Séquence 1 / TEXTE 1: Extrait des Croix de bois de Roland

Transcription

Séquence 1 / TEXTE 1: Extrait des Croix de bois de Roland
Séquence 1 / TEXTE 1: Extrait des Croix de bois de Roland Dorgelès.
Le narrateur personnage raconte une attaque surprise des Allemands dans un cimetière, la nuit.
- Ils attaquent !
Gilbert et moi avons bondi ensemble, assourdis. Nos mains aveugles cherchent
le fusil et arrachent la toile de tente qui bouche l’entrée.
- Ils sont dans le chemin creux !
Le cimetière hurle de grenades, flambe, crépite. C’est comme une folie de
flammes et de fracas qui brusquement éclate dans la nuit. Tout tire. On ne sait
rien, on n’a pas d’ordres : ils attaquent, ils sont dans le chemin, c’est tout...
Un homme passe en courant devant notre trou et s’abat, comme s’il avait buté.
D’autres ombres passent, courent, avancent, se replient. D’une chapelle ruinée,
les fusées rouges jaillissent, appelant le barrage. Puis le jour semble naître d’un
coup ; de grandes étoiles blafardes crèvent au-dessus de nous, et, comme à la
lueur d’un phare, on voit naître des fantômes, qui galopent entre les croix. Des
grenades éclatent, lancées de partout. Une mitrailleuse glisse sous une dalle,
comme un serpent et se met à tirer, au tir rapide, fauchant les ruines.
- Ils sont dans le chemin, répètent les voix.
Et, aplatis contre le talus, des hommes lancent toujours des grenades sans
s’arrêter, de l’autre côté du mur.
Par dessus le parapet, sans viser, les hommes tirent. Toutes les tombes se sont
ouvertes, tous les morts se sont dressés, et, encore aveuglés, ils tuent dans le
noir, sans rien voir, ils tuent de la nuit ou des hommes.
Cela pue la poudre. Les fusées qui s’épanouissent font courir des ombres
fantastiques sur le cimetière ensorcelé. Près de moi, Maroux, en se cachant la
tête, tire entre deux sacs dont la terre s’écroule. Un homme se tord dans les
gravats, comme un ver qu’on a coupé d’un coup de bêche. Et d’autres fusées
rouges montent encore, semblant crier : « Barrage ! barrage ! » (…)
Les coups précipités nous cognent sur la nuque. Cela tombe si près qu’on
chavire, aveuglé d’éclatements. Nos obus et les leurs se joignent en hurlant. On
ne voit plus, on ne sait plus. Du rouge, de la fumée, des fracas...
Quoi, est-ce leur 88, ou notre 75 qui tire trop court ?... Cette meute de feu nous
cerne. Les croix broyées nous criblent d’éclats sifflants... Les torpilles, les
grenades, les obus, les tombes même éclatent. Tout saute, c’est un volcan qui
crève. La nuit en éruption va nous écraser tous... Au secours ! au secours ! On
assassine des hommes !
Roland Dorgelès, Les Croix de bois,1919.
Séquence 1 / TEXTE 2: Extrait du Feu de Henri Barbusse
Cet extrait se situe dans le dernier chapitre: les combats ont mené les personnages
dans un champ de bataille inondé et couvert de morts.
On se réveille. On se regarde, Paradis et moi, et on se souvient. On rentre
dans la vie et dans la clarté du jour comme dans un cauchemar. Devant nous
renaît la plaine désastreuse où de vagues mamelons s’estompent, immergés, la
plaine d’acier, rouillée par places, et où reluisent les lignes et les plaques de
l’eau – et dans l’immensité, semés çà et là comme des immondices, les corps
anéantis qui y respirent ou s’y décomposent.
Paradis me dit :
— Voilà, c’est la guerre.
— Oui, c’est ça, la guerre, répète-t-il d’une voix lointaine. C’est pa’aut’chose.
Il veut dire, et je comprends avec lui :
« Plus que les charges qui ressemblent à des revues, plus que les batailles
visibles déployées comme des oriflammes, plus même que les corps à corps où
l’on se démène en criant, cette guerre, c’est la fatigue épouvantable,
surnaturelle, et l’eau jusqu’au ventre, et la boue et l’ordure et l’infâme saleté.
C’est les faces moisies et les chairs en loques et les cadavres qui ne ressemblent
même plus à des cadavres, surnageant sur la terre vorace. C’est cela, cette
monotonie infinie de misères, interrompue par des drames aigus, c’est cela, et
non pas la baïonnette qui étincelle comme de l’argent, ni le chant de coq du
clairon au soleil !»
Paradis pensait si bien à cela qu’il remâcha un souvenir et gronda :
— Tu t’rappelles, la bonne femme de la ville où on a été faire une virée, y a pas si
longtemps d’ça, qui parlait des attaques, qui en bavait, et qui disait : « Ça doit
être beau à voir !... »
Un chasseur, qui était allongé sur le ventre, aplati comme un manteau, leva la
tête hors de l’ombre ignoble où elle plongeait, et s’écria :
— Beau ! Ah ! merde alors ! C’est tout à fait comme si une vache disait : « Ça doit
être beau à voir, à La Villette, ces multitudes de bœufs que l’on pousse en
avant ! »
Il cracha de la boue, la bouche barbouillée, la face déterrée comme une bête.
— Qu’on dise : « Il le faut », bredouilla-t-il d’une étrange voix saccadée, déchirée,
haillonneuse. Bien. Mais beau ! Ah ! merde alors !
Il se débattait contre cette idée. Il ajouta tumultueusement :
— C’est avec des choses comme ça qu’on dit, qu’on s’fout d’nous jusqu’au sang !
Il recracha, mais, épuisé par l’effort qu’il avait fait, il retomba dans son bain de
vase et il remit la tête dans son crachat.
Henri Barbusse, Le feu, journal d’une escouade, 1916
Séquence 1 / TEXTE 3: Extrait de Voyage au bout de la nuit de Louis Ferdinand
Céline.
Jeune engagé volontaire, le narrateur, Ferdinand Bardamu, découvre au front l’effroyable réalité
de la guerre, sa violence aveugle qui se nourrit d’elle même, et il en éprouve une peur nouvelle.
Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !…
Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux
cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en
autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant,
caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un
cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui
respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les
chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement
plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m'étais
embarqué dans une croisade apocalyptique.
On est puceau de l'Horreur comme on l'est de la volupté. Comment auraisje pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu
prévoir, avant d'entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale
âme héroïque et fainéante des hommes ? A présent, j'étais pris dans cette fuite
en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu…Ça venait des profondeurs
et c'était arrivé.
Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le talus,
des petites lettres du général qu'il déchirait ensuite menu, les ayant lues sans
hâte, entre les balles. Dans aucune d'elles, il n'y avait donc l'ordre d'arrêter net
cette abomination ? On ne lui disait donc pas d'en haut qu'il y avait méprise ?
Abominable erreur ? Maldonne ? Qu'on s'était trompé ? Que c'était des
manoeuvres pour rire qu'on avait voulu faire, et pas des assassinats ! Mais non !
« Continuez, colonel, vous êtes dans la bonne voie ! » Voilà sans doute ce que lui
écrivait le général des Entrayes, de la division, notre chef à tous, dont il recevait
une enveloppe chaque cinq minutes, par un agent de liaison, que la peur
rendait chaque fois un peu plus vert et foireux. J'en aurais fait mon frère
peureux de ce garçon là ! Mais on n'avait pas le temps de fraterniser non plus.
Donc pas d'erreur ? Ce qu'on faisait à se tirer dessus, comme ça, sans même se
voir, n'était pas défendu ! Cela faisait partie des choses qu'on peut faire sans
mériter une bonne engueulade. C'était même reconnu, encouragé sans doute
par les gens sérieux, comme le tirage au sort, les fiançailles, la chasse à courre !
Rien à dire. Je venais de découvrir d'un coup la guerre tout entière. J'étais
dépucelé.
Louis Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932
Séquence 1 / Texte 4: Extrait d’Aurélien.
Le passage situé au début du roman, présente le personnage principal. Il vient de
rencontrer Bérénice qui lui évoque un vers de Racine (tiré de sa pièce Bérénice), cité à la
première ligne de l’extrait et qui hantait le héros dans les tranchées.
Je demeurai longtemps errant dans Césarée...
Ça devait être une ville aux voies larges, très vide et silencieuse. Une ville frappée
d’un malheur. Quelque chose comme une défaite. Désertée. Une ville pour les hommes de
trente ans qui n’ont plus de cœur à rien. Une ville de pierre à parcourir la nuit sans croire à
l’aube. Aurélien voyait des chiens s’enfuir derrière des colonnes, surpris à dépecer une
charogne. Des épées abandonnées, des armures. Les restes d’un combat sans honneur.
Bizarre qu’il se sentît si peu un vainqueur. Peut-être d’avoir voyagé au Tyrol et dans
le Salzkammergut, d’avoir vu Vienne à cet instant quand le Danube charriait des suicides, et
la chute des monnaies donnait un vertige hideux aux touristes. Il semblait à Aurélien, non
qu’il se le formulât, mais comme ça, d’instinct, qu’il avait été battu, là, bien battu par la vie. Il
avait beau se dire : mais non, voyons, nous sommes les vainqueurs...
Il ne s’était jamais tout à fait remis de la guerre.
Elle l’avait prise avant qu’il eût vécu. Il était de cette classe qui avait fait trois ans, et
qui se sentait libérable quand survint août 1914. Près de huit ans sous les drapeaux... Il n’avait
pas été un jeune homme précoce. La caserne l’avait trouvé pas très différent du collégien
débarqué de sa famille au Quartier Latin à l’automne de 1909. La guerre l’avait enlevé à la
caserne et le rendait à la vie après ces années interminables dans le provisoire, l’habitude du
provisoire. Et pas plus les dangers que des filles faites pour cela n’avaient vraiment marqué
ce cœur. Il n’avait ni aimé ni vécu. Il n’était pas mort, c’était déjà quelque chose, et parfois il
regardait ses longs bras maigres, ses jambes d’épervier, son corps jeune, son corps intact, et
il frissonnait, rétrospectivement, à l’idée des mutilés, ses camarades, ceux qu’on voyait dans
les rues, ceux qui n’y viendraient plus.
Cela faisait bientôt trois ans qu’il était libre, qu’on ne lui demandait plus rien, qu’il
n’avait qu’à se débrouiller, qu’on ne lui préparait plus sa pitance tous les jours avec celle
d’autres gens, moyennant quoi il ne saluait plus personne. Il venait d’avoir trente-deux ans,
oui, ça les avait comptés en juin. Un grand garçon. Il ne pouvait pas tout à fait se prendre au
sérieux et penser : un homme. Il se reprenait à regretter la guerre. Enfin, pas la guerre. Le
temps de la guerre. Il ne s’en était jamais remis. Il n’avait jamais retrouvé le rythme de la vie. Il
continuait l’au-jour-le-jour d’alors. Malgré lui. Depuis près de trois ans, il remettait au
lendemain l’heure des décisions. Il se représentait son avenir, après cette heure-là, se
déroulant à une allure tout autre, plus vive, harcelante. Il aimait à se le représenter ainsi. Mais
pas plus. Trente ans. La vie pas commencée. Qu’attendait-il ? Il ne savait faire autrement que
flâner. Il flânait.
Aragon, Aurélien, 1944
Séquence 1 / Documents complémentaires:
Candide et la guerre
Le personnage de Candide, formé à l’optimisme par son maître Pangloss, parvient sur un
champ de bataille.
« Comment Candide se sauva d’entre les Bulgares, et ce qu’il devint »
Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les
trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle
qu’il n’y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes
de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix
mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante1 de la
mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille
âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendant
cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum, chacun dans son camp, il prit
le parti d’aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts
et de mourants, et gagna d’abord un village voisin ; il était en cendres : c’était un village
Abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de
coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs
mamelles sanglantes ; là des filles, éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de
quelques héros, rendaient les derniers soupirs ; d’autres, à demi brûlées, criaient qu’on
achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et
de jambes coupés.
Candide s’enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des
héros Abares l’avaient traité de même.
Voltaire, Candide, 1759
Fabrice à Waterloo.
Dans La Chartreuse de Parme, Fabrice souhaite se battre avec l'armée de Napoléon, mais
il ne peut être enrôlé officiellement. Il arrive malgré tout à trouver un cheval et à se jeter dans
la bataille de Waterloo.
Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois la
peur ne venait chez lui qu'en seconde ligne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui
faisait mal aux oreilles. L'escorte prit le galop; on traversait une grande pièce de terre
labourée, située au-delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.
—Les habits rouges ! les habits rouges ! criaient avec joie les hussards de l'escorte,
et d'abord Fabrice ne comprenait pas ; enfin il remarqua qu'en effet presque tous les
cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d'horreur ; il
remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore, ils criaient
évidemment pour demander du secours, et personne ne s'arrêtait pour leur en donner.
Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît
1
« Raison suffisante » (raison, cause nécessaire), « des effets et des causes », termes empruntés à la
philosophie optimiste de Leibniz critiquée par Voltaire.
les pieds sur aucun habit rouge. L'escorte s'arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez
d'attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.
—Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis. Fabrice s'aperçut
qu'il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils
regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards
restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin,
général aussi, d'un air d'autorité et presque de réprimande ; il jurait. Fabrice ne put retenir sa
curiosité ; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il
arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin:
—Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ? —Pardi, c'est le maréchal ! —Quel maréchal?
—Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà! où as-tu servi jusqu'ici ?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l'injure ; il
contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova2, le
brave des braves.
Stendhal, la chartreuse de Parme, 1839
2
Le maréchal Ney avait permis à l’armée de Napoléon de gagner la bataille de la Moscova contre l’armée
russe.
Séquence 2 / Texte 1: incipit de Claude Gueux, Victor Hugo, 1834
Il y a sept ou huit ans, un homme nommé Claude Gueux, pauvre ouvrier,
vivait à Paris. Il avait avec lui une fille qui était sa maîtresse, et un enfant de cette
fille. Je dis les choses comme elles sont, laissant le lecteur ramasser les
moralités à mesure que les faits les sèment sur leur chemin. L’ouvrier était
capable, habile, intelligent, fort maltraité par l’éducation, fort bien traité par la
nature, ne sachant pas lire et sachant penser. Un hiver, l’ouvrage manqua. Pas de
feu, ni de pain dans le galetas. L’homme, la fille et l’enfant eurent froid et faim.
L’homme vola. Je ne sais ce qu’il vola, je ne sais où il vola. Ce que je sais, c’est
que de ce vol il résulta trois jours de pain et de feu pour la femme et pour
l’enfant, et cinq ans de prison pour l’homme.
L’homme fut envoyé faire son temps à la maison centrale de Clairvaux.
Clairvaux, abbaye dont on a fait une bastille, cellule dont on a fait un cabanon,
autel dont on a fait un pilori. Quand nous parlons de progrès, c’est ainsi que
certaines gens le comprennent et l’exécutent. Voilà la chose qu’ils mettent sous
notre mot.
Poursuivons.
Arrivé là, on le mit dans un cachot pour la nuit et dans un atelier pour le
jour. Ce n’est pas l’atelier que je blâme.
Claude Gueux, honnête ouvrier naguère, voleur désormais, était une figure
digne et grave. Il avait le front haut, déjà ridé quoique jeune encore, quelques
cheveux gris perdus dans les touffes noires, l’œil doux et fort puissamment
enfoncé sous une arcade sourcilière bien modelée, les narines ouvertes, le
menton avancé, la lèvre dédaigneuse. C’était une belle tête. On va voir ce que la
société en a fait.
Il avait la parole rare, le geste peu fréquent, quelque chose d’impérieux
dans toute sa personne et qui se faisait obéir, l’air pensif, sérieux plutôt que
souffrant. Il avait pourtant bien souffert.
Dans le dépôt où Claude Gueux était enfermé, il y avait un directeur des
ateliers, espèce de fonctionnaire propre aux prisons, qui tient tout ensemble du
guichetier et du marchand, qui fait en même temps une commande à l’ouvrier
et une menace au prisonnier, qui vous met l’outil aux mains et les fers aux pieds.
Celui-là était lui-même une variété de l’espèce, un homme bref, tyrannique,
obéissant à ses idées, toujours à courte bride sur son autorité ; d’ailleurs, dans
l’occasion, bon compagnon, bon prince, jovial même et raillant avec grâce ; dur
plutôt que ferme ; ne raisonnant avec personne, pas même avec lui ; bon père,
bon mari, sans doute, ce qui est devoir et non vertu ; en un mot, pas méchant,
mauvais.
Victor Hugo, Claude Gueux, 1934
Séquence 2 / Texte 2: Extrait de Claude Gueux, Victor Hugo, 1834
— Quoi ! s’écria Claude, je n’ai pas été provoqué ! Ah ! oui, vraiment, c’est juste. Je
vous comprends. Un homme ivre me donne un coup de poing, je le tue, j’ai été
provoqué, vous me faites grâce, vous m’envoyez aux galères. Mais un homme qui
n’est pas ivre et qui a toute sa raison me comprime le cœur pendant quatre ans,
m’humilie pendant quatre ans, me pique tous les jours, toutes les heures, toutes les
minutes, d’un coup d’épingle à quelque place inattendue pendant quatre ans ! J’avais
une femme pour qui j’ai volé, il me torture avec cette femme ; j’avais un enfant pour
qui j’ai volé, il me torture avec cet enfant ; je n’ai pas assez de pain, un ami m’en
donne, il m’ôte mon ami et mon pain. Je redemande mon ami, il me met au cachot.
Je lui dis vous, à lui mouchard, il me dit tu. Je lui dis que je souffre, il me dit que je
l’ennuie. Alors que voulez-vous que je fasse ? Je le tue. C’est bien. Je suis un monstre,
j’ai tué cet homme, je n’ai pas été provoqué, vous me coupez la tête. Faites ! —
Mouvement sublime, selon nous, qui faisait tout à coup surgir, au-dessus du
système de provocation matérielle, sur lequel s’appuie l’échelle mal proportionnée
des circonstances atténuantes, toute une théorie de la provocation morale oubliée
par la loi.
Les débats fermés, le président fit son résumé impartial et lumineux. Il en résulta
ceci. Une vilaine vie. Un monstre en effet. Claude Gueux avait commencé par vivre en
concubinage avec une fille publique, puis il avait volé, puis il avait tué. Tout cela était
vrai.
Au moment d’envoyer les jurés dans leur chambre, le président demanda à
l’accusé s’il avait quelque chose à dire sur la position des questions.
— Peu de chose, dit Claude. Voici, pourtant. Je suis un voleur et un assassin. J’ai
volé et tué. Mais pourquoi ai-je volé ? pourquoi ai-je tué ? Posez ces deux questions à
côté des autres, messieurs les jurés.
Après un quart d’heure de délibération, sur la déclaration des douze champenois
qu’on appelait messieurs les jurés, Claude Gueux fut condamné à mort.
Victor Hugo, Claude Gueux, 1934
Séquence 2 / Document complémentaire, Extrait des Misérables, Victor Hugo.
Il partit pour Toulon. Il y arriva après un voyage de vingt-sept jours, sur une
charrette, la chaîne au cou. À Toulon, il fut revêtu de la casaque rouge. Tout s’effaça
de ce qui avait été sa vie, jusqu’à son nom ; il ne fut même plus Jean Valjean ; il fut le
numéro 24601. Que devint la sœur ? que devinrent les sept enfants ? Qui est-ce qui
s’occupe de cela ? Que devient la poignée de feuilles du jeune arbre scié par le
pied ? (…)
Vers la fin de cette quatrième année, le tour d’évasion de Jean Valjean arriva. Ses
camarades l’aidèrent comme cela se fait dans ce triste lieu. Il s’évada. Il erra deux
jours en liberté dans les champs ; si c’est être libre que d’être traqué ; de tourner la
tête à chaque instant ; de tressaillir au moindre bruit ; d’avoir peur de tout, du toit qui
fume, de l’homme qui passe, du chien qui aboie, du cheval qui galope, de l’heure qui
sonne, du jour parce qu’on voit, de la nuit parce qu’on ne voit pas, de la route, du
sentier, du buisson, du sommeil. Le soir du second jour, il fut repris. Il n’avait ni mangé
ni dormi depuis trente-six heures. Le tribunal maritime le condamna pour ce délit à
une prolongation de trois ans, ce qui lui fit huit ans. La sixième année, ce fut encore
son tour de s’évader ; il en usa, mais il ne put consommer sa fuite. Il avait manqué à
l’appel. On tira le coup de canon, et à la nuit les gens de ronde le trouvèrent caché
sous la quille d’un vaisseau en construction ; il résista aux gardes-chiourme qui le
saisirent. Évasion et rébellion. Ce fait prévu par le code spécial fut puni d’une
aggravation de cinq ans, dont deux ans de double chaîne. Treize ans. La dixième
année, son tour revint, il en profita encore. Il ne réussit pas mieux. Trois ans pour cette
nouvelle tentative. Seize ans. Enfin, ce fut, je crois, pendant la treizième année qu’il
essaya une dernière fois et ne réussit qu’à se faire reprendre après quatre heures
d’absence. Trois ans pour ces quatre heures. Dix-neuf ans. En octobre 1815 il fut
libéré ; il était entré là en 1796 pour avoir cassé un carreau et pris un pain.
Victor Hugo, Les Misérables, Livre II, chapitre VI
Séquence 4 / Texte 1
Séquence 4 / Texte 2, la folie d’Oreste.
Oreste vient d’apprendre la mort d’Hermione. Cette dernière lui a demandé de
provoquer la mort de Pyrrhus, qui la rejetait et dont elle était éperdument amoureuse.
Oreste, amoureux d’Hermione, a accepté, mais une fois Pyrrhus mort, Hermione le
rejette et se suicide.
ORESTE
Grâce aux Dieux ! Mon malheur passe mon espérance :
Oui, je te loue, ô Ciel, de ta persévérance.
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m'as fait parvenir.
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J'étais né pour servir d'exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli.
Hé bien ! Je meurs content, et mon sort est rempli.
Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie,
Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie ;
L'un et l'autre en mourant je les veux regarder.
Réunissons trois coeurs qui n'ont pu s'accorder.
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m'environne ?
De quel côté sortir ? D'où vient que je frissonne ?
Quelle horreur me saisit ? Grâce au Ciel, j'entrevoi...
Dieux ! Quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !
PYLADE
Ah ! Seigneur.
ORESTE
Quoi ! Pyrrhus, je te rencontre encore ?
Trouverai-je partout un rival que j'abhorre ?
Percé de tant de coups, comment t'es-tu sauvé ?
Tiens, tiens, voilà le coup que je t'ai réservé.
Mais que vois-je ? A mes yeux Hermione l'embrasse ?
Elle vient l'arracher au coup qui le menace ?
Dieux ! Quels affreux regards elle jette sur moi !
Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi ?
Hé bien ! Filles d'enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
A qui destinez-vous l'appareil qui vous suit ?
Venez-vous m'enlever dans l'éternelle nuit ?
Venez, à vos fureurs Oreste s'abandonne.
Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione :
L'ingrate mieux que vous saura me déchirer ;
Et je lui porte enfin mon coeur à dévorer.
Racine, Andromaque, V,5. 1667
Séquence 4 /Texte 3, Louise Labé, Sonnets, 1555
Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie.
J’ai chaud extrême en endurant froidure ;
La vie m’est et trop molle et trop dure.
J’ai grands ennuis entremêlés de joie ;
Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure ;
Mon bien s’en va et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.
Ainsi Amour inconstamment me mène :
Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.
Sonnet 8. orthographe et ponctuation modernisées.
Séquence 4, Texte 4, Robert Desnos, Corps et Biens, 1930
J'ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d'atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la
naissance de la voix qui m'est chère?
J'ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant ton ombre à se croiser
sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l'apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis
des jours et des années, je deviendrais une ombre sans doute.
Ô balances sentimentales.
J'ai tant rêvé de toi qu'il n'est plus temps sans doute que je m’éveille. Je dors
debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l'amour et toi, la
seule qui compte aujourd'hui pour moi, je pourrais moins toucher ton front et
tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venus.
J'ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu'il ne me
reste plus peut-être, et pourtant, qu'à être fantôme parmi les fantômes et plus
ombre cent fois que l'ombre qui se promène et se promènera allègrement sur
le cadran solaire de ta vie.
Robert Desnos, Corps et biens.
Séquence 4 Document complémentaire, Débat de Folie et d’Amour. Louise Labé
1555
Jupiter fait un grand festin. Amour et Folie arrivent en même temps à la porte du
palais. Folie veut passer la première. Amour se fâche et ne parvenant pas à la
convaincre qu’il doit passer le premier veut lui décocher une flèche. Folie se dérobe,
enlève ses yeux à Amour, et pour cacher la plaie, lui met un bandeau. Vénus se plaint
à Jupiter qui veut juger leur querelle. C’est Apollon qui défend Amour et Mercure qui
plaide pour Folie. Il s’agit ici pour Mercure de montrer qu’Amour et Folie sont
inséparables. Pour cela il peint l’état des femmes amoureuses.
Combien en vois-je, qui se retirent jusqu’aux Enfers, pour essayer si elles pourront, comme
jadis Orphée, révoquer3 leurs amours perdues ? Et en tous ces actes, quels traits trouvezvous que de Folie4 ? Avoir le cœur séparé de soi-même, être maintenant en paix, ores en
guerre, ores5 en trêve ; couvrir et cacher sa douleur; changer visage mille fois le jour;
sentir le sang qui lui rougit la face, y montant ; puis soudain s’enfuit la laissant pâle, ainsi
que honte, espérance ou peur nous gouvernent ; chercher ce qui nous tourmente,
feignant le fuir, et néanmoins avoir crainte de le trouver ; n’avoir qu’un petit rire entre mille
soupirs ; se tromper soi-même : brûler de loin, geler de près ; un parler interrompu ; un
silence venant tout à coup ; ne sont-ce tous signes d’un homme aliéné de son bon
entendement ? Qui excusera Hercule dévidant les pelotons d’Omphale ? Le sage Roi
Hébreu avec cette grande multitude de femmes ? Hannibal s’abâtardissant autour d’une
dame6 ? et maints autres, que journellement voyons s’abuser tellement qu’ils ne se
connaissent eux-mêmes7. Qui en est cause, sinon Folie ? Car c’est celle en somme qui fait8
Amour grand et redouté ; et le fait excuser, s’il fait quelque chose autre que de raison9.
Reconnais donc, ingrat Amour, quel tu es10, et de combien de biens je te suis cause ? Je te
fais grand ; je te fais élever ton nom ; voire et ne t’eussent les hommes réputé Dieu sans
moi11. Et après que t’ai toujours accompagné, tu ne me veux seulement abandonner, mais
me veux ranger à cette sujétion12 de fuir tous les lieux où tu seras. Orthographe et
ponctuation modernisées.
3
Rappeler.
4
quels traits trouvez-vous qui ne soient pas ceux de la Folie ?
5
ores… ores : tantôt…tantôt.
Hercule était à la fois l’amant et l’esclave d’Omphale qui l’obligeait à porter des robes de femme et à filer la laine à
ses pieds. Salomon est un roi hébreu qui fut très riche et possédait un harem. On dit qu’Hannibal, général et homme
d’état carthaginois, en guerre contre les Romains, aurait perdu la tête pour une femme dépravée.
6
7
Que nous voyons tous les jours s’abuser à tel point point qu’il ne se reconnaissent pas eux-mêmes.
8
rend
9
quelque chose qui n’est pas raisonnable.
10
Qui tu es.
11
Et vraiment les hommes ne t’auraient pas considéré comme un Dieu, si je n’avais pas été là.
12
Assujettissement, contrainte. Comprendre : tu veux me contraindre à fuir…
Séquence 5 /Extrait 1 de la prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de
France, Blaise Cendrars, 1913 Vers 38 à 84
En ce temps-là j'étais en mon adolescence
J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de ma naissance
J'étais à Moscou où je voulais me nourrir de flammes
Et je n'avais pas assez des tours et des gares que constellaient mes yeux
En Sibérie tonnait le canon, c'était la guerre
La faim le froid la peste et le choléra
Et les eaux limoneuses de l'Amour charriaient des millions de charognes
Dans toutes les gares je voyais partir tous les dernier trains
Personne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billets
Et les soldats qui s'en allaient auraient bien voulu rester...
Un vieux moine me chantait la légende de Novgorod.
Moi, le mauvais poète, qui ne voulais aller nulle part, je pouvais aller partout
Et aussi les marchands avaient encore assez d'argent
Pour aller tenter faire fortune.
Leur train partait tous les vendredis matins.
On disait qu'il y avait beaucoup de morts.
L'un emportait cent caisses de réveils et de coucous de la forêt noire
Un autre, des boîtes à chapeaux, des cylindres et un assortiment de tirebouchons de Sheffield
Un autre, des cercueils de Malmoë remplis de boîtes de conserve et de sardines
à l'huile
Puis il y avait beaucoup de femmes
Des femmes des entre-jambes à louer qui pouvaient aussi servir
Des cercueils
Elles étaient toutes patentées
On disait qu'il y a avait beaucoup de morts là-bas
Elles voyageaient à prix réduit
Et avaient toutes un compte courant à la banque.
Or, un vendredi matin, ce fut enfin mon tour
On était en décembre
Et je partis moi aussi pour accompagner le voyageur en bijouterie qui se rendait
à Kharbine
Nous avions deux coupés dans l'express et 34 coffres de joailleries de
Pforzheim
De la camelote allemande "Made in Germany"
Il m'avait habillé de neuf et en montant dans le train j'avais perdu un bouton
— Je m'en souviens, je m'en souviens, j'y ai souvent pensé depuis —
Je couchais sur les coffres et j'étais tout heureux de pouvoir jouer avec le
browning nickelé qu'il m'avait aussi donné
J'étais très heureux, insouciant
Je croyais jouer aux brigands
Nous avions volé le trésor de Golconde
Et nous allions, grâce au transsibérien, le cacher de l'autre côté du monde
Je devais le défendre contre les voleurs de l'Oural qui avaient attaqué les
saltimbanques de Jules Verne
Contre les khoungouzes, les boxers de la Chine
Et les enragés petits mongols du Grand-Lama
Alibaba et les quarante voleurs
Et les fidèles du terrible Vieux de la montagne
Et surtout contre les plus modernes
Les rats d'hôtels
Et les spécialistes des express internationaux.
Séquence 5, Extrait 2de la prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de
France, Blaise Cendrars, 1913 Vers 115 à 134
Du fond de mon coeur des larmes me viennent
Si je pense, Amour, à ma maîtresse ;
Elle n'est qu'une enfant que je trouvai ainsi
Pâle, immaculée, au fond d'un bordel.
Ce n'est qu'une enfant, blonde rieuse et triste.
Elle ne sourit pas et ne pleure jamais ;
Mais au fond de ses yeux, quand elle vous y laisse boire,
Tremble un doux lys d'argent, la fleur du poète.
Elle est douce et muette, sans aucun reproche,
avec un long tressaillement à votre approche ;
Mais quand moi je lui viens, de ci, de là, de fête,
Elle fait un pas, puis ferme les yeux — et fait un pas.
Car elle est mon amour et les autres femmes
N'ont que des robes d'or sur de grands corps de flammes,
Ma pauvre amie est si esseulée,
Elle est toute nue, n'a pas de corps —elle est trop pauvre.
Elle n'est qu'une fleur candide, fluette,
La fleur du poète, un pauvre lys d'argent,
Tout froid, tout seul, et déjà si fané‚
Que les larmes me viennent si je pense à son coeur. Séquence 5 / Extrait 3de la prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de
France, Blaise Cendrars, 1913 Vers 351 à366
J'ai vu
J'ai vu les train silencieux les trains noirs qui revenaient de l'Extrême-Orient et
qui passaient en fantôme
Et mon oeil, comme le fanal d'arrière, court encore derrière ses trains
A Talga 100 000 blessés agonisaient faute de soins
J'ai visité les hôpitaux de Krasnoïarsk
Et à Khilok nous avons croisé un long convoi de soldats fous
J'ai vu dans les lazarets les plaies béantes les blessures qui saignaient à pleines
orgues
Et les membres amputés dansaient autour ou s'envolaient dans l'air rauque
L'incendie était sur toutes les faces dans tous les coeurs
Des doigts idiots tambourinaient sur toutes les vitres Et sous la pression de la peur les regards crevaient comme des abcès
Dans toutes les gares on brûlait tous les wagons
Et j'ai vu
J'ai vu des trains de soixante locomotives qui s'enfuyaient à toute vapeur
pourchassés par les horizons en rut et des bandes de corbeaux qui s'envolaient
désespérément après
Disparaître Dans la direction de Port-Arthur
(Talga : ville non identifiée. Il y a un monastère de Tolga près de Saint-Pétersbourg et une ville de Talgat en Suisse. Toujours dans
le cadre de l'explosion spatiale, Krasnoïarsk se situe sur la ligne certes, mais environ 1000 km à l'ouest d'Irkoutsk, alors que Khilok
est sur la frontière chinoise, 700 km à l'est d’Irkoutsk. Port Arthur se situe à l’extrême est et c’est le lieu de la guerre)
Séquence 5 / Documents complémentaires: extrait des Tragiques, Agrippa d’Aubigné, 1616,
Livre I « Misère », v.372 à 385
Les Tragiques : Œuvre publiée en 1616 dans l’anonymat pour sombrer dans l’oubli presque
aussitôt. Il s’agit d’un très vaste projet - 7 livres - qui doit dire le destin de l’Eglise protestante. C’est une
oeuvre à la croisée de plusieurs genres - l’épopée, la satire, la tragédie. Agrippa d’Aubigné est un écrivain
et poète français du XVIème siècle calviniste (de Jean Calvin : fondateur du protestantisme avec Martin
Luther) convaincu. Il fait parti du mouvement humaniste et c’est un homme engagé qui a participé aux
guerres de religion. Dans le livre premier de son oeuvre, il peint les horreurs de la guerre civile - dont le
poète soldat a été témoin - dans un style « bas et tragique n’excédant que fort peu les lois de la
narration. »
J'ai vu le reître noir foudroyer au travers
Les masures de France, et comme une tempête,
Emporter ce qu'il peut, ravager tout le reste ;
Cet amas affamé nous fit à Montmoreau
Voir la nouvelle horreur d'un spectacle nouveau.
Nous vînmes sur leurs pas, une troupe lassée
Que la terre portait, de nos pas harassée.
Là de mille maisons on ne trouva que feux,
Que charognes, que morts ou visages affreux.
La faim va devant moi, force est que je la suive.
J'ouïs d'un gosier mourant une voix demi-vive :
Le cri me sert de guide, et fait voir à l'instant
D'un homme demi-mort le chef se débattant,
Qui sur le seuil d'un huis dissipait sa cervelle.
Document complémentaire: extrait du Musée Grévin, Louis Aragon, 1943, vers 17 à 32
Le Musée Grévin est un long poème de Résistance de 180 vers.
J’écris dans ce pays que le sang défigure
Qui n’est plus qu’un monceau de douleurs et de plaies
Une halle à tous vents que la grêle inaugure
Une ruine où la mort s’exerce aux osselets
J’écris dans ce pays tandis que la police
À toute heure de nuit entre dans les maisons
Que les inquisiteurs enfonçant leurs éclisses
Dans les membres brisés guettent les trahisons
J’écris dans ce pays qui souffre mille morts
Qui montre à tous les yeux ses blessures pourprées
Et la meute sur lui grouillante qui le mord
Et les valets sonnant dans le cor la curée
J’écris dans ce pays que les bouchers écorchent
Et dont je vois les nerfs les entrailles les os
Et dont je vois les bois brûler comme des torches
Et sur les blés en feu la fuite des oiseaux
Séquence 1 L / Texte 1: Avertissement au lecteur.
C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit, dés l'entrée, que je ne m'y
suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ai eu aucune
préoccupation de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables
d'un tel dessein. Je l’ai consacré à la commodité particulière de mes parents et
amis : afin, lorsqu’ils m’auront perdu (ce qu'ils vont faire bientôt) ils puissent y
retrouver certains traits de mes façons naturelles d’être et de mon caractère, et
que par ce moyen ils développent, plus entièrement et plus vivement, la
connaissance qu'ils ont eue de moi. Si c'eût été pour rechercher la faveur du
monde, je me serais mieux paré et me présenterais avec une démarche étudiée.
Je veux qu'on m'y voie en ma façon d’être simple, naturelle et ordinaire, sans
recherche et artifice : car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y liront sur le vif,
ainsi que ma manière d’être naturelle, autant que la respect humain me l'a
permis. Si j’avais été parmi ces peuples qui vivent encore, dit-on, sous la douce
liberté des premières lois de nature, je t'assure que je me serais très volontiers
peint tout entier dans mon livre, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la
matière de mon livre : il n’est pas raisonnable que tu emploies ton loisir en un
sujet si frivole et si vain. Adieu donc ; de Montaigne, ce premier de mars mil
cinq cent quatre vingts.
Montaigne, Essais, 1580
Séquence 1 L /Texte 2: « De l’institution des enfants », I, 26 (adaptation André
Lanly)
Qu'il [le maItre] lui fasse tout passer par l'étamine et ne loge rien dans sa
tête par simple autorité et en abusant de sa confiance; que les principes
d'Aristote ne soient pas pour lui des principes, pas plus que ceux des Stoïciens
ou Epicuriens. Qu'on lui expose cette diversité de jugements: il choisira s'il peut,
sinon il en demeurera, entre eux, dans le doute. Il n'y a que les sots qui soeint
sûrs et déterminés.
Che non men che saper dubbiar m’aggrada* («Aussi bien que savoir douter me
plaît »)
Car s’il adopte les opinions de Xénophon et de Platon par son propre
jugement, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Celui qui suit un
autre, ne suit rien. Il ne trouve rien, et même il ne cherche rien. Non summus sub
rege; sibi quisque se vindicet** («Nous ne sommes pas sous la domination d'un
roi; que chacun dispose de soi-même »).
Qu'il sache ce qu'il sait, au moins. Il faut qu’il s’imbibe de leurs façons de
sentir et penser, non qu’il apprenne leurs préceptes; et qu’il oublie hardiment,
s’il veut, d’où il les tient, mais qu’il sache se les approprier. La vérité et la raison
sont communes à un chacun, et n’appartiennent pas plus à celui qui les a dites
la première fois qu’à celui qui les dit après. Ce n'est non plus selon Platon que
selon moi, puisque lui et moi le comprenons et le voyons de la même façon.
Les abeilles pillotent de-ça de-là les fleurs, mais, après, elles en font le miel,
qui est entièrement leur; ce n'est plus thym ni marjolaine: de même les
emprunts faits à autrui, il les transformera et fondra ensemble pour en faire un
ouvrage entièrement sien, à savoir son jugement.
*
Emprunté à Dante, L'Enfer, chant XI / ** Sénèque, lettre 33:
Etamine; un filtre.
Pillotent : butinent.
Séquence 1 L /Texte 3: « De l’amitié », I, 27 (adaptation André Lanly)
Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne
sont que des relations familières nouées par quelque circonstance ou quelque
utilité, par le moyen de laquelle nos âmes se tiennent unies. Dans l'amitié dont
je parle, elles s’unissent et se fondent l'une en l'autre, dans une union si totale
qu'elles effacent la couture qui les a jointes et ne la retrouvent plus. Si l’on me
demande avec insistance de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se
peut exprimer, qu'en répondant : « Parce que c'était lui, parce que c'était moi. »
Il y a, au-delà de tout mon exposé, et de tout ce que je puis dire
particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable qui vient du destin, la
médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant de nous être vus, et
même sur la foi de propos tenus [par des tiers] sur l’un et l’autre d’entre nous qui
produisaient plus d’effet qu’il n’est normal pour de simples propos: je crois que
le Ciel l’avait arrangé ainsi; nous nous embrassions en entendant prononcer nos
noms. Et lors notre première rencontre, qui eut lieu par hasard en une grande
fête et assemblée d’une ville, nous nous trouvâmes si épris, si connus, si liés
entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que nous l’étions l’un de
l'autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse
et explique la promptitude de notre entente amicale, si vite parvenue à sa
perfection. Devant si peu à durer, et ayant commencé si tard, (car nous étions
tous deux hommes faits, et lui ayant quelques années de plus), elle n'avait pas à
perdre de temps et à se régler sur le modèle des amitiés faibles et
conventionnelles pour lesquelles il faut tant de précautions de longue et
préalable fréquentation. Celle-ci n'a pas d'autre modèle idéal que [celui qui
vient] d'elle-même, et elle ne peut être comparée qu’à elle même. Ce n'est pas
un point de vue spécial [sur l’amitié], ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c'est je
ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma
volonté, l’amena se plonger et à perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa
volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, avec une faim, avec une
ardeur pareille. Je dis perdre, véritablement, nous ne nous réservions rien qui
nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien.
Séquence 1 L /Texte 4: « Des Cannibales », I, 31 (adaptation André Lanly)
Ainsi donc ces nations me semblent [réputées] barbares parce qu’elles ont
été fort peu façonnées par l’esprit humain et parce qu’elles sont encore très
voisines de leur état originel. Les lois naturelles, fort peu abâtardies par les
nôtres, sont encore leurs commandements; c’est même dans une telle pureté
que me prend parfois à regretter vivement que la connaissance n’en soit pas
venue plus tôt [dans notre pays], du temps où il y avait des hommes qui auraient
mieux su en juger que nous. Je regrette que Lycurgue et Platon ne l’aient pas
eue; il me semble en effet, que ce que nous voyons par expérience dans ces
nations-là surpasse non seulement toutes les peintures par lesquelles les poètes
ont embelli l’âge d’or et toutes leurs inventions pour imaginer une heureuse
condition humaine [en ces temps-là], mais encore la conception idéale et désir
même des philosophes. [Ces anciens] n’ont pas pu imaginer un état naturel
aussi pur et simple que nous le voyons par expérience et n’ont pas pu croire
que notre société eût la possibilité de se maintenir avec si peu de procédés
artificiels et de rapports fixés par les lois humaines. C’est une nation, dirais-je à
Platon, dans laquelle il n’y a aucune espère de commerce, aucune connaissance
des lettres; aucune science des nombres; aucun nom de magistrat ni de
supériorité politique; aucun emploi des serviteurs, aucune existence de la
richesse ou de la pauvreté; pas de contrats, pas de successions, pas de
partages; pas d’occupations désagréables; pas de considération de parenté,
sinon le respect que tous les hommes se portent les uns aux autres; pas de
vêtements, pas d’agricultures, pas de métal; pas d’usage du vin ou du blé. Les
mots mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, la cupidité,
l’envie, la médisance, le pardon, sont inconnus. Combien Platon trouverait la
république qu’il a imaginé éloignée de cette perfection: « viri a diis
recentes* » [hommes sortant tout fraîchement de la main des dieux]
Hos natura modos primum dedit**
[Voilà les premières lois qu’ait données la nature]
Au demeurant ils vivent dans une zone de pays très agréable et bien
tempérée en sorte que, d’après ce que m’ont dit les témoins, il est rare d’y voir
un homme malade; ils m’ont assuré aussi n’y en avoir jamais vu aucun [qui fût]
atteint de tremblements, [ou] chassieux, édenté ou courbé de vieillesse.
*Sénèque, lettres à Lucilius XC
** Virgile, Georgiques, II, 20
Séquence 1 L / Documents complémentaires. Corpus Bac.
1. Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, chapitre XIII, 1578.
[Artisan d’origine modeste et de religion protestante, Jean de Léry participa à une
expédition française au Brésil. A cette occasion, il partagea pendant quelque temps la vie des
indiens Tupinambas. Vingt ans après son retour en France, il fit paraître un récit de son
voyage.]
Au reste, parce que nos Tupinambas sont fort ébahis de voir les Français et autres des
pays lointains prendre tant de peine d’aller quérir1 leur Arabotan, c'est-à-dire bois de Brésil, il
y eut une fois un vieillard d’entre eux qui sur cela me fit telle demande :
« Que veut dire que vous autres Mairs et Peros, c'est-à-dire Français et Portugais, veniez de si
loin pour quérir du bois pour vous chauffer, n’y en a-t-il point en votre pays ? » A quoi lui ayant répondu que oui et en grande quantité, mais non pas de telles sortes que
les leurs, ni même2 du bois de Brésil, lequel nous ne brûlions pas comme il pensait, ains3
(comme eux-mêmes en usaient pour rougir leurs cordons de coton, plumages et autres
choses) que les nôtres l’emmenaient pour faire de la teinture, il me répliqua soudain : « Voire4, mais vous en faut-il tant ? - Oui, lui dis-je, car (en lui faisant trouver bon5) y ayant tel marchand en notre pays qui a plus
de frises6 et de draps rouges, voire même (m’accommodant7 toujours à lui parler de choses
qui lui étaient connues) de couteaux, ciseaux, miroirs et autres marchandises que vous n’en
avez jamais vu par deçà8, un tel seul achètera tout le bois de Brésil dont plusieurs navires s’en
retournent chargés de ton pays.
- Ha, ha, dit mon sauvage, tu me contes merveilles. » Puis ayant bien retenu ce que je lui venais de dire, m’interrogeant plus outre, dit : « Mais cet homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point ? » - Si fait, si fait, lui dis-je, aussi bien que les autres. » Sur quoi, comme ils sont aussi grands discoureurs, et poursuivent fort bien un propos
jusqu’au bout, il me demanda derechef : - « Et quand donc il est mort, à qui est tout le bien qu’il laisse ? ». « - A ses enfants, s’il en a, et
à défaut d’iceux9 à ses frères, soeurs et plus prochains parents. » « - Vraiment, dit alors mon vieillard (lequel comme vous jugerez n’était nullement lourdaud),
à cette heure connais-je10 que vous autres Mairs, c'est-à-dire Français, êtes de grand fols : car
vous faut-il tant travailler à passer la mer, sur laquelle (comme vous nous dites étant arrivés
par-deçà) vous endurez tant de maux, pour amasser des richesses ou à vos enfants ou à ceux
qui survivent après vous ? La terre qui les a nourris n’est-elle pas aussi suffisante pour les
nourrir ? Nous avons (ajouta-t-il), des parents et des enfants, lesquels, comme tu vois, nous
aimons et chérissons ; mais parce que nous nous assurons qu’après notre mort la terre qui a
nous a nourris les nourrira, sans nous en soucier plus avant, nous nous reposons sur cela. » Voilà sommairement et au vrai le discours que j’ai ouï de la propre bouche d’un pauvre
sauvage américain.
1- Quérir : aller chercher. 2- Ni même : ni surtout. 3- Ains : mais. 4- Voire : soit. 5- En lui faisant trouver bon : pour le persuader.
6- Frises : étoffes de laine. 7- M’accommodant : essayant. 8- Par deçà : chez les Tupinambas, au Brésil.
9- A défaut d’iceux : s’il n’a pas d’enfants.
10- Connais-je : je me rends compte.
2. Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, chapitre XVIII, 1578.
[…] Combien que1 nos Tupinambas reçoivent fort humainement les étrangers amis
qui les vont visiter, si est-ce néanmoins2 que les Français et autres de par deçà3 qui
n’entendent pas leur langage se trouvent du commencement4 merveilleusement
étonnés parmi eux. Et de ma part, la première fois que je les fréquentai, qui fut trois
semaines après que nous fûmes arrivés en l’île de Villegagnon, qu’un truchement5
me mena avec lui en terre ferme en quatre ou cinq villages : quand nous fûmes
arrivés au premier, nommé Yabouraci en langage du pays, et par les Français Pépin (à
cause d’un navire qui y chargea une fois, le maître duquel se nommait ainsi), qui
n’était qu’à deux lieues de notre fort, me voyant tout incontinent6 environné de
sauvages, lesquels me demandaient : « Marapé-dereré, marapé-dereré ? », c’est-àdire : « Comment as-tu nom, comment as-tu nom ? » (à quoi pour alors je n’entendais
que le haut allemand7) et, au reste, l’un ayant pris mon chapeau qu’il mit sur sa tête,
l’autre mon épée et ma ceinture qu’il ceignit sur son corps tout nu, l’autre ma casaque
qu’il vêtit, eux, dis-je, m’étourdissant de leurs crieries5 et courant de cette façon parmi
leur village avec mes hardes, non seulement je croyais avoir tout perdu, mais aussi je
ne savais où j’en étais. Mais comme l’expérience m’a montré plusieurs fois depuis, ce
n’était que faute de savoir leur manière de faire : car faisant le même9 à tous ceux qui
les visitent, et principalement à ceux qu’ils n’ont point encore vus, après qu’ils se sont
ainsi un peu joués des besognes10 d’autrui, ils rapportent et rendent le tout à ceux à
qui elles appartiennent. Là-dessus, le truchement m’ayant averti qu’ils désiraient
surtout de savoir mon nom, mais que de
leur dire Pierre, Guillaume ou Jean, eux
1- Combien que : bien que. ne les pouvant prononcer ni retenir 2- Autres de par deçà : désigne ici les Européens. (comme de fait au lieu de dire Jean ils 3- Si est-ce néanmoins que : il est certain néanmoins
disaient Nian), il me faillait accommoder que. de leur nommer quelque chose qui leur 4- Du commencement : au commencement. fût connue : cela, comme il me dit, étant si 5- Truchement : interprète qui connaît la langue des
bien venu à propos que mon surnom11, Tupinambas.
Léry, signifie une huître en leur langage, je 6- Tout incontinent : immédiatement. 7- Je n’entendais que le haut allemand : je ne
leur dis que je m’appelais Léryoussou,
comprenais rien. c'est-à-dire une grosse huître. De quoi 8- Crieries : criailleries. eux se tenant bien satisfaits, avec leur 9- Le même : la même chose. admiration12 Teh ! se prenant à rire, 10- Besognes : affaires, objets.
dirent : « Vraiment voilà un beau nom et 11- Surnom : nom de famille. nous n’avions point encore vu de Mair, 12- Avec leur admiration Teh ! : les Tupinambas
expriment leur admiration par l’interjection Teh ! et se
c'est-à-dire Français, qui s’appelât ainsi. »
mettent à rire.
3. Michel de Montaigne, Essais, Livre III, chapitre VI « Des coches », 1588.
[Dans ce passage de ses Essais, Montaigne se fonde sur les témoignages qu'il a
lus pour critiquer le comportement des conquérants européens dans le Nouveau
Monde.]
La plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux1 montrent que
[ces hommes] ne nous étaient nullement inférieurs en clarté d'esprit naturelle et en
justesse [d'esprit]. La merveilleuse magnificence des villes de Cusco2 et de Mexico et,
parmi beaucoup d'autres choses semblables, le jardin de ce roi, où tous les arbres,
les fruits et toutes les herbes, selon l'ordre et la grandeur qu'ils ont dans un jardin
[normal], étaient excellemment façonnés en or, comme, dans son cabinet3, tous les
animaux qui naissaient dans son État et dans ses mers, et la beauté de leurs ouvrages
en joaillerie, en plume, en coton, dans la peinture, montrent qu'ils ne nous étaient
pas non plus inférieurs en habileté. Mais en ce qui concerne la dévotion,
l'observance des lois, la bonté, la libéralité4, la franchise, il a été très utile pour nous
de ne pas en avoir autant qu'eux. Ils ont été perdus par cet avantage et se sont
vendus et trahis eux-mêmes. Quant à la hardiesse et au courage, quant à la fermeté,
la résistance, la résolution contre les douleurs et la faim et la mort, je ne craindrais pas
d'opposer les exemples que je trouverais parmi eux aux plus fameux exemples
anciens que nous ayons dans les recueils de souvenirs de notre monde de ce côté-ci
[de l'Océan]. Car, que ceux qui les ont subjugués suppriment les ruses et les tours
d'adresse dont ils se sont servis pour les tromper, et l'effroi bien justifié qu'apportait à
ces peuples-là le fait de voir arriver aussi inopinément des gens barbus, différents
d'eux par le langage, la religion, par l'aspect extérieur et le comportement, venant
d'un endroit du monde où ils n'avaient jamais imaginé qu'il y eût des habitants, quels
qu'ils fussent, [gens] montés sur de grands monstres inconnus, contre eux qui non
seulement n'avaient jamais vu de cheval mais même bête quelconque dressée à
porter et à avoir sur son dos un homme ou une autre charge, munis d'une peau
luisante et dure5 et d'une arme [offensive] tranchante et resplendissante, contre eux
qui, contre la lueur qui les émerveillait d'un miroir ou d'un couteau, échangeaient
facilement une grande richesse en or et en perles, et qui n'avaient ni science ni
matière grâce auxquelles ils pussent, même à loisir, percer notre acier ; ajoutez à cela
les foudres et les tonnerres de nos pièces [d'artillerie] et de nos arquebuses,
capables de troubler César lui-même, si on l'avait surpris avec la même inexpérience
de ces armes, et [qui étaient employées] à ce moment contre des peuples nus, sauf
aux endroits où s'était faite l'invention de quelque tissu de coton, sans autres armes,
tout au plus, que des arcs, des pierres, des bâtons et des boucliers de bois ; des
peuples surpris, sous une apparence d'amitié et de bonne foi, par la curiosité de voir
des choses étrangères et inconnues : mettez en compte, dis-je, chez les conquérants
cette inégalité, vous leur ôtez toute la cause de tant de victoires.
1- Il s'agit des peuples indiens d'Amérique du Sud victimes des conquérants européens. 2- Cusco, alors capitale du Pérou. 3- Cabinet : bureau. 4- Libéralité : générosité. 5- Peau luisante et dure : il s'agit de l'armure.
4. Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955.
[Lors d’une expédition au Brésil, en 1938, l’ethnologue Claude Lévi-Strauss a
partagé la vie quotidienne d’un peuple indien, les Nambikwara.]
Pour moi, qui les ai connus à une époque où les maladies introduites par
l’homme blanc les avaient déjà décimés, mais où – depuis des tentatives toujours
humaines de Rondon1 – nul n’avait entrepris de les soumettre, je voudrais oublier
cette description navrante2 et ne rien conserver dans la mémoire, que ce tableau
repris de mes carnets de notes où je le griffonnai une nuit à la lueur de ma lampe de
poche :
« Dans la savane obscure, les feux de campement brillent. Autour du foyer, seule
protection contre le froid qui descend, derrière le frêle paravent de palmes et de
branchages hâtivement planté dans le sol du côté d’où on redoute le vent ou la
pluie ; auprès des hottes emplies des pauvres objets qui constituent toute une
richesse terrestre ; couchés à même la terre qui s’étend alentour, hantée par d’autres
bandes également hostiles et craintives, les époux, étroitement enlacés, se
perçoivent comme étant l’un pour l’autre le soutien, le réconfort, l’unique secours
contre les difficultés quotidiennes et la mélancolie rêveuse qui, de temps à autre,
envahit l’âme nambikwara. Le visiteur qui, pour la première fois, campe dans la
brousse avec les Indiens, se sent pris d’angoisse et de pitié devant le spectacle de
cette humanité si totalement démunie ; écrasée, semble-t-il, contre le sol d’une terre
hostile par quelque implacable cataclysme ; nue, grelottante auprès des feux
vacillants. Il circule à tâtons parmi les broussailles, évitant de heurter une main, un
bras, un torse, dont on devine les chauds reflets à la lueur des feux. Mais cette misère
est animée de chuchotements et de rires. Les couples s’étreignent comme dans la
nostalgie d’une unité perdue ; les caresses ne s’interrompent pas au passage de
l’étranger. On devine chez tous une immense gentillesse, une profonde insouciance,
une naïve et charmante satisfaction animale, et, rassemblant ces sentiments divers,
quelque chose comme l’expression la plus émouvante et la plus véridique de la
tendresse humaine. »
1- Rondon (1865-1958), explorateur brésilien qui tenta d’adapter les Indiens à la vie moderne tout
en cherchant à préserver leurs mœurs et coutumes. 2- Lévi-Strauss vient de lire un compte-rendu ethnologique indiquant que la situation de la tribu dont il
avait partagé la vie quinze ans auparavant s’est extrêmement dégradée.
Séquence 2 L / Texte 1. Thomas More, Utopie, 1516
Chacun est libre d'occuper à sa guise les heures comprises entre le travail,
le sommeil et le repas - non pour les gâcher dans les excès de la paresse, mais
afin que tous, libérés de leur métier, puissent s'adonner à quelque bonne
occupation de leur choix. la plupart consacrent les heures de loisirs à l'étude.
Chaque jour en effet des leçons accessibles à tous ont lieu avant le début du
jour... Hommes et femmes y affluent librement, chacun choisissant la branche
d'enseignement qui convient le mieux à sa forme d'esprit. Si quelqu'un préfère
consacrer ces heures de surcroît à son métier, ... on ne l'en détourne pas. Bien
au contraire, on le félicite de son zèle à servir l'État.
Après le repas du soir, on passe une heure à jouer, l'été dans les jardins,
l'hiver dans les salles communes... ; on y fait de la musique, on se distrait en
causant. Les Utopiens ignorent complètement les dés et tous les jeux de ce
genre, absurdes et dangereux.
Arrivés à ce point il nous faut, pour nous épargner une erreur, considérer
attentivement une objection. si chacun ne travaille que six heures par jour,
penserez-vous, ne risque-t-on pas inévitablement de voir une pénurie d'objets
de première nécessité ?
Bien loin de là : il arrive que cette courte journée de travail produise, non
seulement en abondance, mais même en excès, tout ce qui est indispensable à
l'entretien et au confort de la vie. Vous me comprendrez aisément si vous voulez
bien penser à l'importante fraction de la population qui reste inactive chez les
autres peuples, la presque totalité des femmes d'abord, la moitié de
l'humanité ; ou bien, là où les femmes travaillent, ce sont les hommes qui
ronflent à leur place. Ajoutez à cela la troupe des prêtres et de ceux qu'on
appelle les religieux, combien nombreuse et oisive ! Ajoutez-y tous les riches et
surtout les propriétaires terriens, ceux qu'on appelle les nobles. Ajoutez-y leur
valetaille, cette lie de faquins en armes; et les mendiants robustes et bien
portants qui inventent une infirmité pour couvrir leur paresse. Et vous trouverez,
bien moins nombreux que vous ne l'aviez cru, ceux dont le travail procure ce
dont les hommes ont besoin.
Séquence 3 L / Texte 3 « Don Juan aux Enfers » Baudelaire, Les fleurs du mal, 1857
Quand Don Juan descendit vers l’onde souterraine
Et lorsqu’il eut donné son obole à Charron,
Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,
D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errants sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire
Près de l’époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir ;
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.