Au jeu de la séduction
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Au jeu de la séduction
1. — Mets tes bras autour de moi et serre-moi fort. La demande de Raven fut accueillie par un grand éclat de rire qui la fit frissonner des pieds à la tête. Comme elle aurait voulu ne pas être aussi sensible à cette voix ! — Crois-moi, bonita, je n’ai pas besoin qu’on me dise comment tenir une femme dans mes bras. C’est moi qui mène la danse, se vanta Rafael de Cervantes tout en lui caressant le bras d’un infime geste du pouce. Son regard couleur azur était fixé sur elle. Raven fit de son mieux pour paraître insensible à sa caresse. Depuis cinq semaines qu’elle était à son service, il multipliait ces petites provocations. Le visage fermé, elle se mura derrière un professionnalisme à toute épreuve. — A toi de voir si tu veux m’obéir ou si tu veux rester dans cette voiture et manquer le baptême de ton neveu. Maintenant que tu as accepté d’être le parrain, je suis certaine que ton frère et Sasha ne t’en voudront pas de leur poser un lapin à l’église. Sasha de Cervantes : le nom avait fait mouche et Rafael abandonna aussitôt sa parade de séduction. La mâchoire serrée et le regard dur, il lui lâcha le bras pour se saisir de la canne à pommeau de titane posée entre ses jambes. Raven sentit son cœur se serrer ; elle ne l’aurait jamais avoué, mais elle n’aimait pas qu’il la regarde avec une telle froideur. — Je n’ai pas vraiment accepté d’être le parrain, précisa-t‑il. 7 — A d’autres, Rafael ! rétorqua-t-elle, tu ne fais toujours que ce qui te plaît. Sauf… — Sauf quoi ? Sauf si Sasha avait insisté pour qu’il accepte. — Rien du tout. Allez, on essaie encore une fois ? Passe tes bras autour de moi… — Je pourrais te faire taire d’un baiser, tu sais. Quoi qu’il en soit, tu devrais t’approcher plus près si tu veux m’extraire de cette voiture. Si j’exécute le mouvement de travers, je risque de tomber sur toi et de t’écraser sous mon poids. Tu es si fragile… Elle fit un pas de plus en direction du monospace noir, et s’efforça de ne pas respirer son parfum enivrant. — Je ne suis pas fragile ! J’ai la force qu’il faut pour te porter, et si tu t’avises de tenter quoi que ce soit, n’oublie pas que je suis capable de te mettre à terre d’un seul geste ! Rafael afficha un sourire diabolique. — Dios ! J’adore quand tu me parles comme ça ! Il défit sa ceinture de sécurité et passa un bras autour de ses épaules. — Je capitule, fais de moi ce que tu veux, Raven ! Malgré toute sa volonté, la jeune femme ne parvint pas à empêcher le rouge de lui monter aux joues. Elle n’avait jamais réussi à contrôler cette réaction de son corps. Cela lui avait joué des tours dans le passé. Elle passa un bras dans le dos de Rafael et banda ses muscles pour parvenir à supporter son poids. Malgré les blessures que son corps avait endurées, il demeurait grand et robuste. Il possédait un corps parfait, fruit d’un entraînement intensif et quotidien, et elle dut faire appel à tous ses talents de physiothérapeute pour résister à sa masse imposante. Elle le sentit se raidir pendant la manœuvre, mais son visage demeura impassible malgré la douleur qu’il devait ressentir. Huit mois auparavant, au volant de sa voiture de course, Rafael avait eu un accident. Il avait subi un traumatisme 8 crânien qui s’était soldé par un coma de plusieurs semaines. Cela avait mis un terme au championnat et à sa carrière de pilote. Il avait aussi plusieurs fractures du pelvis, et comme sa jambe brisée n’avait pas été soignée correctement, la rééducation s’annonçait longue et pénible… pour lui comme pour elle, puisqu’il refusait avec obstination d’obéir à ses consignes et ne cessait de tenter de la séduire. — Est‑ce que ça va ? demanda-t‑elle par pure conscience professionnelle. Rafael se redressa de toute sa hauteur et remit de l’ordre dans sa tenue. Il se recoiffa et la contempla avec ce même regard conquérant qu’il posait sur le monde, puis s’attarda longuement sur sa bouche avant de consentir à croiser son regard. — C’est la physiothérapeute qui me pose la question, ou la femme qui persiste à tenter de me séduire ? — La thérapeute, bien sûr. Je n’ai jamais essayé de te… Je n’essaie pas de… — Si tu devenais ma maîtresse, une grande partie de tes problèmes s’envoleraient, tu ne crois pas ? Tu n’étoufferais plus sous le poids de cette frustration sexuelle si tu acceptais qu’on… — Es‑tu en état de marcher ? le coupa-t‑elle vivement, en évitant de penser à cette fièvre qui venait de s’emparer d’elle. — Bien sûr, querida. Grâce à tes efforts constants ces dernières semaines, je ne suis plus cloué à ce fauteuil roulant. Je sens de nouveau la vie couler dans mes veines. Mais tu peux continuer à me caresser les fesses comme tu le faisais il y a une minute. Cela fait trop longtemps que je n’ai pas senti la vie investir cette partie de mon anatomie. J’avais fini par craindre que cette zone se soit flétrie à jamais… Raven retira sa main, ravala un juron, tout en rougissant de plus belle. Elle resta pourtant à son côté, à un mètre de distance, pour s’assurer qu’il tenait vraiment debout. 9 — Tu n’as pas le sens de la fête, la réprimanda-t‑il en riant lorsqu’elle s’éloigna de lui. Raven serra les poings et se planta face à lui. — Combien de temps ce petit manège va-t‑il durer ? Je suis certaine que tu peux t’amuser autrement qu’en me provoquant sans cesse. Son sourire disparut en un battement de cils, faisant place à un regard cynique. — Peut‑être que c’est précisément ça qui me procure du plaisir, guapa. Peut‑être que j’ai l’intention de jouer avec tes nerfs aussi longtemps qu’il me plaira. Raven déglutit avec peine et fut tentée de lui faire baisser les yeux. Mais il était plus fort qu’elle à ce petit jeu, et ce défi ne ferait que le titiller davantage. Elle se glissa derrière lui pour refermer la portière et se dirigea en sa compagnie vers l’entrée de l’église où le petit Jack allait être baptisé. — Si tu espères me faire démissionner en te montrant insupportable, tu te trompes lourdement ! affirma-t‑elle d’un ton qu’elle espérait ferme. Elle avait besoin de cet emploi. A la fois pour se racheter auprès de lui et par manque d’argent. Lorsque Marco de Cervantes avait vendu l’écurie de course dont elle faisait partie, sa prime de licenciement avait été plus que généreuse, mais les frais médicaux engagés pour sauver sa mère la faisaient fondre à toute vitesse. Il faudrait plus que les petites provocations de Rafael pour lui faire lâcher prise. — Très bien, soupira-t‑il avec un haussement d’épaules, tant que je peux te regarder te débattre avec ta culpabilité, ça me va. Raven sentit un poids se poser sur sa poitrine. — Je croyais que tu voulais éviter ce sujet ? — Tu devrais commencer à me connaître. Moi, les règles, je les transgresse. Comment se porte ta culpabilité, aujourd’hui ? — Elle régresse de minute en minute grâce à ton comportement exécrable, je te remercie. 10 Les cloches sonnèrent à cet instant, et des dizaines de pigeons s’envolèrent du clocher de cette église érigée plusieurs siècles auparavant sur le domaine des de Cervantes. Raven tourna sur elle-même pour admirer la vue. L’église se tenait au sommet d’une colline au pied de laquelle dormait le petit cimetière où reposaient les ancêtres de Rafael, au milieu des vignes. — Est‑ce qu’on va rester là toute la journée à admirer le paysage ou pouvons-nous entrer pour assister à la fête ? Il n’échappa pas à Raven que Rafael détournait ostensiblement le regard du petit cimetière. — Ce n’est pas une fête, le reprit‑elle en se dirigeant vers l’édifice. C’est le baptême de ton neveu. Et c’est une église. Il y aura des invités. Essaie de te comporter de façon décente. Nouvel éclat de rire. — Sinon quoi ? Tu me feras mettre à genoux ? Tu prieras pour qu’un éclair me frappe, en punition pour ce blasphème ? — Je ne te suivrai pas sur ce terrain, Rafael. Autant pour elle-même que pour ménager celui qui était malgré tout son patient. D’après la gouvernante de Rafael, c’était la première fois qu’il revoyait sa famille depuis son retour de la clinique privée de Barcelone où il avait séjourné après l’accident. — Tu peux me provoquer autant que tu veux, je n’irai nulle part, maintint Raven. — Tu vas donc jouer les martyrs jusqu’au bout ? — Je vais surtout jouer la thérapeute qui sait combien certains patients peuvent se montrer grincheux quand on ne cède pas à leurs caprices. — Qui te dis que je ne suis pas précisément là où j’ai envie d’être ? — J’ai entendu des bribes de ta conversation de ce matin avec Marco. Tu l’as appelé deux fois pour te soustraire à cette cérémonie. Puisque tu es ici, je suppose qu’il a refusé ta demande. 11 Il eut un petit mouvement de la mâchoire, signe de son agacement. — Je te l’ai dit, je sais reconnaître un patient ronchon quand j’en vois un, affirma-t‑elle en arrivant devant l’église. Elle fut soulagée que Rafael ne réponde rien. Sans doute l’appréhension de se retrouver au pied de l’autel dans ce lieu, avec sa famille, n’était‑elle pas étrangère à son mutisme. La famille de Cervantes était réunie, ainsi que quelques amis proches triés sur le volet, pour assister au baptême du premier enfant de Marco et Sasha de Cervantes. — Dommage que tu ne portes pas une grande robe blanche, murmura Rafael en la prenant par le bras, tout en lançant une œillade à un mannequin célèbre qui se tenait sur sa gauche. Il avait beau fanfaronner, à cette distance, Raven discernait les plis soucieux de son front et le sang qui lui battait aux tempes. Il n’avait vraiment pas envie d’être là. — Une robe blanche ? — Tu imagines à quel point cela aurait fait vibrer leur imagination ! On aurait fait à coup sûr la couverture de X1 Magazine. — Même si je portais une robe de mariée et une tiare, personne ne croirait une seule seconde que tu puisses te laisser passer la corde au cou, Rafael. Je pense que la plupart des personnes réunies ici savent que tu es réfractaire à tout engagement. Elle le sentit se raidir, mais il se reprit aussitôt et afficha son habituel sourire hâbleur. — Pour une fois, je suis d’accord avec toi. Les mariages m’ennuient plus que tout, et le mot lui-même me donne de l’urticaire. Ils approchèrent du seuil de l’église. Sasha et Marco étaient assis près de la porte, le visage illuminé par une émotion indescriptible, tandis qu’ils contemplaient leur bébé. Raven sentit son cœur se serrer face à ce spectacle poignant. 12 — On dirait que ton frère et sa femme ont une vision très différente de cette institution. — Je veux bien admettre que pour certaines personnes, la magie puisse opérer, mais nous verrons sur le long terme si l’illusion persiste ou si elle se dissipe. Quel cynisme ! Elle voulut lui clouer le bec par une remarque bien sentie, mais on leur fit signe à tous d’entrer. La cérémonie fut célébrée en espagnol. La traduction du sermon était rédigée en anglais, sur un épais carnet doré confié à chaque invité. Raven remarqua qu’à mesure que le temps passait, le visage de Rafael se fermait de plus en plus. Le moment approchait où il devrait prendre son filleul dans ses bras pour lui donner l’onction. Elle eut presque pitié de lui en percevant son inconfort à cette perspective. — Détends-toi. Les bébés sont plus dociles qu’on l’imagine. Il faut vraiment être un parfait imbécile pour faire tomber un nourrisson ! Le regard glacial qu’il lui adressa alors la prit complètement par surprise. — Inutile d’essayer de me réconforter. Et je n’avais pas l’intention de lâcher mon neveu. — N’essaie pas de donner le change, Rafael, tu es tellement tendu que c’est presque pénible de te regarder. — Tu te souviens quand j’ai dit que les mariages m’ennuyaient ? Elle acquiesça. — Eh bien, les baptêmes, c’est encore pire. Et puis je n’ai jamais été à l’aise dans les églises. Toute cette piété… Il eut un haussement d’épaules dédaigneux. — Mi abuela me donnait souvent des tapes sur la main pour que je me tienne tranquille, ajouta-t‑il. — Eh bien, je ne suis pas ta grand-mère, tu vas donc échapper à ça. Tu es un homme désormais, plus un enfant, alors comporte-toi en adulte et fais face à tes responsabilités ! En temps normal, Rafael lui aurait renvoyé une remarque cinglante, mais il était tellement tendu qu’il se tint silencieux. 13 — Je voudrais en finir au plus vite avec tout ça, pour me consacrer à des activités plus intéressantes, affirma-t‑il en laissant son regard tomber sur le décolleté de la robe orange que portait Raven. Ce simple regard l’enflamma au plus intime de son être. — Je préférerais avoir le temps de m’intéresser à cette robe, par exemple, poursuivit‑il, dans laquelle tu es ravissante, mais sans laquelle tu serais encore plus belle. La fièvre lui monta aux joues. Inutile de lui faire remarquer à quel point sa remarque était déplacée dans un lieu comme celui-là. Il savait parfaitement ce qu’il faisait. — Rafa…, le héla son frère, Marco, mettant fin à cet inconfortable échange. Comme tous les gens qui travaillaient dans le milieu de la course automobile, Raven savait tout ce qu’il y avait à savoir sur les frères de Cervantes. Ils étaient aussi beaux l’un que l’autre, tout leur souriait, et ils faisaient bondir le cœur des femmes, sur le circuit comme dans les coulisses. Marco était un ancien pilote, gestionnaire d’une écurie et concepteur des nouveaux modèles de voitures. Rafael, lui, était doté d’un talent de pilote incroyable, et avait fondé à l’âge de vingt‑huit ans l’entreprise X1 Premier Management, dont il avait pris la tête. X1 était un conglomérat de dimensions européennes qui pesait plusieurs millions de dollars et se consacrait à la formation, au suivi et à la reconversion des pilotes de course. Elle comptait dans ses rangs la fine fleur de la compétition automobile mondiale. L’année passée, l’organisation interne avait été bouleversée lorsque Marco avait revendu l’écurie et avait épousé Sasha Flemming, le pilote qui lui avait permis de remporter le grand prix des constructeurs. Cette même année, Rafael avait eu un terrible accident dans lequel sa voiture avait été entièrement détruite. Il avait failli perdre la vie, et sa carrière s’était interrompue de façon abrupte. Comme chaque fois que Raven repensait à cet accident, elle sentit la culpabilité lui serrer le cœur. Elle fit son 14 possible pour retrouver une respiration normale : ce n’était ni le moment ni le lieu. Elle avait vraiment le chic pour se retrouver dans des situations impossibles, au pire moment ! Lorsqu’elle avait seize ans, c’est ce même talent funeste qui l’avait mise dans une posture si périlleuse qu’elle en avait gardé les stigmates jusqu’à ce jour. Devenue une femme accomplie, elle avait espéré être capable de laisser le passé derrière elle, mais sa rencontre avec Rafael de Cervantes lui avait prouvé qu’elle se trompait, une fois encore. Le murmure de Rafael à son oreille la tira hors de sa rêverie. — Je crois qu’il faut que je me lève. Tu vas donc devoir faire de même. — Pardon ? — Je tiens à peine debout, ma belle. Le moment est venu de justifier ton salaire et de me soutenir, au cas où j’aurais un moment de faiblesse. — Mais tu es parfaitement capable de… — Rafa…, répéta Marco avec une pointe d’impatience. Rafael tendit son bras à Raven en arquant le sourcil de façon provocante. Il ne lui laissait pas le choix ; elle n’allait tout de même pas faire un scandale dans une église ! Elle le soutint donc et il en profita pour établir avec elle un contact physique intense. Une fois encore, elle se sentit fondre. Il possédait sur elle un pouvoir quasi surnaturel. Elle avait tout tenté pour y résister depuis le premier instant où son regard s’était posé sur le séduisant pilote, mais rien n’y faisait. Elle s’était donc résolue à refouler ce qu’elle ressentait pour lui. Elle le soutint jusqu’à l’autel et offrit un sourire timide à Sasha qui rayonnait littéralement de bonheur. Durant tout le reste de la cérémonie, elle ne parvint pas à se débarrasser d’un malaise persistant : afin de faire amende honorable et de se racheter auprès de Rafael, 15 n’avait‑elle pas commis la pire erreur de sa vie en entrant à son service ? Rafael répéta les paroles consacrées qui le lieraient de façon indéfectible à ce petit humain qui dormait dans le couffin, face à lui. Mais qui était‑il pour devenir parrain ? Il brisait tout ce qu’il touchait ! Le matin même, il avait encore essayé de convaincre son frère qu’il était la dernière personne à pouvoir endosser cette responsabilité, mais Marco était demeuré inflexible. Perché sur son petit nuage, il avait superbement ignoré sa supplique de trouver quelqu’un d’autre pour tenir ce rôle auprès de son fils. L’amour rendait aveugle, disait le proverbe… Rafael n’avait rien d’un héros et il était la dernière personne sur Terre à qui un père aurait dû confier son fils. Son regard se posa sur le visage innocent de son neveu. Un jour ou l’autre, Jack de Cervantès comprendrait que son parrain n’était qu’un pantin désarticulé, un salopard de première classe tout juste bon à conduire des bolides et à coucher avec des femmes aussitôt oubliées. La douleur sourde nichée dans sa hanche et dans son ventre se rappela alors à son souvenir et il dut changer de position. Ignorant la douleur, il saisit le récipient que lui tendait le prêtre afin d’en verser le contenu sur la petite tête de Jack. Le bébé poussa un cri de protestation qui plut infiniment à Rafael. C’était la première trahison qu’il infligeait à son neveu, mais sans doute pas la dernière. Peut‑être cela inciterait‑il l’enfant à le fuir le reste de son existence ? Cela valait mieux pour le pauvre enfant, sans quoi Rafael risquait de ruiner sa vie. Il reposa le récipient, recula, et se força à détacher son regard de l’adorable petit visage. Il entendit Raven pousser un soupir derrière lui et en profita pour reporter son attention sur elle. Il fut aussitôt happé par son regard 16 magnétique et imagina sa main glisser sur sa peau, jusqu’au sillon délicieux de sa poitrine généreuse… Non, ce n’est pas le moment, se reprit‑il. Cette église était hantée par les souvenirs douloureux, si quelque chose devait naître entre lui et elle, ce serait dans un lieu moins chargé. Il perçut le vrombissement d’un fauteuil roulant électrique et se raidit malgré lui, avant de ressentir un soulagement profond en comprenant que le fauteuil s’était arrêté un peu plus loin. Les membres de sa famille commençaient à discuter entre eux. Parfait ! Si seulement il avait pu échapper à ce pénible rituel ! Il aurait voulu être n’importe où ailleurs qu’ici. Le parfum des fleurs et des cierges ne lui rappelait que trop péniblement une autre cérémonie infiniment plus triste. Des fleurs et des cierges qu’il apercevait à cet instant même, sur le petit autel derrière la nef, témoignage douloureux de la responsabilité qu’il portait dans la mort de sa mère. Elle reposait désormais ici pour l’éternité. Par sa faute. Sa mamá bien-aimée… Sasha vint vers lui. Elle tenait Jack dans les bras et le bébé était désormais calmé. Sasha… encore un de ses nombreux échecs. Dios… — Il a du souffle, le petit diable, n’est‑ce pas ? lança la maman comblée, le visage éclairé par les vitraux inondés de soleil. Rafael contempla la mère et son enfant et sentit sa poitrine se serrer douloureusement. Encore un spectacle dont il avait privé sa mère ; jamais elle ne verrait son petit‑fils grandir. — Rafael ? Il s’extirpa de ses pensées et parvint à sourire à Sasha. — Sí, mes pauvres oreilles résonnent encore de son chant ! Sasha pouffa en roulant des yeux. 17 — Allons, tu exagères, ce n’est pas si terrible ! Marco dit qu’il tient beaucoup de toi, et j’ai tendance à le penser aussi. Elle scruta son visage pendant quelques secondes, comme si elle cherchait un assentiment, une réaction, puis poursuivit, plus bas. — Comment te sens-tu ? Et ne me sers pas les réponses convenues, s’il te plaît. — Je suis fatigué que tout le monde me demande comment je vais. Il saisit sa canne et se redressa de toute sa hauteur en écartant les bras. — Qu’en dis-tu ? Ma talentueuse kiné prétend que je suis entre la phase un et la phase deux de ma rééducation. Dieu seul sait ce que ça veut dire. Tout ce que je sais, c’est que pour l’instant, je suis toujours un homme brisé. Sasha lui frotta le dos affectueusement. — Tu es loin d’être brisé. Et si nous prenons de tes nouvelles, c’est parce que nous nous faisons du souci pour toi. — Je sais. Mais je préfère qu’on se fasse du souci pour moi de loin. Quand on me cajole trop, ça m’oppresse. Sasha ne se départit pas de son sourire, mais son regard se fit plus insistant. — Dommage, mais on ne va pas s’arrêter pour autant. Et j’espère que tu ne la fais pas trop tourner en bourrique, poursuivit‑elle en désignant d’un geste du menton Raven, qui était en pleine conversation. Il paraît qu’elle est la meilleure dans son domaine. Malgré ce lieu chargé de souvenirs traumatisants, Rafael ne put s’empêcher d’admirer les courbes harmonieuses de Raven Blass. Elle possédait un corps parfait, sculpté par des heures et des heures d’exercice physique. Elle ne mentait pas quand elle affirmait posséder une solide charpente. Pourtant, pour l’avoir approchée de près, il savait que cet écrin dissimulait une féminité bien présente. Ce mélange détonant ne lui avait pas échappé, dix-huit 18 mois plus tôt, quand il l’avait aperçue pour la première fois dans les stands. Pourtant, malgré une attirance mutuelle évidente, Raven lui avait clairement fait comprendre qu’elle n’avait pas l’intention de laisser s’établir quoi que ce soit entre eux. Elle l’avait rejeté… au pire moment. — Cela ne regarde que moi, la façon dont je traite ma thérapeute, Sasha. Un voile de tristesse passa dans les yeux de sa belle-sœur. — Tu peux te convaincre du contraire, mais je suis toujours ton amie. Inutile d’essayer de me repousser chaque fois que je m’approche de toi. — J’avais oublié à quel point tu pouvais être têtue, capitula Rafael en souriant. — Pas de problème. Je serai toujours là pour te le rappeler. Et ton filleul requiert ta présence à la villa d’ici à une demi-heure, ajouta-t‑elle. — Si c’est mon devoir…, soupira Rafael. — C’est ton devoir, confirma-t‑elle, et si jamais tu essaies de t’esquiver, je laisse mes invités en plan pour te ramener par la peau du cou ; et crois-moi, ça ne plaira pas à Marco. — Je n’ai plus peur de mon grand frère depuis que j’ai perdu mes dents de lait, tu sais ? — Oui, mais je sais aussi que tu ne voudrais pas le décevoir. Je ne me fais pas trop de souci : Raven veille au grain. Rafael se tourna vers sa thérapeute. Elle était occupée à discuter avec l’un des enfants de chœur, ses longs cheveux noirs cascadant sur ses épaules… ses longs cheveux, si doux contre sa peau lorsque leurs corps se frôlaient chaque jour pendant leurs séances de rééducation. Depuis l’accident, il avait beaucoup perdu, physiquement, mais chaque fois qu’elle le touchait, il sentait une chaleur envahir son entrejambe et il se félicitait du retour graduel de sa libido. — Qu’est‑ce que Raven vient faire là-dedans ? — Je l’ai vue à l’œuvre pendant vos séances. Sa 19 réputation la précède, on dit qu’elle peut faire pleurer les plus endurcis. Je suis sûre que je peux la convaincre de te ramener à la villa, attaché au siège de ton 4x4, si tu essaies de jouer les filles de l’air. — Dios ! soupira Rafael en jouant avec le pommeau de sa canne, c’est à croire que l’une de vous a découvert mon goût pour les dominatrices en fouillant dans mon ordinateur ! Le sourire de Sasha s’élargit. — Je vois que tu n’as rien perdu de ton humour graveleux et je m’en réjouis. On se retrouve à la villa. Sans attendre sa réponse, elle le quitta pour rejoindre Marco qui s’entretenait avec le prêtre. En voyant son frère la prendre dans ses bras, une pointe de culpabilité saisit Rafael. J’ai fait tellement de mal à ma famille, songea-t‑il en serrant les dents. — Alors, comment procède-t‑on ? Tu m’obéis sans discuter ou je te force à me suivre ? s’enquit Raven avec un calme olympien. Des images sensuelles envahirent alors l’esprit de Rafael qui sentit son sang bouillir, tandis qu’une bosse miraculeuse déformait son pantalon. — Tu m’as entendu discuter avec Sasha, on dirait ? — Tu parles si fort qu’il est difficile d’échapper à tes… rodomontades. Rafael se surprit à rire de bon cœur. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas eu la moindre raison de se réjouir. Plusieurs personnes se tournèrent vers lui, mais il s’en moquait. Il n’avait d’yeux que pour Raven, dont les joues avaient légèrement rosi. — Tu crois que les anges vont me foudroyer sur place ? Est‑ce que tu me sauveras si les cieux s’abattent sur moi ? murmura-t‑il. — Non, Rafael. Entre ton passé de débauche et ton comportement de mécréant, les anges doivent considérer 20 que tu es au-delà de tout espoir de rédemption. Personne ne peut te sauver. Malgré lui, Rafael sentit un nœud se former dans sa poitrine et la joie fugace qu’il avait ressentie quelques instants auparavant fit place à un profond désespoir. Ces mots, elle les avait déjà prononcés huit mois auparavant. Une fois encore, elle l’avait frappé au cœur. — Si je suis une cause perdue, que fais-tu auprès de moi, Raven ? 21