Les communs reliés à l`ESS peuvent-ils faire système

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Les communs reliés à l`ESS peuvent-ils faire système
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Les communs reliés à l’ESS peuvent-ils faire système ?
Septembre 2016
Soulever le monde avec les communs ?
Des chercheurs en sciences humaines font
remarquer que les périodes de grande
incertitude, d’insécurité, et à l’évidence nous
sommes dans une telle période, peuvent générer
un recours intensif à l’hédonisme, ou à une
demande accrue de politique autoritaire, voire
tyrannique, hédonisme et pouvoir autoritaire
pouvant d’ailleurs très bien être associés. Les
grands médias ne se privent pas d’en parler
abondamment, mais oublient le plus souvent
l’existence d’une troisième voie, celle de la créativité sociale, dont nous regardons avec beaucoup
de curiosité et d’intérêt les nombreuses réalisations. Toutefois, celles-ci conduisent-elles à un
monde plus serein, paisible, équitable pour ne pas dire enchanteur, en pensant que
nécessairement “Demain il fera beau” 1 ? Rien n’est moins sûr... En effet, si ces “révolutions
tranquilles” 2 démontrent empiriquement l’existence d’autres possibles dans de nombreux
domaines dont ceux de la propriété foncière, de l’alimentation..., elles n’ont pas encore vraiment
pu ou su conceptualiser un récit politique mobilisateur et compréhensible par un large public. À
l’évidence passer du local au global est complexe et la transition dont on parle beaucoup,
gagnerait à être plus précise sur “le vers quoi” on veut aller. Ainsi, nous nous retrouvons dans une
situation on ne peut plus paradoxale :
D’un côté le système néolibéral regroupant des intérêts particuliers considérés comme
intérêt général, en s’appuyant sur une économie et une finance mondialisées définies de plus en
plus par traités hors tout contrôle d’instances démocratiques. L’enclosure maximale des
ressources en est l’une des conséquences, allant, par exemple, jusqu’à privatiser l’eau, ainsi
envisagé par Peter Brabeck, ancien PDG de Nestlé, et réalisé à grande échelle par cette
multinationale de l’alimentation : « Les ONG ont un avis extrême quant au problème de l’accès à
l’eau. Elles souhaitent que l’accès à l’eau soit nationalisé, c’est-à-dire que tout le monde puisse
avoir accès à l’eau. Mon point de vue n’est pas celui-ci. Il faut que l’eau soit considérée comme une
denrée, et comme toute denrée alimentaire, qu’elle ait une valeur, un coût.3 » Cette logique
conduit, en fait, au maintien des grandes inégalités mondiales et locales et depuis au moins deux
siècles si de nombreux mouvements sociaux ont permis la conquête de droits fondamentaux, en
revanche ils n’ont pas ébranlé les fondements de ce système. Devons-nous alors reconnaître à cet
ordre-là une telle capacité de résilience qu’il est en mesure de surmonter tous les désordres, y
compris les guerres, et que l’on doit l’admettre de facto tout en le dénonçant et en cultivant notre
jardin tel Candide ?
Mais d’un autre côté, dans le réel de la société civile, de nombreuses expérimentations de
coopération, de solidarité, de fabrique de communs, révèlent d’autres modes de vie, d’autres
1
Kaporal Wisdom. Demain il fera beau. 2015 YouTube www.youtube.com/watch?v=Thmkx9UPetI
Manier Bénédicte. Un million de révolutions tranquilles. Paris : 2012, Les Liens qui Libèrent
3
Brabeck Peter. Interview dans “We Feed the World” (‘’Le marché de la faim’’). 2005, documentaire d’Erwin
Wagenhofer et Jean Ziegler
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manières de faire, sources d’un possible imaginaire social. Est-ce pour autant, même à l’état
embryonnaire, l’amorce d’un autre système en mesure de vraiment s’opposer à l’actuel système
dominant dont l’un des porte-parole, Warren Buffet, déclarait il y a dix ans : « Il y a une lutte des
classes, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes
en train de gagner4. »
Les conditions d’un affrontement apparaissent alors tellement disproportionnées, qu’il y a
de quoi douter de tout changement institutionnel important. En 1986 Cornélius Castoriadis
écrivait : « La population s’enfonce dans la privatisation, abandonnant le domaine public aux
oligarchies bureaucratiques, managériales et financières. […] Les gens croient fermement (et ne
peuvent que croire) que la loi, les institutions de leur société, leur ont été données une fois pour
toutes par quelqu’un d’autre : les esprits, les ancêtres, les dieux ou n’importe quoi d’autre, et
qu’elles ne sont pas (et ne pouvaient pas) être leur propre œuvre. 5 », constat qui demeure
terriblement d’actualité. Et si, comme il le suggère, la première chose à faire est bien de
« s’interroger sur les fondements des lois et des institutions », on ne peut cependant pas, poursuitil, « rester fascinés par ces interrogations, mais faire et instituer 6 » ; autrement dit, se réapproprier
du pouvoir pour libérer de la créativité sociale dans « des espaces d’autonomie, d’autoorganisation et de coopération volontaire7 » [André Gorz], là où apparaissent des communs.
Définition d’un commun :
En dissociant commun et bien, c’est déjà écarter l’idée qu’un bien commun serait une chose
préexistante à considérer comme naturelle, par exemple l’eau définie comme un bien commun
universel ; on peut certes le revendiquer mais sans pour autant admettre que cela va de soi,
l’histoire et l’actualité sociale et politique se chargeant largement de le démontrer. C’est ensuite
en faire un concept ainsi défini :
Un COMMUN est une construction sociale générée par un processus reliant :
• un collectif agissant (avec pour règle de base le volontariat)
• une ressource (matérielle ou immatérielle), statutairement en bien public ou privé
• un ensemble de droits d’accès et de règles de bon usage et de gouvernance, co-définis
par le collectif, éventuellement en partenariat avec les acteurs publics concernés.
Il peut être :
 éphémère (actions d’alerte, de témoignage…), ces membres cherchant à le faire entrer le
moins possible dans un cadre contraignant. “Nuit debout” et les Zones à défendre (ZAD)
sont, me semble-t-il, des exemples-type de ces communs investissant un espace public
ou privé (squat…) pour mettre en œuvre des pratiques alternatives qui provoquent les
institutions gouvernantes et sensibilisent l’opinion sur des problématiques sociétales
importantes 8 ;
 ou institué par inscription dans un cadre économique, social, écologique avec un objectif
de production de biens consommables ou de services. C’est cette deuxième approche
que je privilégie dans le schéma qui suit :
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Buffet Warren. Interview dans le New York Times le 26/11/2006
Castoriadis Cornélius. Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II. Paris : 1986, Seuil
6
Castoriadis Cornélius. Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V. Paris : 1997, Seuil
7
Gorz André. Adieux au prolétariat : au-delà du socialisme. Paris : 1980, éd. Galilée
8
Cf. Thomé Pierre, « Quand le Gouvernement et le Parti socialiste s’embourbent à Notre-Dame-des-Landes », blog,
nov. 2012. http://genepi.blog.lemonde.fr/2012/11/25/n-d-des-landes/
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Ce système complexe doit être considéré comme un tout, ce qui engage par exemple à ne
pas isoler l’économie du social, de l’écologie, et par extension du logement, de la santé, de la
formation, de la propriété, etc. La nature de ses éléments constitutifs est à situer dans : 1. le
champ d’action : les ressources, 2. l’action dans un processus instituant, 3. la dimension statutaire,
l’institué, 4. les interactions avec et entre les différents acteurs concernés répartis ici en trois
sphères :
• Les acteurs autonomes : citoyens qui s’interrogent et veulent interroger, non seulement par le
dire mais aussi par le faire, les façons dont sont gouvernées, voire accaparées, les ressources.
Autonomie par opposition à hétéronomie, C. Castoriadis la définit ainsi :
« tension/contradiction entre d’un côté, la libération de la créativité sociale (cette libération
étant une caractéristique centrale d’une démocratie véritable) et de l’autre, les dispositifs
institutionnels et les dispositions anthropologiques “raisonnables” chargées de prévenir
l’hubris, la démesure. » 9
Le processus débute généralement avec ces acteurs réunis en collectifs qui, conspirant 10,
envisagent d’emprunter le chemin du FAIRE ensemble. C’est ainsi que naît un COMMUN,
auquel peuvent parfois s’associer des acteurs publics (généralement des collectivités
territoriales) concernés par la nature même de la ressource objet du commun (gestion de
l’eau et de son assainissement, énergie renouvelable, agriculture périurbaine, forêts et
pâturages communaux, espaces publics, etc.)
• Les acteurs publics, en charge de la mise en œuvre de l’intérêt général (ou supposé tel) en
réglementant (trop parfois ?) l’usage des ressources. L’approche quelque peu idéalisée de
Pierre Rosanvallon d’un “bon gouvernement” 11, permet de se représenter ce que pourraient
9
Castoriadis Cornélius. Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V. Paris : 1997, Seuil
Conspirer : dans son sens étymologique : respirer avec ou aspirer à
11
Rosanvallon Pierre. Le Bon gouvernement. Paris : 2015, Seuil. « Des aspirations et des réflexions s’expriment
aujourd’hui dans de nombreux secteurs de la société civile et dans le monde militant [...] en distinguant les qualités
requises des gouvernants et les règles organisatrices de la relation entre gouvernés et gouvernants. Réunies, celles-ci
forment les principes d’une démocratie d’exercice comme bon gouvernement »
10
4
•
être des politiques publiques favorisant le développement d’espaces d’autonomie dans tous
les domaines, multipliant ainsi les communs dans la gouvernance des ressources.
Les acteurs économiques privés : il semble nécessaire de distinguer ceux du grand Marché
mondial recherchant surtout le développement de leur richesse en accaparant le maximum de
ressources, et ceux de l’économie réelle, celle de bon nombre de PME (de 10 à 250 salariés) et
TPE (moins de 10 salariés) sensibles au développement local et qui génèrent actuellement le
plus d’emplois. Certaines de ces PME ou TPE peuvent se rapprocher de l’ESS (économie sociale
et solidaire) si elles respectent les critères définis par la loi de juillet 2014 12, et intégrer des
communs. Enfin les entreprises d’origine de l’ESS (associations, coopératives, mutuelles…),
partie intégrante de ces acteurs économiques tout en étant positionnées légèrement en marge
car pouvant avoir un rôle d’interpellation dans cette sphère du privé.
Les ressources, avec en premier lieu celles dont la vie dépend : l’eau, la terre (arable, forêts…),
l’air, le soleil, sont ou devraient être au centre du système. Si les humains n’ont aucune influence
directe sur l’astre solaire, sinon d’en modifier les effets par la pollution, en revanche leur rôle est
prépondérant dans le bon ou mauvais usage de ces ressources. Se pose alors la question de leur
gouvernance : qui en est détenteur, qui décide des règles de leur usage ?
Les ressources de la connaissance relèvent du même processus. On peut également l’élargir
à des domaines, tels que le logement, la santé, l’éducation, la culture…, pouvant être à l’origine de
nombreux communs : habitat coopératif, maison de santé, média, école alternative, etc. Ces
ressources sont en droit :
• Soit des biens publics, tels des pâturages communaux, nombreux dans les Alpes, avec droit
d’usage (bail, convention, charte) concédé à des éleveurs rassemblés dans un commun
(groupement pastoral par exemple) à charge pour eux de ne pas surexploiter l’herbage, de
l’entretenir et éventuellement de payer une redevance.
• Soit des biens privés : par exemple les actuels 11 000 sociétaires constitutifs du commun
“Terre de liens” sont, de fait, copropriétaires du foncier agricole acquis par la Foncière Terre de
liens, celui-ci étant loué (baux de carrière) en fermage à des agriculteurs produisant en bio ;
toute spéculation foncière est exclue statutairement.
Ces communs, surtout si une production de biens marchands est prévue, s’inscrivent dans
un cadre législatif adapté à leur objet, le cadre de l’ESS étant le plus souvent utilisé avec ses
différentes possibilités : association, coopérative, dont la Société coopérative d’intérêt collectif
(SCIC) qui favorise un multi sociétariat avec un fonctionnement collégial. Cette proximité
institutionnelle avec l’ESS va bien au-delà de sa dimension statutaire, en effet les acteurs des
communs en partagent volontiers les fondements essentiels : but poursuivi autre que la seule
distribution de bénéfices ; gouvernance démocratique ; développement de l’activité et création
d’emplois ; circuits courts rapprochant producteurs et consommateurs ; juste prix ; protection de
l’environnement…
Enfin, le fruit commun est le résultat de la production et de sa vente ; sa répartition, outre
les charges habituelles d’une entreprise, pose généralement la question de l’échelle des salaires et
de l’utilisation des bénéfices hors réserve impartageable. Il est amené à entrer en concurrence
12
Loi sur l’Économie Sociale et Solidaire du 31 juillet 2014 : « la loi économie sociale et solidaire encourage un
changement d'échelle de l'économie sociale et solidaire, fonde une stratégie de croissance plus robuste, donne aux
salariés le pouvoir d’agir et soutient le développement durable local. », http://www.economie.gouv.fr/ess-economiesociale-solidaire/loi-economie-sociale-et-solidaire
5
avec d’autres producteurs, ainsi les neuf Scic “Enercoop”, fournisseurs d’énergie renouvelable,
sont des concurrents directs d’EDF…
La jonction communs/ESS laisse entrevoir un ensemble qui pourrait faire système ; c’est une
ébauche car de nombreux paramètres restent à approfondir et à vérifier, en particulier à propos
des interactions entre les différents éléments constitutifs. Cependant, si l’on valide l’hypothèse
que ce système existe à l’état embryonnaire, serait-il à terme en mesure de faire de l’ombre au
système néolibéral aux conséquences bien connues ? Pour ”Demain” (film de Cyril Dion et Mélanie
Laurent) , le chemin, à supposer qu’il y en ait un, risque d’être encore très long et accidenté.
Plusieurs indicateurs invitent à une relative prudence. En effet, que représentent les actuels 3 000
hectares de terre arable propriétés de Terre de liens (sur 29 millions d’hectares de surface agricole
utile en France) ? Les actuels 35 000 clients Enercoop (sur 28 millions d’abonnés EDF) ? Le chiffre
d’affaires 2015 des magasins Biocoop ou du GRAP (Groupement régional alimentaire de proximité)
en région lyonnaise…, comparativement à celui de la grande distribution alimentaire avec ses
rayons bio de plus en plus importants (Biocoop = 768 millions d’euros, avec une progression de
16% ; Carrefour = 86 milliards d’euros, avec une progression de 5%) ? Pas grand-chose en
statistiques, mais beaucoup par la démonstration empirique d’autres possibles.
Par ailleurs, l’existence de communs, tels que définis ici, dépend de l’initiative de collectifs
de citoyens volontaires et d’élus locaux. Malgré leur multiplication, les personnes impliquées
constituent de très petites minorités dans le monde, peut-être 1 % de la population mondiale,
avec un poids économique, politique et médiatique insignifiant par rapport à celui du 1 % des plus
riches. Il est donc difficile que demain, qui sera peut-être un après-demain, devienne réalité, et ce
d’autant plus si l’on se réfère aux enseignements de l’histoire sociale des deux siècles qui nous
précédent : les libertaires du XIXe à l’origine de la multiplication des mutuelles, associations
ouvrières, banques populaires, mais la “révolution à petits feux” prônée par Pierre-Joseph
Proudhon n’a pas provoqué l’embrasement souhaité, sinon la Commune de Paris mais vite
réprimée ; en 1918, les Conseils ouvriers allemands (Rosa Luxemburg) ont été rapidement interdits
et l’on sait ce qu’il est advenu des soviets de l’ex URSS. Plus loin dans le temps, le courant du
socialisme autogestionnaire, apparu après mai-68 et actif dans de nombreux mouvements sociaux
de grande envergure, a été confronté en 1981 à la réalité de la gouvernance du pays soumise,
déjà, aux injonctions de la mondialisation financière et a ainsi disparu de la scène politique... Et
chaque fois l’ordre dominant l’a emporté, non sans violence. Le XXIe siècle fera-t-il mieux ?
Comment pourrait-il se libérer de lois économiques édictées par les dominants et décidées hors
tout contrôle démocratique (traité transatlantique et autres) ? Est-il en mesure d’orienter
l’Histoire autrement vers un “nouveau monde” ?
Malgré la situation paradoxale dans laquelle on se trouve, il y a matière à espérer tant les
pratiques alternatives sont florissantes..., mais il se peut que l’on cherche encore les bons mots
pour le dire : « On ne changera pas le monde avec des mots, mais on peut au moins choisir ceux
qui diront et accompagneront les changements nécessaires » 13/ [Alain Rey].
Pierre Thomé
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Rey Alain. La Guerre des communs. Dans Libres savoirs. Les biens communs de la connaissance. Association
Vecam, 2011, G&F éditions