Responsabilité pénale des personnes morales... et la

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Responsabilité pénale des personnes morales... et la
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Lexbase La lettre juridique n˚659 du 16 juin 2016
[Pénal] Jurisprudence
Responsabilité pénale des personnes morales... et la lumière
vint de la procédure pénale
N° Lexbase : N3179BWN
par Romain Ollard, Professeur à l'université de la Réunion, Directeur
scientifique de l'Encyclopédie droit pénal et procédure pénale.
Réf. : Cass. crim., 12 avril 2016, n˚ 15-86.169, F-P+B (N° Lexbase : A6875RIH)
La décision rendue le 12 avril 2016 par la Chambre criminelle de la Cour de cassation pourrait bien constituer une étape décisive dans l'évolution jurisprudentielle -pour le moins tortueuse— relative aux conditions
de la responsabilité pénale des personnes morales. Voici en effet maintenant presque cinq ans que la jurisprudence, manifestement empreinte de doutes, fait preuve d'hésitations et autres volte-face à propos de
l'exigence d'identification des organes ou représentants agissant pour le compte de la personne morale,
refusant de condamner formellement le mécanisme de présomption d'imputation qu'elle avait elle-même
élaboré. Or, bien que se prononçant à titre principal sur les conditions de la mise en examen d'une personne
morale, la Chambre criminelle paraît bien ici revenir à une lecture plus stricte de l'article 121-2 du Code pénal (N° Lexbase : L3167HPY) en exigeant une identification précise de l'organe ou du représentant agissant
pour son compte. Contre toute attente, la lumière pourrait donc bien jaillir... de la procédure pénale.
L'affaire. Mise en examen du chef d'homicide involontaire, une personne morale forma une requête en nullité faisant valoir que le juge d'instruction n'avait pas relevé, conformément aux exigences de l'article 80-1 du Code de
procédure pénale (N° Lexbase : L2962IZQ), d'indices graves ou concordants rendant vraisemblable que l'infraction
ait pu être commise par l'un de ses organes ou représentants. Approuvant la chambre de l'instruction d'avoir rejeté
la requête, la Chambre criminelle décide, pour ce qui nous intéresse ici, que "si le juge d'instruction doit rechercher
par quel organe ou représentant le délit reproché à la personne morale a été commis pour son compte, cette obligation ne s'impose pas préalablement au prononcé de la mise en examen de celle-ci, laquelle résulte de la seule
existence d'indices graves ou concordants rendant vraisemblable sa participation à la commission de l'infraction,
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l'information ayant, notamment, pour objet l'identification de la personne physique ayant engagé la responsabilité
pénale de la personne morale". Par cette décision particulièrement motivée, la Chambre criminelle invite à distinguer deux temps de la procédure induisant des exigences distinctes en termes d'identification des organes ou
représentants de la personne morale : tandis que la décision de mise en examen, nous dit-elle, n'exige pas une
telle identification dès lors qu'à ce stade une simple vraisemblance de participation à l'infraction suffit à fonder la
décision, l'identification des organes ou représentants serait au contraire exigée au stade du jugement. Dès lors en
effet que le juge d'instruction a pour mission -pour "obligation", nous dit-on même— de "rechercher par quel organe
ou représentant le délit reproché à la personne morale a été commis pour son compte" au cours de l'information
judiciaire, laquelle a précisément pour "objet l'identification de la personne physique", une telle identification précise semble être une condition du renvoi de la personne morale devant la juridiction de jugement et, plus loin, de
sa condamnation effective. Or, en posant de la sorte l'exigence d'une stricte identification de l'organe ou du représentant agissant pour le compte de la personne morale, la Haute juridiction paraît bien implicitement condamner
le mécanisme de présomption d'imputation. Pour bien comprendre la solution et en mesurer la portée, retraçons
sommairement l'évolution -chaotique— de la jurisprudence sur la question.
L'évolution : la présomption d'imputation de la responsabilité aux personnes morales. Conformément à la
lettre de l'article 121-2 du Code pénal, la Chambre criminelle exigeait classiquement, pour engager la responsabilité
pénale des personnes morales, que l'infraction soit caractérisée en la personne de ses organes ou représentants
(1), lesquels devaient dès lors nécessairement être identifiés. Faisant fi de cette exigence d'identification, la Haute
juridiction a néanmoins pu poser, à plusieurs reprises, une présomption d'imputation de l'infraction à la personne
morale lorsque "l'infraction n'a pu être commise, pour le compte de la personne morale, que par ses organes ou représentant" (2). D'abord limité aux infractions d'imprudence, le domaine de cette présomption fut par la suite étendu
aux infractions intentionnelles, la jurisprudence ayant pu décider en 2008, à propos du faux, que "les personnes
morales peuvent être déclarées pénalement responsables dès lors que les infractions s'inscrivent dans le cadre de
la politique commerciale des sociétés et ne peuvent avoir été commises, pour le compte de celles-ci, que par leur
organes ou représentants" (3). En d'autres termes, la question n'était plus tant de "savoir qui avait agi au sein de
la personne morale que de savoir si l'acte rentrait bien dans son objet social" (4). L'imputation de responsabilité à
la personne morale supposait ainsi simplement que l'organe ou le représentant -même non identifié— ait agi en
représentation de la personne morale, dans le cadre d'une activité conforme à son objet social. Cette première
étape de l'évolution ne marquait toutefois pas encore un abandon de l'exigence d'une infraction commise par un
organe ou représentant dès lors que la jurisprudence se contentait de poser une simple présomption d'action par
un représentant.
La révolution : la responsabilité directe des personnes morales. Un pas supplémentaire fut cependant franchi
lorsque la jurisprudence admit -rarement il est vrai— d'imputer directement la faute pénale aux personnes morales
puisque, non contente de poser une simple règle de preuve, la jurisprudence éliminait alors, au fond, cette condition
de la responsabilité. Dans une décision du 9 mars 2010, la Cour de cassation décida ainsi d'imputer directement
l'infraction d'homicide par imprudence à une personne morale, en l'occurrence un centre hospitalier universitaire, en
se contentant de viser une "défaillance manifeste du service d'accueil des urgences" ayant contribué à la réalisation
du dommage (5). Comme en matière de responsabilité administrative, il suffisait donc d'établir une défaillance ou
une désorganisation de la personne morale pour lui imputer la responsabilité pénale, sans qu'il soit nécessaire
de caractériser l'infraction en la personne de son représentant. Tout se passait en définitive comme si c'était la
personne morale elle-même qui commettait la faute et l'infraction, ce qui pouvait être vu comme une consécration
implicite de la théorie de la faute diffuse (6), selon laquelle la personne morale pourrait se voir reprocher une faute
propre consistant en une série de défaillances humaines diffuses imputables à l'organisation et à la structuration
du groupement. Alors que la responsabilité des personnes morales était traditionnellement conçue comme une
responsabilité indirecte supposant l'établissement préalable d'une faute en la personne du représentant, on passait
ainsi subrepticement à un système de responsabilité directe de la personne morale, fondé sur sa faute propre (7).
Le temps des incertitudes. Cette évolution de la responsabilité pénale des personnes morales devait toutefois
subir un important coup d'arrêt à partir de 2011 avec toute une kyrielle de décisions qui, revenant à une lecture plus
stricte de l'article 121-2 du Code pénal, exigeaient comme jadis que l'organe ou le représentant soient explicitement
identifiés par les décisions de condamnation (8). Mais empreinte d'une grande ambiguïté, ces solutions jurisprudentielles étaient susceptibles de plusieurs interprétations. Dans la plupart des décisions en effet, la Chambre
criminelle censurait des juridictions du fond -ayant fait application du mécanisme de la responsabilité directe des
personnes morales en lui reprochant une faute propre, la plupart du temps une abstention— pour n'avoir pas recherché si l'infraction imputée avait été commise par un organe ou un représentant (9). Dès lors, si de telles décisions
condamnaient assurément la théorie de la responsabilité directe des personnes morales, il était pour le moins imprudent d'en déduire qu'elles sonnaient le glas du mécanisme de la présomption d'imputation dont les juges du fond
n'avaient nullement fait application. Pour acquérir une certitude sur ce point, il eut fallu que la Chambre criminelle
l'énonce explicitement, à travers un obiter dictum -ce qu'elle a récemment refusé de faire dans un arrêt du 22 mars
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2016 alors que l'occasion lui en était pourtant offerte par un pourvoi (10)-, ou qu'elle censure à tout le moins une
décision de cour d'appel ayant fait expressément application du mécanisme de la présomption (11). L'incertitude
était d'autant plus grande que, dans une décision au moins, la Cour de cassation a pu faire application de sa jurisprudence antérieure (12), que d'aucuns considéraient pourtant comme déjà enterrée, de sorte que l'interprète
en était réduit à naviguer à vue, scrutant avec une certaine impatience les décisions de la Haute juridiction sur ce
point.
Le temps de la sérénité ? Si la solution mérite assurément d'être confirmée au fond, en dehors du cadre de la
procédure pénale dans laquelle elle s'inscrit, ce qui en limite nécessairement la portée, l'arrêt ici commenté du 12
avril 2016 pourrait toutefois constituer une étape décisive dans cette évolution jurisprudentielle. Certes, au stade de
l'instruction, la Chambre criminelle n'exige pas une stricte identification de l'organe ou du représentant pour procéder
à la mise en examen de la personne morale, ce qui se conçoit au regard des conditions de l'article 80-1 du Code de
procédure pénale qui se contentent d'une simple vraisemblance de participation à l'infraction et pourraient donc se
satisfaire, à ce stade, d'une présomption d'imputation. Toutefois, en affirmant que le juge d'instruction a "l'obligation"
-et le terme n'est évidemment pas neutre— de rechercher "par quel organe ou représentant le délit reproché à la
personne morale a été commis pour son compte" au cours de l'information judiciaire, laquelle a précisément "pour
objet l'identification de la personne physique", c'est bien que cette identification est une condition du renvoi de la
personne morale devant la juridiction de jugement et, plus loin, de sa condamnation définitive. Par la stricte exigence
identification des organes ou représentants qu'elle contient, la solution paraît donc induire une condamnation du
mécanisme de la présomption d'imputation, laquelle ne pourrait plus être admise qu'au stade de la mise en examen
de la personne morale.
Le temps des regrets. Si cette analyse devait être confirmée, qu'il soit toutefois permis de nourrir quelques regrets.
D'une part, le mécanisme de la présomption d'imputation nous paraît particulièrement pertinent dans le domaine
des infractions d'imprudence, lorsqu'une réglementation fait expressément peser des obligations sur la personne
de l'employeur, spécialement des obligations de sécurité en matière de droit du travail : dès lors que cette réglementation désigne formellement l'employeur ou son délégataire comme débiteur de ces obligations (13), l'infraction
d'imprudence réalisée par manquement à ces obligations ne peut avoir été commise que par les organes ou représentants de la personne morale. La présomption d'imputation est alors aussi utile que juste dès lors qu'elle repose,
non simplement sur une vraisemblance, mais sur une certitude de commission de l'infraction par un représentant.
C'est peut-être d'ailleurs pour se ménager une porte de sortie dans ces hypothèses précises que la Cour de cassation a toujours refusé jusqu'ici de condamner formellement la présomption d'imputation, encore récemment dans
sa décision du 22 mars 2016 (14) qui mettait précisément en scène une activité de stockage des déchets dont la
réglementation, en l'occurrence un arrêté préfectoral, édictait des obligations de contrôle expressément mises à la
charge de la direction de la personne morale.
D'autre part, si un retour à une lecture plus stricte de l'article 121-2 du Code pénal peut être salué au regard du
principe de légalité criminelle, il ne saurait pour autant masquer les insuffisances des conditions traditionnelles de
la responsabilité pénale des personnes morales. Il en est ainsi, particulièrement, dans les hypothèses où la jurisprudence a pu retenir une responsabilité directe des personnes morales, lorsque certaines infractions, bien que
commises dans le cadre de son objet social et facilitées par sa désorganisation, ne peuvent avoir été matériellement commises par ses organes ou représentants. Ainsi par exemple, dans l'espèce ayant donné lieu à l'arrêt
précité du 9 mars 2010 qui concernait un homicide par imprudence dont le service des urgences d'un hôpital fut le
théâtre, il est bien évident que les fautes susceptibles d'être imputées à cette personne morale avaient été commises par les personnels hospitaliers (médecins ou infirmiers), non par ses organes ou représentants. L'exigence
stricte d'identification d'un organe ou représentant vient alors paralyser la répression de la personne morale là où
elle aurait pourtant, peut-être, le plus de sens. C'est précisément la raison pour laquelle certains auteurs préconisent
dans ce cas -où la faute pénale est moins imputable à une ou plusieurs personnes physiques déterminées qu'à un
défaut d'organisation du groupement— de raisonner non plus sur l'article 121-2 du Code pénal mais sur l'article
121-1 (N° Lexbase : L2225AMD) qui prévoit le principe de responsabilité pénale du fait personnel, pour imputer
directement la responsabilité aux personnes morales, à raison de leurs fautes propres, sans avoir à caractériser
une infraction en la personne de son représentant (15).
(1) V. encore Cass. crim., 2 décembre 1997, n˚ 96-85.484 (N° Lexbase : A1341ACN), JCP éd. G, 1998, II, 10 023,
Rapport F. Desportes (infraction intentionnelle) ; Cass. crim., 18 janvier 2000 n˚ 99-80.318 (N° Lexbase : A3244AUP),
D., 2000, J. 636, note J. — C. Saint-Pau (infraction non intentionnelle).
(2) Cass. crim., 20 juin 2006 n˚ 05-85.255, F-P+F+I (N° Lexbase : A3845DQH), JCP éd. G, 2006, II, 10 199, note
E. Dreyer ; D., 2007, J. 617, note J. — C. Saint-Pau ; Cass. crim., 26 juin 2007 n˚ 06-84.821, F-D (N° Lexbase :
A7685HED), DP 2007, comm. 135, obs. M. Véron ; Cass. crim., 15 janvier 2008, n˚ 07-80.800, F-P+F+I (N° Lexbase :
A7369D4P), DP 2008, comm. 71, obs. M. Véron ; Cass. crim., 15 février 2011, n˚ 10-85.324, F-D (N° Lexbase :
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A2649G9Y), DP 2011, comm. 62.
(3) Cass. crim., 25 juin 2008, n˚ 07-80.261, FS-P+F (N° Lexbase : A1152EAW), Revue Sociétés, 2008, p. 873, note
crit. H. Matsopoulou.
(4) E. Dreyer, note précitée, p. 2283.
(5) Cass. crim., 9 mars 2010, n˚ 09-80.543, F-P+F (N° Lexbase : A1799EXW), Bull. crim. n˚ 49, D., 2010, p. 2135,
note J. — Y. Maréchal.
(6) V. particulièrement J. — Ch. Saint-Pau, La faute diffuse de la personne morale, D., 2004, p. 167.
(7) Sur la question, v. J. — Y. Chevalier, Plaidoyer pour une responsabilité pénale directe des personnes morales,
JCP éd. G, 2009, Chr. 249 ; J. — Ch. Saint-Pau, Evolution de la responsabilité pénale des personnes morales :
d'une responsabilité par représentation à une responsabilité sans représentation, in La cohérence des châtiments,
Essai de philosophie pénale et de criminologie, vol. 10, D., 2012, p. 41.
(8) Sur cette évolution jurisprudentielle, Y. Mayaud, De la commission de l'infraction par les organes ou représentants des personnes morales. Ni présomption, ni revirement, RSC, 2013, 73. Adde, Ph. Conte, condition de la
responsabilité tenant à l'identification de l'organe ou du représentant, DP 2016, comm. 22.
(9) V. notamment Cass. crim., 11 octobre 2011, n˚ 10-87.212, F-P+B (N° Lexbase : A7526HYE), Bull. crim. n˚ 202 ;
JCP éd. G, 2011, p. 1385, note J. — H. Robert ; RSC 2011, p. 825, obs. Y. Mayaud ; Cass. crim., 11 avril 2012,
n˚ 10-86.974, FS-P+B (N° Lexbase : A5810IIZ), Bull. crim. n˚ 94, JCP éd. G, 2012, p. 1217, note J. — H. Robert ;
D., 2012, p. 1381, note J. — Ch. Saint-Pau ; Cass. crim., 2 octobre 2012, n˚ 11-84.415, F-P+B (N° Lexbase :
A7272IUU) ; Cass. crim., 19 juin 2013, n˚ 12-82.827, FS-P+B (N° Lexbase : A1788KHP), Rev. Sociétés, 2014. 55,
note B. Bouloc ; Cass. crim., 6 mai 2014, n˚ 12-88.354, FS-P+B+I (N° Lexbase : A8147MKX) et n˚ 13-82.677, FSP+B+I (N° Lexbase : A8149MKZ) ; Dalloz actualité, 28 mai 2014, obs. F. Winckelmuller ; RSC, 2014. 780, obs. Y.
Mayaud ; Cass. crim., 13 mai 2014, n˚ 13-81.240, F-P+B+I (N° Lexbase : A9734MKQ) ; Cass. crim., 16 décembre
2014, n˚ 13-87.330, F-D (N° Lexbase : A3007M8U), RSC, 2015. 411, obs. P. Mistretta.
(10) Cass. crim., 22 mars 2016, n˚ 15-81.484, F-P+B (N° Lexbase : A3556RAX), Dalloz actualité, 8 avril 2016, obs.
D. Gœtz : à la suite d'un refus de condamnation en appel d'une personne morale, le pourvoi prétendait précisément
faire valoir l'application de la présomption d'imputation. Là encore, dès l'instant que la Chambre criminelle, se contenant de reproduire sa formule classique, n'a pas saisi l'occasion qui lui était offerte de se prononcer expressément
sur le mécanisme
(11) J. — Ch. Saint-Pau, La faute diffuse de la personne, note précitée.
(12) Cass. crim., 18 juin 2013, n˚ 12-85.917, F-P+B (N° Lexbase : A2960KIH) ; Bull. crim., n˚ 144, dans une espèce
toutefois particulière mettant en scène une association et de son président.
(13) V. particulièrement C. trav., art. L. 4741-1 (N° Lexbase : L3367IQR).
(14) Cass. crim., 22 mars 2016, n˚ 15-81.484, F-P+B (N° Lexbase : A3556RAX).
(15) J. — Ch. Saint-Pau, La faute diffuse de la personne morale, note précitée.
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