Pernette Dufour, parcours et broderie
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Pernette Dufour, parcours et broderie
Pernette Dufour, parcours et broderie Laissons Olivier Reverdin, l’arrière-arrière-petit-fils de Dufour, puiser dans ses archives familiales pour nous relater, depuis 1807, le parcours séparé de Pernette, la mère du petit Henri : « En 1807, Pernette s’établit à Genève, dans un petit logement assez sombre, qui donnait sur la place des Trois-Perdrix. Elle y vivait avec GuillaumeHenri, dont elle surveillait l’éducation, le ramenant au Collège, qu’il s’apprêtait à quitter, contrôlant son travail et l’exhortant à mieux faire. Par les souvenirs de sa fille Elisabeth, on a quelques précisions sur cet établissement. Voici ce qu’elle en dit : "Pour aider son mari aux abois et pour lui permettre de régler ses dettes, sa mère travaillait sans relâche, gagnant de l’argent en faisant des tableaux brodés, en donnant des leçons de broderie, et surtout en préparant des papiers pour les fabricants de fleurs artificielles, ce qui semble avoir été son occupation la plus lucrative. L’appartement était sans cesse encombré par des perches sur lesquelles elle faisait sécher ces papiers et ses étoffes." Elisabeth a donc passé son enfance avec son père à Montrottier et ce n’est qu’adolescente qu’elle a rejoint sa mère, avec peu de joie, pour gagner à son tour un peu d’argent. Selon Amélie (la fille de Guillaume Henri) : "La mère et la fille s’aimaient tendrement mais il y avait entre elles peu d’intimité ; elles avaient été trop longtemps séparées… La mère avait une imagination trop vive et romanesque pour être en état de diriger une jeune fille." A en juger par quelques lettres qu’on possède d’elle, Pernette était primesautière, vaillante, romanesque et passionnée, au point de se montrer agressive. Elle n’était pas facile à vivre. Sans doute est-ce là un motif de séparation avec son mari… Petite et un peu contrefaite, Pernette manquait de charme, sinon de vivacité, et elle semble n’avoir guère eu ni amis, ni amies. Sa nature était fruste et son orthographe essentiellement phonétique ; mais sa pensée morale était ferme et son caractère, droit. Comme brodeuse de tableaux (le genre était alors à la mode) elle ne manquait pas de talent. Le seul portrait qu’on connaisse d’elle, dû à sa fille et datant probablement de 1815, n’est guère flatteur. » L'historien Jean-Daniel Candaux, dans son cahier Les Etrennes patriotiques genevoises… pour l'anniversaire de Jean-Jacques [Rousseau] célébré à Genève par les Sans-Culottes (28 juin 1794) (cahiers Roucher-André Chénier, no 282009) nous en livre une toute autre description de révolutionnaire engagée, à la langue bien pendue, qu'il n'hésite pas à qualifier de "poétesse sans-culotte" : « … La citoyenne Dufour-Valentin, qui ne craint pas dans ses chansons de s'affirmer féministe et sans-culotte : Chers frères patriotes Nous espérons que par les lois, Vous soutiendrez enfin nos droits, » Mais redonnons la parole à Olivier Reverdin : « La fin de sa vie a été plus heureuse. Après les dures années passées à Genève, pendant lesquelles elle se levait dès potron-minet, travaillant jusqu’à treize heures d’affilée, vêtue de noir, et sans autre compagnie que celle de son chat, elle rejoignit son mari à Montrottier. Elle avait fait son devoir. Son fils était rentré à Genève, s’y était marié et avait commencé la carrière que l’on sait. Sa fille, élève de Louis-Ami Arlaud-Jurine, allait bientôt se marier à son tour. Ses enfants n’avaient plus besoin d’elle. Avec le temps, son caractère s’était adouci. Elle sut se montrer bonne à l’égard de la population. Elle visitait les malades, soulageait les miséreux. Entourée d’affection et de reconnaissance, elle mourut le 2 janvier 1829. L’évêque d’Annecy lui ayant refusé une sépulture dans le cimetière de Lovagny, il fallut transporter son corps à Genève, "sur un chariot, de nuit, par un temps et des chemins affreux." » La broderie à la fin du XVIIIè Puisons dans le catalogue ci-dessus de l'Exposition présentée au Musée historique de Vevey du 28.04. au 05.11.2006 pour en savoir un peu plus sur la broderie à la fin du XVIIIè : « Pernette Dufour, brodeuse professionnelle, très connue à Genève pour ses travaux faits à l’aiguille et peints, exerça ses talents pour financer les études de son fils Guillaume Henri en donnant des cours de broderie ou en réalisant des œuvres sur commande. Elle habitait Genève, où se trouvait sa clientèle pendant que son mari, Bénédict, s’occupait de gérer le domaine agricole du Château de Montrottier. La broderie à cette époque était un artisanat féminin et bourgeois, que l’on trouvait plus présent dans les régions protestantes, comme Genève, et qui était réservé aux jeunes filles de « bonne famille », jouissant d’une éducation qui se devait d’ajouter aux connaissances nécessaires d’autres talents d’agréments, comme la musique, le dessin, la danse, des travaux textiles – tapisseries, dentelles et autres broderies. Guillaume Dufour, à 5 ans broderie de soie et aquarelle sur soie de Pernette Dufour, née Valentin (G.H. Dufour, l’homme, l’œuvre, la légende) Paysage animé avec cascade et architecture soie peinte, broderie de fils de soie de Pernette Dufour, née Valentin (Entre Pinceau et Aiguille) Les Œuvres : datation, présentation, signature La période faste pour la broderie de tableaux se situe entre la fin du XVIIIè et le début du XIXè siècle. Pour Pernette Dufour, on peut même la définir entre 1794 et 1811. Pour dater l’œuvre servant de modèle, on se fixera éventuellement sur la date de sa réalisation ou d’impression (pour les estampes, par exemple, très en vogue vers 1800) ou la mode d’un costume (si les sujets sont de classe supérieure). Les broderies sont munies d’un passe-partout, parfois à lunette ovale (très prisée à cette époque), puis couverte d’un verre inséré dans une bordure sobrement moulurée, dorée pour la plupart ou en bois teinté en noir. L’ensemble, destiné à orner des intérieurs et donc à être admiré, est de petites dimensions, comparables à celles des dessins et des estampes. Pernette Dufour signait ses œuvres d’un D, mais souvent les tableaux n’avaient pas de signature. Lorsqu’il restait en mains familiales on pouvait cantonner les recherches chez un parent ou un aïeul. Souvent malheureusement il n’est pas possible de savoir qui brodait ou qui peignait, les deux artistes pouvant être différents. Petit clin d’œil de l’histoire : plusieurs œuvres sont signées De Lor, peut-être la famille de Macaire DeLor rencontré en exil à Constance. Les Eaux-vives près de Genève avec la Tour Maîtresse (act. Poste de la rue d'Italie) fin 18è – début 19è siècle Soie peinte, broderie de fils de soie H 40,4 cm L 48 cm avec cadre doré Inscription "La Tour Maîtresse, démolie en 1862 remplacée par l'Evêché de St-Pierre ©Musée d'art et d'histoire, Ville de Genève Photographie : Fiora Bevilacqua La campagne De Lor à Plainpalais en 1808 - 1808 – Soie peinte de fils de soie H45,6 cm L 50 cm avec cadre doré Inscription : "Musée de Genève de la part de Madame Augusta De Lor petite campagne de Plainpalais peinte par ses ancêtres 1808" © Musée d'art et d'histoire, Ville de Genève Photographie : Bettina Jacot-Descombes Les Thèmes Le travail des autres brodeuses de cette époque consiste souvent à reproduire des peintures qui puisent leurs sujets dans le répertoire iconographique de leur temps : La Ville de Vevey du côté du Midi d'après une gravure connue des peintres L. Joyeux et F.G. Wexelberg, soie peinte, broderie de fils de soie H 37cm L 51.5cm (sans cadre), fin 18è siècle, non daté, non signé, - Musée historique de Vevey – photographie Jérémie Voita - iI y a d’abord les scènes familiales (généralement dans un jardin, près d’une maison, avec un lac en arrière-plan) montrant différents personnages (parents, enfants, servantes, proches de la personne qui brode le tableau) dans leurs activités quotidiennes. Beaucoup de fraîcheur émane de ces petites scènes personnelles, souvent naïves, en relation avec la mode des portraits de famille en pied, très prisée à la fin du 18è - il y a ensuite les scènes champêtres et pastorales, avec leurs motifs plus codifiés – moulins au fil de l’eau, petits ponts rustiques, bergères et moutons -, dans lesquelles la vie paysanne et le paysage, souvent lacustre, son représentés de façon idyllique - il y a encore des sujets, comme La Nouvelle Héloïse, Paul et Virginie, tirés d’œuvres littéraires, de romans à la mode, de poésie romantique ou d’ouvrages classiques - il y a aussi quelques sujets mythologiques (regain d’intérêt pour l’antiquité gréco-romaine) ou religieux (plutôt en provenance de France), voire quelques représentations de sites ou d’édifices - il y a les représentations de sites et d'édifices identifiés - il y a enfin la mode des « memorials », tradition venue d’Angleterre de tableaux-souvenirs peints ou brodés, souvent de petit format, représentant toujours une jeune femme près d’un monument funéraire, généralement couronné d’un arbre, dans un paysage arborisé et paisible. Aspects techniques Les broderies, encadrées et généralement protégées par un verre, sont considérées comme une décoration murale populaire des 18e et 19e siècles en Europe. On en distingue 3 grosses formes qui faisaient appel parfois à plusieurs artistes différents: - surface entièrement brodée - broderie avec une partie composée d’application d’étoffes et de peinture - broderies rehaussées d’aquarelle ou de gouache. On retrouvait cette dernière catégorie dans les commerces sous forme de produit semi-fini. Les soies qui forment le support comprennent déjà une fine esquisse et la brodeuse travaille les parties qui le demandaient, dans la technique requise. Parfois cependant, c’est la peinture qui précède le travail de la brodeuse. Détails de "Deux femmes fleurissant un monument sous un saule", soie peinte, broderie de fils de soie, papier, fils métallique. On reconnaît dans ce tableau brodé par une toute jeune fille er de 11 ans, Jenny Delajoux, le 1 janvier 1822, la partie peinte (vraisemblablement par une autre personne) en arrière-plan (paysage, visage) et la partie brodée robe, monument, arbre. Pour la plupart des œuvres, on trouve comme support un fin taffetas de soie (idéal pour les ajouts d’aquarelle), un satin de soie plus grossier ou un sergé de soie, tendus sur un cadre de bois ou sur un carton. Au niveau du tableau, on retrouve surtout - la broderie pour la représentation du sol ou du paysage au-dessous de la ligne d’horizon - l’aquarelle pour celle de l’arrière-plan, du ciel ou des lieux éloignés du paysage - la gouache pour celle des visages ou de certaines parties du corps. L’aspect plat et mat de la peinture se différencie du volume et de l’éclat des fils de soie. Ce contraste permet d’atteindre la profondeur et la vivacité recherchée de l’image. Les types de points Chaque tableau brodé représente différentes techniques de broderie et différents types de fils. Selon son habileté manuelle et sa finesse d’exécution, la brodeuse varie les techniques. En général les surfaces entièrement brodées et celles peintes se partagent le tableau à parts égales. Pour la partie brodée, on utilise pour moitié du Filofloss, fil souple, composé d’un faisceau de nombreuses fibres très légèrement torsadé, qui possède l’avantage de se fondre en une surface homogène. Pour l’autre moitié, on utilise un fil Chenille, à fibres perpendiculaires au fil, le velours, avec en son centre (l’âme), deux fils torsadés. Durant le processus de fabrication, des brins de fils de soie coupés sont insérés entre les fils-âmes pour créer l’effet velours. Le fil Chenille, qui donne un aspect tridimensionnel, est souvent utilisé pour représenter des arbres, des feuillages ou de sols. Parfois, on retrouve aussi un fil de soie torsadé en forme de chaînette ou perlé ou encore un fil composé d’un très fin ruban métallique (ou en argent) filé autour d’une âme de soie ou enfin un fil purement métallique. D’autres matériaux, comme la laine (pour la représentation de moutons), le papier ou la feuille d’argent ont été utilisés sporadiquement ou apparaissent parfois dans des détails spécifiques, selon l’imagination de la brodeuse. Filofloss (partie blanche) Fil Chenille (feulle) Laine Points parallèles simples au point lancé (ou passé plat) Ces longs points tendus et parallèles de fil Filofloss créent une nappe compacte recouvrant le fonds d’un motif. Avec ce type de point, c’est par le changement de couleur que les différents éléments prennent forme. Il est possible d’indiquer un contour ou de marquer un pli en arrêtant les fils sur une ligne donnée. Divers longs points simples qui se superposent dans diverses directions Ce type de point sert d’une part à remplir une surface, et d’autre part, le changement de direction des points exécutés dans une couleur similaire ou identique permet d’exprimer un modelé au sein d’un motif. Ces longs points multidirectionnels servent aussi à mettre en évidence certaines parties. Ils peuvent par exemple dans le cas d’un vêtement, préciser la texture du matériau et indiquer les formes du corps. De plus, l’utilisation d’une large palette de fils de couleur permet d’atteindre des dégradés qui masquent les changements de couleurs et fondent les tonalités. Points en forme de V Des points en zigzags sont appliqués en forme de V, parfois juxtaposés, parfois superposés. Ils expriment non seulement la plasticité, mais également un certain tumulte. Cette impression convient à la représentation de broussailles ou de haies. Points en étoiles Ce type de points superposés est aussi adéquat pour représenter buissons ou feuillages. Points de nœud La brodeuse utilise ce genre de points pour la représentation de certaines formes de végétation, feuilles ou fleurs. Petits points courts Plus rare est l’utilisation d’un fil épais pour remplir par petits points décalés toute une surface. Ces petits points verticaux offrent un contraste aux longs points horizontaux qui les entourent. Longs points de maintien Ils sont souvent utilisés perpendiculairement aux longs points de Filofloss. Ils peuvent également jouer un rôle en tant que motifs. Sertissage Pour sertir un objet ou une silhouette, on a recours à de longs points enchaînés créant une ligne, ou à de petits points successifs en biais. Dans ce dernier cas, on a souvent piqué dans le point précédent, ce qui donne l’impression de chaîne. On remarque donc, de manière générale, que ce sont les motifs qui commandent les divers types de points. Au Verso Il est intéressant d’observer le revers de ces images brodées. Les surfaces plates exécutées en fil Filofloss sont similaires au recto. Cela signifie que le fil est ramené à chaque point par l’arrière à son point de départ. Ce n’est pas le cas pour le fil Chenille. Ce fil volumineux n’est pratiquement pas visible au revers du travail. Il serait également trop difficile à conduire au travers de la fine soie de support. Dans ce cas, la technique de l’application a été utilisée. Le fil épais est posé sur le tissu et maintenu en place par un fil plus fin. Cette technique a également été utilisée pour les fils métalliques et ceux de laine. La valeur des tableaux Comme indiqué plus haut, la broderie n’a été à Genève et en Suisse romande qu’une occupation de loisir éphémère des dames de la bourgeoisie et souvent effectuée dans le cadre familial. Le cas de Pernette Dufour fait figure d’exception. Vivant dans le milieu horloger, elle exerça son métier de brodeuse par nécessité et sa réputation profita peut-être de la renommée de son fils. Bien qu’elle ait formé des élèves, il n’y a pas eu de production commerciale connue. Son activité a profité de conditions propres à la Genève d’alors, faite d’influence culturelle et de domination politique françaises, d’émancipation révolutionnaire, d’un terreau artistique favorable lié aux métiers de la fabrique d’indiennes aux diverses rencontres avec des hôtes étrangers et aux influences de l’Angleterre, pays qui avait servi d’exil à la colonie de Genève et qui réalisait et estimait les tableaux peints et brodés. »