les secrets de la sûreté de l`état

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les secrets de la sûreté de l`état
LES SECRETS DE LA SÛRETÉ DE L’ÉTAT
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Couverture : Studio Lannoo
Mise en page : Karakters
© Editions Lannoo nv, Tielt, 2015 et Lars Bové
D/2015/45/314 – ISBN 978 94 014 2590 2 – NUR 740
Tous droits réservés. Aucun élément de cette publication ne peut être
reproduit, introduit dans une banque de données ni publié sous quelque
forme que ce soit, soit électronique, soit mécanique ou de toute autre
manière, sans l’accord écrit préalable de l’éditeur.
table des matières
Une adresse secrète
9
Du secret au mystère
15
Fiefs et chasse gardée
24
Patriote30
Quel gâchis !
35
L’Histoire cachée
45
Dossier # 1. MI5
56
Consanguinité60
VIP68
Taupes76
Informateur80
Dossier # 2. La toute première écoute téléphonique
85
Silence, on écoute
89
Cible : un politicien
103
Le ministre
113
Base de données (1)
119
Top secret
124
Cible : parti politique
131
Représailles136
Armes146
Persona non grata150
Dossier # 3. EU Confidential
Aide diplomatique
Au-delà de la frontière
157
162
167
Le Club
170
Espion sous contrat
179
Yoga190
NSA200
Screening208
Base de données (2)
217
Chien de garde
222
Diable234
Alerte terroriste
243
Dossier # 4. Caricature de Mohammed
254
Services secrets
261
Monseigneur268
L’ancien patron
276
Le nouveau patron
292
Ni confirmer, ni démentir
319
Épilogue329
Lexique de la Sûreté de l’État
332
Un appel entrant d’un numéro masqué.
« Bonjour, Bové à l’appareil. »
« Monsieur Bové ? »
« Lui-même. »
« Vous ne me connaissez pas. »
« Je pense avoir une petite idée de qui vous êtes, au son de votre
voix … »
« Non, nous ne nous sommes pas parlé. »
« OK. Bien compris. »
« Il y a des choses sur la Sûreté de l’État que vous devez savoir. »
« La Sûreté de l’État ? »
« Elle a des taupes, des informateurs au sein de tous les opérateurs télécom de Belgique. »
« Des taupes ? Des informateurs ? »
« Oui, ils violent le secret professionnel. À l’insu de tous. »
« Voulez-vous dire que la Sûreté de l’État obtient des données
illégales des entreprises de télécom ? »
« Oui. Et elle le fait depuis des années : numéros de téléphone
privés, données des appelants, communications électroniques,
adresses Internet. Elle a accès à tout, sans contrôle. »
« Qui sont ces taupes ? »
« Personne ne contrôle les informateurs. C’est leur échappatoire. »
« Depuis quand ? »
« Depuis des lustres, le bon vieux temps. Je ne vous en dirai pas
plus. Je ne vous ai pas parlé. »
« Mais … S’il vous plaît, dites-moi … »
Il avait déjà raccroché.
Une adresse secrète
C’est un jour de semaine banal au centre d’Anvers. La circulation est intense. Derrière moi, des dizaines de voitures se fraient
un chemin dans le trafic. Insouciants, les cyclistes et piétons
filent vers leurs occupations. Ils ignorent ce qui se trame derrière
les murs de la maison de maître de cette artère renommée
d’Anvers : le Lei. Je suis le seul à regarder, fasciné, la façade blanche,
à la peinture écaillée. C’est ici que commence mon enquête sur
les secrets de la Sûreté de l’État, le service d’État le plus mystérieux du pays, une institution qui ne tolère aucun intrus. La
Sûreté de l’État est le service de renseignement le plus ancien du
monde, après celui du Vatican.
Le bâtiment entier semble érigé pour passer inaperçu. Rien
n’attire le regard des passants. Aucune caméra de surveillance
visible, tout au plus un vieux boîtier d’une alarme de sécurité. Le
numéro de la maison est bien indiqué mais, à côté des deux sonnettes, aucun nom des occupants. Personne ne sait qui y habite.
Un commerçant est étonné quand je lui parle de ses voisins
un peu plus loin : « La Sûreté de l’État ? Eh bien, dites donc …
Jamais, je ne m’en serais douté. »
Un avocat, qui travaille non loin de là, en sait un peu plus. « Il
y a effectivement des rumeurs qui disent que la Sûreté de l’État
travaille là. Mais je n’en suis pas sûr. Nous n’avons aucun contact
avec les gens d’à côté. Je sais qu’il vaut mieux ne pas vous garer
devant leur porte d’entrée, sans quoi votre voiture sera amenée
à la fourrière dans la demi-heure. Je n’ai pas encore tenté l’expérience. Peut-être devriez-vous essayer ? »
Il sourit.
, numéro
. Voilà donc l’une des adresses se­crètes
de la Sûreté de l’État ? Je scrute les quatorze grandes fenêtres de
la façade, en espérant pouvoir voir ce qui se passe à l’intérieur.
UNE ADRESSE SECRÈTE
9
Les vitres du bas sont sablées et les châssis hauts, bleus,
empêchent toute tentative de jeter un coup d’œil indiscret.
À peine suis-je devant la grande porte bleue qu’elle s’ouvre
tout d’un coup. M’aurait-on déjà repéré ? Un homme avec une
longue barbe noire sort. Je recule et je fais demi-tour. M’ont-ils
surpris ? Je jette un œil discret par-dessus mon épaule, mais son
regard ne semble pas rivé sur moi. Dans le hall, derrière la grande
porte d’entrée bleue, je vois de hauts murs roses. D’un mouvement fluide, une voiture rentre dans la cour. La porte se referme
directement après son passage.
Tout est à nouveau calme. Et si je sonnais ? Qu’est-ce que je
risque ? Je tente ma chance à la sonnette du dessus.
« Allo ? ». Une dame répond aussitôt.
« Suis-je bien au bureau anversois de la Sûreté de l’État ? »
« Qui êtes-vous, Monsieur ? »
« Je suis journaliste. Je réalise un portrait de la Sûreté de l’État.
C’est bien le bureau de la Sûreté de l’État, n’est-ce pas ? »
Silence.
« Vous avez rendez-vous ? »
« Non, je venais jeter un œil. Je réalise un portrait de la Sûreté
de l’État. »
« Nous ne pouvons pas vous aider, Monsieur. »
Elle raccroche.
Je n’en saurai pas plus. Je retourne bredouille dans ma voiture. Je sens des regards dans mon dos.
Le lendemain, je suis à la rédaction. La rédaction d’un journal
quotidien est une ruche bruyante. Je suis calé dans mon fauteuil, je me balance en arrière, profitant de la vue prenante sur
les toits de Bruxelles, lorsque, à 14 h 57 précises, mon GSM
sonne. Un numéro masqué.
« Allo, Bové à l’appareil. »
« C’est Geoffrey de la Sûreté de l’État. »
« Oh, bonjour. »
10
UNE ADRESSE SECRÈTE
Geoffrey a un boulot complémentaire à la Sûreté de l’État en
tant que personne de contact pour la presse. La Sûreté de l’État
n’a pas de porte-parole et encore moins un service de communication.
« Hier, vous vous êtes rendu à notre agence locale d’Anvers ? »
« Euh, oui. »
Comment diable savent-ils que c’était moi ? Je n’ai même pas
eu le temps de donner mon nom.
« Normalement, cela ne se fait pas. »
« Il me semblait intéressant de visiter aussi vos adresses
secrètes. D’autant que je réalise un portrait de votre service … »
Cela fait des mois que je demande à Geoffrey de m’aider. Je lui
ai déjà envoyé une bonne dizaine d’e-mails. Je l’ai appelé pres­
que autant de fois. En vain, jusqu’à ce jour. Pourquoi la Sûreté de
l’État ne dévoile-t-elle pas en partie ce qu’elle fait ? Dans une
démocratie, les citoyens devraient pouvoir savoir ce que fabrique
leur service de renseignement, tant que cela ne met pas en péril
les opérations en cours, les dossiers, les sources ou des vies en
jeu. Chaque e-mail ou coup de fil était suivi d’une réponse polie
que « le service y réfléchirait ». Parfois, j’eus l’impression qu’ils
allaient le faire, mais force était de constater que je n’avais eu,
par la suite, aucun signe effectif de collaboration.
« Je ne veux pas me montrer antipathique, mais vous devez
savoir que parler à nos équipes à Anvers n’est pas possible. Ils
ont été étonnés de votre visite, cela les a inquiétés même. Même
s’il ne s’agissait que de “jeter un coup d’œil”. Ils n’ont jamais
connu ça. Moi-même, je n’ai jamais pu visiter l’une de nos
agences en provinces. Ces bâtiments sont interdits au public.
Pour y travailler, il faut obligatoirement avoir une habilitation de
sécurité. »
« Pourrions-nous enfin nous voir ? » Je profite de l’occasion
pour obtenir ce rendez-vous tant attendu.
« Oui. Cela devrait être jouable le mois prochain. Je vous rappelle. »
UNE ADRESSE SECRÈTE
11
Un mois plus tard, toujours pas le moindre signe de vie, mais
ce n’est pas grave. La nervosité suscitée par ma visite à la maison
de maître à Anvers n’a fait qu’attiser plus encore ma curiosité.
Personne d’autre n’aurait sonné à la porte d’entrée ? Personne
d’autre ne connaîtrait cette adresse ? Il n’en faut pas plus pour
réveiller le journaliste d’investigation en moi. Je poursuis mon
enquête. Outre cette adresse à Anvers, la Sûreté de l’État disposerait, dans d’autres provinces, de 6 autres adresses secrètes,
ainsi que d’un bureau confidentiel à l’aéroport de Bruxelles
national, situé à Zaventem. J’adresse un e-mail au porte-parole
de la Régie des Bâtiments, l’organisme d’État qui gère l’ensemble
des bureaux de l’État belge. J’espère qu’il pourra m’éclairer. Mais
il ne peut rien communiquer sur la Sûreté de l’État, pas même
officieusement. Sa réponse ne m’étonne pas. Les politiciens non
plus n’obtiennent pas d’information sur ces bureaux secrets. En
2012, Mieke Vogels, la parlementaire écolo (Groen) demanda à
obtenir la liste de l’ensemble des bureaux gérés par la Régie des
Bâtiments à Anvers. On lui a fourni une liste détaillée, à une
adresse près : ‘Le bâtiment occupé par la Sûreté de l’État ne peut
pas, pour des raisons de sécurité, figurer sur cette liste.’ On pourrait croire que les membres du parlement élus ne se contenteraient pas de cette explication et essaieraient d’en savoir plus.
Mais non …
J’ai une idée pour arriver à en savoir plus. Chaque année, les
parlementaires doivent approuver les documents relatifs au
budget. Une piste à explorer. De prime abord, je ne trouve rien
sur les mystérieux bureaux de la Sûreté de l’État, jusqu’à ce que
je recherche l’adresse anversoise dans les documents budgétaires. Bingo ! Certaines adresses y sont reprises, parfois sous un
autre intitulé, en tant que bureau du ‘Service Public Fédéral
(SPF) Justice : Administration’. Autant dire que ces adresses
passent inaperçues dans la longue liste. Dans un rapport de
l’exercice budgétaire, j’en apprends plus : ‘GAND, relogement
Sûreté de l’État à partir du 01/01/2011 (estimation comprenant
12
UNE ADRESSE SECRÈTE
les premiers travaux d’aménagement). Dans ce cas : 41.1429B+C
GAND,
/ : à résilier le 31/10/2011. LIÈGE, Sûreté
de l’État : nouveau bail à partir du 01/04/2011. Dans ce cas : LIÈGE,
: à résilier.’
C’est un travail minutieux pour reconstituer ce puzzle, mais
j’y arrive. Dans des documents budgétaires, je rencontre d’autres
adresses, comme celles d’Hasselt :
avec la mention ‘SPF Justice : Administration’. À coup sûr, une
autre adresse secrète de la Sûreté de l’État. Voyons voir. On dirait.
Il y a un bureau avec une location annuelle de 21 879,80 euros,
hors taxes et charges. C’est fou le nombre de détails que j’arrive
à retrouver. Je retrouve aussi l’adresse actuelle de la Sûreté de
l’État à Liège dans un autre rapport :
.
Si j’arrive à localiser les bureaux secrets en allant fouiller les
documents figurant sur le site Internet du Parlement, alors des
terroristes, des espions et d’autres obscures personnes peuvent
en faire autant.
Et si j’encodais ces adresses dans le moteur de recherche
Google ? Incroyable ! Dans un document du Service Public Fédéral de la Justice qui date de janvier 2003, je retrouve toutes les
adresses. Il y en a dix en tout. Inimaginable que ce genre d’informations traîne ainsi sur les pages du web …
S201 SÛRETÉ DE L’ÉTAT ANVERS
S204 SÛRETÉ DE L’ÉTAT HASSELT
HASSELT 3500
S410 SÛRETÉ DE L’ÉTAT GAND
S412 SÛRETÉ DE L’ÉTAT BRUGES
8000
S517 SÛRETÉ DE L’ÉTAT LIÈGE
S624 SÛRETÉ DE L’ÉTAT CHARLEROI
CHARLEROI 6000
ANVERS 2000
GAND 9000
BRUGES
LIÈGE 4000
UNE ADRESSE SECRÈTE
13
S625 SÛRETÉ DE L’ÉTAT MONS
MONS
7000
SC306 SÛRETÉ DE L’ÉTAT BRUXELLES SIÈGE CENTRAL,
­BOULEVARD DU ROI ALBERT II, 6
SG3061 SÛRETÉ DE L’ÉTAT BRUXELLES GARAGE BOONDAEL,
,
SZ306 SÛRETÉ DE L’ÉTAT ZAVENTEM Aéroport national, Local
ZAVENTEM 1930
C’est une vieille liste, mais, entre-temps, je sais que les adresses
secrètes d’Anvers et d’Hasselt sont encore usitées. C’est incompréhensible que ces adresses que la Sûreté de l’État veut garder
secrètes se retrouvent facilement sur Internet. Dans le rapport
annuel de la Sûreté de l’État, rien ne filtre sur ces bureaux en
provinces. Leur existence n’est pas évoquée. Top secret. Et pourtant, les secrets de la Sûreté de l’État sont ouvertement étalés sur
Internet.
Maintenant que j’ai pu localiser ces bureaux secrets, je veux
savoir ce qui se passe derrière leurs murs. Combien d’inspecteurs y travaillent ? Que font-ils ? Travaillent-ils avec les agents
du siège central de la Sûreté de l’État à Bruxelles ? Où se trouvent
leurs informateurs ? Qu’en est-il de ce coup de téléphone mystérieux sur les taupes infiltrées dans les entreprises de télécom ?
Mon enquête sur la Sûreté de l’État commençait vraiment …
14
UNE ADRESSE SECRÈTE
Du secret au mystère
Les services de renseignement ont quelque chose de cool. Dans
le monde entier, ils parlent à notre imaginaire. Ils ont inspiré les
auteurs tant et plus. Les récits palpitants, les séries TV, les livres,
les jeux vidéo en foisonnent. De l’espion classique qui décode,
pendant la Guerre froide, les secrets des Russes à l’agent secret
moderne, aux gadgets hypersophistiqués qui déjouent les plans
des terroristes fanatiques. On aime qualifier les services de renseignement de “services secrets”. Chaque jour, ils traquent l’info
que personne ne soupçonne et ils protègent ces secrets au péril
de leur vie.
Comment distinguer la fiction de la réalité ? Est-ce que les
services de renseignement veillent vraiment sur notre sécurité
ou est-ce que ce sont de sombres bastions de pouvoir qui
échappent à tout contrôle, y compris des politiciens ? Est-ce que
ce sont des services secrets ou mystérieux ? Servent-ils la démocratie ou se fichent-ils ouvertement et impunément des valeurs
démocratiques en violant la protection de la vie privée ? Nos élus
– parlementaires et ministres – sont-ils sous leur emprise ?
Déterminent-ils leurs cibles comme bon leur semble, en faisant
fi de la présomption d’innocence ? Les scandales récents des
services secrets américains et britanniques qui espionnaient
aisément les échanges électroniques des citoyens, entreprises et
membres du gouvernement sont pour le moins inquiétants.
On s’attendrait à ce que la Sûreté de l’État, le service de renseignement le plus ancien au monde, après celui du Vatican, ait
fait l’objet d’enquêtes au cours de son existence de près de 200
ans. Rien n’est moins vrai. Les Belges – y compris les politiciens
et les journalistes – ne savent pour ainsi dire rien de la Sûreté de
l’État, le nom officiel de notre service de renseignement. Les
rares questions que les membres du Parlement ont posées sur la
DU SECRET AU MYSTÈRE
15
Sûreté de l’Etat en disent long. Et elles sont alors souvent adressées au mauvais ministre … Le ministre de l’Intérieur n’est pas
responsable de la Sûreté de l’État, mais bien le ministre de la
Justice. Quand une question aboutit au bon ministre, le contenu
de la question suscite l’étonnement. La plupart du temps, le
ministre de la Justice doit répondre que telle ou telle chose ne
fait pas partie des compétences ou des missions de la Sûreté de
l’État. Les parlementaires belges savent à peine ce que fait leur
propre service de renseignement intérieur. Je ne dois pas m’attendre à beaucoup d’aide de la part des politiciens pour faire
aboutir mon enquête sur les secrets de la Sûreté de l’État.
Ce n’est pas très encourageant, car la Sûreté de l’État ellemême brille par son mutisme. Tout n’est que mystère. Tout est
‘CONFIDENTIEL’, ‘SECRET’ ou ‘TRÈS SECRET’. Combien de personnes y travaillent ? C’est un secret. Comment ce service est-il
organisé ? C’est un secret. Combien d’informateurs comptentils ? C’est très secret. Même le personnel de nettoyage de la
Sûreté de l’État est soigneusement passé au crible. Jamais ils ne
peuvent dire qui est leur employeur.
L’adresse du siège central de la Sûreté de l’État n’est pas un
secret. C’est un bunker de verre et de béton hautement sécurisé
situé au boulevard du Roi Albert II, au numéro 6, à quelques
minutes de la gare de Bruxelles-Nord. Cette adresse est publique.
Mais les passants longent cette façade vitrée à l’effet miroir sans
se douter une seconde qu’il s’agit là d’un bâtiment qui n’a rien de
commun. Au-dessus du tourniquet, un simple panneau indique
‘North Gate I’. Il est entouré d’un drapeau belge et d’un drapeau
européen. C’est tout.
Vous n’aurez pas de mal à trouver le numéro de téléphone et
de fax, ainsi que l’adresse e-mail de la Sûreté de l’État sur Internet. Ils sont repris sur le site du Service Public Fédéral Justice.
Comme j’ai le numéro de téléphone de la Sûreté de l’État, je les
appelle. La première fois, personne ne décroche. Le téléphone
sonne dans le vide pendant 5 minutes. Lors de mes essais sui16
DU SECRET AU MYSTÈRE
vants, mon appel est directement coupé. Je ne reste pas sur un
échec. Mon cinquième essai est fructueux.
« Justitie, SPF Justice, goedemiddag, bonjour », me répond une
agréable téléphoniste dans les deux langues.
« Suis-je bien à la Sûreté de l’État ? »
« Oui, monsieur », dit-elle en riant.
On dirait qu’ici les secrets cessent d’exister. Mais les citoyens
lambda n’arrivent pas à franchir la barrière de la réceptionniste,
à moins de détenir une information pouvant intéresser la Sûreté
de l’État. Si c’est le cas, vous serez peut-être transféré. Si pas,
votre récit s’achève ici.
Ce n’est pas si évident que cela, que nous tous, politiciens
compris, sachions si peu d’un service d’État qui s’appelle luimême Sûreté de l’État. Ce nom est de loin exagéré. Bien que les
détracteurs raillent parfois l’importance de la Sûreté de l’État,
son rôle n’est pas à sous-estimer. Sur le site web du SPF Justice,
les principales missions de la Sûreté de l’État sont définies : ‘protéger des valeurs et des intérêts fondamentaux de l’État : la sûreté
intérieure et extérieure de l’État, la pérennité de l’ordre démocratique et constitutionnel et la sauvegarde du potentiel scientifique
ou économique.’ Excusez du peu.
L’Armée belge dispose aussi d’un service de renseignement :
le Service Général du Renseignement et de la Sécurité (SGRS). Il
veille surtout sur les intérêts militaires, comme la sécurité des
troupes belges à l’étranger, la lutte contre l’espionnage industriel dans le secteur militaire belge, la défense d’installations
militaires et la protection des plans de militaires. Elle se soucie
aussi d’assurer la sécurité des ressortissants belges à l’étranger.
Mais la Sûreté de l’État est le seul service civil de renseignement
et de sécurité du pays qui traque sur son territoire les extrémistes, les terroristes, les espions, les organisations sectaires
nuisibles, les trafiquants d’armes chimiques et biologiques.
Nous devons aussi faire confiance à la Sûreté de l’État pour surveiller et passer au peigne fin tous ceux qui en Belgique peuvent
DU SECRET AU MYSTÈRE
17
travailler sur des informations sensibles ou dans des endroits
sensibles comme des centrales nucléaires.
Je regarde au Code quelles sont précisément les missions de
la Sûreté de l’État. Son champ d’activité est on ne peut plus
large : lutte contre toutes formes d’espionnage, de terrorisme et
d’extrémisme. La portée de ce dernier élément est en soi très
vaste. Selon la loi, “extrémisme” signifie ‘les conceptions ou les
visées racistes, xénophobes, anarchistes, nationalistes, autoritaires ou totalitaires, qu’elles soient à caractère politique, idéologique, confessionnel ou philosophique, contraires, en théorie ou
en pratique, aux principes de la démocratie ou des droits de
l’homme, au bon fonctionnement des institutions démocratiques
ou aux autres fondements de l’État de droit’. Suit alors l’explication sur l’ingérence, une menace assez énigmatique. Selon la loi,
il s’agit de toute ‘tentative d’influencer des processus décisionnels
par des moyens illicites, trompeurs ou clandestins’. Une autre
menace que la Sûreté de l’État doit tenir à l’œil est la prolifération. Il s’agit du commerce illégal de tout type de systèmes et de
produits permettant de confectionner des armes nucléaires,
chimiques et biologiques. La Sûreté de l’État est aussi compétente pour les “organisations sectaires nuisibles”, les associations religieuses nuisibles ou qui enfreignent la loi. La police
n’est pas la seule à avoir les “associations criminelles” dans le
collimateur, la Sûreté de l’État doit aussi les surveiller de près. La
“protection du potentiel scientifique et économique” de la Belgique, donc de toutes les entreprises majeures et des centres de
recherche, fait aussi partie de ces missions principales, tout
comme la protection des chefs d’État étrangers, des membres
du gouvernement et de leurs familles, des chefs d’État belges, de
nos membres du gouvernement, ainsi que de toute une série de
“personnes importantes” qui sont menacées.
Les agents de la Sûreté de l’État semblent avoir plus de compétences pour mener des enquêtes que leurs homologues à la
police. Ils peuvent observer tout et tout le monde, éventuelle18
DU SECRET AU MYSTÈRE
ment aidés de moyens techniques ad hoc, et ce, tant dans des
lieux publics que privés. Ils peuvent passer au peigne fin des
lieux publics et privés, avec des moyens techniques éventuels, y
compris chez un médecin, un avocat ou un journaliste. Ils
peuvent identifier les expéditeurs de courriers, les propriétaires
de boîtes postales, les abonnés de n’importe quel appareil téléphonique, ordinateur ou moyen de communication électronique. Ils peuvent localiser toutes sortes de données d’appel. Ils
peuvent créer de fausses entreprises ou utiliser des noms de
personnes morales fictives. Ils peuvent travailler en utilisant des
identités fictives et des fonctions factices comme couverture. Ils
peuvent ouvrir du courrier et demander des données bancaires :
numéros de compte, titulaires et opérations bancaires. Ils
peuvent infiltrer n’importe quel système informatique, éventuellement aidés de moyens techniques, de faux signaux, de
fausses clés ou de fausses fonctions ou qualités. Pour terminer,
ils peuvent aussi mettre toute communication téléphonique sur
écoute et l’enregistrer.
Il serait au bout du compte plus aisé de dire ce que la Sûreté
de l’État ne peut pas faire : éliminer délibérément des personnes
ou les blesser ne fait, grosso modo, pas partie de la panoplie des
possibilités. La Sûreté n’a donc pas une license to kill, un droit de
tuer, comme James Bond.
Une remarque importante à signaler ici est que la Sûreté de
l’État n’a eu sa liste kilométrique de compétences qu’en septembre 2010. Jusqu’alors, la Sûreté de l’État ne pouvait que fouiner dans les banques de données du gouvernement, faire des
filatures, soutirer des informations en racolant et embrigadant
des informateurs. Du moins officiellement, ses activités se limitaient à cela.
Mais la vraie force du service se situe ailleurs : la Sûreté de
l’État dispose de milliers d’informateurs répartis à travers tout le
pays, dans des endroits stratégiques, qui lui livrent des informations confidentielles. Ce “service” a, généralement, un coût, l’inDU SECRET AU MYSTÈRE
19
formateur demandant une rétribution. Ces échanges sont parfois aussi illégaux, si je peux me baser sur le coup de téléphone
mystérieux que j’ai reçu tout au début de mon enquête, sur ces
“taupes” tapies dans des entreprises de télécom. Donc aussi
chez Belgacom, la grande compagnie de télécommunication,
cotée en bourse, dans laquelle l’État belge détient des parts
majoritaires ? C’est possible. Aucune personne de l’extérieur ne
contrôle les informateurs de la Sûreté de l’État.
« On en sait peu – trop peu – sur la Sûreté de l’État, surtout
parmi la classe politique. Les politiciens ont une vision très
superficielle sur la Sûreté de l’État. La perception qu’ils en ont
est teintée de ce qu’ils ont vu dans des films hollywoodiens,
alors que la Sûreté de l’État est aussi capitale que dangereuse
pour la démocratie. Il en va de même pour les autres services de
renseignement au monde. Il vaut mieux les contrôler sérieusement. »
Voilà les mots d’un haut fonctionnaire des services de sécurité belges. Il connaît très bien la Sûreté de l’État. Depuis plusieurs décennies, dans des compétences et qualités multiples, il
travaille avec la Sûreté au plus haut niveau de décision.
Nous avons rendez-vous dans son bureau à Bruxelles. Ses
collaborateurs ne savent pas que je suis venu ici pour discuter
de la Sûreté de l’État.
« Je préfère donner mon avis sans ménagement, plutôt que
cacher les faits », dit-il. Voilà qui est prometteur. « La Sûreté de
l’État vit en vase clos, dans sa tour d’ivoire, loin du monde. C’est
un problème. »
Je lui dis que c’est précisément pour cette raison que j’écris ce
livre.
« Que voulez-vous ? Pendant des années, personne n’a
contrôlé la Sûreté de l’État. C’est maintenant le cas. Le Comité R
mène depuis 1993 des enquêtes sur la Sûreté de l’État.
Jusqu’alors, elle avait le champ libre. Avec tout ce que cela génère
comme problèmes et incidents. Ces problèmes sont encore pré20
DU SECRET AU MYSTÈRE