Corrigé du devoir sur la noblesse
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Corrigé du devoir sur la noblesse
1 Corrigé T. Lanfranchi CORRIGÉ DEVOIR AGRÉGATION Sujet : la noblesse romaine (70 avant J.-C.-73 après J.-C.) Introduction Tout devoir sur un sujet similaire se doit d’abord d’interroger en détail les notions convoquées, en particulier ici celle de noblesse. Les mots français « noble » et « noblesse » sont la traduction du latin nobilis et nobilitas : étymologiquement, le nobilis désigne celui qui est « connu » (en latin : notus, d’où « notable »), donc « célèbre » ou « illustre », par opposition à celui qui ne l’est pas (en latin : ignobilis, d’où « ignoble »). En ce sens- là, les « nobles » désignent, sous la République romaine, ceux qui se sont rendus célèbres ou illustres en exerçant une magistrature importante et prestigieuse, en particulier le consulat. Au début du XXe siècle, l’historien allemand M. Gelzer avait défini la noblesse romaine, dans un ouvrage devenu célèbre (Die Nobilität der römischen Republik), comme l’ensemble des familles dont un membre ou dont un ascendant direct avait exercé le consulat : pour établir cette définition, M. Gelzer pouvait notamment s’appuyer sur un passage de Salluste, qui écrit, dans la Guerre de Jugurtha (LXIII, 6), que « la nobilitas se transmettait le consulat en son sein de la main à la main ». Seul le consulat donnait droit à l’éponymie. Adam Afzelius nuança ensuite ce propos, estimant qu’aux IIIe et IIe siècles, tous les descendants de magistrats curules entraient dans la nobilitas, avant que cela ne se resserre sur le seul consulat à la fin de la République. En tous les cas, la nobilitas correspond à une définition assez stricte : une noblesse de fonction, formée par la fusion du patriciat et des grandes familles plébéiennes à partir de la fin du conflit des ordres au milieu du IVe siècle. Par comparaison, le cas des hommes nouveaux éclaire bien ce qu’est la nobilitas : l’homme nouveau est celui qui n’a aucun ancêtre connu, aucun ancêtre magistrat comme le montre le cas de Cicéron. Deux erreurs à éviter absolument. Premièrement, la distinction patricien/plébéien n’a donc rien à voir là-dedans : elle n’est opérante qu’au début de la République dans le cadre particulier du conflit des ordres. À partir de la fin du IVe siècle, les deux groupes font partie de la nobilitas, ce qui vous pose souvent problème car plébéien a alors deux sens : un sens politique (lié au conflit des ordres, qui le différencie du patriciat et qui n’a plus d’importance) et un sens sociologique (qui oppose le plébéien à l’aristocrate). Il existe donc bien des plébéiens « nobles » ! Deuxièmement, il faut à tout prix éviter la confusion sénat/nobilitas. La nobilitas domine le Sénat, mais tous les sénateurs ne sont pas membres de la nobilitas. Pourquoi ? Parce que, contrairement à ce que vous écrivez, l’entrée au Sénat ne se fait pas après le consulat, mais, pour l’époque qui vous concerne, dès l’édilité. Toutefois, cela ne suffit pas à remplir le Sénat et les censeurs puisent donc dans le reste de l’aristocratie. Comment comprendre alors le sujet ? Fallait-il le limiter à la seule nobilitas ? J’avais choisi le terme français et non le terme latin pour vous inviter à ouvrir ce débat. Le mot noblesse chez nous est plus large que la nobilitas et correspond à ce qu’on pourrait appeler l’aristocratie. Le sujet invitait donc aussi, soit à envisager la noblesse dans un sens plus large (l’aristocratie) soit, à se demander quels étaient les rapports de cette nobilitas avec le reste de l’aristocratie, en particulier les chevaliers. Les chevaliers sont un ordo, issu de la cavalerie légionnaire romaine qui s’en détacha pour former une des composantes de l’aristocratie romaine. Mais en terme social, il n’y a pas de différence entre les sénateurs (membres ou pas de la nobilitas) et chevaliers. Les passages de l’un à l’autre sont même possibles (cf. Marius ou Cicéron) et il Corrigé T. Lanfranchi 2 fallait donc en tenir compte. C’est d’autant plus important que la période envisagée peut aussi être vue comme celle du passage d’une noblesse-nobilitas à une noblesse impériale plus classique et plus proche de ce que nous appelons la noblesse au sens courant. Cette noblesse est dite romaine, ce qui signifie que le sujet invitait enfin à se poser la question de cette romanité et, surtout de son évolution au cours de la période, qui vit une ouverture progressive. Que pas un de vous n’ait mentionné le discours de Claude au Sénat pour l’intégration au Sénat de notables gaulois est problématique car c’est le cœur du sujet : quels sont les bouleversements qui affectèrent la noblesse romaine au cours de la période ? Sa sociologie évolua-t-elle ? Comment Auguste lui redessina une place nouvelle sous l’Empire ? Ce sont les questions qu’il fallait se poser. Pour cela, un plan chronologique demeure le plus simple à mettre en œuvre et permet d’éviter répétitions et oublis. 1. La noblesse romaine à la fin de la République (70-31) 1.1. La noblesse : cœur politique de la République classique Il faut partir de là, car c’est l’évidence, en évitant de réciter entièrement un cours institutionnel. L’idée est d’abord de rappeler brièvement que, depuis la fin du conflit des ordres au IVe siècle, qui vit la formation de la nobilitas, l’aristocratie romaine, et plus particulièrement la nobilitas, domine le fonctionnement de la République. Chr. Badel insiste même sur l’idée que cette symbiose entre une forme de régime politique et sa noblesse est un cas unique dans l’Antiquité. Cette mainmise politique se voit à plusieurs éléments : L’accès aux magistratures qui, en théorie ouvertes à tous, sont en réalité accessibles seulement aux plus riches (magistratures non payées, dans lesquels il faut parfois financer soimême des éléments, système de vote à l’avantage des plus riches, etc.). Un système électoral particulièrement à l’avantage des plus riches, notamment dans les comices centuriates. La relative faiblesse des hommes nouveaux dans le système, faiblesse qui ne fait même que s’accentuer au fil du temps. Là les chiffres varient selon les critères retenus : 32 ou 36% dans la 1ère moitié du IIIe siècle, 20 ou 30% entre 250 et 150, 16 ou 25% à la fin du IIe siècle. Le poids du Sénat dans les institutions. Or, au Sénat, la nobilitas domine. Cf. ici les calculs de Bonnefond-Coudry sur la participation : les analyses de M. Bonnefond-Coudry ont en effet montré qu’au IIe siècle, près des deux tiers des interventions dans les séances sénatoriales connues étaient le fait d’anciens dictateurs ou d’anciens censeurs. Les anciens consuls en représentaient moins du tiers et les anciens préteurs moins du dixième. Les sénateurs les plus actifs étaient donc ceux qui avaient le rang le plus considérable1. Cette situation semble en revanche avoir évolué durant le Ier siècle : les consulaires prirent alors un poids plus grand et les sénateurs de rang inférieur se mirent à intervenir plus souvent (des anciens préteurs jusqu’aux anciens questeurs). Le monopole des sénateurs les plus prestigieux apparaît donc alors largement entamé mais, en revanche, les anciens magistrats tenaient encore toujours le haut du pavé2. Cette aristocratie, et la nobilitas en son sein asseyait son influence sur des réseaux clientélaires et sur une culture de groupe commune, dont les elogia des tombeaux des Scipions 1 M. Bonnefond-Coudry, Le Sénat de la République romaine de la guerre d’Hannibal à Auguste : pratiques délibératives et prise de décision, Rome : EFR, 1989, p. 595-599. 2 M. Bonnefond-Coudry, Le Sénat de la République romaine de la guerre d’Hannibal à Auguste : pratiques délibératives et prise de décision, Rome : EFR, 1989, p. 620-633. Corrigé T. Lanfranchi 3 fournissent les plus anciens témoignages. Les valeurs de dignitas, gloria et virtus, qui sont alors mises en avant, mettent l’accent sur la valeur de chacun et le mérite individuel, car la seule hérédité familiale ne suffisait désormais plus pour être nobilis et faire partie des “meilleurs” (optimi => une nouvelle “aristocratie” !). Il fallait à chaque génération “faire ses preuves” et se montrer digne de la lignée dont on était issu en faisant au moins aussi bien, sinon mieux que ses ancêtres (véritable “méritocratie”). Cf aussi la simplicité et l’austérité des moeurs que la noblesse romaine revendiquait, au moins à ses débuts, et que l’on retrouve encore au IIe siècle chez Caton, proviennent peut-être des préceptes et du mode de vie pythagoriciens. Ainsi, en 275, Cornelius Rufinus est-il expulsé du Sénat par le censeur Fabricius Luscinus pour avoir possédé plus de 10 livres, ou 10 vases, en argent. Mise en place surtout d’un système de compétition politique régulée interne à cette noblesse qui devait empêcher l’accès d’un seul au pouvoir (avec des gardes-fous comme la censure, les règles du cursus honorum, etc.). Pour la période qui nous occupe, c’est tout ce système qui vole en éclat. 1.2. Une noblesse divisée Cette noblesse a commencé à se diviser à la fin du IIe siècle dans le sillage des tentatives réformatrices des Gracques. Les tribuns de la plèbe Tiberius (133) puis Caius Sempronius Gracchus (123-122) essayèrent de résoudre les difficultés politiques et sociales rencontrées par Rome à la fin du IIe siècle. Quel que soit le jugement rétrospectif que l’on porte sur l’action des Gracques (furent-ils d’authentiques révolutionnaires ou, plus prosaïquement, des conservateurs ?), il est certain qu’ils cherchèrent à résoudre une série de difficultés auxquelles Rome faisait face, par leurs lois agraires et leur loi judiciaire. Ils se heurtèrent à l’opposition résolue de leurs adversaires et finirent tous deux assassinés. La décennie 133-123 fut donc à tout point de vue décisive parce que la scission des élites romaines entre optimates et populares y prend sa source. Bien que ces deux factions ne doivent pas être comprises comme des partis politiques au sens moderne du terme, elles relèvent d’une tendance, interne à la nobilitas romaine, à se déterminer en fonction de ces deux pôles dans les décennies successives. Étaient populares ceux qui souhaitaient un certain nombre de réformes en faveur du peuple, jugées nécessaires à la viabilité du système politique romain, notamment le partage des fruits de la conquête. À l’inverse, les optimates étaient partisans du maintien en l’état d’institutions et de hiérarchies sociales qui avaient fait leurs preuves, et qui assuraient leur domination. Après la mort de C. Gracchus le gouvernement de Rome fut dominé par les éléments modérés de la nobilitas, avec en particulier l’influence de la famille des Caecilii Metelli, qui monopolisa le consulat (119, 117, 115, 113, 109). Les réformes des Gracques furent aussi peu à peu vidées de leur contenu. Mais cela ne mit pas fin à ces divisions. D’autres conflits surgirent, en particulier autour du tribunat de Saturninus à la toute fin du IIe siècle, ou entre Marius et Sylla juste avant le début de notre programme. Ce dernier l’emporta et devint dictateur en 82. Il utilisa la dictature pour accomplir un ambitieux programme de réformes dans tous les domaines : remise à plat de la gestion de la carrière politique (le cursus honorum), affaiblissement drastique du tribunat de la plèbe, réorganisation du Sénat. Il élimina aussi ses adversaires par le recours à la proscription. Après avoir accompli son œuvre, il abdiqua, probablement à la fin de l’année 81. Sylla ne chercha pas à établir un régime politique de type monarchique, bien au contraire. Son œuvre fut toute de restauration, comme le montrent plusieurs éléments : son légalisme, son traditionalisme, ou encore sa volonté de rendre aux institutions romaines leur capacité de fonctionnement. L’ambition des réformes syllaniennes était non seulement de rétablir la République aristocratique, mais aussi de rétablir une certaine égalité dans la compétition entre aristocrates. C’était évidemment bien trop tard car cette Corrigé T. Lanfranchi 4 compétition était déjà faussée par les possibilités énormes d’enrichissement dues aux conquêtes. Ce clivage politique demeura donc pertinent jusqu’à la fin de la République (César incarnant par exemple les optimates, Pompée finissant par se ranger du côté des populares) mais ne fut qu’un des aspects de la crise de la noblesse. L’autre tient dans un clivage de plus en plus accusé entre chevaliers et sénateurs, autour de la question des jurys des tribunaux permanents qui passent de l’un à l’autre au cours de ces différentes décennies (point à ne pas trop développer ici pour garder des billes pour la suite de l’exposé). S’y ajoute enfin la montée d’une nouvelle forme de pouvoir personnel : les imperatores. 1.3. La noblesse face à la montée des formes de pouvoirs personnels Idéalement, le système de domination classique de la noblesse sur la vie politique avait été pensé comme un système agonistique dans lequel personne ne devait l’emporter. De fait, les chiffres montrent que seuls 40% des familles nobles eurent trois consuls en 6 générations et 20% seulement réussirent à s’assurer un consul à chaque génération. Si certaines très grandes familles existaient bel et bien (Claudii, Cornelii, etc.), aucune ne pouvait totalement s’imposer. Les choses changent quelque peu au Ier siècle en raison d’un contexte particulier : le poids grandissant de l’armée et ses mutations sociologiques, l’enrichissement permis par les conquêtes, le dérèglement de la vie politique et l’apparition du recours à la violence (proscriptions syllaniennes), le problème du brigandage et des révoltes serviles, les dernières guerres orientales (mithridatiques) qui alimentent une crise économique. Le contexte était propice aux audacieux, comme les imperatores. Traditionnellement, un imperator est un titre militaire : au moment de la victoire, sur le champ de bataille, celui-ci était fréquemment proclamé imperator par ses troupes, ce qui signifiait qu’elles le considéraient victorieux parce qu’il aurait été particulièrement béni des dieux, ce qui finissait par créer un lien de nature quasi religieuse entre elles et leur général en chef. Ce titre prend une coloration politique quand, à la fin de la République, des généraux commencent à comprendre qu’ils peuvent réinvestir ce capital dans le champ politique. Il suffira donc désormais que des hommes politiques ambitieux soient également de bons généraux en chef et deviennent à leur tour des imperatores pour qu’ils puissent arriver à leurs fins, et changer la nature du régime. Pompée, Crassus et César en offrent un bon condensé : cf. l’élection au grand pontificat de César en 63. è Déséquilibre du système traditionnel de compétition qui pousse alors les perdants à de nouveaux excès, comme par exemple la conjuration de Catilina. L’histoire de la noblesse romaine à la fin de la République est donc, d’une certaine façon, celle d’un éclatement de l’unité de cette noblesse autour de certains grands principes. Cela débouche sur les guerres civiles qui emportent la République. La noblesse, est donc toujours l’actrice centrale du jeu politique, mais elle en modifie considérablement les règles ce qui provoque sa perte. Les guerres civiles ajoutent par ailleurs à cela des pertes humaines très lourdes qui vont rendre plus facilement l’élargissement postérieur de cette noblesse. Ces pertes se voient très bien au moment de l’ascension au pouvoir d’Octave, lors du rapprochement entre lui et les Républicains, en 44. Cicéron est à la manœuvre. Pourquoi lui ? Parce que, à cette époque, trois figures dominaient ce qui restait du parti républicain à Rome, au Sénat : L. Calpurnius Piso, P. Servilius Isauricus (le tribun Ti. Cannutius qui servit Octave était un client d’Isauricus) et Cicéron. Si Cicéron put à ce moment prendre une telle place au Sénat, c’est aussi parce que les guerres civiles avaient fait leur œuvre et qu’il ne restait plus beaucoup de grands ex-consuls dont l’auctoritas aurait pu contrebalancer celle de Cicéron. Selon R. Syme, ils n’étaient alors plus que 17, dont 3 hors d’Italie et bien peu avait l’envergure nécessaire. La bataille de Philippes en 42 confirme cela. 50 000 citoyens ont été tués sur le Corrigé T. Lanfranchi 5 champ de bataille de Philippes au cours des deux affrontements (soit une hémorragie supérieure au désastre de Cannes), et Rome ne se remit jamais complètement de ce carnage qui acheva de décimer la fine fleur de son aristocratie (une grande partie de l’aristocratie républicaine disparut à ce moment-là), ou perdit les jeunes gens qui auraient pu lui assurer une descendance). Tombèrent alors le fils de Caton, un Lucullus, un Livius Drusus, Hortensius, etc. è Une saignée qui explique aussi les ralliements successifs auprès d’Auguste, même s’ils ne se firent qu’à partir du moment où il renforça son emprise sur l’Italie dans les années 30. Là, la composition de son parti change et on voit apparaître les aristocrates dedans. Ce parti comptait deux grands groupes de personnes : des hommes nouveaux ambitieux mais habiles (type Agrippa) et des aristocrates de familles distinguées, arrivés surtout après le mariage avec Livia et après la victoire de Sicile (Syme p. 227). À partir de cette date, le parti octavien pouvait avoir un vrai sens. Mentionnons pour le premier groupe C. Calvisius Sabinus (consul en 39), L. Cornificius (consul en 35) ou Statilius Taurus (consul suffect en 37) ; et pour le second Ap. Claudius Pulcher (consul en 38), Paullus Aemilius Lepidus (consul en 34) ou M. Valerius Messalla Corvinus (consul en 31). La période qui va de 39 à 33 est donc celle d’un affermissement progressif du parti d’Octave, avec le ralliement des aristocrates. C’est le prélude aux transformations augustéennes qui suivent la victoire d’Actium. 2. Les transformations augustéennes (31-14) Épuisée par les guerres civiles, la noblesse romaine se range finalement au projet augustéen qui lui réserve une place nouvelle. 2.1. La redéfinition des ordines Il y a d’abord une refonte du Sénat en plusieurs fois pour ramener le nombre de sénateurs à 600. Il y a ensuite une réorganisation de la noblesse, à partir de la censure de 28 avant J.-C., avec l’organisation progressive d’un ordre sénatorial et d’un ordre équestre bien séparés, avec des seuils censitaires et des carrières différenciées et contrôlées. L’établissement et la précision d’un seuil propre à l’ordre équestre et l’autonomisation de cet ordre remonte à l’époque républicaine. C’est en revanche seulement avec Auguste qu’un ordre sénatorial officiel fut créé. Plusieurs étapes importantes de ce processus sont connues : • La lex Claudia de 218 avant J.-C. d’abord qui interdisait à un sénateur (ou à son fils) de posséder des navires de commerce importants et qui les empêchaient de prendre part aux adjudications publiques. Ce faisant, elle laissait le champ libre aux chevaliers pour se tourner vers ces activités économiques interdites aux sénateurs. • La précision d’un cens équestre particulier. • La création des tribunaux permanents à partir de 149 avec les jurys réservés aux chevaliers. • Les réformes de Caius Gracchus en 123/122 qui font du contrôle des tribunaux permanents un enjeu politique entre sénateurs et chevaliers pour plus de cinquante ans. Cette question du contrôle des tribunaux empoisonne la vie politique romaine après Caius Gracchus, nous l’avons dit. Mais elle accentue aussi la séparation chevaliers/sénateurs. On voit par là que la différenciation entre ces deux ordines se fait lentement et sur des critères à la fois économiques et politiques. Mais il n’y a pas stricto sensu d’ordre sénatorial avant l’empire. Auguste revint sur ces questions en réorganisant les institutions traditionnelles. Il s’occupa ainsi plusieurs fois du Sénat. D’abord en 29/28, puis en 18, puis en 13/12 et enfin en 4 après J.-C. Corrigé T. Lanfranchi 6 Son premier grand souci était de réduire le nombre de sénateurs, porté à 1 000 par César. Il voulait au départ revenir au chiffre originel de 300 mais devant les réticences des intéressés, il ne revint qu’à 600 sénateurs. Mais en 13/12, situation inverse, il en manque et il y a une crise du recrutement. Il entreprend alors de fixer de nouvelles règles pour éviter le recours aux lectiones exceptionnelles. Il toucha alors au cens qui était resté jusque-là le même que sous la République, i.e. le cens équestre. Il l’augmenta alors pour le porter à un million de sesterces, probablement de 18 à 13 avant J.-C., créant ainsi véritablement un cens proprement sénatorial tout en maintenant le cens de 400 000 HS pour les chevaliers. Mais Auguste alla plus loin et créa véritablement l’ébauche de l’ordo senatorius, lui donnant une toute autre signification que celle qu’il avait sous la République. Définition de l’ordre sénatorial sous la République : le sénat pris collectivement en tant que corps, pas les familles de sénateurs. Cf. Cicéron qui en parle en disant hic ordo ou ordo noster. À nuancer car place particulière des fils de sénateur. Au moment où il créé le cens sénatorial, Auguste ajoute que désormais, le port du laticlave est réservé à partir de 17 ans aux fils de sénateurs. Ce faisant, il réserve en fait la carrière des honneurs aux fils de sénateurs ; les fils de simples chevaliers, eux, peuvent entrer au service du Prince en occupant des charges « équestres » ou choisir l’otium. Donc les jeunes gens sont tous chevaliers jusqu’à l’exercice de leur première magistrature, mais certains sont de famille sénatoriale, portent le laticlave (contre l’angusticlave pour les autres) et sont destinés au sénat. C’est l’aboutissement des processus engagés au IIe siècle avant J.-C. Par la suite, Caligula détache complètement le porteur du laticlave de tout lien avec l’ordre équestre vers 38 après J.-C. Organisation de deux carrières bien définies seulement à partir de là : • Pour les jeunes de l’ordre sénatorial, laticlave à partir de 17 ans, puis les charges qui préparent à la carrière des honneurs. • Pour les jeunes chevaliers, préfecture de cohorte, préfecture d’aile, tribunat angusticlave de légion, puis fonctions réservées aux chevaliers dans l’administration impériale. C’est l’achèvement de la séparation des deux ordines. 2.2. La noblesse entre pertes de pouvoirs et relégitimation Il s’agit ainsi, d’une part de remettre de l’ordre dans la noblesse romaine, mais aussi de recréer des carrières et de contrôler plus facilement les classes dirigeantes dans la mesure où ces carrières sont largement soumises au princeps. (Voir aussi Syme p. 334 et suivantes pour l’armée comme vecteur de carrière). Il est ici intéressant de souligner que la noblesse ne fut pas maltraitée par Auguste. Volonté de la présenter comme un acteur à part entière du nouveau régime, ce qui peut justifier l’appellation de dyarchie parfois proposée. Cela se voit à des aspects symboliques et moins symboliques. Du côté symbolique, mise en scène de cette noblesse comme partie prenante du pouvoir : • C’est le Sénat qui remet à Auguste ses pouvoirs lors de la théâtrale séance de janvier 27. • Le Sénat conserve la gestion de l’aerarium saturni même si ce trésor perd de l’importance. • Le Sénat est appelé à jouer un rôle lors de la succession. Du côté moins symbolique, il y a des gains réels. Pensons d’abord au partage des provinces, qui permet aux Sénateurs de gérer une partie de l’empire. Pensons aussi, toujours à propos du Sénat, au fait que c’est lui qui a fini par récupérer l’élection des magistrats et le vote des lois (après Auguste cependant). Pensons enfin à la création de nombreux postes nouveaux : les préfectures, les curatèles, les procuratèles équestres etc. ces postes sont confiés à des membres de la nouvelles noblesse impériale dans l’idée d’en faire des sortes de co-gestionnaires Corrigé T. Lanfranchi 7 de l’empire, le prince dominant cette nouvelle construction politique. Le projet augustéen était de fait un projet de réaristocratisation dans lequel il entendait faire toute sa place à une noblesse, certes réorganisée et mise au pas. 2.3. Une entreprise de refondation morale de la noblesse Cette volonté augustéenne s’accompagne d’une volonté de refonte morale de la noblesse romaine. Elle ne peut prendre toute sa place à ses côtés qu’une fois relégitimée. Cela va de pair avec l’idéologie plus générale du régime augustéen : un régime fondamentalement conservateur. La volonté de restauration, d’appel au glorieux passé romain doit concerner aussi la noblesse. Certaines lois votées en témoignent de façon exemplaire. Ainsi, en 18 avant J.-C., il fit voter une lex Iulia de maritandis ordinibus qui visait à encourager le mariage et la natalité, particulièrement dans les sphères aristocratiques : elle rendait le mariage obligatoire de 25 à 60 ans pour tous les hommes libres et de 20 à 50 pour les femmes. Les veufs étaient également tenus de se remarier. Pour les hautes classes, des interdits étaient aussi fixés, comme celui d’épouser une affranchie. Enfin, parmi les candidats aux magistratures, ceux qui avaient le plus d’enfants légitimes étaient favorisés par le princeps. Le tout était assorti de diverses pénalités financières et symboliques. Parmi ces dernières, signalons que les célibataires en âge de se marier ne pouvaient assister aux jeux les plus importants ou participer aux rituels. Les célibataires subissaient aussi des restrictions d’héritages. La même année, une Lex Iulia de adulteriis vint également réprimer très sévèrement l’adultère : l’adultère des femmes devint un crime puni de relégation sur une île (idem pour le compagnon d’adultère) et de confiscation d’une partie de la fortune. Ces lois furent complétées en 9 avant J.-C. par une Lex Papia Poppaea (du nom des deux consuls, célibataires…) : les pénalités frappant les célibataires furent étendues aux époux sans enfants tandis que les avantages conférés aux pères de famille furent accrus. L’idée d’Auguste était de lutter contre la dépopulation et de mettre un frein à une certaine licence des mœurs. Ces lois accompagnent sa volonté de redéfinition de la noblesse et ne peuvent se comprendre que mises en parallèle avec cette tentative et avec le fait qu’il créa aussi de nouveaux patriciens. 3. La noblesse romaine à l’époque impériale : entre redéfinition et élargissement 3.1. Une noblesse dans la noblesse : la domus impériale La famille impériale change de nature au tournant de l’empire. Auguste n’avait en effet pas de fils. Il dut donc passer par l’adoption pour organiser sa succession. Il va le faire en mettant en avant l’idée de domus, suivant un sens nouveau : une structure familiale suffisamment large pour accueillir tous ses proches (fils et filles, gendres, petits-fils). La domus impériale est véritablement la dynastie impériale et c’est une forme de noblesse à l’intérieur à la noblesse, avec, fait nouveau des princes et des princesses. L’importance de cette nouvelle noblesse peut être saisie très tôt avec l’action de personnages comme Séjan, sous Tibère. Séjan se servit de sa position de préfet de prétoire ayant la confiance de Tibère pour placer des proches à des postes à responsabilité. Dans le même temps, il s’occupait de sa famille et mariait en 20 sa fille avec le fils du futur empereur Claude. Il voulut également épouser la veuve de Drusus Corrigé T. Lanfranchi 8 (qui était son amante) mais Tibère ne le permit pas. Pourquoi ? Pour se lier à une famille qui occupait le premier plan, pour entrer dans cette noblesse spéciale : celle de la domus. Plus généralement, la place prise par les princesses impériales montre le caractère particulier de cette famille. Cf. le cas de Julie successivement mariée par son père pour assurer sa succession. Ces stratégies matrimoniales continuent par la suite et permettent d’intriquer la noblesse romaine et la domus impériale. Ce faisant on voit à l’œuvre un processus nouveau ou une famille en particulier prend une importance supérieure à toutes les autres familles nobles. 3.2. La naissance d’une cour L’empire romain apporte une autre évolution centrale avec la constitution progressive d’un véritable palais sur le Palatin : la naissance d’une cour impériale. C’est un thème historiographique en plein renouveau depuis les années 1990 et les travaux d’A. WallaceHadrill (« The imperial court », in A. K. Bowman, E. Champlin, A. Lintott (eds.), The Cambridge Ancient History, vol. 10: The Augustan Empire, 43 B.C. - A.D. 69, Cambridge, 1996, p. 283-308) et d’A. Winterling (Aula Caesaris: Studien zur Institutionalisierung des römischen Kaiserhofes in der Zeit von Augustus bis Commodus (31 v.Chr.-192 n.Chr.), Munich, 1999. On doit y ajouter la thèse récente d’A.-C. Michel sur la cour sous l’empereur Claude (2015). La cour est une réalité complexe, à la fois spatiale, sociale et politique. Du point de vue spatial c’est, on l’a dit, la constitution des palais palatins qui permet la création d’une cour. Du point de vue social et politique, qu’est-ce que cela veut dire pour la noblesse ? Cela crée un milieu nouveau en fait. La cour comportait trois grands groupes : la famille impériale (avec esclaves et affranchis), certains membres des ordres équestres et sénatoriaux, et d’autres individus pour des raisons de fonction, de compétence ou d’amitié avec le prince. C’était un lieu de pouvoir central et il semble bien que la noblesse y soit très représentée. L’étude prosopographique d’A.-C. Michel montre une surreprésentation des sénateurs d’Italie centrale et une prééminence des membres de la nobilitas. De ce point de vue, Claude entreprit de respecter les hiérarchies traditionnelles et, dans ce milieu nouveau, la noblesse romaine avait le premier rang, ce qui va bien dans le sens d’un empereur qui s’est plutôt présenté comme un continuateur d’Auguste. La cour voit aussi le développement de sociabilités nouvelles et particulières dans lesquelles précisément la noblesse romaine prend toute sa place : salutationes matinales, jeux, banquets, funérailles. Une sociabilité de cour se met en place qui puise aux registres traditionnels de la noblesse romaine mais qui sert aussi à manifester sa position nouvelle vis-àvis du pouvoir impérial. Ce phénomène de cour n’a pas que des aspects positifs. Il créée aussi des inimitiés et voit l’apparition d’une noblesse comploteuse. Elle peut être de plusieurs ordres. Il peut s’agir d’abord d’une noblesse proche du prince qui utilise le pouvoir pour se débarrasser de ses adversaires. Un personnage comme Séjan est emblématique de cela. Séjan se trouvait avoir développé une tactique bien à lui pour combattre ses adversaires. Il se trouvait à la tête d’une véritable petite entreprise de dénonciation. Et il l’utilisait pour ce qu’il voulait. En 25, Cremutius Cordus, historien qui s’était moqué du fait d’avoir mis une statue de Séjan dans le théâtre de Pompée sauvé des flammes se trouva accusé et victime d’un procès pour lèsemajesté. Il préféra se laisser mourir de faim plutôt qu’être condamné. Ses livres furent condamnés à l’autodafé. Il utilisait ainsi ses clients pour attaquer ses ennemis politiques. En 26 encore, Claudia Pulchra, cousine et amie d’Agrippine I fut accusée d’adultère et de maléfices contre l’empereur par Domitius Afer. Ce comportement est lié au phénomène de cour. Autre possibilité, la conspiration contre le Prince. Cf. la conspiration de Cinna vers 1613 avant J.-C. contre Auguste. Celle aussi de M. Scribonius Libo Drusus (16), accusé de faire Corrigé T. Lanfranchi 9 des pratiques occultes et qui aurait eu de mauvais projets pour le prince. L’accusé se suicide alors que Tibère s’était efforcé de se montrer impartial. 39 : une conjuration contre Caligula. Un des cas les plus célèbres est la conjuration de Pison, dirigée en 65 contre Néron. Un des conjurés est dénoncé par son affranchi et ils sont mis à mort. Voir Cogitore. 3.3. Le problème de l’élargissement de la noblesse romaine La période impériale voit aussi se manifester de façon de plus en plus claire la question de l’élargissement de la noblesse romaine. Cet élargissement pouvait se justifier pour deux raisons : les pertes très lourdes qui décimèrent les rangs de la noblesse durant la guerre civile, d’une part, et, d’autre part, la nécessité de faire droit aux revendications des notables italiens et provinciaux. Cette ouverture est une réalité et Auguste déjà la pratiqua, par une ouverture en direction des Italiens. Elle ne se fit pas sans heurts ni difficultés. Un des meilleurs exemples en est le discours de Claude au Sénat en 48. Il voulait permettre aux notables des 3 Gaules de devenir magistrats à Rome et de pouvoir siéger au Sénat. Il fit face à une opposition très forte du Sénat et il n’obtint gain de cause que pour les Éduens. De fait, sous Auguste et Tibère, on en compte guère plus d’une douzaine de sénateurs provinciaux (venant de Narbonnaise et de Bétique essentiellement). Sous Néron, les sénateurs provinciaux sont une cinquantaine. À la fin de notre période, pour le Sénat, sous Vespasien, il y avait encore 76 % de sénateurs italiens contre 24 % de provinciaux. C’est après lui que l’évolution s’accéléra et que les provinces concernées s’élargirent. Sous Septime Sévère, il n’y avait plus que 43 % d’italiens contre 57 % de provinciaux. C’est donc une évolution de long terme qui ne fait que démarrer pour la période qui nous concerne mais qui transforma profondément la noblesse romaine en une authentique noblesse impériale. Cette politique de Claude accompagne son usage de la censure pour relégitimer l’aristocratie. Il reprend cette vieille magistrature laissée en désuétude depuis Auguste. Claude l’exerce avec L. Vitellius d’avril 47 à octobre 48. Cette censure comporte plusieurs aspects importants : • Recensement proprement dit (près de 6 millions de citoyens) • Lectio senatus • Création de nouveau patriciens • Création de nouvelles lettres de l’alphabet • Édit sur les dolia • La même année 47, célèbre les jeux séculaires, à l’imitation d’Auguste. Conclusion Période de grande vicissitude pour la noblesse romaine, obligée de se réinventer totalement. Mutation et élargissement. Idée de Syme : aristocratie toujours au centre du jeu politique, mais selon des modalités différentes selon les moments. Schiavone sur Auguste : grandiose stabilisation néoaristocratique.