Les pâtes ramenées de Chine par Marco Polo, 1re partie Le mythe

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Les pâtes ramenées de Chine par Marco Polo, 1re partie Le mythe
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
Les pâtes ramenées de Chine par Marco Polo, 1re partie
Le mythe selon lequel Marco Polo a introduit les pâtes en Italie est probablement le plus répandu et le plus
combattu à la fois. Il réunit tous les ingrédients de la fable historique. Un illustre personnage auteur de multiples
prouesses - à savoir Marco Polo - introduit au sein de sa communauté un nouveau produit alimentaire - à
savoir les pâtes à Venise en 1296 - qui finit par gagner l'ensemble du pays.
La caravane de Marco Polo, atlas catalan, 1375. Le voyage de Marco Polo en Asie a suscité plusieurs
légendes. Celle des pâtes ramenées de Chine, que nous analysons ici, et celle de la crème glacée, également
ramenée de Chine.
Nous observons ici un des principaux facteurs de l'élaboration d'un mythe historique : la glorification d'un
personnage célèbre. Il est plus plaisant et bien plus aisé d'attribuer l'introduction des pâtes en Italie à
Marco Polo que d'analyser minutieusement l'évolution de leur fabrication et de leur consommation depuis la
plus haute Antiquité. Mais avant de nous plonger dans cette histoire passionnante, tentons de comprendre
comment ce mythe s'est imposé comme une évidence dans la conscience collective.
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L'origine du mythe
Si les historiens ont établi très clairement que Marco Polo n'est pour rien dans l'introduction des pâtes en
Italie, la question de la naissance du mythe est plus difficile à résoudre. Il y aurait deux étapes dans cette
élaboration. Une cause lointaine, qui consiste en l'établissement douteux du récit des voyages de Marco Polo
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au 16 siècle, aurait vraisemblablement inspiré un publicitaire des années 1920, désigné comme le véritable
responsable de la légende.
Un texte trompeur
Marco Polo (à gauche) n'est pas responsable de la légende le concernant à propos des pâtes. Dans son
récit entièrement dédié à la gloire de l'empereur mongol Kubilaï Khan (à droite), il ne prétend nullement avoir
découvert et ramené les macaronis de Chine.
Tout d'abord, nous tenons à disculper Marco Polo qui n'est absolument pas responsable de la naissance du
mythe. Le récit de son voyage, rédigé dans une prison génoise fin des années 1290, paraît sous le titre Le
livre des merveilles. Vu son succès retentissant, une série de copies sont réalisées au cours du Moyen Âge
sous différents titres, dont le Devisement ou Il Milione. En fait, la seule allusion faite aux pâtes de blé dans ce
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récit n'apparaît qu'au 16 siècle, dans la version imprimée de Il Milione de Giovanni-Battista Ramusio. On y
lit que les Chinois utilisent le blé, non pour fabriquer du pain, mais pour confectionner toutes sortes de pâtes.
Dans son article « Marco Polo et les pâtes », Grégory Blue traduit ce passage :
Quant à la nourriture, elle ne fait pas défaut, car ces gens, surtout les Tatars, les habitants de Cathay
et ceux de la province de Mangi (ou Chine du Sud) se nourrissent essentiellement de riz, de panic
et de millet ; ces trois grains, mis en terre, donnent cent grains pour un. Le blé, en vérité, ne donne
pas une aussi bonne récolte, et comme ils n'ont pas l'usage du pain, ils ne mangent le blé que sous
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forme de vermicelles ou de pâtisserie [solamente in lasagne & altre vivande di pasta] .
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Vu l'apparition tardive de ce passage, une polémique fait rage entre spécialistes, les uns estimant qu'il faut le
joindre aux éditions critiques, et les autres que non. Quoi qu'il en soit, que ce texte soit de Marco Polo ou ne
le soit pas, il ne décrit rien d'inconnu en Italie à cette époque et ne prétend absolument pas que le voyageur
a ramené ces pâtes en Italie. En outre, l'utilisation du mot « lasagne » par Ramusio serait abusive et serait en
rapport avec un autre passage du livre, attesté dans des versions plus anciennes.
Dans ce chapitre, Marco Polo révèle l'existence d'une farine extraite du sagou, appelé arbre à pain, dans le
royaume de Fansur, correspondant à la région de Baros, dans le sud-ouest de Sumatra. Il fait grand cas de
cette farine et termine son exposé par :
Et ils l'utilisent pour faire des lasagne et divers plats à base de pâte dont le dit messire Marco a souvent mangé
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et dont il a apporté certains avec lui à Venise ; et cette pâte est comme le pain d'orge et en a le goût .
Le Metroxylon sagu dont parle Marco Polo est encore aujourd'hui l'aliment de base en Papouasie-Nouvelle
Guinée.
On tire de son tronc une fécule que le voyageur vénitien aurait rapportée en Italie.
Dans cet extrait, on comprend que Marco Polo ramène des lasagnes de sagou en Italie. Or, dans deux versions
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manuscrites de Il Milione antérieures (15 siècle), ce n'est pas la pâte de sagou, mais simplement la farine
de sagou que Marco Polo ramène. C'est probablement ce passage de Ramusio qui provoque une certaine
confusion chez le lecteur. En plus, Ramusio utilise le mot « lasagne » pour désigner les pâtes de sagou soidisant ramenées en Europe, tout comme pour désigner les pâtes de blé du premier extrait. De là à prétendre
que Marco Polo a ramené le procédé de fabrication des lasagnes, il n'y a qu'un pas...
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1
Grégory Blue, Marco Polo et les pâtes, Médiévales, n° 20, printemps 1991, p. 91-98.
2
Idem, p. 93. La traduction est de Moule & Pelliot, vol. 1, p. 169-170, 376, 377.
Quand le Macaroni journal s'en mêle
Et ce pas aurait été franchi dans les années 1920. Avant cela, le rôle de Marco Polo dans l'histoire des pâtes
n'est pas mis en évidence. Le Grand d'Aussy, pourtant friand d'anecdotes, n'évoque pas le voyageur vénitien
dans son article consacré aux « pâtes d'Italie ».
pâtes sont italiennes, sans chercher plus loin.
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e
Il semble bien que jusqu'au 20 siècle, on admette que les
Que s'est-il alors passé au début du siècle dernier ? Hélas, les circonstances précises de la naissance de la
légende ne sont pas claires. Massimo Alberini la situe en 1929, dans un article du Macaroni Journal, l'organe de
presse de la Macaroni National Manufacturers Association. Cette version des faits est contestée par Charles
Perry, qui la situe bien dans le Macaroni Journal, mais dans une publicité et non dans un article. Le texte de
cet encart publicitaire raconte l'histoire rocambolesque d'un membre de l'équipage de Marco Polo du nom de
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Macaroni ayant rencontré des femmes en train de fabriquer des fils de pâtes. La légende ne concerne donc
que les pâtes longues appelées tantôt macaronis, tantôt spaghettis.
La littérature et le cinéma ont popularisé le mythe du spaghetti ramené de Chine par Marco Polo.
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Ici, l'affiche du film Les aventures de Marco Polo, sorti en 1938, mais
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qui ne connut le succès chez nous qu'après la 2 guerre mondiale.
Bien entendu, cette histoire amusante ressemble plus à un canular qu'à un article sérieux. Pourtant, elle se
retrouve dans Les aventures de Marco Polo, film réalisé en 1938, ou dans l'ouvrage de 1940 du journaliste et
homme d'affaires Carl Crow, Foreign devils in the Flowery kingdom et il semble bien qu'elle soit à l'origine d'une
légende tenace que les scientifiques les plus avertis combattent depuis plus de cinquante ans, presqu'en vain.
La contre-offensive des historiens
Françoise Sabban nous rappelle les principales étapes de cette « lutte » scientifique dans un des nombreux
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articles qu'elle consacre au sujet des pâtes . En 1957, l'écrivain Giuseppe Prezzolini est le premier à contester
la légende dans Maccheroni & Cie, évoquant déjà la mauvaise interprétation de l'édition de Ramusio. L'année
suivante, Emilio Sereni s'attaque à son tour à la fable dans un article resté célèbre. Depuis, il n'y a pas un
historien intéressé de près ou de loin à l'histoire des pâtes qui ne rappelle avec insistance que Marco Polo
n'a joué aucun rôle dans leur introduction en Italie. Malgré tout, la multiplication des publications sur ce sujet
ne parvient pas à détruire la légende.
Dès lors, quelle est la véritable histoire des pâtes en Italie ? À suivre...
Pierre Leclercq
Février 2011
Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il
redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.
3
Jean-Pierre Baptiste Le Grand d'Aussy, Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort, Histoire de la vie privée
des françois, depuis l'origine de la nation jusqu'à nos jours, Paris, 1815, p. 122-124.
4
Alan Davidson, Tom Jaine, the Oxford Companion to Food, Oxford Companions Series, 2006, p. 232, col. 2.
5
Françoise Sabban, Quand la forme transcende l'objet, histoire des pâtes alimentaires en Chine, Annales.
e
Histoire, Sciences Sociales, 55 année, n° 4, 2000, p. 792.
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