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Jean-Louis Violeau
D'UN TON UTOPIQUE ENTENDU RÉCEMMENT EN ARCHITECTURE.
La fonction utopique
Il y a bien longtemps, William Morris dénommait « art » la part du travail non aliéné, à l’abri de la
dépossession matérielle (le travailleur répond à des besoins qui ne sont pas les siens) et symbolique (il
s’inscrit dans un processus qu’il ne maîtrise pas). Traduction concrète dans l’esprit de cet esthète (autant
qu’utopiste) avisé ? Pour abolir la division du travail, il nous faut rehausser les arts décoratifs au niveau des
arts dits majeurs, peinture, sculpture, architecture. Résultat ? Cet infatigable militant fondateur de l’ancêtre
du parti travailliste aura passé sa vie entouré de belles choses en vendant les beaux meubles de son
entreprise prospère aux plus riches et avisés bourgeois du Royaume-Uni. Mais chemin faisant, Morris n’aura
jamais rien lâché, autant sur le caractère nécessairement esthétique du socialisme que sur le caractère
collectif de l’œuvre : « si vous vous abstenez d’appliquer l’art aux articles utilitaires, ce ne sont pas des
objets utilitaires quelconques que vous aurez, mais des objets utilitaires qui véhiculeront le même genre de
fléau que des couvertures contaminées par la petite vérole ou la fièvre écarlate »1.
Aujourd’hui, face à notre esthétisation généralisée planifiée par un monde dont la puissance de formatage
est aussi fascinante qu’insupportable, il ne nous resterait plus qu’à chercher à « bien écrire le médiocre »
dans une sorte de « formalisme réaliste », l’oxymore que Pierre Bourdieu proposait dans Les Règles de l’art
pour relire le « réalisme » de Flaubert. Échapper à la mise en forme comme mise aux normes : échapper au
risque – élevé aujourd’hui, il faut l’avouer – d’assimiler l’Utopie à un simple agglomérat de « tendances » où
le publicitaire s’ingénierait à discerner ce qui peut advenir, où l’architecte comme l’écrivain ne seraient plus
que les simples soldats d’une immense armée de créateurs qui remplissent l’environnement de fictions en
tout genre : captiver le public, le garder captif autant que l’enchanter. Pas de vagues, juste des vogues en
espérant que dans le terrain ainsi découvert viendront se loger tant de fictions encore qu’il faudra bien que
certaines finissent par traverser le mur poreux qui sépare le réel de l’irréel.
Plutôt que le travail à proprement parler, la métropole est aujourd’hui le lieu central de production de la
valeur, au creux d’une accumulation qui dépasse la simple codification numérique. Métropole-Usine, ou pour
le dire comme Andrea Branzi en 1974, plagiant lui-même Flaubert [la Bovary, c’est moi], «l’architecture, c’est
moi ». Mais à prendre ou à laisser, avec le numérique, l’espace n’est plus aujourd’hui le lieu de l’objectivité.
Parmi d’autres, cette stratégie « numérique » d’un cynisme dépassé, le Paris du « plus » tel que l’a esquissé
en 2009 Winy Maas dans le cadre de la consultation du Grand Paris. La figure charismatique du groupe
d’architectes hollandais MVRDV transposait ainsi directement sur la situation parisienne ses principes de
raisonnement sur la « ville des données » forgés il y a une dizaine d’années déjà avec Far Max (1998) et
puis Meta City (1999). Face à un Grand Paris à complexité croissante mais à visibilité décroissante, tout un
1
William Morris, L’art et l’artisanat (The Arts and Crafts of To-Day, 1889), Rivages poches / Petite
Bibliothèque, Paris, 2011, p.17.
pan du travail d’MVRDV aura donc consisté à jouer avec cette complexité pour lui redonner une visibilité
« numérique », une clarté parfois simplificatrice, accentuant et intensifiant volontairement certains de ses
traits. Il en sera allé du numérique comme d’autres techniques : à son arrivée, chacune d’entre elles aura
ouvert un horizon utopique, qu’elle aura très vite vu balayé, dissipé. Jusqu’à la prochaine réactivation avant
dissipation…
On en vient alors à se demander si la capacité de ces architectes, ceux d’MVRDV et bien d’autres encore, à
se mobiliser pour les métropoles ne se nourrit pas de ce que leur colossale échelle maintient encore
« l’homme » dans une catégorie abstraite : la population. Pour preuve, des 10 diagnostics-projets rendus en
2009 dans le cadre de la consultation sur l’avenir du Grand Paris, seul celui du Studio 09 (Bernardo Secchi
et Paola Vigano) montrait encore des portraits, des visages, bref des humains. Cette stratégie incarne
l’exemple-type de la confusion entre connaissance, contrôle et projet, les statistiques y étant tantôt un « outil
de gouvernement » (des hommes) et tantôt un « outil de preuve ». Conformer pour mesurer sont deux
actions successives nécessaires à l’établissement de statistiques et l’on peut se demander jusqu’où MVRDV
n’inverse pas l’ordre traditionnel de ces deux opérations. Il ne faut jamais oublier que les statisticiens
produisent les normes de la société avant de mesurer l’effet de variables, le tout dans une tension
permanente entre la recherche d’objectivité de la mesure et les utilisations politiques produisant la réalité 2.
On connaît l’adage célèbre prêté à Staline, la mort d’un homme, une tragédie ; la mort d’un million
d’hommes, une statistique. Les pratiques de comptage rendent visibles autant qu’elles déshumanisent – les
théoriciens des pratiques carcérales l’ont bien compris depuis Bentham.
Alors qu’ils devraient nous faire parler, les chiffres sont là pour nous faire taire. Mais qui décide vraiment de
ce qui compte ? La question vaut tout autant pour l’architecte, et quand bien même cette « architecture de
masse », par analogie avec l’art de masse, reste fidèle à la bonne vieille tradition de la mimesis : elle feint
d’imiter le réel, ce qui reste le meilleur moyen de le déguiser, et aussi de le faire du même coup apparaître
comme inéluctable. Un monde quantifiable et mathématisable : ce n’est plus ni moins que la logique de
pensée sur laquelle se sont fondés dans les années 1920 les CIAM, les Congrès Internationaux
d’Architecture Moderne, et les soubassements de la Charte d’Athènes et du Mouvement moderne : mettre le
monde en chiffres - avec pour arrière-pensée l’accès de tous à l’équipement électroménager !
Le futur de la ville : qui veut gagner un million ?
La principale richesse d’un territoire, c’est sa population. Celle-ci suppose la coopération - tandis que la
masse appelle la domination. Alors que la notion de « classe » se trouvait progressivement neutralisée, la
« masse » trouvait ainsi ses conditions de félicité. Lorsque l’on parle de masse, on exalte le nombre, sa
force, voire sa mission. On se recommande de la masse, on l’invoque, un peu comme on a pu naguère
invoquer le prolétariat. On peut même prétendre parler pour elle et l’avoir avec soi. Elle donne du poids et
une justification à ce que l’on entreprend en son nom.
2
Voir à ce propos Alain Desrosières, Pour une sociologie historique de la quantification. L’argument
statistique I, et Gouverner par le nombre II, deux volumes, Les Presses de Mines ParisTech, Paris, 2008.
Les Métropoles millionnaires, le thème-objet choisi par Djamel Klouche et l’AUC pour les débats sur la ville
d’Agora à Bordeaux au printemps 2010 relève en plein de cette ambivalence, ou bien encore de cette fausse
naïveté calculée : suffit-il d’être millionnaire pour être métropole et que signifie donc cette grossière
manipulation ? Métropoles milllionnaires : quel est donc le champ d’expérience, le recueil d’exemples, et
quel horizon d’attente dessine une telle expression ? Millionnaires et en couple si nécessaire pour à tout prix
atteindre le million : Bâle-Mulhouse ou Nice-Cannes. Et pourquoi pas San Remo-Menton ? Il est vrai que l’on
a bien vu Gérard Collomb chercher à dépasser son Grand Lyon - d’un million pourtant – pour forger sur un
mode volontariste son « pôle métropolitain » en s’associant avec des communautés de communes de SaintEtienne, de Vienne et du Nord-Isère pour créer un ensemble de deux millions (d’habitants). Pourquoi ? Pour
exister sur la scène européenne et se comparer enfin au modèle avoué du maire : Barcelone. Naïf ? Les
villes des savants sont des modes de spatialisation du social qui impliquent autant une construction de la
société qu’une conception de l’espace.
Il est un peu déconcertant de voir ainsi certains architectes de notre temps endosser la défroque des
gestionnaires (ou pire encore, du chargé de com’ de la chambre de commerce locale) qu’ils ne seront jamais
tout à fait. Le problème est que les politiques les ont aujourd’hui rejoints sur ce terrain, les y précédant
même parfois en toute naïveté rouée. Au fond la seule « utopie réalisée », pour le meilleur et pour le pire
comme chacun sait, c’est peut-être bien celle de Saint-Simon : tuyaux pour les flux, distances abolies et la
croissance comme viatique. Encore une fois, en jouant l’anthropologie contre le marxisme, Baudrillard avait
vu large et loin en parlant dès 1968 de « fécalité » dans son chapitre du Système des objets consacré aux
structures de rangement : il faut que tout communique, fabuleux ! Tous les objets se doivent de
communiquer entre eux. Tout communique, donc tout est clair, comme une réponse à l’impératif de fécalité
conditionnant une absolue conductibilité des organes intérieurs : une société à l’image de nos intestins !
Saint-Simon avait bien vu les tuyaux, Baudrillard contestera un siècle plus tard leur lubrification excessive.
Paradoxes et réversibilité : faussement naïfs, les débats d’Agora énonçaient benoîtement « Comment
concevoir et faire évoluer des quartiers où chacun se sente bien ? ». Ou encore, « Une métropole d’un
million d’habitants peut-elle être ouverte à tous ? ». Le tout saupoudré de lieux communs, comme l’idée
d’ « additionner les qualités de la grande métropole (dans ce qu’elle a de multiple, de diverse, d’hybride et
donc de paradoxale) et celle de la ville moyenne (dans ce qu’elle a de limitée, de représentable, d’une
échelle partagée, de gentille », oui gentille. Et pour finir, « La Métropole d’un million de personnes, et si
c’était Bordeaux en 2046 ? »3. Sans blague. Pour plaire au maire, jusqu’où ira-t-on ?
Parallèlement à ces débats, les cartes produites dans le cadre de cette biennale rappelaient la démarche
quantophrénique des CIAM4 des années 1930. Au cœur du processus de rationalisation et standardisation
en cours, leur mentor Le Corbusier ainsi que les membres hollandais et Cornelis Van Eesteren en particulier
élaborèrent alors un urbanisme comparatif reposant sur une abstraction de l’image urbaine et l’élaboration
de codes uniformes à l’origine de grilles visuelles analytiques - les fameuses « grilles CIAM » sur lesquelles
3
4
Pour accéder au programme détaillé de ces rencontres Agora 2010,
http://www.bordeaux.fr/ebx/portals/ebx.portal?
_nfpb=true&_pageLabel=pgFicheEvt&classofcontent=evenement&id=52448
Congrès Internationaux d’Architecture Moderne.
se sont épuisés nombre d’historiens de l’architecture ces dernières années. Reflets de leur temps, elles
considéraient l’usine comme un modèle d’organisation devant être étendu à la société toute entière. Mais en
cela Le Corbusier rejoignait Lénine ! Pensées d’emblée pour l’action, ces représentations basées sur l’usage
des statistiques n’ont en fait abouti qu’à un équarrissage sensible à prétention scientifique 5. Les CIAM
avaient ainsi, et avant bien d’autres, inventé cette technique qui a pris aujourd’hui le doux nom de
benchmarking – qui doit une partie de son succès contemporain à sa grossière banalité. On doit notamment
à Laurence Parisot ce mot d’ordre « Benchmarker, c’est la santé » lâché le 8 février 2008 (avant « la crise »
donc) lors d’une convention du MEDEF qui s’était tenue dans l’hémicycle-même du très démocratique
Parlement européen.
Benchmarker : encore une fois, les architectes étaient pionniers. Naïf mais dévastateur, pour le paysage
comme pour la société : le spectre de la masse ce n’est pas tant le nombre des individus que la perte du
monde qu’ils ont en commun. La culture du chiffre est volonté de puissance. On l’a retrouvée encore, cette
culture, à Bordeaux en novembre 2012 à l’occasion des 33 e rencontres natioanles des agences d’urbanisme
patronnées par la FNAU. Les débats s’y sont en effet frontalement tenu sous l’égide du chiffre. Thème
officiel : Chiffrer et déchiffrer les villes. Intelligence territoriale et renouveau de l’action publique locale…
Dans le monde rural, la surface est le facteur de production, tandis que dans la société urbaine, c’est la
sobriété de surface qui est la force productive principale : cette quatrième édition de la biennale Agora
marchait dès 2010 sur les brisées de la « petite grande ville » d’un million d’habitants, telle que l’a théorisée
le géographe Jacques Lévy et le laboratoire Chôros de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne. La
« petite grande ville » cherchera donc à combiner intelligemment très fortes et très faibles densités sur son
territoire. Mais comme d’habitude, le politique n’en fera qu’à sa tête en simplifiant le message. À cette
occasion, le bon maire Alain Juppé aurait ainsi déclaré que « Bordeaux, la belle réveillée, doit passer de
capitale régionale à métropole européenne ». « Comment devenir millionnaire tout en restant
sympathique ? », aurait synthétisé Christian Devillers, Grand Prix national de l’urbanisme. Merveilleux
compliment. Concilier l’attitude métropolitaine et les atouts de la ville moyenne : sous le marketing urbain, la
culture du chiffre. Et inversement. Les utopies urbaines ont bien trop souvent parlé la langue de l’ennemi. Et
les urbanistes ont toujours eu un petit côté « futuriste-raté » - qui les rend malgré tout très attachants : on
peut au moins faire l’histoire de leurs doctrines successives.
Parmi ces doctrines périodiquement renouvelées, un peu comme la mode c’est ce qui se démode, on trouve
la « ville sensuelle » développée par Jacques Ferrier depuis quelques années. Exposée à Shangaï en
2010 elle repose sur une maîtrise des ambiances (par la norme ou la technique ?) tout en cherchant à
intensifier les 5 sens et donc en marginalisant la vue, le sens traditionnellement privilégié par les urbanistes
et dont l’avènement coïncide avec celui du projet moderne. Cette « ville sensuelle » ne revient-elle pas à
congédier l’utopie, d’une certaine manière, l’utopie et le projet utopique ? Mais pourquoi pas… À chacun dès
lors de s’ouvrir au mouvement des sensations, à leur miroitement, à leur circulation, bref au « sensible ».
Tard venu face à ses aînés de 68, comptant parmi leurs étudiants au sein des écoles d’architecture, c’est le
5
Voir à ce propos Enrico Chapel, L’œil raisonné. L’invention de l’urbanisme par la carte, MétisPresses,
Genève, 2010.
message de Jacques Ferrier6, parfois mal compris - ou encore trop bien compris par ses confrères qui
tenaient la politique pour ultime viatique. Bref, on l’a vu venir, comme on dit.
Dès la fin des années 1970, se méfiant de lui-même et de ce désir de surplomb combinant domination,
maîtrise et planification, utopique sous certains aspects, Michel de Certeau aura été l’un des premiers à
avoir cherché à retranscrire cette « pulsion scopique et gnostique », ce « plaisir de « voir l’ensemble », de
surplomber et « totaliser le plus démesuré des textes humains » qu’il ressentit au sommet du World Trade
Center. Mais « n’être que ce point voyant » le ramenait déjà, disait-il à un simulacre, une « fiction du
savoir »7 puisque le réel de la grande ville se dérobe toujours au regard conquérant de la science qui ne
peut n’en offrir qu’une représentation fictive. Et au 110e étage, de remarquer sur une affiche cette apostrophe
qui condense un sentiment mêlé d’enthousiasme et de dégrisement, celui qu’éprouve chaque piéton un
instant changé en visionnaire et puis peut-être aussi celui que portent en elles toutes les tours du monde :
It’s hard to be down when you’re up.
La génération qui s’est révélée dans la foulée des événements de 68, particulièrement active chez les
architectes, avait en effet fait sien l’un des slogans du mois de mai : « tout est politique ». Pour ma
génération en revanche, née biologiquement et non sociologiquement en 68 et donc arrivée comme Frédéric
après la bataille, se révolter, c’était se borner à répondre à côté, raisonnablement à la marge, tandis que
pour nos devanciers l’utopie était encore sans limites ou presque. Mais si la politique est indispensable,
l’erreur fut sans doute d’en faire une fin en soi. C’est ce qu’a toujours récusé un architecte « utopiste »
comme Claude Parent - clairement étiqueté « à droite » il est vrai tout au long (ou presque) de sa carrière.
Celui-ci a donc beau jeu presque un demi-siècle plus tard d’asséner le coup de grâce à ses collègues
architectes de la revue Utopie : lui était un « vrai » - utopiste -, les autres n’étaient que de vagues politicards
opportunistes ! Et qui sera le juge de paix de toute cette histoire ? Les Américains, bien sûr8… Mais au fait,
quels « américains » au juste, mystère.
Ceci dit, « tout est politique », le slogan avait de fait quelque chose de vaguement paralysant. Préférons lui,
avec Bruno Latour, la multitude de décisions techniques qui président à la conception puis à la construction
d’un bâtiment. Chacune de ces décisions est l’affaire d’un choix, d’une décision, d’un oui ou d’un non. Nos
décisions sont politiques, tout comme notre manière d’être, nous humains, avec les non-humains. La
question écologique s’est toujours posée, même si nous ne l’avons spécifiquement nommée que tout
récemment.
Au cœur de son dernier ouvrage La Possibilité d’une ville. Les cinq sens et l’architecture, arléa, Paris,
2013.
7
Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Gallimard, Folio, Paris, 1990 (nouvelle
édition établie et présentée par Luce Giard ; 1ère édition : UGE, 10-18, 1980), p.140.
8
« Quand vous parlez de l’utopie architecturale, il faut que vous ayez commencé avant 1960 pour que les
Américains, qui sont des gens très rigoureux sur le plan de l’archivage, vous classent comme utopiste.
Les gens de 1968 qui ont fait de l’utopie, les gens comme Jean-Paul Jungmann, par exemple, pour les
Américains, c’est déjà un truc qui a été porté par un courant politique, par un courant de pensée ; ils
postulent que dans ces cas-là, l’architecture n’est pas à l’amorce de l’utopie. Ce qui est intéressant dans
l’utopie que j’ai préconisée, soit avec Schöffer, soit avec Mirabaud, c’est que c’était l’architecture qui était
utopique. Ce n’est pas la même chose que de faire une architecture qui va coller avec une société
utopique à venir, ce qui fut le cas après 1968. Ce n’est pas du tout pareil. » Claude Parent, entretiens
avec Hans-Ulrich Obrist, Une conversation, Manuella Éditions, Paris, 2012, p.37.
6
Urbanisme et technocratisme, culture du chiffre et règne des économistes
Tout vaut mieux que le chiffre dans sa brutalité. À Paris, ce sont des préfets qui ont fait la ville, ou du moins
cherché à la faire, d’Haussmann à Claude Guéant en passant par Paul Delouvrier. Des hommes d’ordre et
de mise en ordre appréciant les grandes perspectives ouvertes et dégagées. À Rennes et Nantes et dans la
plupart des grandes villes de province passées à gauche à l’occasion des municipales de 1977, ce sont
plutôt des universitaires qui auront mis en musique la construction de la ville. Mais un peu partout
désormais, on peut être effrayé à l’idée que ce seraient les seuls banquiers qui auraient été désignés pour
imaginer la ville du futur, celle des chiffres et de l’économie financiarisée, ou ce qu’il en reste. Elle est triste
et monocolore, l’histoire des banquiers. Sans intérêt, comme la ville qu’ils nous préparent. Les utopistes
étaient certes des rationalistes, mais des fantaisistes tout autant, Ledoux le premier. Sa ville-manufacture, la
Saline, prenait certes place au sein d’une politique de développement économique et d’aménagement du
territoire à grande échelle, mais il suffit de passer le grand porche d’Arc-et-Senans pour voir éclater son
lyrisme d’architecte. Jusqu’à son grand projet pour la Ville de Chaux côtoyant des ruines que les
romantiques ne renieront pas. Et son gros œil, celui qui voit tout, dans lequel se dessine la grande salle du
théâtre de Besançon, point focal d’une scène universelle…
Mentalité de marché oblige, ces produits statistiques contemporains tendent dès lors à devenir « la réalité »,
par un effet de cliquet irréversible. L’objet quantifié est comme naturalisé. On le perçoit très clairement
lorsque l’on parcourt Paris et le désert français, l’ouvrage fondateur du géographe Jean-François Gravier
paru en 1947 et réédité depuis à maintes reprises, désert français qui donna son nom à une doctrine
aménageuse, le graviérisme : toute l’argumentation y repose de part en part sur l’usage de la statistique.
Rien de fortuit à ce que les territoires en déprise démographique y soient désignés comme des « zones de
décadence » !
La décroissance appelait la condamnation morale au sortir de la seconde guerre mondiale, et rien n’a
changé soixante ans plus tard. MVRDV – et d’autres – qui interagissent au cœur de cette tension entre le
cognitif et le politique, tous condamnent fermement les ambitions modestes. Mais les architectes maîtrisentils cette tension ? Positivisme naïf ou cynique? Toujours plus, c’est toujours mieux, dirait Winy Maas.
Comment interdire de croître, en effet, c’est un peu comme interdire à un enfant de grandir... Mais attention,
grandir durable. En 2011 ! Cette naïveté statistique en rappelle une autre, cybernétique celle-ci et
caractéristique des années 1960 où cette « science du contrôle » [littéralement] en était encore à ses
balbutiements9.
Comme d’autres construisent des cartes, MVRDV construit donc des fictions qui mettent en nombre comme
d’autres mettent en scène. Elles jouent sur la capacité d’adaptation d’un corps social donné et du type de
territoire qui lui est lié, ce sont en quelque sorte des fictions adaptatrices (et rééducatrices) plutôt
9
Citons pour mémoire Pierre Schöffer à propos de son projet de tour cybernétique : « L’artiste doit cesser
un art de l’image pour pratiquer un art du conditionnement », il « doit être le pôle agissant de la
conscience universelle » ! Pierre Schöffer, La Ville cybernétique, Tchou, Paris, 1969, p.81.
qu’anticipatrices mais instaurant malgré tout un nouveau récit. La forme suivrait donc dorénavant le récit
pédagogique et la fiction (démocratique et « adaptatrice ») plutôt que la fonction. C’est le travail sur la forme
(et sur l’image pour MVRDV) qui fait surgir un réel plus réel que celui qui se donne immédiatement aux sens.
Lors de la présentation publique de son projet en mars 2009 au Conseil Economique et Social, Winy Maas a
concédé très modérément goûter cette expression, très française d’après lui, qui nous fait nous exclamer à
tout propos d’un « c’est trop mignon ». Une expression qui forcément cache quelque chose et ne fait
qu’accroître son scepticisme face aux projets de proximité qui certes facilitent la vie quotidienne (de
quelques-uns) mais ne résolvent aucun des problèmes qui nous attendent à plus long terme. Projet dilatoire
« à-la-française » ? Winy Maas, notre Candide du Grand Paris ? En tout cas, l’architecte hollandais cherche
à dépasser le genre, utopique, et il y parvient.
Rien de modéré dans sa forêt écologique, ses grandes traversées et sa cité souterraines, sa « super
Sorbonne » empilant les services universitaires au sein d’un campus vertical de 1.000 mètres de haut, les
écoles suspendues et les buttes de densités ponctuelles, ou encore la gare centrale unique, celle qu’il avait
déjà envisagée sous les Halles lors de la consultation de 2004. Villages de charme et villes d’art et d’histoire
n’entrent pas dans le cheminement de sa réflexion. C’est, rappelez-vous, sur un coche d’eau remontant le
fleuve que s’ouvre l’Éducation sentimentale. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à
Nogent-sur-Seine. Mais Flaubert, Winy Maas n’en a cure, trop mignon ! D’ailleurs, Flaubert décrira avec tant
de soin les paysages et les lieux traversés, pour s’apercevoir en fin de compte que le temps sera la seule
chose qui soit réellement advenue au fil de son récit. Trop mignon ! En revanche, Winy Maas remet en
question une forme de confort, notre confort, et se saisit de la notion de « développement durable » comme
forme de réactualisation de la question du projet, entendu dès lors comme tout autant nécessaire
qu'incertain. Winy Maas : l’optimisme armé plutôt que la candeur prométhéenne.
Juin 2013
Texte publié sur additionaldocument.org
© Jean-Louis Violeau et Documents d'artistes
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Jean-Louis Violeau est sociologue, professeur à l’École d’architecture de Paris-Malaquais (ENSAPM).
Avoir eu vingt ans en 1989 n’y inclinait pas franchement, et pourtant l’Utopie et l’architecture auront depuis
plus d’une vingtaine d’années rythmé son temps et ses lectures. Il a fait paraître sa thèse, Les architectes et
mai 68 (2005), puis son HDR, Les architectes et mai 81 (2011) aux éditions Recherches. Il s’est aussi
intéressé aux logiques des avant-gardes à travers l’Internationale situationniste (Situations construites, Sens
& Tonka, 1998, 2006) et la revue Utopie dont il a édité, avec Craig Buckley, une anthologie parue chez
Semiotexte / MIT Press en 2011. Il collabore régulièrement avec les revues AMC-Le Moniteur architecture,
D’architectures, Urbanisme, Place Publique et Esprit.

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