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– LES RENCONTRES DE FRANÇOISE LEMARCHAND –
Lisa
Lovatt-Smith
« C’est la violence de ce voyage initiatique dans
le monde des orphelinats, lieux de toutes les
maltraitances, qui m’a déterminée à m’installer
au Ghana et à créer ma fondation. »
Avant-propos
Un seul mot m’est venu après ma rencontre avec Lisa : « Whouah… ! »
Whouah ! Quel destin, quelle force, quelle foi en la vie ! Cette femme
déménage. Dans tous les sens du terme. Née en 1967 à Barcelone de
parents britanniques artistes, la vie se charge dès sa petite enfance
de lui apporter son lot de blessures, lui forgeant déjà un caractère
volontaire sans doute déterminant pour la suite de son parcours de
vie. Beaucoup de travail et de persévérance, de chance peut-être
aussi, la mènent, alors qu’elle a à peine 20 ans, à la tête d’une équipe
de 20 personnes comme rédactrice en chef de Vogue Espagne, puis
à Paris où elle continue de grimper les échelons. Elle est belle,
talentueuse, fréquente les beautiful people et les hôtels de luxe.
C’est à ce moment-là, au début des années 1990 que je la remarque
à travers sa série de très beaux livres de déco qu’elle édite chez
Taschen. Elle est alors pour moi une icône et je l’admire pour son
talent.
Tout aurait pu continuer comme ça pour elle, sauf que le destin en
décide autrement. Lors d’un voyage au Ghana, sa trajectoire de vie
bascule dans une toute autre dimension : épouser la cause des plus
démunis, les enfants abandonnés de ce pays. Déterminée à faire ce
qu’elle a à faire, « do the job » comme elle dit, elle décide de tout
quitter, le luxe et les ors, pour s’installer dans une hutte en terre dans
le village de Ayenyah et de s’attaquer au problème à bras-le-corps.
Avec son charisme et sa générosité exceptionnelle (et son agenda
aussi !) elle fonde l’association Orphan Aid Africa pour combattre
l’horreur de la corruption, du trafic d’organes et de la prostitution.
Il faut lire absolument le livre qu’elle vient d’écrire, D’une vie à l’autre,
pour comprendre la singularité de son destin.
Hors-série 2015 Rencontres avec des passeurs par Françoise Lemarchand Chapitre 2 | Lisa Lovatt-Smith / 01
En l’écoutant, parée de son magnifique boubou, je me dis : qui a
le courage aujourd’hui de quitter son confort matériel, de tout
abandonner pour aller vivre au milieu des plus démunis ? Des Sœur
Emmanuelle, Mère Teresa, Abbé Pierre ?... Des saints !...
Mama Lisa est-elle une sainte ? Je ne suis pas loin de le penser.
En tout cas, elle mérite qu’on s’engage à ses côtés !
Ton histoire personnelle a-t-elle été déterminante dans ton parcours
de vie ?
Mon père est parti quand j’avais quatre ans et ma mère ne pouvant
m’élever seule, m’a confiée à une famille d’accueil pendant un an.
Nous avons noué de grands liens d’affection et, par la suite, j’ai passé
toutes les vacances scolaires avec cette famille. J’avais deux maisons en
quelque sorte. Ils m’ont emmenée en Italie, en France, en Afrique du Sud,
et ces voyages m’ont ouvert l’esprit. Quand j’ai eu 22 ans, une jeune AlgéroMarocaine, Sabrina, vivant elle-même une histoire douloureuse, a croisé
mon chemin. Je suis devenue à mon tour mère d’accueil. Ça a été une
expérience très positive, comme ça l’avait été pour moi. J’ai par la suite
adopté Sabrina. Les chiffres le prouvent, les enfants qui grandissent en
orphelinat ont plus de risques d’avoir des problèmes affectifs que ceux qui
sont élevés dans des familles d’accueil.
« J’ai toujours été tournée vers les autres. J’ai un sens de la justice très poussé
et c’est pour cela que j’ai tendance à jouer les assistantes sociales ! »
Qu’est-ce qui a provoqué ton changement de vie ?
Je suis partie au Ghana parce que Sabrina, alors adolescente, n’allait pas
bien. Son psychologue m’avait conseillée de l’emmener voir ce qui se
passait ailleurs dans le monde afin qu’elle développe son empathie. Là-bas,
nous avons découvert l’enfer. C’est la violence de ce voyage initiatique
dans le monde des orphelinats, lieux de toutes les maltraitances et les
perversions les plus abjectes, qui m’a déterminée à m’installer là-bas et à
créer ma fondation. Sabrina, quant à elle, est restée trois ans, et je pense
que ça a changé son regard sur la vie.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, je ne renie pas la première
partie de mon existence. Je n’ai pas fondé Orphan Aid Africa pour donner
un sens à ma vie. Mon travail chez Vogue, où je suis entrée à l’âge de 18
ans, me convenait et me passionnait parce que j’étais, et je suis toujours,
très créative. Parallèlement, en tant que famille d’accueil, j’étais déjà en
relation avec les services sociaux. J’ai toujours été tournée vers les autres.
J’ai un sens de la justice très poussé et c’est pour cela que j’ai tendance à
jouer les assistantes sociales ! [Lisa éclate de rire]. J’ai fait beaucoup de
Hors-série 2015 Rencontres avec des passeurs par Françoise Lemarchand Chapitre 2 | Lisa Lovatt-Smith / 02
yoga, de méditation et de travail sur l’énergie. À chaque fois, on me dit que
mon aura est impeccable. Je crois que c’est parce que je suis dans mon axe.
Je suis pragmatique et très résolue, et, face à un problème, j’ai envie de le
résoudre.
Que penses-tu de l’aide des ONG en Afrique ? As-tu de l’espoir pour
ce continent ?
Ce qui fonctionne vraiment, c’est l’implication des gouvernements locaux.
C’est très important de travailler avec les structures nationales. Dans
notre village au Ghana, une nurse m’a dit que les services de l’Etat s’étaient
mis à distribuer aux enfants qui souffraient de malnutrition un aliment
à base d’arachide, le Plumpy’Nut. C’est bien parce que les gouvernements
s’emparent de ces questions, que l’on peut espérer régler les problèmes.
Je crois aussi qu’envoyer de l’argent ou donner du temps ne suffit pas.
Il faut vivre soi-même ces conditions d’extrême pauvreté pour être
vraiment efficace.
L’Afrique a un taux de croissance à deux chiffres. La jeunesse, c’est sa
force ! Là où il y a la jeunesse, il y a des idées, des marchés. Il y a une
grande créativité là-bas. Être pauvre rend créatif ! Nous, en Europe, nous
n’avons pas cette vigueur.
Que ressens-tu quand tu reviens dans les pays occidentaux ?
Avant, quand je rentrais du Ghana, tout ne me paraissait, non pas
superficiel, mais superflu. Aujourd’hui, j’apprécie de pouvoir goûter à la
culture, d’aller dans les musées. Je crois qu’on peut vivre selon les deux
modèles. Quand je suis en Afrique, je passe tout mon temps au village.
Depuis plus de douze ans, c’est ma maison ! Mes cinq enfants adoptés
habitent là-bas et ils ont tous une belle relation familiale entre eux.
« Je crois que chacun peut résoudre des problèmes s’il se responsabilise,
s’il fait sa part, s’il s’occupe de sa famille, s’il respecte l’environnement. »
D’où te vient ta vision positive de la vie ? Es-tu croyante ?
Je n’ai pas de fortes croyances ni d’idéologies. Je pense que l’on apprend
des gens qui nous entourent, des enfants, de la nature. Je n’ai pas non
plus beaucoup de références extérieures, parce que je pense que tout est à
l’intérieur de soi. Ce qui me caractérise, c’est que je suis très efficace.
Or, quand on a un talent, on a tendance à le pratiquer de plus en plus
parce que les feed back sont positifs. Je suis donc une sorte de opportunity
generator, dans le sens où l’opportunité est l’opposé du problème.
Je fais un beau travail qui change des vies. Je crois que chacun peut
résoudre des problèmes s’il se responsabilise, s’il fait sa part, s’il s’occupe
de sa famille, s’il respecte l’environnement. Tu connais l’histoire de
cette vieille femme qui est sur une plage après un orage ? Des millions
d’étoiles de mer ont été rejetées sur le sable, et la vieille dame les remet
une à une à la mer. Un jeune garçon lui dit que ça ne sert rien, que son
geste ne fera aucune différence. Alors elle prend une étoile de mer dans
sa main et lui répond : « Eh bien ça fera une grande différence pour
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celle-ci. » Je crois beaucoup à l’altruisme et au bon sens. Quant à la
méditation ou la philosophie du peace and love et ces choses à la mode que
je pratique moi aussi, c’est un peu l’opium du peuple. Pendant ce temps,
les grandes corporations tiennent le monde par les couilles ! On ne doit
pas les laisser faire. Ils nous font bouffer des poisons qui provoquent
des cancers ! Tous ces produits rapportent de l’argent. C’est ça qui me
fait le plus peur, cette soif de pouvoir, c’est comme si on appuyait sur un
bouton « autodestruction » de l’humain. A-t-on oublié ici en Europe les
valeurs essentielles que sont la solidarité, le partage, la relation à l’autre,
l’empathie ?
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Livres
’une vie à l’autre, de la mode à l’humanitaire, le parcours d’une
D
femme de cœur, éditions Arthaud
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