GigliottiLa vie devant elles de Marguerite Andersen 2

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GigliottiLa vie devant elles de Marguerite Andersen 2
Voix plurielles 9.1 (2012)
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Andersen, Marguerite. La vie devant elles. Sudbury : Prise de parole, 2011.
Nul ne peut mieux présenter ce roman que l’auteure elle-même qui annonce dans l’avantpropos de La vie devant elles : « Écrivaine à tendance autofictionnelle, je m’aventure dans ce
livre à interpréter des vies que je n’ai vues que de l’extérieur, celles de mes six petites-filles. De
leurs six réalités, j’ai construit trois récits biofictionnels » (7). Voici donc un texte qui brouille
les frontières entre le roman, la nouvelle, l’autofiction et la biofiction. En effet, depuis la
publication en 1982 de son premier roman De mémoire de femme, Marguerite Andersen n’a
jamais cessé d’explorer diverses formes littéraires, offrant avec chaque création un texte hybride
qui subvertit les limites génériques. La vie devant elles présente les trois sœurs Boutier, Claire,
Arianne et Isabelle ou Isa. Ce qui les rapproche c’est l’influence des membres de leur famille,
leurs parents Sébastien et Zozia, leur grand-mère paternelle Marguerite, leur frère Fabien, leur
oncle Bertrand et leur tante Nathalie, surtout en ce qui concerne leur désir de voyage. Ce qui les
distingue l’une de l’autre ce sont les choix qu’elles font dans leur quête personnelle du bonheur.
Le premier récit présente le trajet d’Isabelle, la sœur cadette, qui s’oriente vers une
carrière d’écologiste. Son parcours est ponctué par la passion artistique, les relations amoureuses
et l’offre d’un emploi comme gérante d’une luxueuse propriété. Le deuxième récit explore les
aventures d’Ariane, la doctorante en anthropologie, qui cherche à trouver un équilibre entre son
rôle d’épouse et de mère ainsi que sa carrière professionnelle. Enfin, nous lisons les exploits de
Claire, la sœur aînée lesbienne, surdouée, qui choisit de poursuivre une carrière dans
l’enseignement, tout en couvant le désir de devenir écrivaine. Chacune de ces femmes se
demande quel chemin suivre pour évoluer dans la paix et le bonheur.
Sébastien et Zozia se manifestent à travers l’œuvre comme sources de stabilité et de
réconfort pour leurs filles, tandis que Fabien, Bertrand et Nathalie seront des compagnons de
route lors d’aventures à l’étranger. Toutefois, la figure centrale en fonction de laquelle
l’ensemble de la famille s’oriente est celle de Marguerite. Les valeurs, les intérêts et les
préoccupations de tous et de toutes servent de miroir à ceux de la vieille dame, « admirée pour sa
ferme volonté de poursuivre une carrière universitaire, sa persévérance, son intelligence » (118).
Son fils Sébastien partage la honte de sa mère au sujet de ses racines allemandes et il a peur
d’être soupçonné d’avoir des liens avec le régime nazi. Il cache depuis l’âge de six ans « le
squelette de ses origines boches » (26). L’allemand est une langue qu’il a oubliée et devant
l’aptitude d’Isabelle à l’apprendre, Sébastien juge que c’est « la faute à Marguerite » (21).
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Les trois filles, comme leur grand-mère, aiment voyager, valorisent le plurilinguisme, la
culture et la liberté. Isabelle, enfant plutôt rebelle, entreprend un séjour à Berlin pour étudier la
problématique des sangliers qui envahissent la ville et c’est de là qu’elle confie à son père qu’elle
« ne veu[t] faire ni comme Marguerite ni comme Ariane : [elle] ne veu[t] pas passer [ses]
journées à étudier, [elle veut] les vivre » (50). En effet, Ariane, toujours à la recherche de
stabilité, poursuit une carrière universitaire tout en élevant des enfants comme l’avait fait sa
grand-mère, « la vieille féministe » (96). Dans le labyrinthe du trajet identitaire, Boutier tisse le
mieux le fil héréditaire. Elle est la seule des sœurs à rencontrer les membres de la famille
immédiate de Marguerite lors d’un séjour en Allemagne accompagnée de celle-ci, et la première
à visiter Berlin, ville natale de sa grand-mère. Plus tard, Ariane appelle son fils Kwabla, en
l’honneur du père de Marguerite, un Allemand né au Ghana. Pour sa part, Claire, femme
raisonnable, rejoint sa grand-mère dans sa passion pour l’enseignement et son désir d’écrire.
Dans La vie devant elles, les personnages féminins dominent l’œuvre et évoluent en
pleine conscience de soi, rejoignant le réseau de protagonistes féminins courageux qui se
soutiennent et s’orientent avec confiance dans l’ensemble de l’œuvre de Marguerite Andersen
vers un idéal personnel émancipateur. Dans le cas de ce texte, les jeunes femmes sont
particulièrement influencées par leur grand-mère paternelle, figure-phare qui éclaire leur
parcours des dédales de l’existence. Bien que les choix que ces protagonistes envisagent soient
difficiles et variés, elles se comportent avec une assurance et un aplomb exemplaires. En
assumant la position simultanée de romancière, de biographe et d’autobiographe, l’auteure longe
allégrement les frontières entre la subjectivité et l’objectivité, entre le narcissisme et le
voyeurisme, pour proposer une idéologie optimale au lecteur, grâce à sa généalogie, tout en
assurant, par l’artefact du livre, sa place dans la filiation littéraire.
Julie Tennier