Introduction à la musique instrumentale de la Nahda
Transcription
Introduction à la musique instrumentale de la Nahda
Introduction à la musique instrumentale de la Nahda Nidaa Abou Mrad Renaissance musicale arabe La tradition musicale artistique arabe du Proche-Orient connaît son apogée à l’époque Abbasside, suivie d’une période de relative léthargie. La Renaissance culturelle arabe ou Nah a (1798-1932) se traduit sur le plan musical par une résurgence endogène de cette tradition. Une grande opération de décloisonnement et de métissage homogène à l’échelle régionale permet à la fin du XIXe siècle la revivification des patrimoines locaux et la réouverture des voies de création tributaires de la Tradition dans son acception herméneutique et initiatique. Plus particulièrement en Égypte, ce renouvellement est attribué à l’école initiée par le chanteur/improvisateur Abdu al- am (1843-1901). Partant de la tradition citadine populaire égyptienne, revisitée par l’art improvisatif consommé de l’inš d (chant religieux islamique et parareligieux soufi) et contaminée par le répertoire alépin du muwašša 1 et le répertoire instrumental du pešrev et du sem ottoman, la musique d’art connaît ainsi en Égypte son Âge d’Or, eu égard aux témoignages des chroniqueurs et des enregistrements (effectués dès 1901 sur cylindres et 78 tours). Cette nouvelle musique d’art arabe orientale présente les mêmes points caractéristiques qui régentent l’ensemble des traditions musicales monodiques modales reliées aux religions abrahamiques : 1. la texture2 du phrasé musical est monodique3, souvent hétérophone4 ; 2. le système de référence pour la modélisation de la composante mélodique du phrasé est modal, avec prédominance de l’ossature 1 Forme vocale en AABA appuyée sur une diversité de cycles rythmiques, introduite dès le XVIIIe siècle dans la vallée du Nil 2 Organisation de la simultanéité des performances. 3 Un seul phrasé musical à la fois est interprété en simultanéité par tous les performeurs. 4 Simultanéité de performance de plusieurs variantes d’un même phrasé-modèle musical. 2 zalzalienne5 pour la constitution de ses échelles mélodiques et emploi de formules-types et de parcours obligés en guise de modèles pour le profil mélodique ; 3. le système de référence pour la modélisation de la composante rythmique du phrasé est la métrique verbale, autrement dit la succession de syllabes plus ou moins longues et brèves, faisant passer à l’arrière-plan la rythmique cyclique caractérisant la mesure, lorsqu’elle est employée ; 4. la performance est herméneutique en ce sens qu’elle dépasse le caractère littéral du phrasé musical interprété pour en saisir les modèles permettant de produire de nouvelles réalisations en direct, autrement dit un phrasé variablement improvisé. Le concert traditionnel est constitué de plus d’une wa la (pl. wa al t), chaque wa la consistant en un parcours obligé axé sur un mode donné. La forme achevée de ce parcours suit une dialectique ternaire, la première phase (thèse) étant précomposée sur des cycles rythmiques complexes - compositions instrumentales (pešrev, sem et b) et vocales (muwašša ) -, la deuxième (antithèse) étant improvisée sur une rythmique non-mesurée et selon un style cantillatoire (taqs m, maww l et qa da) et la troisième (synthèse) alliant précomposé et improvisé, généralement sous une forme responsoriale soutenue par une rythmique mesurée (dawr6 et cantillation mesurée de la qa da7). Un art instrumental arabe autonome Cet art nouveau est d’abord vocal, art du chanteur soliste entouré d’un ta t ou ensemble d’instrumentistes improvisateurs, tenant n (cithare tabulaire à cordes grattées), d (luth à manche court à cordes grattées), violon (adapté dès le début du XIXe siècle au contexte du ta t en remplacement des vièles à piques locales) et y (flûte oblique en roseau). Le ta t peut être composé de seulement deux instruments (généralement, un n et un violon). Ces instruments mélodiques sont souvent accompagnés d’un riq (tambourin) explicitant, le cas échéant, les cycles rythmiques combinant dum (son grave) et 5 Agrégation d’intervalles mélodiques du type seconde majeure (ton) et seconde moyenne ou neutre, variablement intermédiaire entre secondes mineure (semi-ton) et majeure. 6 Le dawr est une séquence vocale constituée d’une précompositions introductive sur un poème en langue vernaculaire, désignée ma hab, suivie du ušn, consistant en un parcours obligé de fragments précomposés, entre lesquels s’insèrent des improvisations interpolées en responsorial. 7 La cantillation sur rythmique mesurées des vers du poème arabe classique ou qa da se fait ici en alternance avec la « Ritournelle des Censeurs », empruntée à un dawr en mode S h du XIXe siècle. 3 tak (son clair). Un ou deux chanteurs peuvent se joindre au ta t pour constituer un petit chœur des sann da dans certaines pièces vocales. L’art instrumental arabe prend progressivement son autonomie. Il est centré sur le ta t et sa texture hétérophonique corrélative à l’improvisation concertante. Les pionniers de cette évolution sont les violonistes Ibr m Sahl n (Le Caire, 1858-1920), S a-š-Šaww (Alep et le Caire, 1889-1965), les joueurs de n (cithare tabulaire à cordes grattées) Mu ammad al- Aqq d (Le Caire, 1849-1929) et Abd al- am d al-Qudd (Le Caire, d. 1940), les joueurs de y Am n al-Buzar (Le Caire, 1855-1935) et Al li (d. 1924), les joueurs de ud (luth à manche court) A mad al-Gumrukj et Mu ammad al-Qa abj (Le Caire, 1894-1966), le joueur de buzuq (luth à manche long) Mu d-D n Ba n (Beyrouth, 1868-1934). La wa la instrumentale Ces instrumentistes pour constituer la première phase précomposée de leurs parcours de type wa la instrumentale, empruntent au répertoire ottoman certaines compositions de forme cyclique, du type pešrev et sem 8, en les assujettissant aux normes systémiques (mélodiques et rythmiques) et stylistiques arabes. Certaines de ces pièces instrumentales sont d’origine arabe. Les autres précompositions instrumentales relèvent essentiellement de la catégorie b, court prélude (de tradition arabe) permettant de repérer succinctement un mode, parfois d’un istihl l concertant introductif. Il reste que les solistes arabes manifestent une prédilection poussée pour la forme instrumentale majeure de cette tradition, le taqs m (pl. taq m), énoncé vocal ou instrumental improvisé à caractère cantillatoire9, s’inscrivant dans un maq m donné et dans une rythmique calquée sur la métrique verbale. Certains t. obéissent en plus à une rythmique mesurée basée sur un cycle10 donnant lieu à un accompagnement en ostinato. Si c’est le taqs m qui constitue la deuxième phase d’une wa la instrumentale, la troisième phase de celle-ci se construit à partir de formes mixtes, introduites par 8 La forme cyclique de ces pièces consiste en l’alternance entre na-s (sections composées selon la logique du développement modal au sein d’un registre donné et se succédant entre elles selon la logique du seyr ou parcours obligé caractérisant le maq m traité) et tasl m ou ritournelle. La différence entre pešrev et sem réside essentiellement en la mesure spécifique du sem s’identifiant (en contexte arabe) au cycle à dix temps du Sam aq l, parfois au cycle ternaire du Sam d rij, la mesure du pešrev étant généralement binaire et parfois asymétrique, mais toujours étrangère aux cycles sam précités. 9 L’origine du taqs m instrumental se confond avec les répliques interprétées par les instrumentistes en écho des phrases de cantillation du taqs m vocal. 10 Généralement le cycle bamb à quatre temps et le cycle asymétrique aqs q à neuf temps. 4 des sections précomposées et faisant alterner en responsorial des phrases improvisées en solo, en guise de questionnement ou « su’ l », accompagnées par un ostinato rythmique et modal (mzan), avec des ritournelles performées par le ta t, en guise de « répons » ou « jaw b ». La première réalisation de cet ordre s’inspire du pešrev Qarahbat k S h, œuvre du compositeur ottoman udr al-Kem (d. 1768) dans laquelle des plages écrites de solo alternent avec le tutti. Le bašraf Qarahbat k S h égyptien, tel qu’il est enregistré en 1908 par le ta t d’Am n al-Buzar ne conserve de son homologue ottoman que la désignation, le mode et l’idée d’alternance solo/tutti, puisque les séquences précomposées y sont différentes du modèle ottoman et les plages en solo sont improvisées. Apparaît ensuite une forme instrumentale improvisative concertante résolument égyptienne, la ta la, qui fait allusion par sa désignation à une musique nuptiale populaire égyptienne : Ta lat al- ar s la-s artistiques [transport des effets personnels de la mariée]. Deux ta donnent lieu à des joutes entre instrumentistes : Ta lat a- - ab ou alBayy , développée par Ibr m Sahl n à partir d’un b en mode ab , et Ta lat a-r-R st, développée par S a-š-Šaww à partir du ma hab « Elbulbul g ni ». À la même époque S a-š-Šaww enrichit sa discographie de raqs, danses à taqs m-s mesurés. Il est notable qu’une wa la peut être conclue par un rij (à trois temps) en guise de coda.