Et voilà le travail - Espace Culture

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Et voilà le travail - Espace Culture
LNA#61 / mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte
Et voilà le travail !
La riche impureté de la naissance d’un concept
Par Yannick FONTENEAU
Docteur en histoire des sciences, Centre d’Histoire
des Sciences et d’Épistémologie (UMR STL 8163),
Université Lille 1
La physique est-elle réductible à son formalisme ? Exemple ici avec le travail mécanique. La raison d’être de sa création
par Coriolis et ses collègues et sa substance même sont largement économiques. Il est l’aboutissement d’un long
chemin : 130 ans avant, on observe l’émergence d’antécédents de ce concept répondant aux mêmes démarches et aux
mêmes motivations économiques au sein de l’Académie Royale des Sciences.
L
a physique enseignée aujourd’hui en France se présente
d’emblée comme un ensemble extrêmement mathématisé
et formalisé, duquel on perçoit difficilement le sens physique
et les concepts. Par bien des côtés, elle se réduit au dressage
aux normes actuelles. Il serait pourtant important de montrer comment elle fonctionne, comment ses concepts ont
été introduits et quelle est leur vie. Les étudiants constateraient alors que la science, dont la prétention est de viser
à l’universel, part des contingences et, dans les réductions
qu’elle opère, dépend fortement du contexte dans lequel elle
se développe.
C’est le cas de ce concept de la mécanique appelé « travail
mécanique ». Voilà un concept bien négligé. Bien souvent
les étudiants ne comprennent d’ailleurs pas à quoi il peut
bien servir, puisqu’on le met constamment en rapport avec
l’énergie, et qu’on lui donne la même unité que cette dernière.
Une variation d’énergie, voilà tout. Une technique calculatoire pratique. Trois ou quatre lignes pour le définir
sommairement : W =⌠F.dx, et roulez jeunesse. Mais derrière cette simple formule, c’est plus de 130 ans d’histoire
qui se cachent, une histoire faite de machines grinçantes,
d’hommes fatigués et de bêtes suantes.
1699 : un moulin à… feu
L’histoire du concept débute en 1699, quand on commence
à vouloir quantifier et rationaliser le travail des agents producteurs. Au crépuscule du Grand Siècle, le temps n’est
plus à la science curieuse, mais à la science utile. Pour se
légitimer, la science doit montrer au pouvoir qu’elle peut
lui être bénéfique dans le jeu de concurrence européen, en
lui apportant des avantages décisifs pour maintenir et augmenter sa puissance. C’est dans ce contexte qu’à l’Académie
des Sciences Guillaume Amontons (1663 - 1705), bien oublié
aujourd’hui, présente un projet original : un moulin… à feu !
Tout comme il existe des moulins à eau ou à vent, il s’agit
de tirer de cet élément une force motrice dont l’effet pourra
remplacer le travail de bien des hommes ou bêtes. Le principe ? De l’air emprisonné dans la roue se dilate par chauffage et communique avec des cellules pleines d’eau. L’eau
est alors chassée plus haut dans la roue du moulin, faisant
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ainsi contrepoids, et provoquant la rotation de la roue (voir
figures).
Mais Amontons ne s’arrête pas là. Il veut calculer l’effet de
ce moulin et, mieux, le comparer au travail des hommes.
Pour ce faire, il invente une mesure qu’il appelle puissance
continuelle, dimensionnellement identique à ce que nous
appelons aujourd’hui puissance (le travail par unité
de temps). Amontons se rend alors dans des ateliers de
polissage du verre, où il va mesurer la force mise en œuvre
par les ouvriers pour faire agir leur polissoir, l’espace que
parcourent leurs mains durant cet ouvrage, et le temps de
travail effectif. Ce qui lui permet ensuite de calculer cette
puissance continuelle, en multipliant la force par la distance
et en divisant le tout par le temps. Il normalise ses résultats
au temps de travail quotidien des ouvriers, ce qui le conduit
à éliminer tout ce qui ne relève pas stricto sensu du polissage
durant le travail et les temps de pause (2 heures sur…
14 heures de présence !). Faisant de même pour les chevaux
et pour son moulin, il peut alors simplement calculer que
le travail de son moulin est équivalent au travail de 39 chevaux, soit 234 hommes !
Mais cette mesure du travail des agents a un but : le calcul
du coût économique de l’utilisation des chevaux, comparé
à son moulin seul. En prenant en considération les coûts
d’entretien de cette force de production et le temps de
travail effectif sur l’année, il conclut qu’il faudrait dépenser
78 livres par jour pour obtenir des chevaux le même travail que son moulin. Soit le salaire quotidien de 312 valets
d’écurie… Conclusion : tant qu’on ne dépense pas plus
de 78 livres en bois pour alimenter le fourneau, le moulin
est plus rentable que les chevaux. La raison d’être de son
concept de puissance continuelle est donc de nature économique. Il est le reflet d’une notion économique tout autant
qu’anthropomorphique. Il est au service d’une logique de
maximisation : obtenir le plus de travail réalisé, en dépensant moins. La modernité d’Amontons ne tient pas spécifiquement à cette logique de maximisation, mais plutôt à
ce qu’elle trouve à s’appuyer sur un indicateur scientifique
représentatif de la force productive en général et du travail
humain en particulier. La puissance continuelle permet la
prévision comptable et unifiée des effets mécaniques et des
coûts monétaires.
mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte / LNA#61
Ci-dessus : Moulin à feu d’Amontons.
À droite : Principe de fonctionnement du moulin à feu d’Amontons.
XIXème siècle : le travail chez Coriolis et ses collègues
Or, 130 ans séparent ce premier antécédent de l’entrée du
concept dans la mécanique théorique. On attribue généralement ce mérite à Coriolis en 1829. En réalité, c’est tout
un groupe d’ingénieurs-savants formés à l’École Polytechnique, dont Navier, qui a contribué à ce résultat 1. On le
voit, le travail est antérieur de vingt ans à l’invention de
l’énergie. Quel est l’intérêt d’un tel concept ? Pour Coriolis
et ses collègues, comme pour Amontons, il réside dans
son caractère pratique : le concept a une forte assise économique. Jugez plutôt ce qu’en dit Coriolis :
« Cette quantité sert de base à l’ évaluation des moteurs dans
le commerce ; […] c’est le travail qu’on doit chercher à économiser, et […] c’est à cette même quantité que se rapportent
principalement toutes les questions d’ économie dans l’emploi
des moteurs. » 2
« Les machines ne font qu’employer et économiser le travail,
sans pouvoir l’augmenter ; dès lors la faculté de le produire se
vend, s’achète, et s’ économise comme toutes les choses utiles qui
ne sont pas en extrême abondance. » 3
La question de l’emploi du travail pour Coriolis est ni plus
ni moins une affaire d’allocation optimale d’une ressource
rare. Par ailleurs :
« Ce nom ne fera confusion avec aucune autre dénomination
mécanique ; il paraît être très propre à donner une juste idée de
la chose, tout en conservant son acception commune de travail
physique. » 4
La volonté de Coriolis est claire : dans son esprit, ce concept
est la traduction dans la sphère théorique de l’idée de travail, travail exercé par un homme notamment. En passant
Pour une vision synthétique du travail chez Coriolis et Navier, cf. par exemple
K. Chatzis, Économie, machines et mécanique rationnelle : la naissance du concept
de travail chez les ingénieurs-savants français entre 1819 et 1829, Annales des
Ponts et Chaussées, nouvelle série, n° 82, 1997, pp. 10-20.
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du qualitatif au quantitatif par le biais de la définition qu’il
en propose, Coriolis permet d’avoir une mesure qui, premièrement, a un sens économique pour comparer l’effet des
agents producteurs entre eux (une « monnaie mécanique »
disait Navier en 1819), peut ensuite servir à une optimisation
des moyens de production et, troisièmement, peut se rattacher
aux outils connus de la mécanique rationnelle. C’est donc
un cadre productif, économique, qui amène à l’entrée de ce
concept dans la mécanique rationnelle.
Une réinterprétation économique de la nature
Je viens de relater le début du chemin, Amontons, et la fin,
Coriolis et ses collègues. Entre les deux, toute une tradition
calculatoire du travail des agents producteurs et de tentatives
d’arraisonnement de la mécanique pratique à la mécanique
rationnelle 5. Alors pourquoi le travail n’entre-t-il pas plus
tôt dans la mécanique théorique, malgré ce jeu incessant
entre les deux ?
Parce que, pendant longtemps, la nature n’est pas perçue
comme une entité capable de fournir seule du travail, au
contraire des hommes. Pour qu’un outil destiné en premier
lieu à l’anticipation et la comparaison des effets des agents
producteurs devienne un concept central de la mécanique,
il faut que s’opère un renversement : celui faisant de la
nature une entité laborieuse. Les forces de la nature peuvent
donc fournir du travail au même titre que les hommes, les
bêtes, et l’effet d’une machine. Derrière cette conceptualisation, on le voit, il a fallu réinterpréter économiquement
la mécanique, en lui appliquant des concepts qui, jusque-là,
n’avaient rien à faire avec la définition qu’on se faisait de
la nature. Il a fallu appliquer à la nature des catégories de
travail, de production, de rentabilité, de valeur, toutes
catégories économiques, pour faire surgir une théorie mécanique nouvelle, faite de consumation de forces et de
dépense de potentialité.
2
G. Coriolis, Du calcul de l’effet des machines, ou Considérations sur l’emploi
des moteurs et sur leur évaluation, pour servir d’ introduction a l’ étude spéciale des
machines, Paris, Éd. Carilian-Golury, 1829, art. 26.
Ibid.
3
Ibid., art 16, p. 17.
4
Cf. Y. Fonteneau, Les Antécédents du concept de travail mécanique chez Amontons,
Parent et D. Bernoulli : de la qualité à la quantité (1699-1738), Dix-Huitième Siècle,
n° 41, 2009, pp. 343-368.
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