de 1948. C’est à partir de ce starting-block que Missoni jette les bases de sa maison couture… Nouvelle haie de sautée, nouvelle étape de franchie : du sport à la couture. Tour gagnant de toute la piste textile assez exceptionnelle pour la famille Missoni. Plus classiquement, du sport au sportswear, comme Réné Lacoste ou Fred Perry, par eux mais pas que pour eux (au contraire du premier streetwear), Sergio Tacchini également 8 24 E N T R “BOURGEOISIE COOL, QUI PRATIQUE SES SPORTS DISTINGUÉS COMME L’ON BOIT LE THÉ’’ tennisman réputé dans son pays lance sa marque à partir de 1966. Comme ses prédécesseurs, Tacchini et ses associés savent pertinemment la valeur glamour ajoutée à un vêtement grâce un logo censé refléter un style de vie un peu jet set, bourgeoisie cool parce que sportive, qui pratique ses sports distingués comme l’on boit le thé dans un salon aux fauteuils club, avec classe. Petit doigt bien levé. Des sports distingués parce qu’ils distinguent ceux qui ont les moyens d’en faire, de ceux qui ne le peuvent : le tennis, la voile, l’équitation et le polo, le golf… On se répète oui, mais l’on ne répétera jamais assez qu’il s’agit là de la source principale du sportswear tel que nous, nous l’entendons : l’adoption de marques qui ne s’y attendaient pas (cf. Lacoste et Ralph Lauren) par un public portant leurs vêtements en dehors d’une pratique sportive, totalement citadine et en plus et surtout : sans leur agrément. Scandale marketing. Certaines ont refoulé ce mouvement d’appropriation externe par peur de l’abaissement de l’image de marque, d’autres ont un été un poil plus subtiles. Gourmets oui, mais gourmands niveau chiffre d’affaires… L’on oubliait le ski : rappelez vous pour plus tard les photos de Jamel Shabazz, back in the days of the 80’s, un des accessoires des jeunes B-Boys new-yorkais sont les lunettes de ski. Loin des cimes, près du deal de dimes. É E CHEVEUX LONGS En cette France des années 70, les années 20 sont de la préhistoire, ici aussi le sport est tranquillement en train de devenir une industrie, peut-être pas comme les autres, mais une industrie quand même. Et à mesure que la pratique sportive se développe, il va falloir penser à équiper tous ces corps, ces bras et ces arrièretrains qui suent avec entrain. Ça tombe bien, la grande distribution se met en place. On n’en est pas encore aux Decathlon dans n’importe quel trou avec centre commercial, mais les Leclerc, Auchan etc. se sont déjà créés, petits épiciers devenus grandes chaînes alimentaires. Comme la famille Guichard et son réseau Casino, dont la couleur commerciale est le vert, couleur du club dont ils favorisent la création -l’AS St Etienne- et dont le pater familias, Geoffroy Guichard, donne son nom au stade bientôt très fameux. L’on va y revenir. Restons au niveau économique : pour assumer ce développement industriel tous azimuts, il faut de la main d’œuvre. On a décolonisé avec plus ou moins de bonheur (la guerre d’Algérie s’est achevée dans la douleur en 1962) mais comme l’on avait besoin des zouaves au front, il nous faut les mêmes Africains, mais sur un autre nouveau front, celui de l’industrialisation, dont la construction des agglomérations -80% de la population devient urbaine dans les années 60. Mais là aussi, pas question de se mélanger. Non, ce n’est pas une autre histoire. L’on va y… revenir, oui, oui. E N T R Pour l’instant De Gaulle est toujours là, mais les jeunes ont la gaule, trop d’entraves pour leurs nouvelles jouissances, ça gonfle. 68 : bidonvilles de Nanterre à côté de la faculté, mouvement du 22 mars, sous les pavés la plage… Pas pour tout le monde, surtout pas pour les étudiants mexicains massacrés juste avant les J.O. de Mexico. Ni pour les Africains Américains ; gants noirs de Tommie Smith et John Carlos, sur le podium : sport et politique sous un autre angle, on change de focale. Dans la France post soixante-huitarde, c’est la libération des mœurs, les femmes ont enfin la maîtrise de leurs corps, les prolos ont été trahis et les gauchistes de St Germain des Près vont revenir sous le nom de 2è gauche, libérale, dans les mœurs évidemment, comme en économie. Nouveau théorème : il n’ y a plus de classes sociales, juste une énorme classe moyenne divisée en petite, moyenne et haute. Tous communiant dans cette euphorie que les débuts du chômage de masse n’ont pas encore assombrie. Individualisme et consommation : dis moi ce que tu achètes, je te dirai qui tu es. Libéralisme et libération du corps. Décennie des cheveux longs, comme ceux de Björn Borg qui entame son règne. Et décade de temps d’antenne toujours plus longs pour le sport. La télévision est désormais dans presque tous les foyers. Les années 70 sont l’introduction à notre époque : deux industries montent à l’unisson, médias et sport. Développement parallèle logique. J.O. et Coupes du monde de football deviennent les vaches à lait automatiques pour une audience maximale. Ceux qui gagnent deviennent les nouveaux dieux, du stade. 25 É E 10 KILLY ET PLATINI, ÇA RIME 10-“The Fresh Commandments” Fresh Gordon 11-“Oh, My God!” Doug E Fresh & The Get Fresh Crew “The Book of Hip Hop Cover Art” Andrew Emery Ed. Mitchell Beazley logique classique (appropriation des signes de la bourgeoisie blanche) mais l’on en a une autre en magasin : la fripe, pour plus de frime. La fripe, qu’on n’appelait pas encore vintage pour faire riche. Les pauvres, et les jeunes pauvres en quête de marques qui parlent leur langage à eux, commencent à accéder à ce genre de produits grâce à ce réseau de deuxième main. Au-delà, c’est un autre mouvement global, plus vaste encore que l’appropriation d’une marque par un public pas prévu, qui fait sens : l’hyper individualisation des icônes sportives qui font frémir les foules, et leur fait acheter en masse les produits qu’elles portent. Le marketing du sport. Là où excellera Nike. 11 Björn Borg, l’invincible Suédois (sauf à l’US Open) dit aussi Iceman, est un de ces tout nouveaux dieux qui donne à la marque qui l’équipe pas meilleur support publicitaire. En l’occurrence Fila avec Iceborg. Fila, encore une marque italienne -on oublie Ellesse et on oublie aussi que Fila est désormais possédée par des Sud-Coréens- n’explosera qu’à partir de ce moment-là pour se retrouver au coeur du phénomène sportswear, adoptée qu’elle a été ensuite par la rue hip hop américaine : remember Schoolly D, Steady B, Just-Ice aussi et tant d’autres dans les années 80… Il y aura même un Fila Fresh Crew pas d’anthologie. Sur cette adoration italienne loin du pays d’origine et pas vraiment là où l’on s’y attend, surtout pas les services commerciaux, on a lu plusieurs explications. Toujours l’explication socio- Jean-Claude Killy, énorme star en France après sa triple médaille d’or aux J.O. de Grenoble (1968) en est un parfait exemple : glissant tout schuss sur sa légende nationale, notre starlette d’Hollywood (il a tourné là-bas une série B et a connu son heure de gloire aux E.-U. après y avoir été coureur automobile au point d’avoir été le sujet d’un article du gonzo Hunter S. Thompson…) est devenu très tôt l’ami de Mark McCormack, l’inventeur du marketing appliqué au sport, celui qui a compris très tôt tous les bénéfices que les marques pouvaient tirer d’une association avec un héros des temps post-modernes que sont les sportifs. Notre Jean-Claude devient client de l’agence de son ami américain : I.M.G., bientôt fameuse dans le management de talents, se faisant une spécialité de la gestion de l’image des vedettes sportives -et les droits qui vont avec, de plus en plus nombreux à mesure que notre (post-) modernité contemporaine avance, notamment les stars du tennis (de Pete Sampras aux soeurs Williams) ou du golf, dont Tiger Woods aujourd’hui -oui, l’on n’a jamais parlé du golf, ni du rugby, dans ce topo, on fait ce qu’on veut, il faut faire des choix. “CO-BRANDING : ASSOCIATION DE 2 MARQUES AVEC LE NOM D’UN CHAMPION DEVENU L’ÉQUIVALENT D’UNE MARQUE’’ Puis Killy s’associe avec la marque Veleda en 1976 pour lancer en 77 une marque de vêtements de sports de montagne. Pile poil juste avant l’envolée des sports de montagne parmi les classes moyennes : cette démocratisation est un des phénomènes historiques des années 80, justification sociologique de la “classe moyennisation” de la société dans son ensemble. Veleda, ça ne dit pas grand’chose à pas grand’ monde, mais Killy, si. Co-branding : association de 2 marques avec le nom d’un champion devenu l’équivalent d’une marque. Sillon d’avenir. Quand ce sillon est glamour. Qui c’est qui a dit Michalak et Kaporal 5 ? Mauvaise réponse… c’était Michael Jordan et Nike. Michel Platini, jeune star montante du football hexagonal dès ses premiers dribbles à Nancy, est également la figure de proue de l’équipe lorraine dans une publicité pour la marque de jus de fruits Fruité, en 1976 / 77. Symptôme d’un mouvement beaucoup plus large dans la décennie suivante. La preuve : l’expansion du Coq Sportif, dont les courbes de vente suivent la popularité de Yannick Noah (le tennisman, pas le chanteur aux pieds nus…), au sommet après sa victoire à Roland Garros : 1983. 25 ans avant Zidane, la collaboration payée d’une idole des foules pour contribuer à l’image d’une marque est enclenchée, marketing plein pot qui va nous amener à voir la bouille d’un n° 10 spécialisé dans le coup de tête et le coup de boule en finales de coupes du Monde, dans tous les spots pub après les flashes d’une chaîne tout info ciblée jeunes cadres actifs, de Danone à je sais même plus quelle compagnie assurances, à moins que ce soit pour des lunettes, ou de l’eau minérale… stop. Revenons à son illustre prédécesseur, Platini : pendant que le futur gras patron de l’UEFA commence à savoir tirer ses coup-francs dans la lucarne, l’AS St Etienne des mineurs et de Manufrance enchante la France du milieu des années 70 mais se fait planter par les Reds de Liverpool en 1977. Début de la fin de la “légende des verts“, qui c’est les meilleurs, évidemment c’est les Verts, tralali tralalère. 26 E 27 N T R É E E N T R É E LOOK FOOT la Green Flash de Dunlop ou la Arthur Ashe du Coq Sportif. L’importation du hooliganisme à la sauce Kop de Boulogne, plutôt looké skins versant boneheads, est une autre histoire (rencontre musclée des maîtres anglais et de leurs élèves français lors d’un match amical France / Angleterre dans les travées du Parc des Princes transformées en tranchées : 1984). En cette fin des années 70, les clubs anglais de foot sont (déjà) une division au dessus des clubs français. Et là-bas, 10 ans après la fin de la génération Mod’s, soit à Liverpool soit à Manchester (version qui varient selon les spécialistes de la chose), des lads anglais nouvelle génération, remettent au goût du jour l’esprit Mod’s. Pas tant au niveau du look (les pattes d’éph’ aux chevilles de leurs jeans sont tout sauf Mod’s) qu’au niveau de l’attention maniaque accordée à leurs fringues. “SE BASTONNER AVEC LES MECS ADVERSES OU COURIR AVEC LES FLICS AU CUL, C’EST AUSSI DU SPORT ’’ 13-Stan Smith 1971 14-Arthur Ashe 1970 “Mode Tennis” 15-Grandmaster Flash 13 12 d’adrénaline virile -et l’on oublie des marques plus spécialement connotées hooligans : Long Island et les chemises de cette marque en particulier. 12-Jeunes Casuals Photo : David Corio “Looks d’enfer” Ted Polhemus Ed. Alternatives C’est une nouvelle génération anglaise, celle des Casuals, fans de foot plus ou moins, et plutôt plus que moins, versés dans le hooliganisme. Contrairement à Ted Polhemus qui, dans sa bible sur les cultures jeunes (“Looks d’enfer“), explique cette vraie folie sportswear chez ces jeunes Casuals accompagnant leur équipe partout à l’extérieur, par l’importation des looks des autres supporters européens, français ou italiens, l’on aurait tendance, nous, à y voir une autre explication, endogène. Les Scallies à Liverpool ou les justement nommés Perry Boys de Manchester -Perry comme Fred Perry pour les mal comprenants- ont les premiers lancé leur look sportswear non pas en se référant à l’étranger mais par eux-mêmes (et cette explication hypothétique colle avec le chauvinisme de club propre à cette culture). Explication fonctionnelle : se bastonner avec les mecs adverses ou courir avec les flics au cul, c’est aussi du sport. Comme la danse est un genre d’activité sportive, qu’on retrouvait déjà chez les Mod’s 2è génération, ce goût maniaque du vêtement de sport trouvent là aussi une partie de son explication -en n’oubliant pas que les Perry Boys de Manchester sont les enfants du style Northern Soul. En tout cas, avec les Casuals, toutes les marques de sport validées par les mecs au ras du bitume, toutes celles que l’on a connues ou connaît encore maintenant -Fred Perry évidemment mais aussi Adidas, Umbro, Ellesse, Fila, Puma, Lacoste, Kappa, Tacchini etc. etc.- toutes ces marques passées fétiches de cette culture anglaise se déversent ensuite sur tout le continent. Avec Burberrys’ aussi forcément, qui va rassembler dans son sillage des légions d’amateurs, et amateurs 28 E N T R É E A partir de 1978 / 79, c’est parti. L’on en est pas encore, notamment pas au regard du look, aux lascars français et aux chav’ anglais des années 90 puisqu’ils ne sont pas encore, ou à peine, nés. Mais l’on y arrive. Pour l’instant ce sont les hauts (sweaters toujours en coton jersey, du col en V à la Mod’s mais aussi, de plus en plus, du col rond) qui affichent leurs logos sport tels des armoiries de combat ; en bas, l’on porte encore des jeans, de plus en plus droit avec l’arrivée des marques Lois et Lee, et le revival (pas le premier ni le dernier) Levi’s. Et aux pieds : religion Adidas, avec la Stan Smith plus que toute autre (même si le modèle Samba a beaucoup plu aussi) et quelques concurrentes outsiders : 14 SOUS LE MAINSTREAM À Paris, pas porte de St Cloud mais vers Châtelet ou ailleurs encore et surtout vers Stalingrad / La Chapelle, une autre “culture jeunes” a pris pied. H.I.P.H.O.P, Sidney à la télé et Dee Nasty aux platines de La Chapelle, gants blancs et Kway, folie B-Boys et graffiti, tout cela est (un peu) mieux connu –et si vous voulez du précis à notre façon allez (re)lire notre dossier Vintage Streets dans notre #2. Pour ce qui est de notre sujet d’aujourd’hui, le look sportif n’a envahi nos rues qu’au cours dans les 80’s, progressivement. Très progressivement. Il en a fallu, du temps, pour que le look hip hop US et avant tout new yorkais arrive ici et même quand il est arrivé, la silhouette hip hop français n’est pas exactement une réplique fidèle de l’originale. Peut-être parce que le hip hop est le pur produit de son contexte et celui de La Chapelle n’est pas celui du Bronx. Et qu’un contexte est le produit de données économiques, sociales, politiques, culturelles, médiatiques ; une équation de paramètres dans lequel infra- et super-structures sont des données mouvantes. Qui, en plus, se modifient à travers le temps. En 6 mois tout peut changer. Un seul disque suffit. Comme un maxi 45 de Grandmaster Flash qui passe sur les ondes radio, par exemple… 15 16 Logiquement ces deux influences sportswear, anglaises et américaines, auraient dû converger pour vite acclimater cette douce France toujours en retard d’un train d’avance. Sauf qu’en ces années 80, que les jeunes d’aujourd’hui ne peuvent pas imaginer même dans leurs cauchemars, l’accès à l’information était dans le genre réduit… Pas de web (sic), pas (ou très, très peu) de magazines spécialisés si ce n’étaient les mag’ étrangers, des concerts bien tous les 36 du mois (et encore, bonjour la province), peu de clips sauf si l’on avait la chance d’avoir MTV… En résumé : un quasi désert de moyens pour savoir ce qu’il se passait, là où ça se passait, à part les premiers fanzines, les pochettes de disques, les émissions de télé musicales, dont celle de de Caunes (pas Emma, Antoine : monopole familial sur Canal…) appelée Rapido, ou Rapline d’Olivier Cachin sur la jeune M6. À moins de voyager, mais encore fallait-il en avoir les moyens, de ces voyages qui forment la jeunesse, et les cultures de la jeunesse. Comme un autre diction qui dit qu’à toute chose, malheur est bon, les jeunes Français versés hip hop commencent alors à se construitre leurs propres panoplies. Le 501 et les Stan Smith en bas, en haut l’écharpe Burberrys’ pour colmater les brèches du col de sa doudoune Chevignon, qu’il valait mieux ranger tranquillement dans son placard sinon… salut les embrouilles. Et la dépouille. Mélodies en sous-sol (du métro). 16/17-Casual Photo : Justin Alphonse “Looks d’enfer” 18-Michael Jordan À la fin des années 70 et au début des années 80, Paris n’est (et ne sera jamais) New York. Les jeunes dont on parle parce qu’ils surprennent et choquent et dont les disques référents ont déjà été disques d’or en Angleterre, ce sont les punks. Le seul mouvement culturel juvénile à connaître une exposition médiatique -la queue de comète d’un contexte qui peut à son tour en modifier la trajectoire- est le punk. Ou les skins notamment. Pas les Casuals. Eux, on en parlera à Paris qu’au début des années 90 quand les hools français adopteront ce modèle. Si le sportswear est aussi un langage de rue, on est en France loin de comprendre ce qu’il pourrait bien exprimer. Dans les premières années 80, le trou des Halles est un carrefour où se croisent rockers, punks, new waves, skins, et chasseurs de skins (Ducky Boys, Redskins, Red Warriors ou Ruddy Fox) qui, en dépouillant les boneheads, leur empruntent leur look. Années bombers et Dr Martens. Nous sommes dans les années bataille (de rue), pas encore les années battle. “NE JAMAIS OUBLIER LES RAISONS PRATIQUES D’UN “VÊTEMENT CULTUREL” ’’ 17 Décalage temporel. Et culturel. Chacun son contexte. Même dans le Bronx, l’uniforme sportswear n’existait pas à la fin des années 70, l’on était très loin des shelltoes et vestes Adidas à la Run DMC, au contraire : sous le show off disco chemises cols pelle à tarte chaînes en or qui brillent, dans les quartiers difficiles comme on allait dire en France dans les années 80, dans les plus exactement ghettos du Bronx, le style en vogue était celui des mauvais garçons dérivé des Hell’s Angels tout en jeans Lee Cooper -la veste aux manches coupées avec dans le dos le blason du gang sur un pantalon denim pas façon pattes d’éph’. Ce n’est qu’avec la 2è vague breakdance, quand les B-Boys s’exportent downtown à l’orée des années 80, que le vêtement de sport a été adopté comme vêtement culturel : la toupie avec un costard en velours et pantalons taille haute, ça l’aurait fait moyen moyen… Comme dit tout au long de cet article : ne jamais oublier les raisons pratiques d’un “vêtement culturel”. Pareil cas avec les petits frères des Casuals anglais une paire d’années plus tard à Manchester et les premiers ravers : danser sous ecstasy toute la nuit en Dr Martens, non merci. 18 Contrairement alors à la vision romantique qui veut que les undergrounds, ou la rue, finissent par dessiner un modèle général, main street, mainstream, il nous apparaît maintenant évident que ce sont des évolutions beaucoup plus globales qui ont aussi modelé le sportswear français des années 90. Aussi et peut-être : surtout. Mondialisation en marche, grande distribution, urbanisation, chômage, crise, télévision : le sportswear français, même à signification culturelle, est le produit d’une société. Ni plus, ni moins. Une société française qui perd de son particularisme, s’américanise et où les codes ”American Look” imprègnent les fibres textiles. Devant le stress de la précarité en marche, il faut savoir se détendre. Les années 80 sont aussi les années New Man ou Daniel Hechter. Struggle for life, le combat, c’est un sport. De tous les jours. Le survêtement commence à se porter hors des terrains prévus à cet effet : uniforme du quotidien uniforme. Le sport est désormais cool, le corps est devenu un capital à sauvegarder. Au diable le vieux fond intello français à la Sartre / de Beauvoir qui dénonce le spectacle des stades comme un nouvel opium du peuple. Et du peuple des femmes. Parcourez le best of Elle des années 80 : pas un créateur qui ne soit passé à côté. L’INTÉGRATION À LA FRANÇAISE L’Équipe magazine est créé comme par hasard exactement en 1980. Parce que le sport comme style de vie pour classes moyennes au moins le temps du week-end passe pour une nouvelle règle, de nouvelles pages conso s’offrent de plus en plus aux lecteurs pour effeuiller les envies, et le porte monnaie. Et surtout, englobant ce tout très moderne, L’Équipe magazine met en avant des sportifs comme de nouveaux étalons, mais hors actualité brute des bêtes à concours, laissée à L’Équipe, le quotidien. Le magazine amène une nouvelle façon de parler. Centrée moins sur les performances pures et dures, que d’un rapport général à une façon de vivre. Tout est challenge, comme celui de perdre les kilos pas très sportifs.… 30 E 31 N T R É E E N T R É E 19 “OVERGROUND, UNDERGOUND, LE TOUT EST DANS LES PARTIES, ET RÉCIPROQUEMENT’’ Le marketing sportif surfe sur la pensée unique, il a désormais pris le contrôle, même des esprits réfractaires, personne n’y résiste. Confer l’hystérie de 1998, on est tous des champions du monde… Même Monsieur “défaite de la pensée” Finkielkraut signera une tribune sur le génie de l’intégration à la française, le même qui déplorera 7 ans plus tard la couleur trop bronzée des joueurs français… mais c’est encore une autre histoire. Le sport est devenu une attitude des jeunes des classes populaires -première, 20 Nouveau formatage des esprits à cette nouvelle échelle de la réussite : se sentir bien dans son corps qui bouge pour montrer aux autres qu’on est dans le mouv’. Au niveau du marché de masse, le sportswear gagne donc sa place dans toutes les garde-robes, notamment celles des quartiers populaires via la baisse des prix des produits offerts à la consommation, de plus en grande grande consommation. Sport 2000, La Hutte Intersport sont au sommet avant de chuter, et dans les placards, d’autres placards plus discrets commencent à orner n’importe quel sweat-shirt de jeune, le jeune pas encore dit djeun : le logo Nike devient la norme 32 E N T -Adidas ne comprenant toujours pas, restant sur son terrain du sports pour le sport malgré l’opération Run DMC, à quel point le marché est mûr pour tout rafler. Le sweat et la veste de survêtement commencent à s’enfiler comme s’ils avaient toujours existé. C’est vrai ça, à quoi ça sert un bouton ? Ça fait perdre du temps. Mauvais chrono. Et les enfants des parents dont on parlait plus haut ont l’impression de se retrouver mal partis dans la course sociale. Le sport apparaît dans les années 90, avec la musique -d’autant que le rap commence à devenir majeur en signant sur les majorsun de ces rares secteurs où les opportunités semblent ouvertes. Surtout que le sport est particulièrement inscrit dans la modernité hyper moderne : compétition, sélection, seuls les forts survivent. É E deuxième troisième génération !- un look qui montre l’aspiration à l’intégration, la parfaite assimilation des codes majoritaires. D’où l’appropriation à la fois des marques de sport signalant le bourgeois bien français. “Lacoste, a love supreme”, adoration qui va culminer à la fin de ces années 90-là (on en reparle dans notre article “Requins”.) Mais la majorité ne veut pas le voir, elle pour qui le sport reste juste un hobby, non une échappée extraordinaire d’un ordinaire en voie de ghettoïsation. Overground, undergound, le tout est dans les parties, et réciproquement. Milieu des années 90 : des marques se font comme l’écho des clips vus à la télé qui déverse de plus en plus de rap américain et au-delà, ce qu’on désigne là-bas comme “urban music”(New Jack, R’n’B etc.). Les jeunes sont désormais ultra informés. C’est Northface, c’est Helly Hansen et tellement d’autres, qu’il suffit de savoir d’outre-atlantique pour les adopter : c’est Nautica puis Columbia, avec la fameuse capuche de la parka qu’on peut profiler. Tout un look bien français qui n’a rien à voir avec les marques typiquement connotées hip hop américain : ça, c’est d’abord pour une minorité, malgré les containers de Fubu (For Us By Us), Karl Kani au début, puis du Phat Farm, Ecko ou Sean John qu’on cherche à refourguer rue St Denis. Mais ça, c’est du streetwear, et même pas du streetwear français qui, lui non plus, n’est jamais arrivé dans les périphéries en tant que langage commun. On a dit streetwear, pas sportswear. Qui dit streetwear, dit communauté, pas toute une société. Le sportswear se joue à l’échelle du pays. “À QUOI ÇA SERT UN BOUTON ?’’ R 19-Arsenik Photo : Wilee 20-Publicité Lacoste “The Best in Sportswear Design” Joy Mc Kenzie Ed. Batsford Qui dit streetwear, dit nouvelle ère, dit fin de notre histoire à nous. Une histoire française du sportswear. 33 E N T R É E 1 1-Fred Perry 1947 «Mode Tennis» Diane Elisabeth Poirier Ed. Assouline CHINER, C’EST DU SPORT. ET DU TEMPS. ET LE TEMPS, C’EST DE L’ARGENT. ET EN PASSANT DU TEMPS À ESSAYER DE DÉNICHER LA VESTE, LE BLOUSON, LA CHEMISE OU LE POLO QUI VA BIEN ET SURTOUT MOINS CHER, ON MET DE LA FRAÎCHE AU CHAUD. LE VINTAGE COMME L’ON DIT MAINTENANT, LA FRIPE COMME L’ON DISAIT AVANT, A D’ABORD ÉTÉ UN TRUC DE PAUVRES. AVANT QUE LES STYLÉS PLUS FRIQUÉS NE CHERCHENT À LEUR TOUR LA PIÈCE QUE PERSONNE D’AUTRE QU’EUX N’AURA. ET POUR S’ENRICHIR À PAS CHER, IL FAUT BIEN CONNAÎTRE. CONVERSATION AVEC UN DES ACTEURS DES PUCES DE CLIGNANCOURT : MONSIEUR ROBERTO. PHILOSOPHE DU TEXTILE VINTAGE QUI NOUS A DÉFINITIVEMENT DÉPUCELÉS EN CETTE VASTE MATIÈRE, NOTAMMENT L’ANTIQUE SPORTSWEAR. 34 P 35 L A T 1 P L A T 1 sement jamais eu de pièces d’époques antérieures). Un vert pas vraiment émeraude, émeraude clair on va dire, avec écriture blanche à l’intérieur. Ensuite, vers la moitié des années 60, on trouve un petit logo extérieur à côté des lauriers, les lettres F.P., apposées, écrites en bleu. On ne trouvait pas ce logo sur tous les vêtements. Moi je l’ai vu surtout sur les petites jupes de tennis. Fred Perry était celui qui se taillait la part du lion dans tout ce qui était tennis -normal, puisqu’il était tennisman- et ça marchait dans le monde entier. Lacoste avait démarré beaucoup plus tôt mais disons que Lacoste n’était pas aussi international que Fred Perry, parce que c’était une production française. On trouvait certes du Lacoste très souvent dans la jet set européenne mais Fred Perrry, puisqu’il s’était associé en plus avec des Australiens pour lancer sa ligne à la fin des années 40, englobait tout ce qui était anglo-saxon. Il avait une plus grosse sphère d’expansion, plus d’impact dans la jet set mondiale. Lacoste, c’était limité plus à l’Europe. Comment fait-on pour dater à peu près des pièces : les étiquettes, les coutures, les liserés, autre chose encore ? Pour parler du polo, et en particulier d’une marque connue pour ses liserés, Fred Perry, qui a démarré comme joueur de tennis dans les années 30 et qui ensuite a lancé sa ligne de vêtements avec un Australien, cette ligne de vêtements était signée du liseré autour du cou et au niveau des bras. Et la couronne de lauriers, évidemment, pour donner un logo à sa marque. Un logo qui, au départ, était brodé. Et en fait, ce qu’on prend pour le nouveau et récent logo Fred Perry est tout simplement celui des origines… Tout à fait, ils se basent sur des anciens modèles, comme un peu tout le monde, ils l’ont à peine retouché. C’est juste pour donner un côté fashion et un aspect nouveau par rapport aux productions d’avant. Tout le monde joue sur un certain come-back actuellement, comme les lignes d’Adidas, entre autres. Sauf qu’elles n’ont pas la qualité qu’elles avaient auparavant, quand il y avait toute une recherche, soit dans la texture du vêtement, soit dans les logos. Parmi les plus anciens logos Adidas par exemple, il y avait une mappemonde et même s’il y a eu des répliques par la suite, ils n’ont jamais trouvé preneurs parce que ça ne reflétait pas l’association d’idées entre Adidas et leur logo fleur, ça n’a pas eu d’impact. Après, la fleur a fait son chemin, notamment la grosse fleur floquée… De là, on peut dater : les années 60, les années 70 etc. tout ça grâce à la fleur. Je parle même pas des étiquettes. Ils ont fait (des vestes à) une ou deux poches aussi, légèrement sur le côté, des poches zippées ou carrément plaquées. On a eu même, ce qui est beaucoup plus rare, des vestes à pression en velours : ça, c’est les années 60. C’était terrible, de très, très belles pièces. Par contre, avec les étiquettes, en vérité, pour détecter le vintage, il faut avoir des étiquettes toutes blanches, écrites en bleu et tout en dessous, il y avait Ventex de marqué. Sinon encore il y a des produits, mais pas d’aussi bonnes qualités que le Ventex, qui ont été fabriqués aux Etats-Unis. En fait, c’étaient des mélanges, moins appréciés que la fabrication européenne, notamment et surtout la française. Pour revenir sur Fred Perry, pour dater les anciens modèles, on a au départ des étiquettes rectangulaires assez larges, de couleur verte, ce sont les années 60 (je n’ai malheureu- Pour rester toujours sur les étiquettes Fred Perry, après on a eu quoi ? Des étiquettes vertes encore, mais un peu plus foncé, et légèrement moins larges. Ensuite, dans les années 70, époque à laquelle, vu l’ampleur qu’il avait gagné au niveau de la commercialisation de sa marque dans le monde entier, tout le monde s’est mis à le copier… Parmi les premiers plagiés du monde du sport, on trouve Fred Perry. Mais dans les années 70, c’était encore assez bien fait et parfois, la seule façon de pouvoir différencier un Fred Perry d’une contrefaçon, c’étaient de tout petits détails, comme les coutures, les fils qui pendouillent ou pas par exemple, ce qu’une grande marque ne peut se permettre et surtout : l’étiquette ! Parce que l’étiquette était brodée, comme les Lacoste. Or à l’époque (les contrefacteurs) n’avaient pas encore mis ça au point : ils pouvaient copier au niveau du patronage du vêtement ainsi que les petits détails extérieurs mais pas l’étiquette brodée. C’est à cette époque là que Fred Perry a commencé à avoir moins d’impact parce qu’il y a eu vulgarisation de 36 P L A T 1 la marque, comme on dit. Les gens y ont eu plus facilement accès grâce aux contrefaçons, c’était moins cher que le vrai. Et automatiquement, vulgarisation veut dire frein à la progression qui était la sienne, au niveau des ventes et de la commercialisation. Donc dans les années 70 on trouve des étiquettes tout en bleu, mais il y en a deux sortes : celles à fond bleu, assez large, où sont marqués Fred Perry en lettres dorées ou jaunes. Sinon, le vrai 70 c’est à dire 73 et plus, on trouve une étiquette rectangulaire, pas large, avec des bandes blanches en haut et en bas (tout est écrit en “blond“, toujours) et à l’intérieur, le laurier brodé avec la taille à côté. Avec ce laurier qu’ils ont remis au goût du jour… Exactement, et le laurier n’est pas brodé dans la matière même, il était apposé, comme le crocodile de Lacoste, il est surpiqué, en haut à gauche à côté du cœur… C’est dans les années 70 qu’ils ont commencé à mélanger le coton avec des matières synthétiques ? Disons qu’on peut avoir une idée de l’époque d’une pièce grâce à ça, parce qu’à partir des années 70, c’était obligé de marquer la composition des vêtements : dans n’importe quel vêtement, quand on regarde à l’intérieur, on trouve la petite étiquette qui décrit la composition. À l’époque, on disait pas polyester, ça s’appelait du terylene (le tergal en français, ndr) ou autre appellation qui revenait au même. Mais à travers ces indications, tu peux commencer à dater, début 70 au minimum. Tandis que pour tout ce qui est avant 70, il n’y avait pas d’obligation de marquer la composition. Dans les années 60, vu l’effort qu’ils faisaient dans le tennis ou autre, le vêtement juste en coton, au niveau des coutures, ça peut lâcher. Il n’avait pas cette souplesse donc ils utilisaient ce genre de polyester pour donner comme un effet de lycra et même sous la tension du muscle ou du mouvement, le vêtement ne claquait pas. Dans les années 60, le mélange typique, c’est un peu de coton et beaucoup, beaucoup de polyester. Tout ça fait beaucoup d’indications et donc, on arrive à donner une datation approximative. Passons des produits à la consommation des produits : comment t’expliques que Lacoste a beaucoup plus marché en France que Fred Perry ? Déjà, la fierté d’avoir un produit français, ensuite pour la valeur de Lacoste en tant que joueur, qui remonte à l’époque des mousquetaires et des résultats qu’ils avaient eu, c’était un honneur, et surtout, un plaisir un peu chauvin, d’avoir un champion qui lance une ligne de vêtements. Sur le premier vêtement que Lacoste a donné à faire, et c’étaient des vêtements à peu près anodins, il a demandé d’y mettre un logo bien à lui. Il avait donné le soin à une femme dont je ne me souviens plus le nom de trouver un logo (*). Ce fut ce crocodile, et il voulait que ce soit le plus gros possible, pour qu’on le voie. Et d’ailleurs le croco n’était pas forcément vert… Donc les premiers croco sont énormes, comme on le voit sur les photos d’époque… Aussi énorme que le coq qui était apposé dans les années 20 et 30 sur les maillots de rugby, on va dire d’au moins 10 cm de hauteur, toujours côté cœur. Et aujourd’hui on retrouve ce logo énorme dans la ligne de cette année, sans les mêmes matériaux ni la même impression. Un come-back comme on dit, tout en restant moins voyant et plus sobre que les premiers. Non, justement. La fabrication était en France gérée par Devanlay. Pour tout ce qui est “made in France“, on trouve une petite étiquette à l’intérieur, à gauche ou à droite, une petite étiquette en satin, tout en bas dans la face opposée à la composition, on trouve qui a fabriqué le produit. Pour la France, c’est Devanlay. Ensuite on a André Gillier Team S.A., en sachant que Team S.A. utilise beaucoup le polyester ce qui est un handicap parce qu’au moment du repassage, on peut brûler le vêtement. Et puis on a Basi S.A., pour l’Espagne. Et Izod qui a eu la licence de fabrication pour les Etats-Unis : Izod en a surtout fabriqué dans les années 70, parce qu’après (en 93, ndr) on leur a retiré la licence, la marque mère n’étant pas satisfaite de la qualité. Ceci dit, Izod avait sa propre marque dans le sportwear et dès qu’on lui a enlevé la licence, Izod s’est mis à fabriquer d’une meilleure façon mais c’était trop tard pour revenir en arrière. La particularité d’Izod, c’est qu’ils voulaient se différencier de la marque française en utilisant différents coloris pour le crocodile. Tout ce qui était européen, je parle à partir des années 60 toujours, c’était du vert, même si les premiers crocos gris sont apparus chez nous dans les années 70, mais ils n’ont jamais fait autre chose, tandis que les Américains ont sorti des crocodiles bleus, rouges (et ils utilisaient, pour la base de leurs vêtements, beaucoup d’acrylique à l’époque)… Les Américains se sont aussi mis à faire beaucoup de modèles à rayures et pour jouer des rappels entre les rayures et le croco, le croco en couleur était pratique. Même si à la base, chez Izod, on trouvait beaucoup de crocos verts, même là, on différencie très vite un Lacoste Izod d’un Lacoste européen, parce qu’Izod a lancé un style, repris ensuite par Ralph Lauren, Tommy Hilfiger et j’en passe énormément : le devant du polo est plus court qu’à l’arrière, tout en ayant une fente sur le côté. Ce qu’on retrouve dans ces Lacoste US, on va dire ceux des années 80, on retrouve toujours le même style : on peut avoir les rayures, le croco vert et tout, mais l’arrière est toujours plus long que le devant. 39 P L A T 1 Les rayures, ce sont les années 80 ? 3 Non, non, pas nécessairement, on en trouve déjà dans les années 60 (…) Et dans ces années là, on trouve aussi déjà du bord-côte pour tout ce qui est polo parce que les années 60 sont assez près du corps ou assez carré mais pour affiner au niveau de la taille, pour éviter que ça bave, ils resserraient le bas en bordcôte pour que la silhouette soit plus sobre. Et dans ces années, on trouve sur les Lacoste des étiquettes beaucoup plus larges, des rectangles avec “Chemise Lacoste“ de marqué avec “modèle déposé“ et “made in France“. Ce qu’on ne retrouvera pas par la suite à partir des années 70. Et le croco est toujours brodé avec du fil de pêche pour qu’il soit invisible. Ce qu’on trouve maintenant, c’est du fil différent, d’autres couleurs, du coup on peut présumer que ce sont, soit des imitations, soit que le croco a été recousu dessus… À la limite on peut penser que c’est une dénaturation du produit originel. 2 Au niveau de la vente, quand est-ce que les gens ont commencé à ton avis à chiner du Lacoste 2è main ? Disons qu’il y a eu une vulgarisation à partir du milieu des 70, sous l’effet d’une mode, au niveau global. Les puces ici étaient un grand bric à brac, où l’on trouvait de tout, un truc magique quelque part, et il y a eu les premiers chineurs : à l’époque c’était beaucoup d’importation américaine, des anciens stocks américains, de grands containers qui arrivaient directement de là-bas à Marseille surtout, avec l’Armée du Salut là-bas qui dispatchait un peu partout. En fait ici, on trouvait de tout et à mon avis, et même si je n’en suis pas sûr du tout, c’est là que sont apparus, je vais dater ça d’à partir 1975 environ, les premiers polos Lacoste ou d’autres marques. Mais c’était pas une vente volumineuse : on ne recherchait pas la marque, on retrouvait simplement quelques marques, comme Lacoste, parmi les autres. On cherchait la qualité, et surtout : pas cher. À la base des puces, du chineur, ou du chiffonnier au départ, tout le monde s’y retrouvait parce que le vêtement, on le vendait en l’état, la valeur était peut-être vénale mais tout le monde s’y retrouvait par rapport à ses moyens : n’importe qui pouvait avoir un vêtement d’une certaine qualité parce que qu’il ne faut pas oublier que pour tout ce qui était produit dans les années 30, 40, 50, 60, la qualité était excellente par rapport à ce qui se fait actuellement. Les vêtements étaient faits pour durer, c’était une autre époque. On retrouvait les premiers Lacoste ou les premières marques américaines, donc de qualité, tout en payant pas cher. 2-IZOD : Distributeur americain de Lacoste 3-René Lacoste 1927 «Mode Tennis» Diane Elisabeth Poirier Ed. Assouline Mais les gars vendaient du “mêlé“ comme on dit, pas que du Lacoste ou du Ralph Lauren, du mêlé ou des balles, où il y avait de tout. Après, à un niveau plus pointu, les premiers chineurs qui s’intéressaient à tout un historique des marques, se sont surtout retrouvés dans le jean, avec des chineurs professionnels qui essayaient de retrouver de l’ancien. Au niveau “mouvement“, toujours dans les années 70, on retrouvait encore les bousons noirs, les rockers au Perfecto qui recherchaient le style des années 50, donc le jean à liseré apparent comme James Dean ou Marlon Brando. C’était des effets de mode mais pas nécessairement basés sur la marque. Cette manie de la marque, c’est peut-être plus apparu avec les années 80, non ? Au début des années 80, la vulgarisation a déjà commencé, avec un choix beaucoup plus grand, avec la création de nouvelles marques. On voit apparaître Tacchini, Superga, Puma, Ellesse, Head, Wilson etc. Et Fila ! Surtout Fila, avec Borg, le champion incontesté de la fin des années 70, qui a fait exploser la marque, avec son petit logo B.G. à côté du logo Fila. Parmi ses vestes préférées, on retrouve la rouge, enfin, rouge en haut et beige avec de fines rayures rouges… toute une époque. Tout ce qui était Fila dans les années 80 et même 90 était très prisé par les Japonais. Aujourd’hui encore on trouve des acquéreurs à très bon prix, surtout si ce sont de bonnes tailles. Regarde les prix sur Internet : c’est du 200€ minimum, et dans les modèles plus anciens, le peau de pêche par exemple, ça monte encore plus (…) Toi tu as ouvert en 1996, en plein dans le début de la folie populaire pour Lacoste, non ? C’est avec un ami, Didier qui, lui, était déjà dans la partie depuis une dizaine d’années, que j’ai fait mes 1ères tournées parce que je viens d’un métier complètement différent, et quand j’avais du temps, j’allais avec lui voir. C’est grâce à lui et à travers mes propres recherches dans des journaux, dans des livres, que j’ai pu évoluer… Mais c’est lui qui m’a montré le chemin en me faisant d’abord reconnaître les vrais des faux, au moins pour Lacoste. Comme je suis un passionné du vêtement, sportswear ou autre, je recherche toujours comme on dit LA pièce : celle qui sort du lot. J’aime pas acheter, au niveau des achats, ce qu’achètent les autres, je cherche la rareté, ce qui est plus difficile. Parfois on trouve de super belles pièces, surtout des années 60 ou 70, comme des petites marques naissantes qui n’ont pas eu les reins assez solides pour avoir une certaine continuité, mais qui avaient quelque chose en plus. Ces marques-là par la suite ont été, soit abandonnées par leurs créateurs, soit rachetées ou absorbées. Les petits nouveaux qui avaient quelque chose en plus étaient vite repérés par des marques solides pour pouvoir prendre ce créateur et donner un essor supplémentaire à leurs propres marques. 40 P 41 L A T 1 P L A T 1 4 Maintenant dans le monde de la mode, ou tu as les capitaux et pas d’imagination, il faut donc savoir bien s’entourer, ce que les locomotives ont su faire, surtout dans le sportswear. Ou tu as de l’imagination (et pas le reste) et tu fais des petites productions en attendant l’aide de quelqu’un. Les temps ont changé aujourd’hui : on recherche l’efficacité des ventes… Tout a déjà été créé, par les plus grands créateurs. Ceux-là, on les trouve au début du 20è siècle, dans la recherche du détail etc. et dans tout ce qui est sportswear, depuis les années 60, tout a déjà été fait, il n’y a donc plus qu’une sorte de re-manipulation du produit, à la façon actuelle… Ce que fait très bien Lemaire avec Lacoste, avec les matières, les logos aussi, comme son croco gris… Tout à fait, même si le logo ne fait pas une ligne de vêtement. Le logo est l’emblème de reconnaissance du vêtement… Et de prix aussi… Tu as des exemples en tête ? Surtout dans les années 70, en restant sur tout ce qui est sportswear, on trouve très souvent, surtout dans le monde du ski mais on pourrait parler de MacGregor aussi, des marques allemandes, autrichiennes et suisses. Souvent très, très bon… Trévois par exemple qui ont fait de très belles pièces. Et ce qui est malheureux, c’est que Trévois, qui est une marque très ancienne aussi, a été laissée en cours de route alors qu’elle était de très bonne qualité et surtout, très innovatrice, n’ayant rien à envier à des Adidas, Puma, Fila etc. Avec la petite couronne qui était brodée… Il y en a eu tellement mais au lieu de se développer, ces marques sont restées des productions locales, elles ne cherchaient pas à sortir de leur territoire, par exemple en Autriche (avec Hummel). Peut-être parce que ça reflétait le style local, peut-être pour garder leur propre petit marché et éviter de se casser les dents sur un marché international(…) Il y a 2 sortes de personnes : celle qui sont nées pour commander, et celles nées pour exécuter. L’imagination, ça ne s’acquiert pas, tu as un don ou tu l’as pas. Tout esprit créateur, celui qui innove, de Jean Patou à Christian Dior ou Courrèges ou Balenciaga -qui était le maître, c’est lui qui a donné du boulot à Courrèges - tous ceux qui ont marqué la mode sont ceux qui ont su innover, que ce soit au niveau du produit, du matériau ou de la ligne. En fin de compte : ceux qui ont su oser. Comme disent les S.A.S anglais, “dare is win“, oser c’est gagner. Il faut avoir la foi, au moins essayer. Le prix dans les grandes marques n’a jamais été à la baisse, il ne fait même qu’augmenter. Personnellement, je pense qu’il ne peut pas baisser : s’ils le font, c’est la fin de la marque. Comme dans la mode, regarde Pierre Cardin : dans les années 60 et 70, il a fait des merveilles, c’était un maître incontesté mais par la suite… Ou Balmain, dans les années 80, ou Courrèges à la fin des années 70, début 80… ils ont travaillé avec des compagnies pour accroître la commercialisation, les compagnies d’aviation par exemple, même Hermès ! À la fin des années 80, début 90, chez Hermès, ils ont fait des pièces qui étaient des tenues de travail mais en faisant ça, automatiquement, tu dénigres ton nom, même si tu gardes une certaine qualité, ce n’est plus de la couture, tu perds de la crédibilité, tu retrouves les marques dans les cadeaux d’entreprise, des stylos Pierre Cardin, Balmain etc. C’est tout le businesss des licences… Voilà. Dès qu’il y a des marques qui se sentaient en perte de vitesse, pour faire rentrer toujours de l’argent, on commençait à faire des tenues de travail. On y mettait un certain style, en essayant de donner une idée de prestige, en associant un peu du prestige du logo du créateur à une ligne de vêtements. Peut-être que ça donnait du prestige aux entreprises qui utilisaient ces lignes, mais pas au créateur lui-même. Et donc quand tu as ouvert, tu as senti cette folie Lacoste ? Lacoste, moi je l’ai fait beaucoup plus tard, mais j’ai pu voir l’évolution justement à travers Didier, mon pote : il y avait tous les gamins des cités qui se ruaient sur les Lacoste. Et 4-Björn Borg «Mode Tennis» Diane Elisabeth Poirier Ed. Assouline 42 P 43 L A T 1 P L A T 1 à porter. Mais le problème était qu’ils boulochaient : quand ça bouloche sur de la laine, on peut enlever les bouloches, mais sur du coton, c’est beaucoup plus dur d’où la bouderie sur ce genre de produit ; automatiquement la bouloche signifie usagé et vieux. Pour revenir à Fred Perry, t’as encore cette population de skins, ou de rockers, ou de mod’s, très vivaces dans les années 80 ? c’était pas cher : le 1er prix dans les Lacoste, c’était 50 Frs quand il y avait des petits défauts, sinon, c’était 100 Frs… et les gamins descendaient ici acheter par 20, par 50, ils en revendaient à d’autres, ils faisaient leurs petits bénéf’ en les revendant à d’autres, en les relavant et en les repassant. Beaucoup plus tard, la marque Lacoste a mis le holà, avec un nouveau directeur qui a arrêté tout ça, en passant à la télé pour dire qu’il en avait marre que la racaille porte du Lacoste. Cette clientèle des cités s’est trouvée prise à parti, en y trouvant un côté raciste. Ils ont alors arrêté net avec cette marque, en se rabattant, un peu, sur du Ralph Lauren… Qui a connu le même phénomène aux EtatsUnis… Oui, et sûrement après quelques temps, la racaille chez nous a eu vent du même problème avec Ralph Lauren et ils se sont aussi mis à la bouder et ils se sont mis à d’autres marques, comme Marlboro classics pour ce qui est du streetwear ou jeanswear. Mais la ligne de vêtements Lacoste a évolué depuis et les gens y reviennent régulièrement, parce qu’on arrive notamment encore à trouver du Lacoste d’assez bonne qualité, comme Ralph Lauren. Parce que Lacoste, au niveau qualitatif, ils ont prouvé avec le temps qu’ils savaient fabriquer des vêtements d’excellente facture -même des coloris assez vifs, même au bout de 30 ans, ne bougent pas trop si c’est bien lavé, chose qu’on ne peut pas dire de tout vêtement… P L A Pour continuer sur Ralph Lauren, t’as vu qu’eux aussi ont ressorti les gros logos du jockey… Ouais, on retrouve aussi les battes de golf croisées avec les lettres en gothique, et ceux-là, on les retrouve à la fin des années 70, début 80 comme logo de base dans les hauts de rugby, c’est une production qu’il m’est arrivé de trouver. Chez Ralph Lauren, il y a plusieurs logos : il y a du “chaps“ (équitation, ndr), une ligne golf, une ligne différente de ce qui est habituellement commercialisé parce qu’il n’y a pas nécessairement le cavalier, à la qualité légèrement supérieure : cette ligne-là est plus pour les personnes d’un certain âge, pas dans le besoin de s’afficher en affichant la marque, parce que aisées. Dans les lignes actuelles, l’avant-dernier modèle, c’était le poney avec le joueur de polo d’une très grande facture, avec un n° sur le côté. Dans les chemises, on retrouvait le même poney, en grand avec un n° sur le bras et à l’arrière, un peu pour faire croire à de l’innovation. Mais ce qui est beaucoup plus recherché c’est, un peu comme pour Lacoste, le maille piqué en nid d’abeille, parce que là au moins, par rapport aux matériaux qui étaient utilisés dans les années 80, c’était tressé très fin, c’est très agréable Justement, on retrouve deux sortes d’acheteurs de Fred Perry, facilement reconnaissables par leurs looks, notamment les coupes de cheveux : les hooligans qu’on retrouve toujours, les skinheads qu’ils soient français, anglais ou hollandais etc. Et une clientèle typiquement parisienne, du Marais, hommes ou femmes et ça, on ne peut que le reconnaître : la population homosexuelle regroupe des gens prescripteurs, ils ont un feeling en plus. Parlons des pulls : quand il y a eu la tendance du pull en V, en petit V, c’étaient eux qui l’avaient lancée. Quand il y a eu celle de la marinière, pareil. Ils cherchent toujours la nouveauté ; le col rond aussi et parmi les 1ers à porter Fred Perry, c’étaient eux. Regarde Jimmy Somerville dans les années 80. La communauté homo a suivi, et quand ça s’est estompé chez eux, ce sont les hétéros qui ont repompé cette vague, devenue une mode par la suite. En fait, c’est une sorte de schéma fashion, les homos créent une tendance chez eux et une fois que eux, ils en ont marre, ça se diffuse… Dans le sportswear en général, ils cherchent toujours des marques qui les différencient des autres. Et toi qui es italien, raconte-nous un peu l’ambiance de l’Italie… Le style italien est spécial, c’est un monde à part, toutes couches sociales confondues. Fred Perry là-bas est porté par des personnes d’un certain âge, les personnes aisées de 50 ans et plus, des gens qui aiment le blanc, rien de chargé, avec une certaine classe, qui aiment bien porter la marque, ou la qualité en général, mais surtout pas ce qui flashe, pas comme chez les jeunes. Eux, c’est autre chose… Même si actuellement il y a un retour du polo Fred Perry chez les jeunes aussi, qui cherchent de l’ancien Fred Perry alors que ça coûte hyper cher là-bas : sur le marché de Rome, les puces de là-bas, ils sont vendus 110, 120€, et c’est de la fripe… En revanche, dans le sportswear italien qu’on retrouve souvent et qui trouve toujours preneur, on retrouve Le Coq Sportif des années 70, les Superga, une petite marque née dans les années 70 et qui est un vêtement de sport de l’armée italienne à la base… Et des toutes petites marques qui étaient faites juste pour les marchés. Du cheap pas cher, qui reprenaient les formes connues, par exemple, celle de la Clarks “Wallabee“ qui a connu l’essor que l’on sait il y a 7, 8 ans. La forme Clarks elle même, ça ne coûtait rien en Italie mais on appelait ça des Clarks sauf qu’avec l’effet fashion, on les a faites payer plus cher. Même chose pour les baskets, il y avait du sans marque surtout, des baskets toutes bêtes mais avec des finitions excellentes par contre, qu’on retrouve maintenant un peu partout, dans les grandes surfaces aussi. Sauf qu’on ne parle plus de la même période, on trouve encore des choses à 10€ mais c’est pas la même qualité… J’ai pas les moyens mais je suis fashion… (*) : à moins que ce ne soit le dénommé Robert George, ndr. Adresse : 60, rue Jules Vallès 93 400 St Ouen 45 T 1 P L A T 1 LE SURVÊTEMENT LACOSTE ET LA PAIRE DE “REQUINS“ AUX PIEDS AVEC, POURQUOI PAS, UNE JAMBE DU SURVÊT DANS LA CHAUSSETTE… VOILÀ L’IMAGE PURE ET PARFAITE QUE L’ON S’EST FAITE DU JEUNE DANGEREUX DE BANLIEUE, OU DU JEUNE DE BANLIEUE DANGEREUSE, VERS LA FIN DES ANNÉES 90. CETTE PAIRE DE CHAUSSURES DE SPORT EST L’UNE DES RARES À AVOIR AUTANT MARQUÉ UN TERRITOIRE. DÉFINI UNE CULTURE. ÉCLABOUSSÉ TOUT UN IMAGINAIRE SOCIAL. EN BIEN. ET EN MAL. BEAUCOUP. Beaucoup. Et notamment, et surtout, chez les amateurs et collectionneurs de baskets considérées comme “nobles“, les sneakerheads souvent horrifiés à l’idée ne serait-ce que de l’éventualité de se retrouver mis dans le même sac que les amateurs de “requins“. “Requins“ ou “Tn“, du nom de la technologie Air Tuned que Nike avait conçue à l’occasion de ce modèle. Cette coupure dans le monde mystérieux de la sneaker n’est pas seulement du snobisme. Certes, il existe. Tarte à la crème un peu molle du chou (à la crème) : tout est question de points de vue, les goûts et les couleurs etc… Mouais. Quand un de nos collectionneurs de “requins“ que l’on a interviewés avance que ce modèle est avant tout une “chaussure mode“, d’autres y verront juste une verrue bas de gamme, pas too much, juste trop moche… Mouais, mouais. Il y a autre chose qui couve là-dessous, sous les braises de la distinction par un seul objet de consommation. Car vouloir se distinguer, pourquoi pas, mais se distinguer de qui, et de quoi ? Surtout au sein d’une communauté sneakers qui d’après le proverbe qui n’existe pas, serait intrinsèquement hip hop (on oublie le reste skate), avec ses valeurs communes. Sous le prétexte esthétique, perce une question sociologique. 46 P 47 L A T 2 P L A T 1 1 2 3 4 ‘‘L’APPELLATION «REKINS» EXISTE’’ 5 6 MODÈLES SERIE 1 1-Ceramic Blue 2-Éclair 3-Lazer Blue 4-Marine Silver 5-Olympique Marine 6-Water Blue 48 P L ORTHOGRAPHE Mais d’abord, la question étymologique. Cette appellation “requins“ est d’origine incontrôlée : très vite « au départ, dans la rue, cette appellation a été retenue compte tenu de la forme des vagues présentes sur la paire, qui rappelle les ailerons de l’animal » dixit Romain qui continue, réaliste : « Les appellations «Tn» et «requins» sont bien trop souvent utilisées par leurs détracteurs pour qui «Tn = racaille». Ces appellations sont devenues péjoratives au fil du temps. Moi, je les appelle le plus souvent les Air Max Plus (AMP). » Exactement parlant, ce sont des Air Max Plus 1 et l’on peut comme Manu préciser la précision : « en général je dis mes «Plus 1» ou à la rigueur, si on sait que je parle des «Plus 1», je dis «Tn», car en fait j’ai aussi quelques «Plus 3» et «Plus 7»… C’est donc plus simple de les différencier par le chiffre que par A un nom. » Sauf qu’entre amoureux du modèle, même un chiffre peut être cause de schisme : « les Air Max Plus 2 et Plus 3 ne sont pas des «requins», le nom «requins» est propre à la gamme Air Max Plus 1. Les autres AMP sont des paires qui font suite à l’Air Max Plus 1, des épouvantails commerciaux. Par exemple pour la Air Max Plus 2, à l’époque, j’entendais souvent le nom de «dauphins» pour les qualifier », nous rappelle Romain. Précision qui se perd de l’autre côté de la frontière, selon notre correspondant belge, Jibé : « je les appelle «Tn» par habitude car je suis originaire de Belgique et là-bas tout le monde les appelle «Tn», contrairement à la France où elles ont pris le surnom de «rekin». » Mais, mais, mais… doit-on écrire requins ou rekins ? « L’appellation «rekins» existe -nous confirme Romainmais pour moi, elle vient purement du web car il y a eu un site internet, qui n’existe plus mais qui a été le précurseur des sites web sur les AMP et qui s’appelait «rekins.com». C’est aussi un terme utilisé par les newbies et autres nerds qui ont raté le train dans ce monde de… requins. En plus, cette appellations web, ou plutôt l’orthographe, vient des fétichistes de la AMP qui ont commencé à utiliser le web pour leurs plans foireux (gay, roulage dans la boue avec leur pompes neuves ...) D’ailleurs le boss de «rekins. com», en était un... » Ce fut évidemment notre plus grande surprise dès que l’on a commencé à s’intéresser au sujet : il existe un monde très particulier de jeunes exhibitionnistes n’ayant pas peur de montrer leur appareil intime avec une paire de requins quelque part sur leurs photos, diffusées sur le web. A priori, mais nous n’avons pas poussé l’investigation jusqu’au bout (sic), des soirées d’un genre très particulier de fétichistes existent… Resterait à savoir ce qu’il s’y montre en premier, son sguègue ou sa «Tn». Ou les deux, mystère… Alors, quand on demande à ces collectionneurs de AMP1 ce qu’ils «kiffent» le 7 7-Anglaise 8-Chambray 9-Lunar Blue 10-Met Silver 11-Canvas 12-Swooth Bleu Ciel ‘‘ON NE PEUT PAS DIRE QUE L’AMP ÉTONNE PAR SON CONFORT ’’ plus chez elles : l’esthétique, le confort, la forme… rebelote, on s’entend répondre par Romain : « Je n’emploierai pas le terme «kiffer». C’est un mot bien spécifique dans le jargon de la AMP et qui fait référence aux fétichistes. Catégorie dans laquelle je n’entre pas. Idem de la part de Manu : « Je n’emploierai pas le terme kiffer mais apprécier… Pour moi le “kif“ n’est pas un langage de collectionneur. Donc j’apprécie l’esthétisme, les bulles, la forme, les coloris surtout, qui sont très originaux pour l’époque ; la façon dont on les lace sans pour autant faire les lacets etc… Par contre le confort est assez précaire malgré toutes les bulles… » Idem pour Kevin : « on ne peut pas dire que l’AMP étonne par son confort, c’est plus son esthétisme et les tons de couleurs qui m’on attiré. » Et pourtant… La “Tn“ a été vendue comme une révolution du confort pour pieds sportifs. Or la réalité conso ne re- 8 9 11 lève pas vraiment et vraiment pas d’une raison sportive : « la «Plus 1» est pour moi, tout sauf une chaussure de sport: faire un foot avec un paire de «Plus 1» c’est comme faire un golf en talon aiguille, on est sûr de repartir avec une entorse et le confort «sportif» est vraiment très limité. Quand je fais du sport je prends une paire de Dunks ! », c’est Manu qui le dit. Bien obligé pourtant de communiquer sur cet aspect technique, Nike a chaussé toute l’équipe des athlètes américains pour les J.O. de 2000, mais seulement pour la cérémonie d‘ouverture, pas les épreuves, comme quoi eux-mêmes devaient savoir cette grosse différence… Parade marketing. « Faut être franc », on est là pour ça Jibé : « je dois reconnaître qu’elles sont extrêmement fragiles, la robustesse ne fait malheureusement pas partie de ses qualités. » Clair résumé par Romain : « Son poids, les matériaux utilisés ne sont pas vraiment adéquats à la pratique sportive. » On touche là le nerf de la guerre sportswear : adoption d’un produit pour l’amener sur des terrains de jeux originellement pas prévus à cet effet. Succès sur le macadam. Pas sur la cendre d’une piste de course. La valeur du produit ne réside pas dans la fonctionnalité, ni seulement dans son prix mais dans sa valeur ajoutée : l’imaginaire qu’il véhicule. Tout est dit par Jibé : « Je suis tombé amoureux de ce modèle sans les avoir testées donc à la base ce n’était pas pour le confort ». Mais pour bien autre chose. 10 12 49 T 2 P L A T 2 1 pas l’entendre parler français. Souvenez-vous, c’est la prolifération Secteur Ä, l’explosion Fonky Family, les puristes que ça fait enrager, le marketing du rap qui fait mousser la rivalité Paris vs Marseille, les “conscientisés“ qui supportent La Rumeur : division des clans en sous clans. GRAMMAIRE Maintenant,rappelons nous la citation initiale du même Jibé quant à l’appelation «Tn» en général dans le plat pays belge pour toute AMP sans particulier. La «Tn» a explosé en France et dans l’espace francophone, en Belgique, en Suisse, (et un peu en Angleterre aussi) là où se trouve le marché du rap en français. A contrario, aux Etats-Unis, le pays érigé en paradis de la sneaker acclimatée à l’enfer urbain, la AMP1 a, d’après nos informations, été surtout considérée comme une chaussure de sport pour filles ou en tout cas, une chaussure de running pure et dure, rien d’autre. Rien à voir donc avec l’Air Force 1, un des symboles de la communauté hip hop US. Alors qu’ici, telle la Air Max des années avant, la Air Max Plus 1 va connaître un sort typiquement français (ou francophone), un accessoire citadin ou suburbain, bien plus qu’un article de sport. La raison ? : l’adoption du modèle par les représentants de cette France qu’on allait encenser le temps d’un été (la victoire de la Coupe du monde de football) et à laquelle, à tort ou à raison, on identifie les représentants du rap, du rap français. Tout commence donc en 1998, année de sortie de la AMP1, coïncidence rétrospectivement signifiante. Romain se souvient pour nous : « lors de leur sortie, nous sommes dans l’âge d’or du rap français : NTM, IAM et Arsenik (pour ne citer qu’eux) sont propulsés sur le devant de la scène médiatique et c’est ce qui va influencer énormément d’acheteurs, dont les gars des cités, dans leur façon de s’habiller. C’est le départ de la mode survêtement Lacoste et «Tn» et de toutes autres choses chères et luxueuses qui va permettre de se démarquer. Et 1-Manu 13 L ‘‘ LA FAMEUSE ÉQUIVALENCE : “REQUIN“ = RACAILLE A L’AILERON DUR. ’’ « C’est totalement débile, continue de s’insurger Jibé. Quand j’explique aux gens pourquoi j’aime tant cette paire, quand je leur explique son histoire, les gens laissent vite ce préjugé loin derrière eux. » Et comme Manu, l’on pourrait aussi remarquer qu’« aujourd’hui les racailles portent des Asics et des Converse, estce qu’on dit pour autant que c’est des shoes de racailles ? » Non, mais tout est image. Avec un premier plan et un arrière fond. Seconde hypothèse pas forcément imaginaire, celle de l’inconscient collectif : puisque le requin est assimilé à un prédateur marin dangereux, le surnom donné à ce modèle fait résonner en nous une corde très sensible, les menaces qui sourdent dans la ville, les dangers cachés sous la surface. Le terme “requin“ porte en lui ce son de cloche d’avertissement, l’arrivée de ces jeunes garçons à l’affût de leurs proies, petits poissons pris dans les mailles du filet d’une bande de «prédateurs». Un seul mot suffit et la connotation est verrouillée. 14 donc, de faire passer le message «moi j’ai réussi» auprès des autres. Des groupes de rap, mais aussi des artistes comiques comme Jamel Debbouze ou Eric et Ramzy qui émergent, et des sportifs tels que Thuram, Blanc, Ronaldo voire même Ribery (mais lui, ce ne sera que beaucoup plus tard, en 2005) qui se feront, inconsciemment, porte-parole de cette paire en les portant en public. » C’est cette image, qui explique ce qu’une paire de «requins» a pu « représenter dans la vie courante au début des années 2000 chez les jeunes. Posséder un beau coloris, que personne n’avait, a fait tourner les têtes… surtout sur Internet, quand la paire est devenue obsolète dans la rue. » 1998 : généralisation du web dans les facs et les premiers cybercafés sans oublier quelques foyers favorisés, apogée (début de la fin ?) du rap français, accès au rap US totalement démocratisé. pulaire rappelée par Manu. Mais l’on n’est pas obligé de la respecter. La fameuse équivalence : “requin“ = racaille a l’aileron dur. Et un chewing-gum c’est casse-pieds, et c’est compliqué d’expliquer le pourquoi du comment à un observateur qui a branché son radar de protection urbaine sur fréquence parano. Un petit coup d’œil, de la tête aux pieds, c’est limité. Malheureusement (ou pas) le look est un méta-langage. Un impact visuel direct. Hypothèse : c’est vers cette année-là que le public hip hop se divise vraiment en plusieurs clans : rap français, rap mainstream R’n’b, rap indé, tout ça tout ça. Même grammaire pour tous sauf qu’on ne parle plus de la même chose. Notamment, et surtout, quant au rap français. Il y a ceux qui en écoutent, et ceux qui tout en écoutant du rap US ne veulent 50 P Surtout qu’à ce moment-là le terme «racaille» est passé dans le langage juvénile commun (bien avant le commun politique, plus tard…), notamment après pas mal de heurts plus ou moins virils entre techno fans et cailleras «forcément» rap… Et pour repérer une racaille, un look seul suffit, c’est l’association survêt / «requins». Stigmate et stigmatisation. Clichés aussi durs à décoller qu’un chewing-gum crevé sous la semelle : « Moi, je vis en banlieue et j’écoute de tout sauf du rap, et pourtant je porte des «Tn» donc l’habit ne fait pas le moine… non ?», c’est la sagesse po- A T 2 15 16 17 18 MODÈLES SERIE 2 13-Abysse 14-Zebra Carreaux 15-Arsenik 16-Carolina Women 17-Petrole 18-Olympique Turquoise 51 P L A T 2 2 ÉPISTÉMOLOGIE Verrouillée et sous écrou, malgré tout, et malgré le prix d’un AMP1 en particulier. Car 1998 est aussi l’entrée d’une tranche d’âge dans la possibilité de l’argent de poche dans le porte monnaie, pour les plus jeunes. Le temps de l’adolescence ou de la post adolescence plus ou moins prolongée pour une génération qui, comme les précédentes, adore se repérer entre pairs, pour savoir à quelle «tribu», comme on disait, à quelle groupe l’on appartient. Sauf qu’ici, les signes extérieurs de richesse ne suffisent plus. Même (et surtout) avec cette génération-là, qui a particulièrement basculé plus largement encore que ses ainées du côté boulimie des éléments consommables d’une culture, appropriation en espèces sonnantes et de plus en plus trébuchantes de produits distinctifs. Avec la “Tn“, il est désormais clair, que la seule dépense hors de prix ne suffit plus pour faire communauté commune. Parce que le prix d’une AMP1 est élevé, « allant de 899 frs jusqu’à 1199 frs, voire plus encore dans certains magasins d’importation ou au marché de Clignancourt où, par exemple, le modèle Olympique Femme était vendus 1500 frs… », d’après Romain qui s’en rappelle exactement. Confirmé par Jibé : « à l’époque, les “requins», c’était tout un phénomène. D’abord c’était une des rares baskets à coûter plus de 1000 francs, et puis elle 2-Romain ‘‘ D’ABORD C’ÉTAIT UNE DES RARES BASKETS À COÛTER PLUS DE 1000 FRANCS ’’ n’était distribuée que dans les magasins de la chaîne Foot Locker ce qui en faisait réellement une exclusivité. J’ai connu des gens qui pouvaient se taper plusieurs centaines de bornes pour se procurer une paire d’AMP1. » On peut ainsi ne pas oublier que cette enseigne aux rayures noires et blanches a gonflé son chiffre d’affaires grâce à ce modèle et l’on peut quasi supputer que la multiplication des boutiques Foot Locker s’explique un peu (beaucoup ?) par ce gonflement de l’engouement «Tn» : « moi, avoue Romain, j’ai connu les “Tn“ en 1999, lorsque je suis arrivé sur Nancy. Malheureusement, compte tenu de leur prix, ce n’est qu’en 2002 que j’ai pu acheter ma première paire. À Nancy à l’époque, on n’avait pas de Foot Locker, j’étais monté exprès à Paris au F.L. des Halles pour les acheter, c’était un événement personnel dans mon “amour“ des baskets (car je ne me limite pas aux AMP !)… » Malgré donc les prix haut de gamme d’une paire de “requins“, le seul prix n’a pas suffi à rassembler tout le monde autour de la même table. ‘‘ BOOBA L’A ÉTÉ : POP. LA TN, NON, JUSTE POPULAIRE. ’’ Bien sûr, comme le rappelle Manu avec bon sens, « mettre 160€ dans une paire qui va pas tenir 1 mois si on fait du sport, ça rebute… » sauf que l’on vient de voir que la AMP1 remplissait bien autre chose qu’une fonction sportive, une fonction de marqueur culturel et de statut social. Mais une sociabilité pas partagée par l’ensemble de ceux baignant a priori dans les mêmes eaux. Curiosité symptomatique à l’heure également où il est devenu réglementaire que le caractère hors de prix justifie souvent seul un engouement général, au moins virtuellement, à cette heure précise où le web gagnait sa place dans de plus en plus de foyers. Et où naissait une génération web bientôt web 2.0, des blogs conso et forums de toxicos du produit qui se mettent alors à pulluler. Où des communautés (ou des clans) se séparent même si, de loin, elles se partagent certains référents. Quand quelqu’un ou quelque chose arrive à croiser tous ces référents, il ou elle devient pop, plus que populaire : Booba l’a été : pop. La «Tn», non, juste populaire. 52 P 53 L A T 2 P L A T 2 19 20 21 22 ‘‘ PAYER 160 EUROS POUR UNE PAIRE QUI DURE 3 SEMAINES, C’EST PAS TOP. ’’ Et contrairement à d’autres passions de collectionneurs se démocratisant parallèlement à leur micro marché devenant important et attirant du coup de nouveaux adeptes, la collectionite AMP1 a chanté son chant du cygne quand elle a atteint des sommets de prix. Qui ont effectivement explosé : « 2003 a été l’année phare pour se faire de l’argent grâce aux AMP, nous a appris par exemple Romain : (ensuite) ça c’est calmé car des pseudo vendeurs sur Internet, peu scrupuleux, ont voulu faire passer la AMP comme la future Jordan en terme de prix, en 2002-2003, avec l’émergence de certains forums. On assiste actuellement à un déclin total en terme de tarifs car beaucoup de gars ont acheté sur Internet et se sont vite rendus compte qu’acheter une paire de baskets ne les rendait pas meilleurs ou plus respectés, et donc, les ont revendus en masse, et c’est pas si mal ! Mais la qualité des Air Max Plus s’est détériorée à partir de l’année 2003...» Comme si l’on pouvait faire prendre des vessies pour des lanternes à des fanatiques de l’objet en tant que tel : un collectionneur est d’abord un amateur très éclairé de son objet de collection. Comme le dit Manu : « je pense aussi que seuls quelquesuns avaient la collectionnite aigue en AMP1, or le jour où ils ont trouvé les modèles qu’ils voulaient, ils sont passés à autre chose, tout simplement (…) Le souci, c’est que les modèles dits de collection, sont les tout premiers modèles car ils étaient de bonne qualité, avec des couleurs originales notamment… » De tout premiers modèles qui sont les «Hyperblue» (sorti en 99 et réédité en 2003, justement) et «Tigre». Et l’on pourrait parler d’autres modèles encore, tel le modèle homme appelé “Electrik“, évoqué à la fois par Kevin et par Jibé. Romain, peut-être le plus pointu de nos collectionneurs, souligne aussi que « beaucoup recherchent le modèle Olympique féminin en croyant que c’est le plus rare, mais pas forcément le plus beau, juste parce que c’est rare… Ça dépend aussi de la pointure. Par exemple les Olympique Femme, en petite pointure, sont faciles à trouver, par contre en grande pointure, il faut s’accrocher ! »… On touche là (encore une fois) le cœur de cette douce maladie appelée collectionnite : un modèle féminin faisant fantasmer des têtes et des pieds masculins… Kevin connaît forcément bien ce modèle femme Olympique white, « sorti MODÈLES SERIE 3 19-Florales 20-University 21-Tigres 22-Sanguines 54 P L A T 2 Tertio, la qualité de fabrication des paires : on assiste comme pour l’ensemble des autres modèles Nike à une profonde décadence en terme du choix des matériaux comme de l’assemblage (choses expliquées en partie par les changements de pays de production). Et payer 160€ pour une paire qui dure 3 semaines, c’est pas top.» Faut pas prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages. Et encore moins des oies qu’on gave. à l’occasion des J.O. de 2000, limité a 9000 exemplaires et vendu avec un certificat d’authenticité » Encore faut-il ne pas vouloir faire affaire avec un margoulin qui a photocopié le certificat, pour garnir son compte Paypal… Délices d’une collection, épopées personnelles, histoires cultes et déconvenues. Quand cette passion s’éteint, la nostalgie pointe le bout de son nez : « aujourd’hui les modèles fabriqués sont ternes à côté. Les bulles reformatées, depuis quelques mois, en font un modèle qui a perdu tout son charme. À rentabiliser le coût de fabrication, on en fait un modèle très “bof“, voire nul. » Romain : « Nike a tué l’esthétisme de la paire le jour ou ils ont revu leur système Air (les bulles carrées), pour l’ensemble de leur gamme fin 2005. Cela s’est traduit par une grosse différence esthétique pour les AMP, et là, je n’ai plus retrouvé l’esprit AMP que j’aime tant. » C’est ce qui s’appelle tuer une poule aux oeufs d’or… Petite leçon de marketing par Romain, une de ces cibles idéales mais beaucoup plus lucide que les services marketing ne l’imaginent un peu trop souvent : « ce déclin qui va commencer courant 2003 s’explique par de nombreux points. Primo, le design : on assiste à un essoufflement créatif. Fini le tissu à motif quadrillé ou les dégradés flashants innovants, les coloris deviennent ternes et sans saveur. Deuxio, de plus en plus de personnes en portent, que ce soient des jeunes de 12 ans ou des darons et de plus en plus de Foot Locker ouvrent en France. Cette paire devient banale et très accessible, l’effet rare et exclusif n’y est plus du tout. P L A Reste une question : verra-t-on un jour prochain un revival de la Air Max Plus 1, à la façon des Air Max ? Une gamme qui, avant sa relance pour un nouveau culte pop et de la même façon que sa petite soeur «Plus 1», était originellement une gamme seulement populaire. 55 T 2 COMMENT DÉCHIFFRER LES ÉTIQUETTES Gracieusement rédigé par Romain, collectionneur très pointu, ce petit guide va vous permettre d’obtenir des informations liées à vos sneakers. L’étiquette donne tout un tas d’informations à propos d’une paire, encore faut-il savoir les décrypter. Et enfin posséder ces informations nécessaires à un passionné d’Air Max Plus 1, par exemple : cette méthode s’applique certes aux AMP, mais peut très bien être adaptée à d’autres modèles Nike. La méthode sera la suivante : Description de texte de l’étiquette puis application à deux cas : Les Bloods, modèle de 2001 / Les Nid d’abeille, modèle bleu, sorti en 2006. Ces deux modèles présentent la caractéristique suivante : 2 étiquettes différentes dans la conception et la délivrance de l’information. A. Le lieu de Fabrication Voici les principaux sites de fabrication des modèles Nike : 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. Chine Taiwan Corée Vietnam Thailande Indonesie Italie Japon Etats-Unis D. La période de Fabrication. Comme indiqué textuellement sur l’étiquette, nous remarquons des sites de fabrication différents pour nos 2 coloris test : le Vietnam pour les Nid d’abeille bleus et la Chine pour les Bloods. A noter qu’à l’heure actuelle, il ne se fabrique plus d’Air Max Plus en Chine, l’Indonésie et le Vietnam étant devenus les sites principaux de fabrication. Une étiquette de Air Max Plus 1, c’est comme un livret de naissance, on sait où elle a été fabriquée, mais aussi : quand. Mais elle apparaît sous une forme différente selon nos étiquettes de coloris test. En effet, l’étiquette “new school“ nous informe de la période de fabrication de ce coloris à 2 endroits : Au point D, le jour de lancement de la fabrication du coloris. Au point D’, le jour de fin de production. B. Codes correspondants aux usines Nike Pour 2 paires ayant un coloris strictement identique, vous retrouverez à chaque fois ces dates, indiquant donc la période de production. Suite à l’indication du site de fabrication, nous retrouvons un repère, au point B, correspondant au site : On remarque que sur les étiquettes «old school», la période de production est concentrée en un point (D), et se présente sous cette forme : (Année de production) ( Mois de départ de production) ( Mois de fin de production) Ce qui donne pour les Bloods : 01 03 05 On peut ainsi aisément déduire la période fabrication de ce coloris, située ici entre Mars 2001 et Mai 2001. C - Les Tailles 1. Taiwan - FT1, FT2, FT4, FT8, PC3, PC8 2. Corée - ST, ST5, S7, T2-1, T2-A, T2-D, TY, TY1, ST-P, SH, BY 3. Chine - LN2, LN3, LN4, Y2, Y3, Y2-3, QH, QS, QT 4. Indonesie - IB, ID, IN, IP, IW, IRSS 5. Thailande - PA 6. Vietnam – VT,VS, VJ 7. Italie - ? 8. Japon - ? 9. Etats Unis - ? 1. 2. 3. 4. US - Taille Américaine UK - Taille Anglaise EUR - Taille Européenne CM – Centimètres utilisé en Asie. Vis-à-vis de nos deux coloris test, pas de soucis, on retrouve bien les codes correspondants aux différents sites. 56 P 57 L A T 2 P L A T 2 E. La date de Fabrication : Pour nos deux coloris possédant une partie du même code produit, nous pouvons en déduire que ceux sont des modèles Homme (133), Exclusivité Foot Locker (6), appartenant à la gamme Men Running (04). Nous avons vu comment déterminer la période de fabrication,voici comment trouver la date précise de fabrication de votre paire. Ceci n’est possible que sur les étiquettes «old school» telle que celle des Bloods. Ainsi au point E, nous avons une date sous la forme : 2) Les informations relatives au coloris, composées de 3 chiffres : Le code couleur MM / JJ / AA : Format représentatif des dates de production. a) «MM» mois de production. b) «JJ» jour de production c) «AA» année -> 02 (2002), 03 (2003) ... Les Bloods ont été fabriquées le 28 Mars 2001, cela coïncide donc bien avec la période de fabrication trouvée juste avant (de Mars à Mai 2001). F. Le code produit Cet ensemble de 3 chiffres, que nous désignons comme code couleur, détermine et explique de quelle façon le coloris a été appliqué. Chaque chiffre désigne un aspect du coloris : 7 - Inconnu au bataillon. 8 - Série spéciale (Signatures), Pack Luxe ou autre. 9 - Production exclusive à une région du globe (Europe, Asie ou US). b) Le deuxième et le troisième numéro indiquent la catégorie d’utilisation de la paire. Il se découpe en deux parties : 1) Les informations relatives au modèle, composées de 6 chiffres, 2) Les informations relatives au coloris, composées de 3 chiffres, 1) Les informations relatives au modèle, composées de 6 chiffres. 1) Sous la forme 604133 pour les Nid d’abeille Bleue et les Bloods, celui-ci décrit : a) Le premier numéro correspondant au type de production : 1 - Production grande série (dont Production Standard pour la première série de AMP1 en 1998). 3 - Production destinée aux équipes sponsorisées (dont Production exclusive Foot Locker de modèles pour le marché américain). 4 - Production destinée aux joueurs sponsorisés. 6 - Production exclusive destinée à des chaînes de magasin et rééditions de modèles anciens (dont les productions exclusives Foot Locker, sorties mondiales Asie, Océanie et Europe). Ainsi, pour un modèle homme de Air Max Plus 1, on trouvera les chiffres “04“ correspondant à la catégorie Running Homme de Nike, et pour un modèle femme on y trouvera les numéros “05“. Voici les principales catégories, avec chiffres correspondants : 02 : Men Indoor Running 03 : WMN Indoor Running 04 : Men Running 05 : WMN Running 06 : Medium Running 07 : Racing 36 : Men Jordan 37 : WMN Basketball 40 : Men Tennis 43 : WMN Tennis 73 : Men Cross Training 74 : WMN Cross Training Toutes les Air Max Plus ne possèdent pas seulement les numéro 04 ou 05, en fonction du sexe. En effet sur certains modèles, tels que les Slip-On Europe ou des modèles US, les numéros se rapportent à des gammes Running moins en avant telles que les gammes “Medium Running“ ou “Men Indoor Running“. c) Les 3 derniers numéros du code produit désignent le sexe mais aussi le type de matériaux employés, voire même pouvant mentionner l’appartenance du coloris à un pack ou une série particulière. Voici un échantillon de quelques séries de chiffres trouvés sur des codes produit de Air Max Plus (les plus fréquents), ainsi que leur signification probable : Pour le coloris Nid d’abeille, nous avons le code suivant : 604133 415 “415“ confirme bien le coloris appliqué à ce modèle : Couleur dominante bleue (4), vagues et talon blancs (1), le tissu est accentué de manière différente compte tenu du matériau Nid d’Abeille qui doit influer sur le code coloris (5). Pour le coloris Blood, nous avons le code suivant : 604133 601 1) Le premier désigne la couleur primaire utilisée, 2) Le deuxième désigne la couleur secondaire employée, 3) Le troisième donne le ton du coloris. Voici les correspondances Chiffre / Couleur : 0 : Noir 1 : Blanc mais aussi argenté 2 : Brun et ses dérivés 3 : Vert, vert Olive, Néon ... 4 : Bleue, Bleue Obsidian … 5 : Violet, mauve 6 : Rouge, Rouge «Crimson»… 7 : Jaune, Jaune «Ginger»… 8 : Orange 9 : Couleur Bonus “601“ signifie donc un modèle de couleur Rouge (6), ton du rouge assez vif (1), avec comme couleur secondaire le noir (0). À présent, il vous est possible de déchiffrer le code produits de toutes vos Nike, mais d’autres informations sont présentes sur l’étiquette : ce sont les brevets. G. Les Brevets Systématiquement mentionnés, les références des différents brevets déposées par Nike sont indiquées directement sur l’étiquette. On distingue 3 types de brevets : G1 : Les brevets américains, commençant par PAT. US, puis se succédant par l’intermédiaire d’une *, ils sont généralement au nombre de 4, quelquefois moins comme par exemple sur des Quadrillées grise rouge. Ils désignent le système Air utilisé ainsi que sa composition. G2 : Les brevets liés au design, au nombre de 3, expliquent en détail le design des Air Max Plus. G3 : Les brevets anglais, qui se réfèrent tous aux brevets déposés US. XXX112 : Modèle Femme XXX133 : Modèle Homme XXX180 : Modèle Cuir Homme XXX078 : Modèle Cuir Femme XXX696 : Modèle Import XXX721 : Modèle Homme Exclu US XXX292 : Série Particulière XXX163 : Modèle Cuir et Synthétique 58 P 59 L A T 2 P L A T 2 DÉDICACE AU REBELLE DES QHS. RIEN À FOUTRE DE RIEN. DES FLICS ET DU MILIEU. RIEN QUE DE LA CLASSE, QUE DE LA VIOLENCE. HORRIBLE ET AVIDE. DERNIER ENNEMI PUBLIC. PAS DE CAUSE, SAUF LA SIENNE. ENFANT DE BANLIEUE, MORT À PARIS. CRIBLÉ DE BALLES PORTE DE CLIGNANCOURT. FANTÔME. MESRINE EST UN SPECTRE. IL EST ENCORE LÀ, DANS LE 18È. SÉRIE MODE, PEUT-ÊTRE, OU SOCIO MODE PLUTÔT. AUX PUCES DE CLIGNANCOURT : LA RUE ET DES HURLUBERLUS QUI CROISENT LES ANTIQUAIRES ET DES MILLIONNAIRES, DES GENS DE TOUTES LES COULEURS ET DE TOUS LES MILIEUX, DES JEUNES ET DES VIEUX, TOUTES LES ÉPOQUES, TRÈS VINTAGE OU TRÈS 2008… NON, ON N’EST PAS PLEIN D’AMOUR, MAIS ON AIME CLIGNANCOURT. CARREFOUR D’HISTOIRES QUI SE CROISENT SANS FAIRE D’HISTOIRES, MAIS DES AFFAIRES. UN MARCHÉ DE PASSIONS. Photo : Wilee, Elisa Gomez 60 D 61 É D I C A C E S É R I E M O D E PHILIPPE ALL WESTERN ATTITUDE Chapeau Vintage SUPER RESISTOL XXX (en castor), Veste BECKARO (croûte de veau doublée laine), Gilet en laine Chap’s en laine Ceinture CHAMBLER’S Boucle de ceinture vintage Chemise en flanelle Boots vintage NOCONA Puces de Saint-Ouen Passage Marceaux-Porte de Clignancourt 250 mètres du pont du périphérique Ouvert les samedi, dimanche & lundi 01 49 45 03 16 www.awcooper.net 62 NICOLAS “ZEHER” chez SURPLUS SIMON Combinaison Armée de l’air personnel au sol Chapka Armée DDR 50, rue J.Vallès 93 400 Saint-Ouen Ouvert samedi, dimanche & lundi. 01 40 10 18 70 65 MORSAY, ZEHEF & CO TRUAND 2 LA GALÈRE Hoodies TRUAND 2 LA GALÈRE Rue des Rosiers 93 400 Saint-Ouen www.myspace.com/truand2lagalereofficiel 66 EMMA chez M. WILLIAM OURY Robe bustier bleu satiné années 1950 Cape en velours noir et col de renard blanc années 1900 Escarpins noirs vernis Petit sac pochette cuir vernis Marché Dauphine - Stand 17/18 140, rue des Rosiers 93 400 Saint-Ouen Ouvert les samedi, dimanche & lundi 06 09 87 14 25 06 60 24 93 11 69 1 - IL ME RESTE “CRUDITÉS DINDE“, “CRUDITÉS THON“, “CHEESE“ ET “DOUBLE CHEESE“. - J’VAIS T’PRENDRE UN “CRUDITÉS DINDE“. - TU VEUX QUOI, BABA ? - “CRUDITÉS DINDE“. - “DINDE EMMENTAL“ OU “DINDE NORMALE“ ? - NORMALE, NORMALE. - ET DONNE UN EMMENTAL EN PLUS S’IL TE PLAÎT. - TU VEUX KEK’CHOSE TOI ? - NAN, C’EST BON MOI. - TIENS LE “DINDE EMMENTAL“ FRÈRE. - MERCI BEAUCOUP. Il y a deux choses incontournables dans les quartiers. Les sandwicheries et les halls. On y passe, on y reste, plus ou moins longtemps, mais on le fait, immanquablement, car ce sont de vrais, et parfois les seuls, lieux de vie. Certains restaurants sont mêmes devenus institutions, les bonnes adresses : aucune publicité, juste un endroit connu de tous. Le « 129 » à Saint-Denis par exemple, où tu prends un ticket, comme à la Sécu, pour attendre ton menu triple steak, presque religieusement. D’ailleurs, ce sont des Frères Musulmans qui t’y préparent ton repas. Les halls, où les murs te servent de dossiers, c’est quand les vendeurs de kebab ont tiré leurs rideaux. Et que tu es loin d’avoir fini de refaire le monde avec tes potes. Et à un moment, tu as faim, forcément à l’heure où tout en banlieue est fermé. Sauf les épiciers et leurs imitations de Granola à 6€ le paquet. Alors autant dire que lorsqu’on te rencarde sur le fait que par un simple coup de bigo, un mec déboule chez toi la nuit avec des sandwiches dans son coffre, tu deviens fou. Je me présente : Mohammed Amara, j’habite à Bobigny, j’ai 23 ans. Je fais de la livraison de sandwiches le soir jusqu’à 3h du matin. Je fais toutes les cités de presque toutes les villes: Saint-Denis, La Courneuve, Stains, Epinay, Villetaneuse, Pierrefite, Garges, Sarcelles, Le Bourget, Aubervilliers, Saint-Ouen, Drancy, Dugny... Ma plus grosse clientèle c’est les cités, les jeunes, de 16 à 30 ans. Après je fais aussi quelques hôtels, sur Porte de La Chapelle, Porte d’Aubervilliers, Clignancourt. Je fais un peu des gens qui sont chez eux aussi, des pères et des mères de familles, mais le gros de la clientèle ça reste les jeunes des cités quand même. Une idée tellement simple que personne n’y avait songé avant. Des milliers de baskets tiennent les murs des cités, la nuit. Une nuit c’est long. À la base, l’idée ne vient pas de moi, je suis juste livreur. C’est mes patrons qui ont vraiment lancé le truc, avec des cartes de visites distribuées dans tous les quartiers pour se faire connaître. Mais surtout nous, par rapport aux autres personnes qui font ça, la différence c’est qu’on fait ça tous les jours, toute l’année. Il y en a, c’est de l’intérim, ils ne font ça que l’été, histoire de gratter les jeunes qui sortent avec le soleil. Nous, à 3 on fait tout le 93 toute l’année, hiver, automne, tout ce que tu veux. Ça va faire à peu près 3 ans maintenant. C’est sûr qu’il y a des périodes creuses, là c’est l’été, les 70 P L A T 3 P L gens sont dehors, il fait chaud, donc ça commande. Après, l’hiver c’est beaucoup plus calme, c’est normal. Pour nous, plus il fait chaud, mieux c’est. On joue avec le temps, quand il fait froid c’est un peu dur. Mais moi je m’en fous : je tourne quand même. C’est un peu «laisse tomber» quand il neige, quand il pleut, c’est vrai : tu tournes, tu te prends la tête pour vendre des sandwiches. Y’a personne dehors et personne t’appelle, tu ne vends rien. Ça arrive, parfois tu rentres avec des sandwiches, y’a de la perte. C’est le risque. Une carte, un numéro. 7/7j, de 19h à 3h du matin. Même sous la neige. Saint-Bernard des ventres vides, avec une cannette de Coca autour du cou. Un coffre d’Express, y’a de quoi faire tu sais. Y’a tout ce qui est sandwiches «normaux» genre crudités, jambon de dinde, mais on fait aussi des sandwiches chauds, genre “chicken tikka“. On a des boissons, tout ce qui est Coca, Oasis, Orangina, les jus aussi. On a des bonbons, enfin plein de trucs. Tout ce qu’il faut pour tenir. Tout ce qu’il faut pour finir sa nuit avec le ventre plein et la langue gracile. Les discussions nocturnes ne s’arrêtent plus aux premiers gargouillis des estomacs vidés par la digestion. Sans le savoir, les deux Frères Musulmans derrière cette mini-chaîne de livraison de sandwiches sont des acteurs sociaux puissants. Le lien social, ça se mange. Le 129 : 129 rue Gabriel Péri, 93200 Saint-Denis. Sandwich 24’ : Livraison de sandwichs Hallal de 19h00 à 3h00, 7/7. Pour toute commande, appel ou SMS au: 06 10 65 54 79 ou 06 18 33 91 31 minimum de 2 sandwichs par commande 71 A T 3 1 3 2 1- AK 47 2- GLOCK 3- 9mm BERETTA NON, ON N’ESSAIE PAS ICI DE REVITALISER L’ESPRIT CHOC DU MOIS, SCANDALE DE LA SEMAINE FAÇON ENTREVUE DU DÉBUT, OU GLOBE DE LA FIN. PAS DE BIDONNAGE. PAS DE SENSATIONNALISME NI SON COROLLAIRE : UN BON GROS JUGEMENT MORAL. ICI, PAS DE POINT DE VUE DE CELUI QUI PARLE. CETTE VOIX DE LA RAISON RAISONNABLE QUI EMPÊCHE DE DÉCRIRE TEL QUEL ; ÉCRAN POUR NE PAS MONTRER LA RÉALITÉ BRUTE. MÊME DIFFÉRENCE ENTRE LA SÉRIE NOIRE À LA FRANÇAISE ET LE POLAR À L’AMÉRICAINE. ICI, DES QUESTIONS NEUTRES ET DES RÉPONSES FROIDES. 4- UZI pouvoir, tu vois, le pouvoir : un bout de métal qui met tout le monde d’accord. Après, savoir si c’est à utiliser tout le temps, toi-même tu sais… Ton premier contact avec une arme : à quel âge? 4 F : Quand on a commencé à voir des grenailles, pas des vraies armes, c’est dès la sixième, avec les premières embrouilles au collège. Mais faut bien différencier les grenailles du reste. Grenaille, Gomme Cogne tout ça, tu les sors facilement pour des embrouilles balourdes, pour faire flipper, c’est juste la détonation qui fait flipper. Parce qu’un vrai calibre, déjà pour en avoir un en sixième, c’est tendu. Quel est ton parcours? Fouad : Moi, depuis tout petit, avec les embrouilles dans mon quartier, j’ai été habitué à voir des armes. Au depart, c’étaient des grenailles, tu vois, pas des vrais trucs, pas tout de suite, enfin… ça dépend des personnes. Mais moi, j’ai commencé à voir seulement des grenailles. Après, moi, c’est spécial, je kiffe les armes, vraiment. Avec mon pote Bibiche tout ça, on kiffe les armes. 72 P L Hakim : De toute façon, en sixième, tu sors un grenaille, c’est comme si tu sortais un M-16. Pourquoi tu kiffes à ce point les armes? C’est nécessaire d’être calibré dès la sixième? F : Franchement, tu veux savoir ? Parce que c’est le pouvoir. Parce que tu peux être qui tu veux, tu peux faire tout le cinéma que tu veux, devant une arme t’es rien du tout. C’est un truc qui te ramène à la triste réalité, tu vois ? C’est une balle, un mort. T’as un chargeur de 15 balles, tu peux tuer 15 personnes. Si t’es vraiment déterminé et que tu ne fais pas de gâchis, tu tues 15 personnes. Le F : Fallait pas forcément être avec un grenaille, c’est juste que t’avais le choix entre ramener ta bombe lacrymogène que tout le monde pouvait avoir, que tu gazais dans le tas comme un gogol, que tout le monde se faisait gazer pour des embrouilles jamais bien concrètes. Soit l’histoire, tu la A T 4 P L A T 4 réglais, tu y mettais un terme, tu choquais tout le monde avec une détonation, que ce soit du grenaille ou un vrai calibre, c’est la même chose, c’est le bruit qui compte. Après le seul trou du cul qui veut vérifier si c’est un vrai ou un grenaille, il est con parce que le jour où tu tires avec un vrai brelique et que lui croit que c’est un grenaille, il va rester au sol, il va se faire douiller. Quand t’es en sixième, t’es petit, tu entends un bruit, tu te sauves, tu ne sais pas. Mais tu en viens à ça pour montrer aux gens que malgré ton jeune âge, tu peux pousser toi aussi. Tu peux aller plus loin, tu te limites au grenaille mais quand même… Comment un gamin de sixième peut se procurer un grenaille? F : Il prend la ligne 4, il va aux puces, avec un mec de sa cité qui est majeur et il l’achète, c’est tout. Tout simplement, avec une pièce d’identité. Un grenaille, c’est en vente libre, n’importe qui peut acheter un pistolet d’alarme. Maintenant tu me dis un Glock 9mm ou un Uzi ou un pompe, tu vois ce que je veux dire, un truc comme ça, c’est des gens bien précis qu’il faut aller voir, ce n’est pas n’importe qui. Tu ne va pas aller voir le vendeur de gazeuse pour lui demander un fusil de chasse. Tu les trouves aux puces, de la main à la main, avec tous ceux qui revendent leurs calibres, ça tourne, ça se prête, ça se donne. Tu sais, y’en a plein des armes qui dorment dans les quartiers. Ça se vole aussi, tu vas me prêter ton truc et je ne vais jamais te le rendre. Je vais te dire que je l’ai perdu, mais je l’ai gardé pour moi. Et à la prochaine embrouille, je vais le sortir. Les armes ça tourne, du grenaille jusqu’au 9mm. Première arme en sixième avec le grenaille, et ensuite? F : Personnellement, ensuite y’a un gros trou. Je ne vais pas te mentir. Moi les armes pendant un moment, je n’en ai plus vu. Parce que je n’ai pas été chercher plus loin, je ne voulais tuer personne, j’avais pas la nécessité d’avoir des armes à feu. Mais avec l’âge, tu fais certaines choses pour certaines personnes. J’ai fait certaines choses, j’ai participé à certaines embrouilles, je n’avais pas besoin d’une arme moi particulièrement, mais les vraies armes, il les fallait. Parce que les gens avec qui on s’embrouillait, ils avaient des grands avec eux qui avaient des vraies armes et ils n’hésitaient pas à leur passer. Dans notre quartier, on n’avait aucun grand qui nous passait des armes : c’était soit on se faisait tirer dessus et on fermait nos gueules, soit on se faisait tirer dessus et on leur tirait dessus. Ils veulent tirer, on tire, je sais pas, tu vois c’est con, c’est tout pourri, mais t’es obligé. Tu me tires dessus, je te tire dessus. Comme ça tu sais que si tu 74 P 75 L A T 4 APÉRO viens me tirer dessus, même si tu me butes, dans mon équipe y’a des gens qui ont des trucs. Tu peux te dire ça, tu vas te dire : « Bon, ok, lui je vais le terminer, mais maintenant si je le descends, y’a untel, y’a untel, y’a untel qui sont là, qui sont équipés. Donc je peux le terminer et moi me faire terminer, tout de suite ou même dans deux ans. » C’est pour ça qu’à un moment, arrivé à un certain âge, tu arrives à une nécessité d’avoir de vraies armes à feu, par rapport à ce qu’on disait, par rapport à comment c’est dans la rue. Arrivé à un moment, tu ne te bats plus cousin, t’as une embrouille, tu ne va pas te battre, faut vraiment régler les choses. Je ne te dis pas qu’il faut aller tuer tout le monde, mais y’a des gens, il faut les faire flipper, pour de vrai, sinon ça peut aller trop loin. 1 2 Donc armé pour dissuader? F : Tu peux être armé et être totalement pacifique, y’a des gens, ils sont armés jusqu’aux dents chez eux, tu ne les connais pas, c’est des pères de famille, c’est des chasseurs, mais dans son placard, le mec il a 10 fusils de chasse. Et si lui, demain, il veut venir avec ses potes dans le quartier pour allumer des gens, il t‘allume. Tu sais, c’est des fusils de chasse, c’est pas des fusils pour tuer des gens à la base. Maintenant, nous, des armes on en a. C’est pas pour ça qu’on est là à les montrer, à dire t’as vu on a des armes, ceci cela. Nous on les garde au chaud : tu nous casses pas les couilles, on te casse pas les couilles. Le jour où tu casses les couilles à un frère et tu vas trop loin, le jour où tu veux marcher sur lui, marcher sur sa famille, nous on est tous des frères, tu fais quelque chose à quelqu’un d’entre nous, nous on va te montrer que nous aussi on peut le faire, on peut se sacrifier pour l’un d’entre nous. Après tu peux aussi t’en servir pour protéger un terrain. Le jour où tu as un terrain, si t’as pas d’armes, t’es le roi des cons. Parce que si tu fais un terrain c’est pour faire de l’argent, et si ça marche et que tu commences à faire des sous… comment tu va te protéger de tous ceux qui vont venir te casser les couilles ? T’es obligé d’être armé, t’es obligé de faire circuler l’info que t’as acheté des armes. Parce que le premier trou du cul qui va vouloir te car-na, il va être au courant de cette info, il va se dire : « Bon, avant de faire ça, on va réfléchir. » C’est balourd, c’est que du métal mais ça sert à plein de choses… Les gens, ils règlent des guerres avec ça, des conflits qui durent pendant des années se règlent avec ces trucs. Maintenant moi, je ne prône pas. Je kiffe la machine que c’est, la technique, la précision, l’évolution des armes dans le temps, mais sinon là, on a perdu Kamel, on a perdu Ibrahima, tout ça par rapport à des embrouilles… Moi si je peux éviter tout ça, si je peux éviter de tuer quelqu’un, éviter même de sortir les armes, je serais le plus heureux. Parce que faut pas se mentir, si t’achètes une arme pour faire le comédien toute ta vie, tu la regardes, tu la lustres, tu braques tes potes avec en rigolant, t’es un tout pourri, ça ne sert à rien. Achète-la, range-la et le jour où il y a quelque chose, tu la sors vraiment. Ça ne sert à rien de faire du cinéma, y’en a qui, pour cette raison, ne devraient pas avoir d’armes chez eux. Y’en a, un coup de diabète, ils sortent, ils allument tout le monde et après ils regrettent, ils se retrouvent au commissariat en train de pleurer, c’est-ce qu’il se passe tout le temps. 3 Les vrais calibres tu les trouves comment? 4 1-2-3- Pistolets d’alarme Tu parlais d’un gros trou où tu n’avais pas vu d’arme. Aujourd’hui, t’es armé? F : Ouais, moi j’ai un pompe, avec celui de Hakim mon pote ça fait deux, (il pointe du doigt) le p’tit Black là, il n’a rien pour l’instant mais il veut son 9 (9mm, ndr) et il l’aura. Il veut son truc, il ne veut pas de fusil, il veut son petit truc à lui. Par exemple, dans son cas, ce n’est pas du tout pour flamber ou quoi que ce soit, il veut son bijou, comme ça le jour où il y a un truc qui se passe, il n’a pas besoin de compter sur quelqu’un. C’est mort, c’est un truc que tu ne peux pas lui retirer, il veut sauver sa peau, il a son truc à lui, il a son outil. Parce que des fois y’a des gens qui ne te suivent pas, quand toi t’es vraiment déterminé, t’es énervé et qu’il y en a qui ne le sont pas autant que toi, soit ils vont te raisonner soit ils te diront qu’ils ne te suivent pas. Des fois certaines choses doivent être faites seul. 5 76 A P LP É A RT O 4 4- MAUSER 4- Bombe Lacrymogène F : T’as de l’argent, tu trouves. C’est tout. C‘est ni compliqué ni facile. T’as de l’argent, tu trouves. Demain tu vas voir un mec dans un quartier, pas n’importe quel trou du cul non plus, un mec que tu connais, tu lui dis : « Voilà, moi, j’ai tant de biftons à mettre dedans», tu lui donnes un ordre de prix en étant raisonnable. Les gens ils peuvent t’arranger pour les armes. Tu peux trouver des armes à 500€ comme à 4000€, 10000€, après, c’est d’autres marchés, tu passes à autre chose. Y’en a, ils te vendent des armes de guerre, ces gens-là, moi je ne les connais pas, celui qui te vend un AK-47 avec 4 chargeurs, 3 grenades et un gilet pare-balles, va le trouver lui. Mais y’a des armes qui circulent, tout ce qui est pompe, 9mm, 6.35, 11.43, toutes les armes comme ça circulent à la mort. Donc pour répondre à ta question, c’est facile quand tu as de l’argent. C’est comme pour tout, quand t’as des sous, t’achètes tout ce que tu veux. H : Ah ouais, le 11.43 c’est la vraie arme de you-voi, c’est celle que tu portes en dessous du pull, tous les jours, c’est pas l’arme que tu laisses chez toi au cas où. Là en ce moment t’en as un qui ne sort jamais sans son Scorpion. Le Scorpion, c’est pour couper les jambes. De toute façon, chaque arme a sa fonction : par exemple, un pompe, un bon canon scié, c’est pour les descentes, tu ne sors pas avec tous les jours. C’est quand tu descends dans les cités, quand tu va défourailler en bécane. Vous avez déjà vraiment tiré? F : Je vais te dire la vérité, je ne vais pas faire le mytho avec toi, j’ai jamais tiré de ma vie. J’ai tiré au grenaille, je n’ai jamais tiré au 9mmm avec de vraies bastos, même pas juste viser une cible, je n’ai jamais eu l’occasion. Je kifferais aller dans la forêt avec eux là (il montre ses potes), ces zoulous là, on y va, on tire sur des cibles, on s’entraîne. Mais on passe plus de temps à en parler qu’à en faire, on n’y pense pas. Pareil pour le pompe alors ? H : (Il me coupe) Non mais tu sais c’est quoi le truc? C’est que tout le monde veut acheter des grosses armes pour sa sécurité, mais ça reste un rêve, on arrive jamais aux vraies grosses armes. Ça reste toujours des 9mm, quand ça douille c’est toujours avec ça. Après on sait qui va sortir des Kalach, y’en a, ils ont des Bazookas mon frère, ils ont des lance-roquettes. Mais là, ça ne sort que pour des histoires de gros sous, de très gros sous. On a des grosses armes, mais on ne s’en sert pas. On se dit toujours qu’on s’en servira un jour. Mais le jour, il n’arrive pas. C’est ça en fait le truc. Mais le jour où il faudra s’en servir, t’inquiètes pas, on va charger et on va tirer, c’est tout. F : Tu presses une gâchette c’est bon. H : Ouais, tu sais à quoi t’attendre. Tu sais déjà comment il faut le tenir le truc, Kalach, fusil, on sait. C’est pas “on va le prendre comme une brêle, on va tirer et on va se déboîter l’épaule”. C’est bon, t’es pas con, t’allumes et c’est tout. Mais pour l’instant, ça n’en est pas à s’allumer avec des grosses armes. F : Le jour où il faudra tirer, tes bras, tu vas les serrer, le pompe, tu vas le tenir et tu vas tirer. Maintenant, nous les armes on les a. Si elles peuvent rester avec de la poussière dessus, tant mieux. Mais le jour où ça devra péter il ne faut pas se retrouver les mains dans les poches comme des cons et se regarder : « Ah, ils ont ça, nous on a rien ». Tu te tais, mais le jour où il faut les sortir, tu les sors. Imagine si ici, c’était comme aux États Unis, tu ouvres un compte, t’as une arme de poing. 1- M-4 2- Lance-roquettes peux avoir du neuf, mais au début, tout le monde en récupère une d’occasion. F : En tout cas je ne fais pas l’ancien, mais les armes on sait très bien où ça se trouve. H : Putain, mais déjà c’est facile pour en avoir ici, alors imagine si c’était comme aux États Unis. Déjà, en ce moment, ici, y’a un mort par mois, tué par balle. Alors que c’est un truc de ouf à la base pour se procurer une arme. Aux ÉtatsUnis ils s’allument comme des dingues tous les 2 jours, ce serait pareil ici, on s’allumerait pour rien. F : T’achètes ton steak, tu vas au rayon gâteaux et le rayon d’après c’est les balles… H : Eux, ils sont tous armés. F : A l’inverse, peut-être qu’ici, si tout le monde pouvait avoir des armes, personne ne ferait le malin dehors, parce que tu sais qu’à tout moment, tu peux te faire douiller gratuitement, y’en aurait peut-être aucun qui essaierait d’arracher un sac ou de voler une voiture. Parce que le mec, tu vas lui voler sa voiture, il va te laisser partir et il va t’allumer : légitime défense. Si tu regardes bien, s’il n’y avait pas les armes, ça changerait beaucoup de choses. Que tu sois courageux ou pas, balèze ou pas, c’est la même chose, tu presses une détente, une balle sort qui tue quelqu’un. Que tu sois une baltringue, que tu sois le plus fort, à ce moment là, ça ne compte pas. C’est là où tu te rends compte du rôle important que jouent les armes dans la rue. Si tu les supprimes, comment tu vas régler tes histoires? Si jamais t’as peur d’untel, tu ne veux pas aller au contact, tu veux le régler mais tu fais comment si t’as rien? T’es obligé d’aller au contact, ça changerait trop de choses. Avec le temps ça raisonnerait les gens. 1 Ouais, mais là-bas, c’est plus ou moins en vente libre. Comment tu expliques qu’ici, alors que c’est réglementé jusqu’à la moelle, tu arrives à en trouver quand même à droite à gauche? 2 F : Je vais t’expliquer ça rapidement : c’est l’Est ma gueule. Y’a des conflits encore dans l’Est, des gens qui se tirent encore à la Kalachnikov, qui prennent des écoles en otage, en Russie, là-bas. En France les armes viennent principalement de l’Est. Un peu d’Italie aussi pour les armes de poing. Mais les vraies armes de guerre, ça vient de l’Est. La dernière fois, j’ai eu un pompe qui venait de Colombie, tu peux toujours essayer de te creuser la tête pour te demander comment ils ont fait pour les amener jusqu’ici. Soit complètement démontés, soit montés mais alors dans des putains de gros containers où tu ne vois rien du tout passer, y’a peut-être 5 containers qui se font péter sur 300. Ça y est, t’es approvisionné : dans un container, tu peux foutre combien d’armes? 4000 peut-être? H : Mais dis-toi que si dans les quartiers il n’y avait pas de grosse tête, on n’aurait jamais eu d’armes. Tu regardes, toutes les armes qu’on a eues à la base, c’était des armes qui ne servaient plus à des gros qui les revendaient. Tu ne sais même pas ce qu’ils ont fait avec. De vraies armes cassepipes, des armes qui ont déjà servi. Tu A P LP 79 É A RT O 4 P L A T 4 C’est une ambivalence impossible quand même, votre rapport aux armes.Vous ne pouvez pas vous en séparer pour toutes les raisons qu’on a abordées plus haut, mais en même temps, elles vous enlèvent des gens, des proches.Deux aspects d’un même objet. Comment tu réagis face à ça? F : Ça me dégoûte quelque part. Dans mon cas, il y a un petit moment, j’avais des armes à la maison. Des potes venaient et on rigolait, desfois sur certains sons on les sortait, pour rigoler entre nous, se taper un petit délire. On s’amuse, on se braque, on parle des embrouilles : « Tiens, si lui, il fait un truc je le fume, si eux, ils s’attaquent à telle personne, je les fume ». On parlait de tuer des gens, mais du jour au lendemain, la réalité nous a rattrapés. On a perdu trop de gens d’un seul coup, pour des embrouilles qui n’en valaient pas la peine. C’est là où tu te dis que toi, un jour dans ta vie, tu aurais pu faire cette connerie. J’aurais pu enlever un fils à une mère, anéantir une famille, anéantir des amis. C’est une ambiguïté qui te retourne, tu te dis qu’un jour, sur un coup de folie ou pour une embrouille qui est partie trop loin, je peux douiller, je peux tuer quelqu’un, sans le vouloir ou en le voulant, mais quand tu as vécu un deuil, tu comprends les dommages que tu peux infliger derrière un coup de feu. Mais des deux côtés, toi tu peux douiller quelqu’un et 3 ans après, pour toi, l’histoire est oubliée, t’es dans ta voiture avec ta gamine et tu te fais fumer. C’est quoi la hiérarchie d’événements qui vont te pousser à te servir d’une arme alors ? F : Première chose, la famille. J’ai pas 70 personnes dans ma famille. Tu touches à un des miens, je t’enlève la vie, sans regrets, sans scrupules. Je ne voudrais pas enlever la vie à quelqu’un pour de l’argent, pour de la drogue, pour un terrain, pour des embrouilles de cités. C’est pas ça la vie. Tu construis une famille, tu fais ta vie, tu veux être un individu normal. Nous on emprunte des chemins qui vont nous forcer, un jour, à utiliser ce genre de choses. À nous à ce moment là de relativiser ou d’agir et assumer après. Deuxième chose, c’est mes potes. Les gens avec qui je suis, jours et nuits, certains sont comme mes frères, j’ai partagé des trucs avec eux, je regardais à droite, ils étaient là, où personne n’allait et eux, ils étaient là. Tu leur fais un truc, tu me fais un truc à moi. C’est logique. Tu as tout traversé avec moi et tu as une embrouille avec lui, tu veux lui faire du mal au point de nuire à sa vie, à ce moment-là, s’il faut prendre les armes, j’y vais. J’y vais les yeux fermés. Ces gens-là, si jamais j’ai une galère, je sais que je pourrai compter sur eux. Tu aimes savoir que tu n’es pas tout seul. Le jour où tu as une couille, il y a des frères qui sont là, qui sont prêts à mettre les gants pour toi, t’es content. Franchement c’est un truc de salope de penser comme ça, mais dans la rue t’es obligé. Rester seul, ça n’existe pas. Pour K. et M. (Les prénoms ont étés modifiés) 81 P L A T 4 DEPUIS BIENTÔT 20 ANS UNE PETITE MUSIQUE LENTEMENT MAIS SÛREMENT S’EST TRANSFORMÉE EN SYMPHONIE WAGNÉRIENNE ; DES PETITES TROMPETTES SUR LES BANDES DE JEUNES DE L’ARCHE DE LA DÉFENSE NOUS SOMMES PASSÉS, DE VAULX-EN-VELIN AUX SAUVAGEONS, DE 2005 À VILLIERS-LE-BEL AU SON DES HAUTBOIS QUI SONNENT ET DES MUSETTES QUI RÉSONNENT. SAUF QUE CE N’EST PAS LE BAL DU SAMEDI SOIR, MAIS L’ORCHESTRE DE TOUS LES JOURS. GROSSE CAISSE QUI TAMBOURINE, BATTEMENT DU CHŒUR SOCIAL, TOUS EN CŒUR : “INSÉCURITÉ“. UNITÉ DE BRUIT MÉDIATIQUE. BRUIT DE FOND PERMANENT. EN LE VIVANT TOUS LES JOURS, NOUS NOUS CROYONS ET C’EST HUMAIN, LES PREMIERS À SUBIR CE REFRAIN ENTÊTANT. C’EST PEUT-ÊTRE VRAI À CE NIVEAU DE DÉCIBELS, MAIS CE N’EST PAS NOUVEAU. “LES BANDES DE JEUNES - DES «BLOUSONS NOIRS» À NOS JOURS“ EST UN LIVRE QUI NOUS LE RAPPELLE CONSCIENCIEUSEMENT : DÈS QUE LES JEUNES SE SONT CONSTRUITS UN UNIVERS BIEN À EUX, SUR FOND DE TRANSFORMATIONS SOCIALES ET DE CULTURE ROCK, ILS ONT FAIT PEUR. C’ÉTAIENT LES «BLOUSONS NOIRS». SUR FOND D’AUTRES TRANSFORMATIONS SOCIALES ET DE CULTURE RAP, CETTE PEUR DIFFUSE A MUTÉ EN «SENTIMENT GÉNÉRAL D’INSÉCURITÉ». RETOUR AVEC LAURENT MUCCHIELLI, UN DES COORDINATEURS DE CE LIVRE SUR CETTE HISTOIRE, ET CETTE ACTUALITÉ QUI MÊME SANS ACTUALITÉ, FAIT LA BANDE SON DE NOS J.T. ET DES DISCOURS DE MOINS EN MOINS POLICÉS DE NOS POLITICIENS. 1 82 P 83 L A T 5 P L A T 5 Dans le livre, il y a un article très intéressant de Sébastien Le Pajolec sur “Le cinéma des blousons noirs“ où il nous expliquecomment « “L’équipée sauvage” a servi d’alibi à la création médiatique d’un stéréotype social ». Est-ce que “La Haine” a pu, paradoxalement, jouer ce même rôle, de film détonateur? Je ne suis pas sûr que ce film ait joué le même rôle. Il a joué un rôle oui, en mettant des images sur ces fameuses “cités“ dont 90 % de la population française, a fortiori celle en dehors des grandes agglomérations, n’avait aucune connaissance directe. S’ils avaient vu une cité, c’était éventuellement sur une autoroute, et de loin… En mettant ces images dans un film qui se voulait réaliste, sans doute que de ce côté-là malheureusement, ça a contribué à renforcer certaines peurs. Dans le même temps, le film a aussi une trame explicative ; je me souviens que Matthieu Kassovitz disait régulièrement à l’époque qu’il avait voulu faire un film 2 3 aussi sur la violence policière : ceux qui ont voulu le regarder autrement ont pu le regarder autrement. Ceci dit, le phénomène est réel et par exemple dans mon travail sur les tournantes, on peut se rendre compte que le point de départ de la panique médiatique n’était même pas un fait divers particulièrement grave. On aurait pu imaginer une histoire extrêmement sordide avec vingt jeunes au fond d’une cave mais pas du tout… C’est un film qui a déclenché cela : “La Squale”. Un film qui n’est pas, j’insiste, un film réaliste mais qui, en partie par l’auteur, en partie par les médias, a été présenté comme un documentaire alors que, encore une fois, c’est une pure fiction qui d’ailleurs raconte principalement tout autre chose : l’histoire d’une jeune fille qui cherche son père… Mais qui s’ouvre sur une scène de viol collectif. C’est ce que les médias ont retenu et c’est ce film qui a déclenché la panique médiatique. Ça, je l’ai démontré dans le bouquin. Le phénomène est bien réel mais le rôle des images, et de la façon dont on s’en empare, comme si c’était des sortes de documents, sont tout à fait importants pour comprendre l’interprétation qui est donnée. Et cette interprétation peut clairement déformer le réel. Et d’ailleurs, l’association Ni Putes Ni Soumises s’est crée avant ou après cette “panique médiatique” ? La panique morale, comme je l’appelle, sur l’affaire des tournantes a eu deux phases : la première, c’est le film qui la déclenche, fin 2000, début 2001. Et puis ça a rebondi, fin 2001, début 2002, dans le contexte de l’après 11 septembre, de la grande peur de l’Islam, et de l’islamophobie. C’est dans cette deuxième période qu’incontestablement le principal lobby qui a joué pour ériger cette question sur la scène politique, c’est effectivement l’association Ni Putes Ni Soumises. Avec l’incroyable couverture politique et médiatique dont elle a bénéficié, dans laquelle elle a été prise sans 1/2-Marlon Brando dans “Léquipée Sauvage” “The Wild One” de Laslo Benedek 3-“Arrestations” in Paris Match n°539 Photos Roger Coral, J.C Sauer doute elle-même, l’ayant favorisée et se faisant sans doute dépassée par elle aussi, amenant petit à petit ses représentants et notamment sa présidente Fadela Amara à contribuer en réalité et principalement à nourrir la stigmatisation et les amalgames qui pèsent sur les jeunes des quartiers qu’on présente comme fatalement violents, violents envers les femmes parce que d’origine maghrébine ou africaine, parce que musulmans, au fond prédisposés à la violence pour ces raisons-là. Ce qui s’est retourné contre l’association, ce qui fait que le discours de l’association a été à la fois extrêmement bien reçu dans les mondes politique et médiatique et extrêmement mal perçu dans les quartiers en question (...) Pour rester aux “bandes de jeunes”, est-ce que toute la difficulté du travail sociologique ne consiste pas un peu à déconstruire justement ces “réalités” construites par les médias et les politiques ?” C’est toute la difficulté de l’exercice du métier de sociologue face à des médias, des lobbies ou des politiques qui, dès lors que l’on va précisément déconstruire, à commencer par le langage qu’ils utilisent, vont s’empresser de dire que l’on cherche à nier des problèmes réels… Ce sont évidemment deux dimensions différentes. Il ne s’agit pas du tout de nier des problèmes réels, mais de proposer une autre façon de les analyser, et de refuser la langue, les catégories politiques, ou médiatiques. Du style les “gangs” pour qualifier n’importe quel groupe de jeunes. Du style les “guet-apens” pour justifier a posteriori des affrontements qu’on a en partie provoqué par des méthodes tout aussi agressives et provocatrices qu’ont malheureusement beaucoup de policiers peu encadrés et peu formés, et balancés en première affectation dans les quartiers les plus durs. Quant aux médias, ils regardent ça de loin, ils s’emparent et fabriquent des scandales parce qu’ils fonctionnent beaucoup à ça, ils adorent ça parce que cela donne à la fois la position du moralisateur, du bienfaiteur qui dénonce, et la possibilité de faire de bons tirages. Quand on remonte dans l’histoire, ce que je fais régulièrement, par exemple à 84 P 85 L A T 5 P L A T 5 4-“La Haine” Paris Match Février 1978 5-“Blousons noirs” Photos Yan Morvan “Gang” Ed. Marval l’époque des “blousons noirs” au début des années 60, on retrouve à peu près les mêmes phénomènes de mise en scène, de panique et surtout donc malheureusement, de propagation d’éléments d’explications que nous trouvons très critiquables. Alors que par ailleurs, il y a des problèmes, mais d’autres façons de les analyser. 5 4 Et pour ce genre de sujets, les médias ont besoin de ce que Stanley Cohen appelle « les experts officiellement accrédités », ces fameux “experts” médiatiques, toujours les mêmes et qu’on peut compter sur les doigts des deux mains, notamment Alain Bauer et Xavier Raufer… Tout à fait, je les ai d’ailleurs identifiés depuis longtemps, c’est mon premier texte, qui concernait ces « nouveaux experts de la sécurité » (dont le tandem Alain Bauer - Xavier Raufer), écrit début 1999, ce qui fait presque 10 ans… Ces experts, qui ne sont ni des chercheurs ni des universitaires, ont une stratégie de légitimation universitaire et scientifique… C’est la couverture on va dire, ce qu’il faut pour se présenter en tant qu’experts alors même qu’il n’y a pas d’expertise validée par le monde universitaire et de la recherche -ils n’ont jamais publié un seul article dans une revue qui évalue les textes et sans doute que s’ils le tentaient, ils seraient recalés vite fait parce que précisément, ils ne respectent pas les critères scientifiques… Mais ils ont besoin de ça pour pouvoir se présenter comme tels et jouer sur tous les tableaux. Pour eux, l’objectif n’est pas la connaissance pour la connaissance, contrairement aux chercheurs ; leur objectifs sont évidemment politiques et à certains égards, économiques aussi, parce qu’il ya bien sûr un business de la sécurité… Les mots sont importants : est-ce que le mot “gang” ne porte pas en lui un contenu et un contexte plus américains que français et que le mot “bande” avec ce qu’il ce supposerait de moins organisé et structuré reflète mieux une réalité française ? Tout le problème est d’éviter les amalgames qui tournent autour de la notion de “bande” en général parce qu’un groupe de copains qui peut être impliqué dans des faits délictueux, en particulier des faits délictueux qui naissent d’une opération de contrôle policier par exemple, ce groupe de copains n’est pas pour autant une bande organisée dans la délinquance. Je ne parle évidemment pas du groupe de copains qui a l’habitude d’être en groupe, qui peut susciter de la peur, qui peut éventuellement faire des incivilités mais qui n’est pas non plus pour autant structuré autour d’une activité délinquante. Sachant par ailleurs que le propre de l’adolescence, c’est de fonctionner en bande, en groupe. Effectivement, utiliser un seul mot pour désigner des réalités aussi différentes, par définition c’est favoriser les amalgames. On peut dire que c’est juste une question de mots, ou que celui de “gang” est simplement l’expression ordinaire aux Etats Unis pour dire “bande” -il n’y en a pas d’autre. En réalité, pourquoi pas utiliser l’expression de “gang” lorsqu’on a à faire avec des groupes véritablement organisés autour d’une activité, qui est l’activité délinquante. Mais d’un autre côté, il existe aussi des expressions telles que “bandes de malfaiteurs” ou “bandes organisées” qui signifient la même chose. 86 P 87 L A T 5 P L A T 5 5 7 5-“Rockers” Casse auto de Montreuil,1975 6-“Fifties” Nogent sur Marne,1977 7-“Rockers” Bastille,1975 Photos Yan Morvan “Gang” Ed. Marval coup de quartiers -encore une fois : en France, avec sa situation bien à elle- il y a aussi une coupure mentale. C’est dans la tête que beaucoup de jeunes pensent qu’ils sont dans un monde différent du reste. Et cette coupure-là, cette barrière entre eux et nous, que la société leur renvoie en permanence et que eux, évidemment, finissent par reprendre à leur compte et retourner à la société -c’est le phénomène classique de stigmatisation / contre stigmatisation ; racisme / contre racisme etc.- ce processus, on voit bien qu’il est à l’œuvre, bien sûr. Un autre grand et gros mot : est-ce qu’on peut qualifier la réalité des cités françaises du mot de “ghetto” ? Et est-ce qu’il y a des ghettos français ? Sur l’expression “homogénéité ethnique”, ou “bandes aux membres d’origine subsaharienne” comme disent les RG, je crois bien que la première fois qu’on a parlé de bandes ou de gangs dans les média, c’est notamment avec le magazine Globe à l’époque des Requins Vicieux ou des Black Dragons par exemple, et l’on parlait déjà de bandes de Noirs, ou de Zoulous pour euphémiser… 6 Oui et non. Comme l’a dit souvent et à juste titre mon collègue Loïc Wacquant, on ne peut pas parler de ghetto si immédiatement on suggère des comparaisons avec d’autres pays (…) où la situation n’a rien à voir. Pour au moins deux raisons : dans les quartiers populaires français, d’abord il n’y a pas d’“homogénéité ethnique” comme on dit, avec plein de guillemets et ensuite, il n’y a pas non plus de disparition des services publics. Il y a plein de gros problèmes mais on ne peut pas dire que ce soient des ghettos. On n’est pas non plus sur les mêmes dimensions parce qu’à la limite en France, on a toujours l’image et le fantasme de la situation américaine, mais les véritables ghettos où les situations sont les plus dramatiques et où les coupures d’avec le reste de la société sont les plus fortes, ce n’est plus aux E.U. qu’on les trouve mais dans les pays d’Amérique latine, en Afrique du Sud etc. Où là, l’on est véritablement dans des mondes séparés et néanmoins collés les uns aux autres, avec des niveaux d’absence de régulation étatique et des niveaux de violence qui sont absolument sans commune mesure avec ce que nous connaissons en Europe. Donc, de ce point de vue, moi je m’abstiens la plupart du temps d’employer le mot ghetto. En revanche, je pense qu’il faut employer l’expression «processus de ghettoïsation», pour indiquer des tendances, des possibilités si on ne fait rien, des situations qui évoluent. Parce que la situation des quartiers populaires se dégrade, et ne cesse de se dégrader. Et ce n’est pas une représentation catastrophiste que de dire ça. Ce sont des indicateurs de type socio-économique et démographique qui le disent : c’est l’INSEE qui a défini ces zones qu’elle appelle “Zones Urbaines Sensibles” en fonction d’une série d’indicateurs, et lorsqu’on les mesure, de recensement en recensement, on s’aperçoit que -pas tous les quartiers, certains vont mieux- une grande partie de ces ZUS se dégradent en termes de taux de chômage, de pauvreté etc. Ça me semble donc intéressant de parler d’un processus de ghettoïsation à la fois pour désigner ces problèmes de type socio-économique, mais aussi de ce que ça génère en termes de psychologie collective. Le processus de ghettoïsation, c’est aussi dans la tête, dans la mentalité du ghettoïsé : on voit bien que dans beau- Ça remonte à la fin des années 80, ça fait donc 20 ans maintenant, ce qu’on oublie toujours. Dans le monde des bandes, définis ici comme des groupes de grands adolescents ou de jeunes adultes qui ont des activités clairement tournées sur la délinquance, qui sont en groupe autour de ces activités, quel que soit le niveau -après, il y a des partages, ce n’est pas forcément la grande délinquance- dans ce mondelà il est certain qu’on peut rencontrer des bandes où les individus ont tous des familles qui ont les mêmes origines 88 P 89 L A T 5 P L A T 5 9 8 tie des jeunes de ce quartier en échec scolaire, on a encore plus de jeunes issus de l’immigration. Que les bandes soient à l’image de ce monde-là, c’est la logique absolue puisque c’est là qu’on les recrute. C’est ça qu’il faut faire comprendre. La première logique, c’est le territoire d’un quartier précis, ces jeunes sont avant tout des jeunes qui se connaissent et qui ont grandi ensemble, à l’image de la jeunesse de ce quartier ; a fortiori si l’on ajoute le critère déterminant de l’échec scolaire, ils sont à l’image des jeunes en échec de ce quartier. Il n’y a pas besoin d’aller chercher des origines, des ethnies ou je ne sais quoi pour analyser le phénomène. Est-ce qu’on peut aussi simplement grâce au préfixe «ban» (banlieues, bandes, bandits, bannissement …) se permettre le raccourci : bandes = banlieue, alors que par exemple, les Requins Vicieux encore une fois, venaient à la base de Paris intra muros, du XIXè ? géographiques, si on veut parler correctement et éviter ce vocable ethnique qui n’a pas de sens, si ce n’est des facilités de langage, avec ses effets pervers. On peut en rencontrer, comme on peut ne pas en rencontrer, pourquoi ? Parce que le critère n’est pas là, le critère c’est tout simplement le quartier d’habitat d’où viennent ces jeunes, les territoires où ils sont -“territoires“ entendus jusqu’au sens restreint du micro quartier (les deux barres qui entourent la place). Quand on a des territoires à grande mixité sociale et d’origine, on va trouver des bandes qui reflètent largement ça ; inversement, si l’on va dans des territoires où les jeunes qui habitent là sont 9 fois 10 Blacks ou Beurs, les bandes seront composées de Blacks ou de Beurs, ce n’est pas étonnant. Juste le décalque de leur réalité démographique. Ensuite, les jeunes des bandes qui pratiquent des activités tournées autour de la délinquance ont pour principal point commun dans leurs trajectoires, l’échec scolaire. En réalité, il faudrait même les comparer avec la partie des jeunes de ce territoire qui sont en échec scolaire. Or il se trouve que les jeunes dits d’origine immigrée, on le sait, sont statistiquement plus défavorisés que les autres par rapport à la réussite scolaire, plus en échec. Autrement dit, si l’on prend la par- C’est l’idée de la mise à l’écart mais je ne sais jusqu’à quel point il faut utiliser ça, parce que peu de gens savent, en réalité, que les banlieues sont les lieux du ban. Mais ce qui est certain, c’est qu’on parle bien de phénomènes d’exclusion. Ce qu’il faut toujours rappeler, c’est que derrière les questions de délinquance juvénile se cache en réalité le problème de l’insertion sociale des jeunes. En fait, à quoi tout jeune rêve dans la vie ? Qu’est-ce que c’est pour un jeune de devenir un adulte ? C’est de réunir progressivement trois éléments. Le premier : avoir un travail, au double sens d’ailleurs d’un statut social et d’un revenu. D’un statut, parce que quoi 8/9/10-“Del Vickings” Paris Photos Gilles Cohen (Zoom Magazine) 90 P L A T 5 P L A T 5 10 qu’on dise, quand des adultes qui ne se connaissent pas se rencontrent au cours d’une soirée, la première question qu’on pose c’est : vous faîtes quoi dans la vie ? Et les gens répondent en parlant de leur métier, sauf quand ils n’en ont pas. Il est rare chez un adulte de répondre à cette question «je suis fan de telle ou telle musique»… Que l’on veuille ou non, cela reste le cœur de l’identité sociale : avoir une place, un statut, avoir une valeur sociale et se sentir utile etc. C’est subjectif mais c’est extrêmement important, c’est en partie ce qui fait tenir droit les individus et ce qui les tient ensemble, autrement dit c’est ce qui fait une société. Puis il y a le revenu, et là c’est très objectif : si on n’a pas de revenu, si on ne gagne pas ou pas assez d’argent, on ne peut avoir le deuxième élément de l’insertion sociale et du devenir adulte, qui est la capacité à prendre un logement. Partir de chez papa et maman, c’est aussi ça, devenir un adulte. Sans revenus liés au travail, impossible. Alors un film comme “Tanguy” fait sourire dans les milieux aisés mais dans les quartiers populaires, ça ne fait pas rire du tout : quand vous êtes un jeune homme de 25, 30 ans encore obligé de rentrer en catimini le soir chez ses parents ou d’aller dormir chez des copains, avec un père qui vous regarde de travers tous les jours sur le mode « tu fous rien, t’as pas de travail, tu ramènes pas d’argent », c’est extrêmement humiliant, et une vraie souffrance. Ça, c’était le deuxième critère : si pas de travail, pas de revenu, et pas de logement. C’est seulement si vous avez tout ça que vous êtes en condition pour la troisième étape qui est de vous mettre en couple et fonder à votre tour votre propre famille, ce qui est l’accomplissement du devenir adulte et la fin définitive de la jeunesse. C’est ce processus-là, d’une très grande banalité, et pourtant absolument fondamental, c’est ce processus qui est bloqué aujourd’hui pour une partie de la jeunesse, en particulier dans ces quartier mais pas seulement -il y a de la misère, de la pauvreté et de l’absence d’insertion aussi chez les jeunes en milieu rural, mais il est plus concentré dans ces quartiers- et c’est ça qui se cache derrière tous nos problèmes, en réalité. Et que malheureusement l’on ne veut pas voir, ou pas comprendre : cette impossibilité d’y accéder et même pour une partie des jeunes, la conviction qu’ils n’y arriveront pas, que c’est pas pour eux etc. D’où fatalement, cette coupure avec les normes de la société, cette justification de se débrouiller en dehors du système parce qu’au fond, quand on fait des entretiens avec tous ces jeunes qui sont dans la délinquance, le “business” ou autre, on arrive toujours à cette justification. Cette possibilité d’acquérir un statut, dans un système régi par d’autres règles… Un statut par défaut. Et de manière générale d’ailleurs, parce que l’identité délinquante, la délinquance quand on la pratique de façon routinière, ce n’est pas juste une activité, c’est un rôle, une place qui est connue des autres, cette identité est une identité par défaut, faute d’une autre. prendre dans la société actuelle, c’est que cette intégration, cette normalisation si on veut, n’est pas un processus mental de l’ordre de la décision : « j’ai décidé que je vais m’intégrer dans la société » ou « euh non, finalement, tout compte fait je ne vais pas m’intégrer », ce n’est pas une décision comme s’il y avait un choix rationnel et qu’on décidait de le faire ou de ne pas le faire. C’est la conséquence en réalité du fait qu’on puisse remplir un certain nombre de conditions d’insertion qui font qu’au bout d’un moment effectivement, ça s’accompagne d’une conversion identitaire, de l’abandon de conduites juvéniles et l’adoption d’un style de vie plus normé, adulte, posé, avec abandon d’un certain nombre de conduites 12 13 Dans un autre des articles du livre, Yves Pedrazzini, écrit que « le spectre de la violence hante les villes. Il s’incarne dans la forme de la bande d’adolescents des quartiers pauvres. Sous le nom de “gang”, elle est la figure emblématique du devenir violent et fragmenté de la grande ville » : est-ce que les bandes de jeunes ne sont pas simplement la pointe immergée de l’iceberg, la peur collective de la “jungle urbaine” et des dangers qu’elle recouvre ? 11/12-“La Haine” de Mathieu Kassovitz 1995 13- Photo Yan Morvan “Gang” Ed. Marval Oui, c’est plus globalement l’image de la jeunesse et je pense à des travaux d’historiens là dessus, cette jeunesse qui, dans toutes les sociétés, a toujours été associée au désordre. D’ailleurs, les sociétés anciennes avaient même ritualisé le fait que la jeunesse crée du désordre et en avait fait une fonction, avec des moments particuliers d’expression et de tolérance du désordre : ce sont les carnavals, le charivari, les désordres des jeunes. C’est une constante. Je dirais que par définition, l’âge adulte est le moment de l’établissement, de l‘intégration et de la soumission aux normes en quelque sorte mais ce qu’on ne veut pas com- 92 P 11 L A T 5 93 P L A T 5 14 15 Pour rebondir sur ce discours idéologique qui refuse de contextualiser les choses, qu’on dit sarkozyste mais dans lequel quasiment tout le monde baigne, des politiques 16-“Zulus” à la majorité des électeurs, 17-“Rocky” chef des Ducky Boys des journalistes aux experts 18- “Ducky Boys” Paris,1989 Photo Yan Morvan accrédités, peut-on encore “Gang” Ed. Marval faire entendre une autre lansentiment d’impuissance, ils l’ont non gue, de type sociologique qui pas parce qu’ils n’arrivent à rien mais tente d’englober des parcours parce que le niveau de problèmes et individuels dans des procesles moyens qu’ils ont en face sont sou- sus sociaux ? vent en décalage ; leurs moyens sont même parfois dérisoires, de quoi aider réellement 3, 4, 5, 6 jeunes mais s’il y en a 30… Il y a des effets de seuil, des effets de masse donc souvent un sentiment d’impuissance de la part des professionnels de terrain, des associatifs, 16 à risques qui sont le propre de la jeunesse… C’est ça qu’on ne veut pas comprendre en accusant ces jeunes de ne pas vouloir, voire même de choisir cette vie, avec aujourd’hui et de façon dramatique, la banalisation de cette pseudo théorie de la délinquance qui serait l’explication par le choix rationnel, qui est une aberration totale, parce que ça revient à dire que les jeunes se disent : « alors moi, dans 10 ans, je rêve d’avoir un commerce et une baraque à tel endroit, donc il me faut environ 150 000 € donc je vais choisir la délinquance plutôt que de faire un mastère de droit commercial, un emprunt et travailler ». Non ! Ce n’est pas comme ça que ça se passe : on ne choisit pas une trajectoire de marginalité et d’exclusion ! On y est la plupart du temps poussé parce que l’on est en situation d’échec dans la “vie normale”. Ces théories du choix rationnel ne sont au fond que des rationalisations a posteriori produites par des gens bien propres sur eux qui ne savent pas de quoi ils parlent. 14-“Eddy” Black Dragoons second général de Yves 15-“Yves” chef des Black Dragoons Photo Yan Morvan “Gang” Ed. Marval 94 P L A Bien sûr, dans les hautes sphères du pouvoir actuel, “sociologue“ est une insulte… C’est très clair, c’est un sujet à moqueries. Je peux raconter cette anecdote parce qu’elle est extrêmement significative : un collègue (Christian Mouhanna) a raconté dans un article qu’il avait donc assisté à une réunion dans ces hautes sphères dont vous parlez, à l’époque je crois où l’actuel président de la République était encore ministre de l’Intérieur, à la fin d’un discours, la blague de Nicolas Sarkozy consistait en : « vous vous rendez compte, il y a même des socio- 18 17 logues qui font des thèses sur les banlieues… ! » (rires gras)… Ça en dit long sur ce refus de comprendre. Comme une des petites phrases préférées de Nicolas Sarkozy : « expliquer l’inexplicable, c’est justifier l’injustifiable », ce qui constitue une confusion volontaire entre la compréhension intellectuelle et la compréhension morale. Entre la compréhension intellectuelle et l’encouragement, la validation morale. Cet amalgame volontaire vise évidemment à discréditer toute posture d’analyse. Pas d’analyse, pas de contexte, pas d’explication ; uniquement le Bien contre le Mal ou les gentils contre les méchants, qui vise à nous abrutir pour parler un peu radicalement, mais c’est malheureusement de ça dont il s’agit. Et qui ne peut que contribuer à renforcer la peur, c’est une des stratégies de la peur, refuser de comprendre, refuser d’expliquer, refuser de jeter la lumière sur des mécanismes qui ont produit tel problème. Dès lors cela veut dire s’empêcher de trouver une quelconque solution réelle aux problèmes parce que si on n’a pas analysé ses causes, on ne risque pas de trouver ses solutions. C’est pour ça que j‘écris dans l’introduction de “La frénésie sécuritaire” qu’on peut se demander dans quelle mesure la sécurité n’est pas devenue davantage une solution qu’un problème pour les politiques. Parce que la sécurité, et son entretien, est le moyen de montrer qu’ils se préoccupent d’un problème, ce qui suffit. Et il ne faut surtout pas que le problème disparaisse, ils seraient bien embêtés… “Les Bandes de jeunes - Des «blousons noirs» à nos jours“ : sous la direction de Marwan Mohammed et Laurent Mucchielli, La Découverte, collection “Recherches”, Paris, 2007. Et le fait que ces sottises reviennent dans le débat est emblématique de cette mode idéologique dans laquelle nous sommes baignés, ce refus d’explications, cet enfermement de l’individu dans l’individualité, ce fait de tout ramener vers les choix individuels, la responsabilité individuelle. En fait, le but est d’autoriser l’ensemble de la société, l’ensemble du monde des adultes, à effectuer une sorte de démission collective face à son devoir d’éducation et d’insertion de la jeunesse. Et si cela marche bien c’est que sans doute, cela profite du sentiment d’impuissance que beaucoup de gens éprouvent sincèrement. Quand beaucoup de gens qui travaillent avec ces jeunes dans ces quartiers difficiles ont ce T 5 voire des élus locaux. Je pense que ce discours de type idéologique en réalité sur la responsabilité individuelle nous pousse tous dans une espèce de démission collective qui profite des difficultés objectives du travail (social) et du sentiment d’impuissance. À lire aussi : “La frénésie sécuritaire Retour à l’ordre et nouveau contrôle social “ : Laurent Mucchielli, La Découverte, Paris, 2008. 95 P L A T 5 3 2 1 4 7 5 6 8 1/3/4/5/6-Thunder Valley 2-El Cajon Carshow 7/8-Norton Serie 11 10 13 12 9 16 15 1/2-El Cajon Carshow 9/10/11/12/14/16 -Désert Serie 14 [email protected] www.dimitricoste.com ALEA ACTA EST Amis des blogs musicaux, bonjour. Et bon courage. Va falloir trouver autre chose que la pépère mention «les morceaux ici présents ne sont là que pour un usage promo, soutenez les artistes, achetez leurs disques etc.“, pour continuer à servir de machine à buzz sans autorisation. Ou retourner au système habituel de la presse officielle. Parce que les gros labels, les gros calibres, pas de la roupie de sansonnet de petites maisons de disques tellement cool avec vous (et nous), mais l’industrie, la vraie, pas seulement celle de la musique, mais aussi celle de l’informatique et tutti quanti, dont les labos pharmaceutiques… elle rigole plus du tout. Leurs gros services juridiques et leurs cabinets d’avocats balèzes qui, à force de lobbying pour sauvegarder cette propriété intellectuelle qui protège nos indispensables auteurs que tout le monde sait bien sûr en voie d’extinction, sont en passe de réussir. C’est du lourd, mon coco. Tu vas bientôt oublier de balancer et de te servir en MP3 gratos, mais surtout tu vas oublier d’essayer de passer les frontières avec des trucs sans factures d’achat, parce que les douanes risquent d’avoir le droit d’inspecter sérieusement ton iPod, ton téléphone, en plus de ta valise à roulettes pour trouver des fringues bootleg. Ton fournisseur d’accès à Internet, ça va plus trop être ton ami, encore moins qu’aujourd’hui. Évidemment, l’usage des P2P et des torrents deviendrait non plus un délit, mais un crime. Sans oublier de limiter les médocs génériques : c’est pas bon pour la santé des bénéfices. Nouvel Axe du Mal face au camp du Bien, celui des gens des compagnies. Les dits pirates, un peu Farc sur les bords de la jungle web doivent être éradiqués. SACEM needs you. Et la SACD aussi. Les talibans de l’écran vont faire moins les malins dans leurs chambres, on ira les chercher jusque dans leurs placards où ils se cacheront derrière leurs blousons, t-shirts et autres caleçons, et les chaussettes aussi. Mais chut, faut pas trop le dire, c’est secret. Top secret. Mission commando. Même Pascal Nègre et ses amis n’ont pas été invités à participer à ce cénacle : juste des gens très bien, pas des saltimbanques à 2 balles, que des crânes d’œuf formatés ENA ou Harvard et autres pointus du cerveau droit, missi dominici de la Commission européenne, de la Chambres des représentants américains au commerce et tout plein d’agences gouvernementales, de l’Australie à l’Angleterre et d’autres pays amis Ça s’appelle ACTA. Anti-Counterfeiting Trade Agreement. Ou Accord commercial anti contrefaçon. Et donc voilà, ça recommence comme en 14 comme disait mon grand tonton, c’est reparti comme il y a 10 ans : les éminences qui nous gouvernent vraiment depuis leurs bureaux, refont le coup de l’AMI, l’Accord multilatéral sur l’investissement, négocié secrètement dans les bureaux de l’OCDE entre 95 et 97 et qui visait une libéralisation maxi maousse des échanges et donc des capitaux (pas des gens)… Et qui a amené ceux qui avaient eu accès à l’information par des voies détournées à créer un grand barouf anti AMI, juste en éventant le secret. Le dit syndrome de Dracula. Ce fut la création d’Attac. Sauf qu’aujourd’hui l’ACTA n’est pas du tout conçu pour libéraliser quoi que ce soit. Mais pour cadenasser le copyright, et les royalties du copyright. Subtilité de communication politique: mets moi “contrefaçon“ dans l’acronyme, mon vieux, ça fait mieux. Façon de brouiller les pistes en se servant d’un thème ayant bonne presse. Surtout avec ces satanés Chinois qui ne savent faire que piller notre savoir- Modélisations 2D couleurs d’un web du World Wide Web www.opte.org/maps ‘‘C’EST PAS BON POUR LA SANTÉ DES BÉNÉFICES’’ faire de nos ancêtres à nous, c’est comme ça qu’on en parle, à la télé, tu crois que ce que tu vois… Mais quand tu lis dans ton lit Luxe & co de Dana Thomas où t’apprends que pas mal des maisons de luxe produisent en fait une bonne partie de leurs produits au pays du Milieu, afin de toujours augmenter leurs marges, tu commences à sourire jaune comme un Chinois… Façon de brouiller les pistes et le message, et de tordre le mauvais esprit de certains politiciens encore un peu constipés sur la protection des données personnelles et du droit à la vie privée, surtout quand il va s’agir, avec cet ACTA, de croiser les fichiers entre pays signataires. Et surtout, entre officines en zone grise, partenariat public / privé qu’ils disent… petites barbouzeries bonjour, à votre service. Des parlementaires canadiens ayant eu vent du sujet, ont donc demandé des explications : on leur a certes refilé des documents mais seulement après que les points importants aient été raturés. Efficacité à l’ancienne. Leurs collègues européens ont eux eu la chance d’obtenir des infos de la part du commissaire Peter Mandelson qui leur a confirmé que Bruxelles était bien engagé dans le procès délibératif… en donnant juste les dates des réunions. Ils ont raison de faire gaffe : quand un sujet de cet ordre est rendu public, il est souvent recadré à causes de petits détails pénibles, genre protection des libertés individuelles, droits de l’homme, tout ça… Confer la célèbre “riposte graduée“, comme si c’était la guerre, contenue dans le projet de loi Hadopi de notre cher Denis Olivennes, recalée au niveau européen par le parlement de Strasbourg au prétexte qu’on ne peut pas tomber sur le râble du quidam moyen et lui couper le robinet Adsl sans passer par l’autorité judiciaire. C’est pas vrai ça, qu’est-ce qu’ils sont mous alors, ces députés ! Ils vont tuer la culture. Avec un grand C. C comme contrôle. Société du contrôle social. 100 F 101 R O M A G E F R O M A G E Musiques Pariphériques 102 D 103 E S S E R T D E S S E R T Despo Rutti Les Sirènes Du Charbon (2006 - Soldat Sans Grade) « Ceux qui parlent de niquer ta reum’ ils savent que la revanche est une juge d’application des peines fiables ». 2006 fait une clé de bras au rap français qui tournait en rond depuis pas mal de temps. Album de Sefyu et mini album de Despo Rutti. Comme des ovnis, rien de comparable, enfin l’avenir. Chaque phase de ce disque transpire la banlieue, suinte la crasse, pisse le charbon. Ecoute, t’y es. « On grandit vite quand le daron ne peut pas chiffrer les Nike ». Beaucoup ne se donne pas la peine de disséquer le style unique de Despo. Qu’ils aillent se faire foutre, ils n’ont rien compris. Ideal J O’riginal MC’s sur une mission (1996 - Night & Day) « Tu veux connaître la pureté d’une amitié, enfoiré, te gêne pas, viens vivre au milieu d’une cité ». À cette époque, Dj Mehdi était très loin de faire un truc comme Lucky Boy et personne n’aurait parié un cul de vieille sur un duo Kery James/Aznavour. Pour cause. Rarement la réalité d’une vie de cité ne fût aussi palpable. Des kilomètres de bandes K7 ont été usées, des milliers de LR6 ont été poncées dans des walkmans pourris avec cet album qui se refilait, de main en main, de ceux qui savent à ceux qui savent, avec cet album, qui à chaque écoute te fout un cafard monstre. Cet album des Béru, comme disaient les fans du groupe, sent déjà le début de la fin : leur tube Empereur Tomato Ketchup a squatté un an avant les on- 104 E S S E Deux sons entendus en live un soir à la radio, CD acheté le lendemain, voilà comment résumer mon histoire avec cet album. West Coast dans le son comme dans les textes “Gang Bang, tasspés et rage anti-bleus”, les TSN ont su apporter cet esprit au sein de Paris, les negros parigo ont trouvés leurs porte paroles. De plus ils reussirent à faire de nom- Ministère A.M.E.R 95200 (1994 - EMI) «T’es pas d’accord t’es un homme mort» PAM-PAM 95200 met direct, mais DIRECT je vous dis, les points sur les «a» à coups de fusil à canon scié, avec des références de l’époque et des interludes assassines. Des textes relatant leur quotidien d’une façon si réaliste et visuelle qu’en les écoutant même un Jean Richard de la rive gauche aurait l’impression de vivre en barre H.L.M, d’avoir des Reebok classic aux pieds, un 501 et une casquette Lacoste vissée sur le crâne. Une seule chose à dire à la génération Sinik, 95200 est très loin des featurings avec la légende flagada fatiguante du rock français ou des amitiés avec le blingeux-blingeux talonné et il peut toujours vous high-kicker le haut du crâne, un obus du rap français. Quelques phases de nos deux ministres et de leur secrétaire d’état pour vous donner un aperçu : « …j’aimerais voir brûler Panam au Napalm sous les flammes façon VietNam… » (Stomy Bugsy) « …le C.F.A a perdu du poids, comme-ci l’avait le SIDA, ici on parle en écu, je te souhaite la bienvenue… » (Passi) « …ce n’est pas de ma faute tu en tomberas forcement accro-codile mon polo a du style, moi qui rêve de deal et de filles faciles… » (Doc Gyneco) TRUST Répression (1980 - CBS) Quelques Gouttes Suffisent (1998 - Hostile Records) Dans Paris Nocturne (1995 - Night & Day) Abracadaboum! (1987 - Bondage Records) breuses ventes sans rotation radio si ce n’est de J’suis F mais bon, comment ne pas se marrer en écoutant la si fameuse réplique empruntée à notre Cloclo national : «À ton âge il y a des choses qu’un garçon doit savoir, les filles tu sais méfie toi c’est pas ce que tu crois elle sont toutes ... des tasspés ouais des tasspés sous tous les aspects elles sont toutes des tass’.» Un album qui a marqué sans trop de spotlights rivés sur la gueule, sûrement une exception pour l’époque. À bon entendeur comme ils le notifiaient eux même en fin de dédicaces sur leur livret : 1995. Tout Simplement Noir. Ils étaient “AL”… Arsenik Tout Simplement Noir Bérurier Noir D des de NRJ, pendant un sacré bout de temps pour un groupe boycotté sévère par la presse, même musicale. Parce que les Bérurier Noir étaient dans le genre ultra vener, hyper indépendants, politisés à l’extrême (gauche), porteurs de toute la culture squats parisiens années 80 mais au succès dépassant de loin le petit milieu punk alternatif, résumé d’abord et avant tout par Bondage Records (avec les lanceurs de poireaux et légumes variés avariés, les punkabilly Washington Dead Cats au même catalogue). Et ce succès commercial les a plongés en pleine contradiction. À part ça, les Béru c’est un grand cirque et détail qui veut dire beaucoup : une boîte à rythmes, enfants de Métal Urbain qu’ils sont. Punks parisiens, pas new wave français du tout. Pas du tout sinistres je suis pas bien dans ma tête de petit bourgeois, Virgin Prunes dans le walkman et la ficelle pour se pendre dans la poche. Non, ils étaient anti bourgeois, antirascistes, radicaux. Un style de vie. Une époque, celle de la génération 1986, S.C.A.L.P et chasseurs de skins, qui n’a jamais fait la jonction avec celle qui suivra, la génération rap. « Un gars à la hauteur c’est rare comme une pute à son compte ». Vraie bible du ghetto, symbolique du rap de l’époque : violon, répliques de films cultes samplées, flows rapides et début du régne des punchlines. Double disque d’or. Les “Tchi-This” des deux frangins résonnaient partout en banlieue, et chez Lacoste on devenait fou, position latérale de sécurité pour le service communication et sourire diamant à la compta : les chiffres de vente des panoplies casquette-banane-survetdans-les-chaussettes siglées reptiles resteront à jamais secret défense. C’est ça qui est bien, ou pas, avec la France : on a toujours des adaptations fromagères des trucs U.K. et/ou US. Mais Trust, c’était pas du yaourt. D’abord, Bernie Bonvoisin chantait en français et pas des mièvreries Cendrillon à la Téléphone, parce que Trust c’était pas pour la FM , d’façon l’album Répression avec l’anthem Antisocial à l’intérieur, est sorti en 80. Trust c’est plus la fin des années 70, des petits gars énervés de la banlieue qui comme toute cette génération en a marre du glam rock, et même s’ils kiffaient évidemment le hard, surtout AC/ DC d’ailleurs et leur leader Bon Scott avec qui ils deviendront ultra potes, ils ont bien compris la rage punk. Mais contrairement aux punks, ils savaient jouer d’un instrument, notamment de leurs guitares, et outre AC/ DC, Iron Maiden ou Anthrax en seront de grands fans. Comme le public allemand. Qui ne pouvait pas comprendre combien Trust envoyait la purée sur la calvitie de Giscard, et cette France façon Raymond Barre. La France moisie intemporelle, qui censurera Trust plus d’une fois… Ce groupe, c’est une face des années 80, et tous ces jeunes hardos jean slims zippés sur Americana, qui tomberont ensuite dans la marmite Megadeth et surtout : Metallica du début. Une autre odeur de bitume. 105 R T D E S S E R T SI L’ON VOUS DIT QUE LE SYSTEMA EST UN ART MARTIAL VENANT DES RUSSES DANS LE GENRE KGB, VOUS ALLEZ IMAGINER UN MEC SYMPA COMME POUTINE VOUS ENSEIGNANT COMMENT RETOURNER UN GÉORGIEN ET LE DÉCORTIQUER TOUT CRU SUR LE TATAMI. EH BEN NON. C’EST TOUT LE CONTRAIRE : CET ART MARTIAL EST TOUT SAUF UN ART DE TARTARES DES STEPPES. D’AILLEURS PEUT-ÊTRE UN PEU GÉORGIEN SUR LES BORDS, PUISQUE L’ON RACONTE QUE LE SYSTEMA A D’ABORD ÉTÉ UNE SCIENCE EXCLUSIVEMENT À L’USAGE DES GARDES DU CORPS DE STALINE, LA GROSSE MOUSTACHE DE CE CÔTÉ-LÀ DU CAUCASE. LE SYSTEMA N’EST MÊME PAS VRAIMENT UN ART MARTIAL. MAIS UN ART DE SURVIE. OU DE VIVRE. INITIATION AVEC M. KARDIAN, MAÎTRE SEREIN D’UNE DES ÉCOLES SYSTEMA DE PARIS. Commençons par le commencement : comment avez vous découvert le systema ? J’ai commencé les arts martiaux en 1979, j’en ai pratiqué beaucoup, et à fond, j’ai été instructeur en arts martiaux philippins, qui sont très différents… Un de nos élèves qui était abonné à différents magazines d’arts martiaux américains, m’a un jour montré un article sur Vladimir Vasiliev, qui m’a beaucoup intrigué. J’ai donc commandé des cassettes Vladimir Vasiliev -à l’époque le DVD n’existait pas- et quand j’ai vu les VHS, ça m’a rendu encore beaucoup plus curieux. Je les ai appelés le lendemain, pour leur demander si je pouvais venir m’entraîner. Étant célibataire, c’était pour moi plus facile de voyager, je suis donc parti quelques jours après à Toronto, pour apprendre. 106 D Si j’ai bien compris, Vasiliev, c’est un peu le fils spirituel de Mikhail Ryabko dont on dit qu’il est lui-même le neveu d’un des deux fameux gardes du corps de Staline… C’est une rumeur ou pas? Ils disent beaucoup de choses, mais moi, ça ne m’intéresse pas de remonter aussi loin. En fait, c’est le produit qui m’intéresse, d’où ça vient est secondaire pour moi. 107 I G E S T I F Le systema est une sorte d’art martial ou un art de combat ? C’est un art de survie. Rien à voir avec le krav-maga par exemple? Mikhail Ryabko Vladimir Vasiliev Rien à voir, du tout. Le krav-maga, c’est un art martial très efficace, très violent, mais on enseigne les gens à détruire, uniquement. C’est très facile de détruire, mais c’est beaucoup plus difficile de réparer quelque chose, de travailler sur soi pour diminuer sa propre peur quotidienne, de travailler sur elle, elle qui nous provoque des tensions dans le corps. Or ce sont ces tensions, sur une longue durée, qui détruisent le corps. On n’a pas besoin qu’on nous agresse, on se détruit nous-même, par des petits énervements, des petites tensions, ou des grosses tensions en fait… Le stress, l’anxiété… Le systema est donc bien en rapport avec les arts martiaux ? Le systema est basé sur la respiration. Respiration et mouvement. Respiration, décontraction... J’ai aussi cru comprendre que Vasiliev et Ryabko prétendai- Donc, vous voyez les premiètent que c’étaient eux, la vraie école systema ? res cassettes, vous allez làbas, et là, on va dire que c’est Pas du tout. Il y a d’autres écoles, on a des principes en commun, mais leur mé- le coup de foudre ? thode d’apprentissage est différente, eux vous disent qu’ils sont chefs comme Vladimir est le chef de l’école Vladimir Vasiliev (...) Notre patriarche, c’est Mikhail Ryabko. Avec Vladimir, on est devenu très ami très vite. Lui dit qu’il ne s’y connaît pas beaucoup mais c’est un génie, sauf qu’il persiste à préconiser, si l’on veut vraiment connaître le systema, d’aller chez Mikhail Ryabko qui, lui, est plus jeune que Vladimir Vasiliev. C’est son avis. Non, parce que j’avais un grand ego, donc je me suis testé, je me suis battu, on a joué avec les différents élèves, et ils m’ont convaincu très vite. Parce que j’avais pratiqué beaucoup de choses, j’ai commencé avec le karaté, le kick boxing, la boxe thaï, le wing chun qui est un style de kung fu, puis les arts martiaux philippins. La respiration, c’est la vie. Chaque fois qu’on bouge en retenant notre souffle, on se fait du mal. Là, je suis assis. Je vais me lever : on est habitué à retenir son souffle, en se mettant en apnée. Inconsciemment. On se lève et (seulement) après, on se remet à respirer. Donc, ce grand effort que je fais en me levant et en retenant mon souffle augmente beaucoup la pression artérielle, la pression sur les organes internes. Ça nous arrive tous, on est en position squat, très bas au sol et tout d’un coup, quand on se lève, on a la tête qui tourne. Pourquoi la tête tourne ? Parce qu’il y a eu un grand changement de pression sanguine, artérielle. Et on n’a pas respiré avec, donc il y a eu trop de pression dans le système. J’ai lu sur le web que dans certains séminaires, ou peut-être ici, on fait aussi des exercices pour renforcer la force corporelle... Automatiquement. Par exemple avec l’eau froide, ou carrément l’eau glacée... Ça, c’est pour ceux qui veulent ou peuvent le faire, on ne demande pas aux gens, mais on peut faire ce qu’on appelle des thérapies de seaux à eau froide, de l’eau très froide. Ce sont des gens qui se baignent dans de l’eau froide simplement? Non, une douche froide, c’est moins efficace. En fait, on est pieds nus, si c’est possible par terre, sinon, c’est dans une baignoire, on remplit un seau bien rempli avec de l’eau froide, et on va le verser sur la tête et ça va descendre sur tout le corps. Plus c’est froid, mieux c’est. Ce qu’il se passe ici, et c’est expliqué scientifiquement aussi, il y a des articles là-dessus : pendant une ou deux secondes, la température du corps va changer d’une façon… Ça va dépasser les 40 et quelques degrés. Si ça reste comme ça, on meurt, mais juste pour une ou deux secondes, ce changement va nettoyer le corps de tout ce qu’il peut avoir de pas bien en lui. 108 D 109 I G E S T I F D I G E S T I F Et pour définir toujours plus à l’intention de nos lecteurs, le sytema est plus qu’une technique de combat, mais ce n’est pas un sport non plus ? Ce n’est pas un sport non. En fait, les gens viennent de tous les coins, de différents métiers, avec différentes corpulences, avec différents niveaux de santé, ce ne sont pas tous de grands sportifs. Mais avec les exercices, on les renforce musculairement et surtout aux niveaux articulations et tendons. Le truc, c’est que si on fait des mouvements en répétition rapide, par exemple les pompes, les squats, ça épuise les muscles, les muscles se vident de leur énergie, mais si on le fait avec des respirations correctes et moins rapides, ça renforce les tendons et articulations. L’on accumule de l’énergie dans les tendons et articulations. Donc, c’est pour ça que beaucoup de problèmes d’articulation, ou de dos aussi beaucoup, disparaissent après quelque pratique. 1 Et cette rapidité des gestes signifie l’ancienneté dans le sport, enfin… le niveau on va dire ? Plus ils sont à l’aise dans toutes situations...Si tout d’un coup quelqu’un les pousse et qu’ils vont tomber, ils savent comment tomber. Si 3, 4 personnes leur sautent dessus tout d’un coup, ils savent au moins comment se protéger, comment respirer... En fait, c’est comme les bébés : quand ils sont tout petits, ils jouent, ils tombent, et rien ne se passe parce qu’ils sont relax. En grandissant, on se touche de moins en moins, parce que la société nous l’interdit : en grandissant, on nous met une étiquette, notamment sur un garçon qui touche un autre garçon. Surtout en Europe. C’est encore plus vrai en vieillissant, là, on ne se touche plus du tout, sauf sa femme ou sa famille proche. Et ça, ça développe un complexe, ça développe une peur : quand on marche dans la rue, quand quelqu’un va nous toucher l’épaule, tout de suite on raidit l’épaule, si ce n’est pas tout le corps, parce qu’on ne sait D’où cette fameuse décontraction...qu’on peut voir sur certaines vidéos, où il y a carrément tout un groupe qui tombe sur Vasiliev je crois, et en fait, de façon super fluide, il esquive tout, mais vraiment tout le monde… Juste un petit exemple, si quelqu’un vous attrape le poignet, solidement, vous, votre réaction naturelle est de retirer le bras : si vous commencez à le retirer, votre corps se raidit, des orteils jusqu’aux cheveux, mais vous n’avez pas besoin de tout ça. On peut juste raidir le bras et relaxer tout le reste du corps, pour pouvoir faire mille et une choses, pour dégager si on veut dégager. 2 C’est donc pas un sport, mais un art de la survie, mais dans la survie, il y a le combat, au moins potentiellement... Il y a de la self-défense mais pas uniquement cela : on apprend à manipuler notre corps premièrement, on comprend comment on peut manipuler notre corps donc du coup, le corps d’autrui. Se connaître soi-même pour connaître les autres... Tout à fait… Par les endroits où c’est beaucoup plus facile à manipuler. On apprend, on découvre la biomécanique du corps. On montre un principe, et après les élèves découvrent plus ou moins par eux-mêmes. Au lieu de faire comme dans les arts martiaux asiatiques -“ça, vous faîtes ça comme ça”où il faut exactement copier le maître. Eux, ils jouent, pas trop vite, parce qu’une fois qu’on commence à accélérer, on commence à... on prête moins d’attention, on apprend moins. Au départ ici, ça doit être fait lentement, on découvre chaque articulation et les limites, sans casser. À chaque mouvement, on se regarde et on regarde le partenaire, pour voir comment il est en train de réagir, et en même temps, on apprend à respirer avec. Le mouvement, on le marie avec la respiration. 110 D I G E S T I F pas ce qu’il va se passer. En Europe, si un corps se fait toucher par un autre corps, juste avec un petit touché, épaule à épaule, le corps a peur de mourir. Cette peur de mourir très profonde dans notre inconscient. Donc, on travaille ça sur les gens, on les ramène petit à petit à ça: ils se touchent, ils se poussent, pour diminuer cette peur d’être touché, cette peur d’être frappé. On la ramène là où elle doit être, on ne peut pas la faire disparaître, parce que ce n’est pas naturel, mais on la ramène à son niveau naturel. 1/2-Mikhail Ryabko en démonstration Et est-ce que ça a rapport quelque part avec l’aïkido où l’on utilise quasiment uniquement la force de l’adversaire? Il y a des éléments de l’aïkido, des principes d’aïkido communs, mas l’aïkido est très… Ils ne frappent pas par exemple, mais ils n’apprennent pas comment recevoir les coups, ou ils tombent sur le tatami, sauf que dans la rue… il n’y a pas de tatami. Je ne peux pas me promener avec un tatami sur le dos et dire à mon agresseur, “attendez, je vais mettre le tatami, après vous me pousserez”, c’est ça… Mais nos meilleurs élèves, ce sont des anciens de l’aïkido -on a des gens qui viennent du kung fu, du krav-maga, de partout... 111 D I G E S T I F Est-ce que ce côté survie en milieu urbain, un peu “forces spéciales russes (spetsnaz)” ramène une clientèle un peu treillis sur les bords ? C’est pour ça qu’on a enlevé les projecteurs, tout ce qui est militaire, treillis, l’image spetsnaz, parce qu’en fait ici l’on enseigne aux civils, pas besoin de tout ça… Au départ, quand ça a commencé à Toronto, et c’est un peu lié au marketing, il y avait de cela, et Vladimir Vasiliev a fait 10 ans dans les spetsnaz, il a vu des choses, il raconte pas, mais bon… Il raconte à ses proches... Mais, on peut pas dire quand même que le systema est un cousin du sambo parce qu’apparemment... C’est la génération de la guerre russe en Afghanistan... Non, nous ce qu’on fait, ça n’a rien à voir avec le sambo. Peutêtre que ça peut arriver qu’on lutte au sol, mais pas de cette façon. On enseigne aux gens la survie au sol : on les met par terre et une ou plusieurs personnes commencent à le shooter avec les pieds, il doit d’abord savoir comment tomber sans se blesser et survivre aux coups de pieds, ou aux coups de couteaux, ou aux coups de bâtons qui vont lui tomber dessus, par un ou plusieurs adversaires, jusqu’à ce qu’il puisse se relever etc… Tout ça, c’est fait d’une façon très, très graduelle, pour faciliter l’apprentissage. On n’a pas de forme, de kata. Moi j’ai fait des katas pendant 10 ans de ma vie, mais maintenant, je considère que c’est une perte de temps. Il faut être touché et toucher les gens, pas frapper l’air. Oui il a vécu des choses et il a appris très, très vite, parce que c’est un génie, mais on n’a pas besoin de cela nous ici, parce qu’on fonctionne sur le bouche à oreille, c’est vrai que si on dit dans chaque pub qu’on fait ci ou ça, si on commence à attirer des gens un peu militaristes… Même si l’on a des policiers, ou des militaires, parmi les élèves mais c’est une école pour les civils. On apprend à se défendre, à protéger autrui, on a des cours entiers de méthodes, ce qu’on appelle intervenir sur une tierce personne. On enseigne cela aux agents de protection rapprochée, mais tout le monde peut l’apprendre pour intervenir de l’extérieur, parce que le travail est différent. Si on voit un ami ou une copine, ou n’importe qui en train de se faire agresser dans la rue, on peut manipuler beaucoup plus facilement, de l’extérieur. Parce qu’on découvre ici comment manipuler un corps avec un minimum d’effort. Pour parler des “accessoires”, le bâton et le couteau : dans les mouvement avec couteau en fait, vous prenez le couteau et vous allez jusqu’au bout... Vous, vous n’êtes pas russe… Non, non, je suis d’origine arménienne, j’ai vécu 20 ans au Liban, malheureusement c’était la guerre civile… et ça fait 18 ans que je suis en France. Oui, il faut finir le travail… Si vous allez au restaurant, si vous prenez juste l’entrée et que vous partez sans le plat, le dessert et le café, c’est pas bon… Et vous donnez des cours ici, et des cours particuliers aussi ? Je donne des cours particuliers, j’ai des chefs d’entreprise qui viennent pour apprendre à se défendre et pour des cours de relaxation aussi. Ce que le systema m’apporte personnellement, et à d’autres instructeurs aussi, c’est le bien-être et la relaxation, c’est supérieur à la self-défense et à l’art martial qu’on enseigne. Notre but à la fin, via cet art martial, c’est d’amener les gens à ce bien-être dans la tête et dans le corps, à diminuer la peur. Malheureusement, si vous cherchez, on peut trouver d’autres arts martiaux où indirectement on va enseigner la peur aux gens. Un élève qui sort après ce genre de cours, il va regarder à gauche et à droite, pour voir s’il n’y a personne qui va lui sauter dessus. Et quelle est la différence entre le systema et le sambo ? Le sambo, c’est une sorte de lutte, qui peut ressembler un tout petit peu au ju-jitsu brésilien, ils font des clés, c’est devenu de plus en plus un sport de combat, surtout qu’ils commencent à incorporer l’aspect compétitif, où l’on peut gagner, il y a des points etc. il y a des protections au sol aussi etc… Quelqu’un qui fait un cours ici, un cours là-bas, il verra la différence très, très vite : ça n’a rien à voir. C’est Poutine qui en fait du sambo, non ? Oui, c’est un pratiquant. Ce n’est pas juste pour désarmer, c’est pour éliminer l’adversaire… Si on ne travaille pas sur la peur… Nous avons tous des différents niveaux de peur à l’intérieur du corps : une personne dans son cerveau académique, son cerveau conscient, peut dire «moi, j’ai pas peur» or ça, c’est l’image de notre ignorance. Quand on dit «j’ai pas peur», ça veut dire qu’on ne connaît pas son corps, qu’on ne connaît pas la psyché. On a tous peur, à différents niveaux, de différentes choses. Si cette peur est très, très élevée, on va en faire toujours trop, ce qui veut dire qu’au lieu de se défendre, juste d’un coup de poing, et manipuler, et neutraliser, on va arracher les yeux, ouvrir la bouche comme des lions, comme Samson l’a fait dans l’histoire, arracher et travailler sur les parties génitales, etc. etc. Tout ça parce que la personne qui se défend a trop peur. Mais si son corps est plus ou moins habitué à être touché, à être frappé, il fera uniquement le nécessaire. C’est ça ce qu’on appelle du travail professionnel. Nos (élèves) avancés commencent à le montrer sans aucun problème. 112 D 113 I G E S T I F D I G E S T I F Et les coups portés font partie de l’exercice : ils consistent en quoi? En fait nous, on ne considère pas que frapper des objets inanimés soit quelque chose de très utile, comme les sacs de frappe par exemple. C’est mieux de frapper un corps parce qu’un corps a une topographie complètement différente. Tout notre travail est basé sur la science, ça veut dire que quand je vais donner un coup de poing, je vais être sûr que tout sera aligné derrière mon poing, le poignet, l’avant-bras, le coude, l’épaule et mon corps, pour qu’il n’y ait pas de manque d’énergie, pas de casse. Par exemple, si je frappe le poignet tordu, je risque de le fouler très, Et peut-être que l’absence de grades ou de ceintures peut sembler bizarre à certains… très vite... Il y a des gens, par exemple Mike Tyson que tout le monde connaît, il s’est battu dans un bar un jour… il a frappé une autre personne au visage mais il a cassé son bras. Parce que tout son entraînement se fait avec des protections, on roule le bandage au niveau du poignet et on se sert de gants. C’est pour ça que nous, on n’utilise pas de protection par exemple, et il y aura jamais de blessé parce que tout est graduel, parce qu’on travaille sur notre peur du contact, donc on ne fera pas le trop qui blesse. Si vous allez voir dans d’autres écoles d’arts martiaux par exemple, comme ceux que vous avez cités tout à l’heure, en sortant de cours, vous verrez, il y a des gens qui sortent avec un oeil noir, ou l’autre le 4 5 Il n’y a pas de ceinture, si les gens en veulent, on peut les acheter en cuir, il y en a plein au marché… Ici, on ne va pas trouver des gens qui disent “j’ai eu ma ceinture noire, donc je me considère invincible”. Pour moi, les gens qui pratiquent depuis 5 ans, les anciens, ils peuvent sans problème d’ego jouer avec quelqu’un qui commence pour la première fois. Quelqu’un qui commence, il ne sera pas impressionné parce qu’il a devant lui quelqu’un avec une ceinture noire et plusieurs barettes dessus… Ils peuvent s’habiller comme ils veulent, il y en a qui s’entraînent en jeans, certains mettent le treillis militaire mais attention, ce n’est pas parce le systema vient des spetsnaz, mais parce que le treillis militaire, c’est entre les jeans et le survêtement, et que le survêtement c’est trop mou, et que les jeans, ça peut être trop serré… mais elle n’a peut-être jamais expérimenté cette relaxation depuis la naissance. On peut relaxer les yeux, et les yeux ne veulent plus obéir. Parfois malgré qu’on les prévienne, les gens peuvent être surpris, ils commencent à pleurer, parce qu’ils croient qu’on leur a jeté un sort, ou qu’on les a hypnotisés. Mais, vraiment, on découvre l’amour. Donc l’ancien de 5 ans qui va jouer avec le dé- Pour terminer, on doit is’inscrire pour une anbutant, il ne va faire que du mouvement lent ? née, la saison va de septembre à juin? Il va travailler sur le débutant, en enseignant, en lui montrant des choses, il va comprendre ce qu’il sait d’un autre point de vue, et qui est très intéressant, et lui il a bien dû commencer un jour, c’est ce qu’on lui a fait aussi, donc il faut donner pour recevoir. En fait, chez nous, les gens peuvent commencer à n’importe quel moment dans l’année, ils n’ont pas besoin d’attendre début septembre. Les gens peuvent payer par cours, par mois, ou à l’année. C’est de l’amour ! Systema France / Maison de la culture arménienne : 17, rue Bleue, Paris 75009. code : 65B09 (la salle est au fond de la cour) nez tordu ou des dents qui manquent, alors qu’ils utilisent des protège-dents et protège-parties génitales… Ça non plus, nous, on ne les utilise pas. Parce que vous, vous vous promenez avec des protections de parties génitales dans la rue tous les jours, toute la vie ? Non. Donc il faut apprendre à protéger cette région par les bras, par les jambes ou par le déplacement. Vu que ça a l’air d’être une pratique complète, corporelle et psychologique, une recherche de sérénité, pourquoi ça n’a pas plus de succès ? On est nouveau en France, on est en train de grandir, et j’ai pas besoin pour l’instant de faire de la pub, ça vient tout seul et moi, je considère que quand le prof a une énergie propre, quand une personne a une énergie propre, il va attirer toujours des gens de même énergie. Si le prof est tordu dans sa tête, il ne va attirer que des gens tordus. Et moi je travaille sur moi-même uniquement, je n’ai pas besoin de travailler sur les autres. Quand je me nettoie, quand je travaille sur moi-même, je sais ce que je vais attirer, comme dans la vie en général. 4-Combat au sol contre plusieurs adversaires 5-Vladimir Vasiliev en démonstration C’est exactement ça. C’est vraiment de l’amour. Quand on masse les gens, quand on les relaxe, on leur transmet l’amour de soi, on commence à apprécier la relaxation, on peut relaxer quelqu’un qui s’allonge par terre jusqu’à un niveau où quand le cerveau donne l’ordre au bras de bouger, le bras ne veut plus bouger. On n’hypnotise pas la personne, http://www.systemafrance.com [email protected] 114 D 115 I G E S T I F D I G E S T I F