PC La Modernité - psychanalyse strasbourg 67

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PC La Modernité - psychanalyse strasbourg 67
Sexualité, tradition, modernité, postmodernité, hyper-modernité et
a-modernité de la psychanalyse d’orientation lacanienne
Philippe Cullard
Avril 2008
La modernité est un mouvement extrêmement vaste dont l’historien Fernand Braudel
aurait dit que c’était quelque chose qui commençait quelque part entre 1400 et 1800. Il
est communément admis aujourd’hui, et Lacan n’y est pas pour rien, que ce mouvement
s’est accéléré avec l’avènement de la science comme telle, au XVIIème siècle. Après que
des Copernic et Galilée aient opérés d’audacieux renversements de perspective, c’est le
siècle où Newton « écrit » les premières équations mathématiques qui sont la forme des
« lois » universelles de la nature, conditions des révolutions technologiques et
industrielles des XVIIIème et XIXème siècles. D’aucuns considèrent que ces hommes
sont responsables d’un certain désenchantement du monde.
Le mot moderne est né de la fusion de deux mots latins : modus qui signifie « mode » et
hodernus qui signifie « d’aujourd’hui », ce qui n’est donc jamais sans impliquer des
identifications conformes à un idéal ou un mode de jouir, fussent-ils nouveaux.
Si les hommes ont toujours été, ou prétendu être, modernes, autrement dit à la mode de
leur présent, ils ne l’ont pas toujours revendiqué en opposition au passé.
Dans les époques antérieures, la mode était dans l’affiliation à une tradition et dans la
continuité de l’histoire entre le passé et l’actuel. Dans un temps arrêté, figé et stable,
sinon fait de cycles immuables comme les saisons, la société est régie par des rapports
hiérarchiques forts teintés d’idéaux. Inégalitaires, arbitraires et souvent héréditaires,
ils déterminent de surcroît dépendances et dettes, mais les frustrations et la
répression qu’ils prétendent organiser, notamment quant à la sexualité, ne sont pas sans
faire écho à « un plaisir mauvais » qu’explicitera Freud.
Pourtant, les quelques rares positions d’exception que ces rapports supposent,
apparemment inébranlables et auxquelles on prête plus qu’elles n’ont, spécialement la
jouissance et le pouvoir d’interdire, vont se mettre à vaciller parce qu’antinomiques avec
les lois générales de la science. Ainsi, après que la fraternité de masse compacte que
génère cette organisation sociale – exacerbée sous prétexte de nationalisme qui ne
disait pas encore son nom de capitalisme localisé en quête d’espace vital, de territoire,
de colonie ou d’empire, qu’on appellera un peu plus tard « marché » commun puis mondial
– ait révélé, comme le démontre aussi magistralement Freud, son fondement de haine
dans les tueries de la première guerre mondiale, l’autorité de la tradition qu’exemplifie
la figure du père, comme par enchantement, « décline » selon le mot de Lacan.
Avec la modernité des hommes dits « nouveaux » se lèvent de ces hécatombes et se
tournent résolument vers un avenir de changement. Le temps est sensé reprendre sa
marche linéaire, avec pour horizon des lendemains qui chantent. Ces hommes se
présentent plus ou moins déliés, émancipés et « affranchis » du passé, avec lequel ils
entendent rompre les amarres.
Dans les pires des cas d’un passé récent, le sujet moderne, ne s’identifiant plus aux
idéaux anciens, s’est trouvé disponible pour de nouveaux idéaux. Napoléon, Hitler,
Mussolini, Staline ou Mao ont alors restauré, volens nolens, le modèle de fonctionnement
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de la tradition, impliquant de nouvelles et terribles exclusions, ségrégations et
destructions : aristocrates, prêtres, juifs, bourgeois, intellectuels ont fait les frais de
ces révolutions, au sens astronomique du terme, c'est-à-dire de retour à un point de
départ.
Mais le pire est sans doute encore à venir pour ce sujet moderne en vacance d’idéal,
égaré, déboussolé et pris du vertige d’une « folle solitude » qu’illustre bien le
changement d’orientation dans les poussettes à partir des années 1960-1970 où l’enfant
et l’adulte ne se font plus face.
La société moderne, si tant est que des masses d’humains disjoints méritent encore ce
nom, se conçoit dès lors comme une juxtaposition d’individus, plus que de citoyens,
fictivement égaux en droits, autonomes et libres. De l’égalité sourd la comparaison, la
mesure, l’évaluation, la norme, le standard et l’uniforme. De l’autonomie - littéralement la
loi propre à chacun – découle l’absence, ou au moins, la raréfaction des règles communes,
des dépendances et des liens : des replis aux allures d’autisme. Conséquemment le
libéralisme qui prône un « laisser-faire » supposé régulateur, s’impose, sans coup férir
devant le fiasco pour les « consommateurs » des planifications des régimes dits
communistes, comme le moteur de la « croissance » et, associé aux promesses que fait
miroiter la science de toujours - c'est-à-dire sans borne ni limite - gagner à la main sur
le réel de la nature, se présentent comme les garants du bonheur de l’humanité future.
Nous sommes censés habiter la postmodernité qu’on peut caractériser comme le temps
suspendu d’une interrogation perplexe sur le mouvement de la modernité et d’une mise
en cause d’un progrès humain parallèle au développement de l’économie libérale et aux
progrès de la science.
Non seulement les ravages des totalitarismes ne sont plus guère contestés, ni non plus
leurs fondements scientistes, mais l’extermination des juifs d’Europe a sollicité et
obtenu les contributions décisives d’industriels et de scientifiques qui n’ont pas moins
participé à la fabrication et à la mise en œuvre des armes de destruction massive
d’Hiroshima et Nagasaki.
Les désenchantements consécutifs à la désagrégation des repères familiaux, culturels
et religieux, la crise de l’autorité, l’échec des utopies, les désillusions que nourrissent les
désengagements des systèmes solidaires de protection concernant la santé, le chômage
et les retraites et les dérégulations socio-économiques en contre point de l’inflation des
législations normatives concernant notamment les « psys », la désinsertion sociale
croissante qui va de paire avec la légitimation d’un populisme pénal qui ne distingue plus
la maladie mentale, les risques sanitaires, la déshumanisation de la médecine
inversement proportionnelle aux indiscutables conquêtes qu’elle doit à la science, enfin
l’exponentielle « insécurité alimentaire » et les menaces écologiques, constituent une
réalité nouvelle incontournable.
Le capitalisme né de l’industrialisation qui s’était un temps appuyé sur les hiérarchies de
l’Ancien Régime, pour transformer les paysans en ouvriers puis en soldats disciplinés
après les graves crises de surproduction des années 30 qui ont conduit à la seconde
guerre mondiale, trouve aujourd’hui, après les « trente glorieuses » de la reconstruction,
dans le consommateur formaté par la publicité - si peu contrôlée, à l’instar de celle des
laboratoires pharmaceutiques - un exutoire à cette surproduction inhérente à la
croissance.
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Mais le nouveau capitalisme financier, par exemple celui des consommateurs organisés
des fonds de pension, en viennent à exiger des profits tels qu’ils nécessitent
licenciements ou délocalisations qui consomment du consommateur et génèrent de la
désocialisation. La « main invisible » du marché mondialisé, dans les faits régit par la loi
de la jungle, étrangle ou écrase à l’occasion ceux là même dont elle prétend remplir les
poches, et légitime pour le moins le renforcement d’autorités de régulation et de
contrôle clairvoyantes sur les cendres des états plus ou moins providentiels.
C’est faute de quoi on voit se dessiner les contours d’une fuite en avant de l’hypermodernité qui se désorganise, plus qu’elle ne s’organise, autour d’une consommation
excessive mais insatiable sur le modèle des addictions, en raison même de l’incessante
production d’objets standardisés et de gadgets que la technologie multiplie et met sur
les étales à un rythme toujours plus rapide où ils se « démodent » tout aussi vite. Le
temps s’accélère et l’hyperactif s’agite, « gourmand », dans un monde « sans centre, ni
idéal » qui n’est plus qu’un vaste marché, forme pour Lacan de « l’impasse » dans la
civilisation, la fin programmée de la « cité ».
La vie sexuelle « libérée », et inspirée d’un droit à la jouissance variante dévié d’un
légalisme ambiant, est à la mode des rencontres facilitées (Meetic), rapides et
éphémères (Speed-dating), des partenaires multiples jetables et renouvelables à l’instar
du kleenex et des Sextoys, quand elle ne se réduit pas à la masturbation devant l’écran
virtuel, peuplé d’ « avatars » (Secondlife) de la pornographie internet, ou, mieux encore
que Diogène s’annihile dans les communautés qui revendiquent leur asexualité.
De surcroît, les avancées récentes de la science, spécialement dans le domaine de
l’imagerie médicale, la biotechnologie des neurosciences et de la génétique appliquées,
promettent à l’humanité moderne déjà séparée du passé, de se couper maintenant de son
humanité même pour aller vers une « transhumanité ». Une pseudoscience cognitivocomportementale prétend en inférer les lois de la pensée, du langage, et du
comportement d’un homme « amélioré », paré de prothèses diverses et couplé de robot
pour sa sexualité, mais surtout conditionnable et manipulable, à l’égal des pigeons de
Skinner.
Consécutivement la postmodernité est traversée de tensions contraires : les unes
conservatrices ou réactionnaires aspirent au retour à la tradition et l’ordre, la rupture
avec la modernité – s’y retrouvent pêle-mêle humanistes, kantiens, cléricaux,
fondamentalistes, nostalgiques, autoritaires et selon Jacques-Alain Miller « la grande
majorité des psychanalystes » -, les autres progressistes, avant-gardistes ou pervers,
et plus scientistes que scientifiques, poussent à une radicalisation de la rupture avec la
tradition et la modernité.
La psychanalyse d’orientation lacanienne, et tout particulièrement le tout dernier
enseignement de Lacan, comme le fait valoir Jacques-Alain Miller, propose une troisième
voie qui n’est ni dupe de la tradition, ni dupe du progrès, a-moderne en quelque sorte.
Quant à la tradition Freud, donc, dévoilait déjà dans Psychologies des groupes et analyse
du moi les ressorts identificatoires de la fraternité de masse que les femmes pouvaient
seules enrayer.
S’il est resté finalement dubitatif à l’endroit du communisme ou de « la science
naturelle » marxiste, le modèle « américain » lui parut détestable. Opposé à la nocive
répression de la « morale sexuelle civilisée », il estimait cependant que « la licence » ou
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« la liberté sexuelle illimitée » impliquait « un rabaissement général des objets
sexuels », et ne conduisait pas un meilleur résultat. Pour Freud si « une certaine liberté
sexuelle » était souhaitable, un « obstacle » était aussi nécessaire à la libido. Au
surplus, il n’a jamais promis le Nirvana à ses patients, mais le « malheur ordinaire », ce
qui est déjà beaucoup.
Aussi Lacan dès 1938, dans les Complexes familiaux, signale le déclin de « l’imago
paternel » et pas pour le déplorer puisqu’il appelle de ses vœux, au lendemain de la
libération dans La psychiatrie anglaise et la guerre, une « fraternité discrète » où il n’y
a que des exceptions dont les désirs singuliers fondent les liens.
Le même Lacan constate bien également dans sa Note sur l’enfant, « l’échec des utopies
communautaires », mais y soutient cependant « l’irréductible d’une transmission » à la
charge des « fonctions de la mère et du père », assimilant le fou à « l’homme libre »
dans son Petit discours aux psychiatres, et couplant la contingence de l’aliénation à la
séparation (Séminaire XI). La Loi du père est la condition du désir et non ce qui y
objecte, il suspend son autorité à sa sexualité (Séminaire XXII) et sa formule, épinglée
par Eric Laurent, « du père on peut s’en passer (…) à condition de s’en servir », situe
bien sa modernité spécifique.
Et si Lacan relève la pertinence chez Marx de la « plus-value » qui rend compte de la
façon dont se remplissent les poches de ceux qui exploitent et qu’il fustige, jugeant que
« le capitalisme véhicule le sous-développement » (Séminaire XVIII), il en élabore son
objet a, objet « plus-de-jouir » qui, lui, a effet de « trou » pour toutes les poches.
Autant, Le Malaise dans (et non pas de) la civilisation de Freud montre que le sujet de la
tradition prend pour alibi de son « inhibition quand au but proprement sexuel », l’interdit
que profère le maître ancien (S1) ; quand son surmoi et son impératif – « Jouit » - se
satisfont dans le circuit infernal auto-alimenté du renoncement à la satisfaction, pas
sans le soutien du fantasme, comme l’éclaire le Discours du Maître de Lacan (Séminaire
XVII). « Sous le masque de Kant », résume Jacques-Alain Miller, « apparaît le visage de
Sade » (Le Banquet des analystes).
Autant, le permissif Discours du capitaliste (Conférence à Milan), le nouveau Maître –
promis par Lacan à des étudiants contestataires et qui ne jouit ni plus ni moins que
l’ancien – dispose d’une force de séduction, faussement désinhibitrice et
déculpabilisante qui réside dans « l’interdit d’interdire », en faisant tomber dans les
dessous le signifiant maître (S1). Pourtant ce « tour » n’est pas assimilable à la chute
des identifications du Discours de l’analyste qui comporte bien un « obstacle »
infranchissable, et correspond à un « se passer du père sans s’en servir ». De fait le
Discours du capitaliste, non seulement soutient mais renforce l’impératif surmoïque et
favorise la disjonction masculine entre l’amour et le désir. Il ne fait donc pas plus la part
belle aux femmes. En tout cas, il nourrit au moins autant le fantasme, comme le suggère
la prégnance des images et du virtuel, soit en mettant à disposition dans la réalité ses
« prêt-à-jouir » insatisfaisants puisqu’en toc, soit en banalisant des relations sexuelles
qui s’en trouvent dévalorisées. De surcroît, en appareillant le « sujet de la science » d’un
prétendu savoir scientifique (S2) sur la jouissance, il ravale – rabaisse disait Freud – les
partenaires au rang de déchet produit, comme l’écrit le Discours de l’Université. Où se
vérifie que le surmoi est d’autant plus sévère et féroce dans ses exigences que
l’éducation l’a été moins.
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C’est ce dont témoigne l’insatiable moderne sujet libéral qui ne peut se résoudre à tirer
les leçons de cette histoire : le désir s’il a une cause n’a pas d’objet « devant »
(Séminaire X), en dehors de semblant d’objet i (a), impliquant « une pratique sans
valeur » de comparaison puisque à la mode de personne d’autre que l’invention d’un sujet
qui permet d’envisager un « désir fini » (Séminaire X).
Autrement dit l’insatisfaction n’est pas conjoncturelle mais structurelle, ce en quoi pour
le moins les hommes sont égaux. Ni l’un, ni l’autre de ses maîtres ne parviennent à
dissimuler « l’impossible » au cœur de la jouissance laquelle triomphe cependant toujours
des idéaux répressifs ou laxistes (a > I).
Ainsi « la formation » qui voudrait garder le qualificatif « d’humaine a pour essence et
non pour accident », non d’interdire, ni non plus de permettre, mais seulement « de
refreiner la jouissance », énonce Lacan dans son Allocution sur les psychoses de l’enfant.
Quant au rapport avec les sciences de la nature, Lacan considère que l’espèce parlante
dénaturée par là-même, échappe conséquemment pour part aux lois de la nature. Elle se
trouve en particulier confrontée, en raison de « l’ambigüité » du signifiant (Séminaire
XVI) à un manque, un « trou » (Séminaire XVIII) concernant le rapport sexuel de ceux
qui se désignent « homme » ou « femme » où la pulsion trouve sa source.
C’est donc au cœur d’un espace, hyperdense et étouffant, où règne le déterminisme des
lois universelles, où le destin est écrit en formules, où telle cause produit
nécessairement tel effet - et de ce point de vue sensé, au sens d’un sens obligatoire
automatique, mécanique et programmé - où le mâle et la femelle sont contraints dans un
temps, pas moins surdéterminé, à un rapport sexuel au même titre que la loi de la
gravitation attire, par force, la pomme vers le centre de la terre, que s’ouvre alors au
« parlêtre » une « béance » (Séminaire XI), aérée où, s’il n’y a pas de rapport sexuel qui
puisse s’écrire, au sens précédemment évoqué, se joue de façon toujours singulière, par
la contingence des rencontres plus ou moins heureuses et de surprises bonnes et
mauvaises de son histoire, le choix de traces, d’inscriptions, sur le corps que l’équivoque
peut déchiffrer, mais pas au-delà d’un point d’ombilic.
Le langage s’il est un « parasite » ou un « cancer » sans lois autres que celles fluctuantes
de l’usage que Lacan rebaptise conséquemment la « lalangue », est aussi une formidable
bouffée d’oxygène, susceptible de réenchanter un peu le monde.
La psychanalyse d’orientation lacanienne offre aux humains du XXIème siècle la chance
de prendre la mesure de cet espace de choix et de responsabilité, sinon de liberté, que
Jacques-Alain Miller « caractérise par trois traits constants : la contingence ; la
singularité ; l’invention » qui ne sont pas sans rapport avec les idées de la modernité,
mais avec une science trouée.
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