SUR LES TRACES DE RILKE DANS ALEXIS par Walter WAGNER
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SUR LES TRACES DE RILKE DANS ALEXIS par Walter WAGNER
SUR LES TRACES DE RILKE DANS ALEXIS par Walter WAGNER (Université de Vienne, Autriche) Dans la préface d’Alexis ou le Traité du vain combat, Marguerite Yourcenar met en garde contre une interprétation hâtive de son récit à l’origine duquel le lecteur non averti pourrait reconnaître l’empreinte de Gide et affirme : « Ce que j’y retrouve au contraire dans plus d’une page (et à l’excès peut-être), c’est l’influence de l’œuvre grave et pathétique de Rilke, qu’un hasard heureux m’avait fait connaître de bonne heure » (A, p. 7). Et elle précise dans Les Yeux ouverts : « Le Rilke de Malte Laurids Brigge, pas encore tout à fait celui des Élégies de Duino, mais un peu déjà » (YO, p. 69 1). Ce jugement lucide est partagé par le critique et écrivain Edmond Jaloux, ami de Yourcenar et du poète autrichien, qui constata à propos d’Alexis : « Par sa race, par ses dispositions, par son caractère, Alexis Géra rappelle souvent Malte Laurids Brigge : d’ailleurs, l’influence de Rainer Maria Rilke a dû être grande sur Marguerite Yourcenar ; certaines de ses réflexions ont été évidemment éveillées par lui [...] » 2. Avant de nous lancer dans l’analyse des Carnets de Malte Laurids Brigge, il semble justifié de poser la question de savoir comment Yourcenar entra en contact avec les écrits du poète qui explora des domaines jusqu’alors inconnus de l’expression poétique en allemand. L’auteur d’Alexis a beau prétendre avoir vécu ses « années de jeunesse dans une indifférence relative à la littérature contemporaine » (A, p. 7), la réputation de Rilke attira son attention ne serait-ce qu’à cause de la 1 2 Nous avons utilisé l’éd. Paris, Centurion / Bayard Éditions, 1997. Edmond JALOUX, Chronique « L’Esprit des Livres », Les Nouvelles Littéraires, 29 avril 1930, cité d’après Josyane SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, Paris, Gallimard, coll. folio, 1990, p. 130. 203 Walter Wagner proximité géographique. En effet, de juin 1919 jusqu’à sa mort le 29 décembre 1926, le poète vit en Suisse où il trouve son dernier refuge au Château de Muzot au-dessus de Sierre dans le Valais.3 Yourcenar, quant à elle, passe les années de 1926 à 1929 en Suisse romande. C’est à Lausanne qu’elle rédige son Alexis entre août 1927 et septembre 1928. À ce moment-là, la présence de Rilke est, pour ainsi dire, encore dans l’air. Cela est d’autant plus vrai que Yourcenar affirme dans la préface aux Poèmes à la nuit que « ses livres aussi ne m’ont été révélés qu’assez tard, l’année même où ce poète prenait définitivement figure de fantôme ».4 Cette date contredit évidemment l’indication assez vague « de bonne heure » qu’on trouve dans le liminaire à Alexis (p. 7) et nous éclaire également sur la mémoire arbitraire de la lectrice passionnée. Au-delà de l’écriture rilkéenne, Yourcenar a dû se reconnaître dans la biographie du poète. Inclassable, il reste sa vie durant le grand solitaire sur la scène littéraire, considérant son métier comme sacerdoce, conception qui dut faire rêver la jeune Française et qui préfigure sa carrière. Par ailleurs, elle partage avec son modèle un penchant invétéré pour le nomadisme qui se traduit dans le cas de Rilke par une multitude de domiciles provisoires tels que châteaux, manoirs, hôtels. Ainsi, lui et elle séjournent la plus grande partie de leur vie loin de leur terre natale et de leur langue maternelle. Outre cette affinité de caractère, il faut souligner le rôle prépondérant des lectures de Rilke avec qui l’unit un lien profond : « À eux seuls, ses ouvrages en prose, ses lettres, quelques vers directement écrits en français, quelques récits de gens qui l’ont aimé, ont suffi à m’inspirer pour lui une tendresse infinie et fraternelle, à qui je ne puis comparer que mon amitié pour Virgile »5. Après avoir jalonné le contexte historico-biographique dans lequel s’inscrivent Alexis et Les Carnets de Malte Laurids Brigge, il importe de rappeler le contenu du texte de Rilke. Le héros, dernier descendant d’aristocrates danois, a quitté sa famille afin de se fixer à Paris. Plongé 3 Cf. J. R. von SALIS, Rainer Maria Rilkes Schweizer Jahre. Ein Beitrag zur Biographie von Rilkes Spätzeit, Frauenfeld, Verlag Huber & Co. AG, 1952. 4 Marguerite YOURCENAR, « Rainer Maria Rilke », in Rainer Maria RILKE, Poèmes à la nuit, trad. de Gabrielle ALTHEN et Jean-Yves MASSON, Lagrasse, Verdier, coll. Der Doppelgänger, 1994, p. 7. 5 Ibid., p. 7. 204 Sur les traces de Rilke dans Alexis dans une solitude profonde, Malte, s’interrogeant sur sa vocation littéraire, se perd de plus en plus dans son angoisse existentielle. L’écriture de cet anti-roman se compose d’une multitude de micro-récits qui comprennent des souvenirs de lecture et des épisodes d’une enfance lointaine auxquels se mêlent des observations fantasmagoriques de Paris. En comparant les protagonistes de nos textes, on se rend compte d’analogies frappantes qu’il convient de confronter. Malte et Alexis sont issus de vieilles familles nobles. Leur enfance se déroule dans des demeures très anciennes dans une campagne isolée. Woroïno, qui correspond au domaine d’Urnekloster dans Malte, « était toujours trop grande pour nous et il y faisait toujours froid » (A, p. 14). Les murs épais de ces maisons respectives ne sont pas faits pour protéger les enfants. Ils excluent la chaleur humaine et écrasent les habitants du poids de leur histoire séculaire. De surcroît, les protagonistes grandissent entourés d’aïeux bizarres qui distillent une ambiance hostile à leur épanouissement. Écoutons le bilan amer d’Alexis à propos de ses premières années en Bohême : « Ce n’était pas que nous y fussions très heureux ; du moins, la joie n’y habitait guère. Je ne crois pas me rappeler d’y avoir entendu un rire, même un rire de jeune fille, qui ne fût pas étouffé » (A, p. 13 sq). Une telle socialisation ouvre la voie aux désarrois futurs auxquels Alexis fait allusion dans sa longue lettre : « Toute mon enfance, quand je m’en souviens, m’apparaît comme un grand calme au bord d’une grande inquiétude, qui devait être toute la vie » (A, p. 11). Voilà le Rilke des Élégies de Duino dont le moi lyrique s’exclame : « Car le beau n’est rien / que le commencement du terrible que nous supportons tout juste / et que nous admirons, parce que longanime il dédaigne / de nous détruire »6. On se souviendra également des ruminations de Malte qui, adulte, souffre des séquelles d’une éducation dépourvue de tendresse : Lorsque j’étais enfant, elles venaient me frapper au visage et me disaient que j’étais un lâche. Cela tenait au fait que je ne savais pas encore bien 6 Rainer Maria RILKE, Duineser Elegien, in Gesammelte Werke, tome III, Leipzig, Insel Verlag, 1927, p. 259, nous traduisons. 205 Walter Wagner avoir peur. Mais depuis, j’ai appris à avoir peur de la peur véritable, celle qui ne fait que grandir quand grandit la force qui la produit7. Au lieu d’être rassurante, la première période de la vie initie aux chocs que nous réserve l’âge adulte et dont la force ne cesse d’augmenter. À la lumière de ces souvenirs sinistres, on ne peut être étonné de ce que l’expérience parisienne soit dominée par trois sensations désagréables : « Cela sentait, dans la mesure où on pouvait le discerner, l’iodoforme, la graisse de pommes frites, la peur. Toutes les villes sentent, l’été » 8. Selon ce constat, écrire s’avère une stratégie apte à freiner les accès d’angoisse. Il n’empêche que cette émotion prend des dimensions névrotiques qui risquent de broyer le moi du protagoniste : La peur qu’un petit fil de laine qui sort de l’ourlet de la couverture, soit dur, dur et piquant comme une aiguille d’acier ; la peur que ce petit bouton de ma chemise de nuit soit plus gros que ma tête, gros et lourd, la peur que cette miette de pain qui vient de tomber de mon lit soit de verre et se brise en arrivant sur le sol, et le souci pressant qu’en même temps tout se brise, que toutes choses soient à jamais brisées [...] 9. Les troubles nerveux d’Alexis ne se distinguent guère de ceux de Malte lorsqu’il confesse : « Toujours j’avais eu peur, une peur indéterminée, incessante, peur de quelque chose qui devait être monstrueux et me paralyser d’avance » (A, p. 26). Ses hantises deviennent de plus en plus puissantes pour tourner en obsession suicidaire qu’il maîtrise avec difficulté : « J’avais peur des étoffes, parce qu’on peut les nouer ; des ciseaux, à cause de leurs pointes ; surtout, des objets tranchants. J’étais tenté par ces formes brutales de la délivrance : je mettais une serrure entre ma démence et moi » (A, p. 48). Il appartient, après tout, à « une race bien étrange, où la folie et la mélancolie alternent de siècle en siècle » (A, p. 71), jugement qui est aussi vrai pour Malte. Torturé par une imagination hallucinatoire, celui-ci consulte les 7 Rainer Maria RILKE, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, trad. de Claude DAVID, Paris, Gallimard, coll. folio, 1991, p. 169. 8 Ibid., p. 21. 9 Ibid., p. 76. 206 Sur les traces de Rilke dans Alexis psychiatres de la Salpêtrière qui lui font des électrochocs sans pour autant guérir l’hystérique. L’incapacité à mener une vie bourgeoise et à entretenir des rapports sociaux pousse Alexis et Malte dans un isolement qui se fait d’autant plus sentir dans les agglomérations urbaines. Paris, pour le héros de Rilke, et Vienne, pour celui de Yourcenar, montrent leur visage déshumanisant. Elles représentent le non-lieu par excellence dans lequel s’égare l’homme qui a perdu ses racines. Leur fonction narrative consiste à allégoriser la solitude existentielle des personnages dépourvus de repères métaphysiques. Au milieu de la foule, Malte et Alexis n’ont personne et sont condamnés à mener une existence robinsonienne. D’où le commentaire de Malte : « Et on n’a personne et on ne possède rien et on parcourt le monde avec une malle et une caisse de livres, et somme toute sans curiosité. Quelle vie est-ce donc là, sans maison, sans objets de famille, sans chiens ? » 10 L’ami de Monique, lui, n’est guère mieux loti lorsqu’il déclare : « J’étais absolument seul » (A, p. 41). Fuyant le commerce de leurs contemporains, les protagonistes doivent se contenter des bruits que produisent les autres, degré zéro d’une conversation humaine. De façon expressionniste Malte note les nuisances urbaines qui emplissent ses nuits d’insomnies : Dire que je ne peux m’empêcher de dormir la fenêtre ouverte. Les tramways traversent furieusement ma chambre en sonnant. Les automobiles passent par-dessus moi. Une porte se ferme. Quelque part, une vitre se brise, j’entends le rire des grands débris de verre, le ricanement des petits éclats11. Loin du calme de Woroïno, Alexis est exposé à la pollution sonore qui envahit sa petite chambre à Vienne et évoque l’atmosphère des Carnets : « Je ne fermais pas la fenêtre, parce que l’air me manquait ; les bruits du dehors me fatiguaient au point de m’empêcher de penser » (A, p. 46). Comme pour équilibrer la démesure sonore, le silence règne tel un leitmotiv dans les pages de Rilke et de Yourcenar. Si l’on parle, ce sont les autres ; les protagonistes, eux, restent en dehors de l’échange verbal. Cela vaut notamment pour l’enfance de Malte, marquée par des repas 10 11 Ibid., p. 33 sq. Ibid., p. 22. 207 Walter Wagner familiaux graves pendant lesquels apparaît parfois le fantôme de Christine Brahe. Rétrospectivement, le poète avoue cependant que la conversation n’a jamais été le point fort de sa lignée : « Le goût du silence était d’ailleurs une sorte de vertu familiale ; je l’avais observé déjà chez mon père, et je ne m’étonnais pas qu’à la table du soir on ne parlât guère » 12. À Woroïno, en revanche, il n’y a pas de fantôme. Pourtant la gaieté n’a pas droit de cité dans les salons lugubres de la maison où Alexis apprend à se taire : « Mon enfance fut silencieuse et solitaire ; elle m’a rendu timide, et par conséquent taciturne. Quand je pense que je vous connais depuis trois ans et que j’ose vous parler pour la première fois ! » (A, p. 15) Ce qu’on pourrait considérer comme discrétion, se transforme ici en défaut parce que le rédacteur de cette missive a trop longtemps caché à sa femme le secret de son orientation sexuelle. Monique, introvertie et soumise telle une Valentine, s’efface derrière la voix d’Alexis. Elle devine le dilemme de son mari, préférant pourtant se taire. Leurs soirées de lectures, « c’étaient deux silences accordés » (A, p. 58 sq.) selon le narrateur. Un motif qui est thématisé dans les deux livres est celui de l’amour non réciproque. Alors que les hommes dans l’œuvre de Rilke font figure d’éternels apprentis en matière sentimentale, les femmes sont capables de cette noble émotion qui ne demande rien en retour. Elles se détachent de la fixation sur l’objet amoureux, préservant une passion qui survit aux péripéties du couple. Malte renvoie dans ses Carnets aux amantes malheureuses, modèles d’une passion intarissable, telles qu’Héloïse, Gaspara Stampa, la comtesse de Die, Clara d’Anduze ou Louise Labé. Il ne manque plus que Monique ou Jeanne de Vietinghoff pour terminer cette liste de personnages illustres. Ils possèdent la générosité maternelle par laquelle le sexe fort se sent irrésistiblement attiré : « C’est toujours l’amoureuse qui dépasse l’être aimé, parce que la vie est plus grande que le destin. Le don qu’elle fait d’elle-même veut être infini : c’est là qu’est son bonheur » 13. Cette image idéalisée de la femme ne se limite pas aux seuls Carnets mais a laissé des traces un peu partout dans les poèmes de Rilke. Citons à 12 13 Ibid., p. 45. Ibid., p. 206. 208 Sur les traces de Rilke dans Alexis titre d’exemple des vers tirés d’un cycle intitulé « Mères » qui fait partie d’Avent, recueil daté de 1898 : « Je rêve souvent d’une mère / d’une femme silencieuse aux raies blanches. / Ce n’est que dans son amour que fleurit mon moi ; / elle pourrait chasser ma haine sauvage / qui se glissa glacialement dans mon âme » 14. Comparons cette citation avec les propos de Malte qui fait appel à l’affection maternelle : « Ô mère, toi qui seule as su marquer tout ce silence, lorsque j’étais enfant. Toi qui prends sur toi ce silence, toi qui dis : n’aie pas peur, c’est moi » 15. Le rôle de la mère dans l’œuvre de Rilke se fait ici l’écho d’un conflit réel16 qu’ont signalé les biographes, dont Volker Elis Pilgrim, à qui nous devons ce verdict pertinent : « Rainer Maria Rilke est le plus tendre poète du crépuscule qu’a produit la culture allemande des fils à maman » 17. Nous reconnaissons aisément dans ce portrait satirique le fragile épistolier de Yourcenar qui s’adresse à Monique en ces termes : « Je me souviens, avec une infinie pitié, de vos efforts un peu inquiets pour me rassurer, me consoler, m’égayer peut-être ; et je crois presque avoir été moi-même votre premier enfant » (A, p. 63). De même que le peureux Malte, Alexis cherche dans la femme la tendresse maternelle perdue ou jamais reçue et pas un objet sexuel. Pour eux l’amour reste une émotion inaccessible, un art qu’il faudrait apprendre et sur les conséquences duquel spécule le Danois : « Mais que se passerait-il, si nous méprisions nos succès et si nous reprenions à zéro le labeur de l’amour, que d’autres ont toujours accompli à notre place ? » 18 Féministe avant l’heure, Malte, porte-parole de Rilke, se plaint de son défaut émotionnel qui l’exclut de l’amour. 14 Rainer Maria RILKE, Advent, in Gesammelte Werke, tome I, Leipzig, Insel, 1927, p. 243, nous traduisons. 15 Rainer Maria RILKE, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, op. cit., p. 86. 16 Sur l’enfance de Rilke, on se reportera à l’excellent ouvrage de Stefan SCHANK, Kindheitserfahrungen im Werk Rainer Maria Rilkes. Eine biographischliteraturwissenschaftliche Studie, St. Ingbert, Röhrig Universitätsverlag, coll. Saarbrücker Beiträge zur Literaturwissenschaft, 1995. 17 Volker Elis PILGRIM, Muttersöhne, Düsseldorf, Claassen Verlag, 1986, p. 157, nous traduisons. 18 Rainer Maria RILKE, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, op. cit., p. 141. 209 Walter Wagner Alexis, en revanche, fait de nécessité vertu et croit « sincèrement n’avoir jamais aimé » (A, p. 42), aveu par lequel il dénonce évidemment ses rapports mensongers avec Monique. En même temps, il doit reconnaître que ce mariage de raison a étouffé sa veine d’artiste. En effet, dès son adolescence, Alexis se plaît à faire des « petites compositions » (A, p. 16). Plus tard, il exerce le métier de musicien qui le nourrit tant bien que mal et qui lui prépare des moments délicieux pendant lesquels il se réalise en tant que compositeur. Visant à créer une harmonie plus parfaite avec sa femme, il abandonne la musique qui appartient à un monde dont celle-ci ne peut faire partie. Pendant la période de leur vie commune, il ne joue ni ne compose plus et devient amer. Fini le rêve d’un chef-d’œuvre, fini aussi le temps où la musique était son gagnepain. En dépit de sa maîtrise de soi, des aspirations esthétiques trop longtemps refoulées se déchargent comme une foudre qui frappe Monique : Ce qui, maintenant, naissait de l’instrument où, pendant deux années, j’avais séquestré tout moi-même, ce n’était plus le chant du sacrifice, ce n’était même plus celui du désir, ni de la joie toute proche. C’était la haine ; la haine pour tout ce qui m’avait falsifié, écrasé si longtemps. Je pensais, avec une sorte de cruel plaisir, que de votre chambre vous m’entendiez jouer ; je me disais que cela suffisait comme aveu et comme explication. (A, p. 74) La femme est rendue coupable de l’avoir empêché d’exploiter sa veine d’artiste, c’est-à-dire de s’accomplir en tant qu’être humain. En se séparant d’elle, il naît une seconde fois, cette fois-ci à une existence sexuelle et esthétique. Malte Laurids Brigge est trop absorbé par l’introspection et ne s’aperçoit de son entourage qu’en tant que projection de sa sensibilité. Il est encore plus asocial et isolé que le musicien yourcenarien, ce qui explique que ses rares contacts avec le monde féminin remontent à un passé lointain. Les tentatives d’écriture de Malte sont parsemées de ses souvenirs des femmes qui peuplaient son enfance, notamment la tante Abelone et sa mère. Cette dernière aurait préféré avoir une fille plutôt qu’un fils. Voilà pourquoi elle l’appelle Sophie et feint de se plaindre du garçon qu’il n’a pas le droit d’être. L’enfant se soumet aux règles de ce 210 Sur les traces de Rilke dans Alexis jeu malsain pour ne pas mettre en colère sa mère adorée qui toutefois le perturbe. Sachant que les femmes mettent en danger l’identité masculine, l’aristocrate danois n’ose s’approcher de l’autre sexe. Sans métier, sans amitié aucune, il parvient à se concentrer sur son évolution artistique. À Paris, il fait le bilan de sa modeste carrière d’écrivain : « J’ai vingt-huit ans et il ne s’est encore à peu près rien passé. Récapitulons : j’ai écrit une étude sur Carpaccio, qui est mauvaise, un drame intitulé Mariage qui veut prouver une thèse fausse avec des moyens équivoques, et des vers » 19. Or, la voie dans laquelle s’engage l’écrivain en herbe s’avère difficile. Quiconque désire écrire un récit doit d’abord apprendre à voir et à se souvenir. Malte ne parvient pas à atteindre ce but : il se perd en réflexions métafictionnelles et produit tout au plus des bribes d’histoire qui ne suivent que la logique de sa névrose. C’est avec mélancolie que le protagoniste évoque les bons vieux temps où l’on savait encore raconter des histoires : « S’il fut une époque où l’on savait raconter, vraiment raconter, ce doit avoir été avant mon temps. Je n’ai jamais entendu personne raconter [...]. On dit que le vieux comte Brahe savait encore » 20. Le grand-père paternel appartenait à cette génération qui ne mettait pas en doute la possibilité de transposer des événements par écrit. Malte, cependant, s’aperçoit des pièges du langage et des dangers que peut courir le moi qui se croit déterminé et stable. Face à ces défis, l’énoncé reste « hypothétique »21 pour parler avec Judith Ryan. La comparaison avec les romans de Joyce, Broch ou Musil s’impose et nous rappelle que le texte de Rilke fut composé en pleine crise du roman. Alexis ou le Traité du vain combat, à la différence des Carnets de Malte Laurids Brigge, ne cherche pas à explorer les limites de l’expression. C’est l’œuvre d’une débutante qui, comme Rilke, s’essaie à son premier long récit après avoir publié des poèmes mais qui, au contraire de lui, ne se range pas du côté de ceux qui proclament la fin du 19 Ibid., p. 35 sq. Ibid., p. 151. 21 Judith RYAN, « “Hypothetisches Erzählen“: zur Funktion von Phantasie und Einbildung in Rilkes Malte Laurids Brigge », Jahrbuch der Deutschen Schillergesellschaft, 15, 1971, p. 341-374. 20 211 Walter Wagner roman. La seule convergence narratologique qu’on puisse constater entre les deux textes se situe au niveau du protagoniste. Ni Rilke ni Yourcenar ne parviennent à créer un personnage élaboré qui s’inscrit dans une intrigue romanesque comportant des épisodes et des péripéties. Le fait de s’arrêter à mi-chemin entre la nouvelle et le roman ne signifie aucunement une tentative innovatrice en ce qui concerne Yourcenar mais témoigne plutôt d’un manque d’assurance. Alors qu’elle poursuit dans cette voie, Rilke revient définitivement à sa première vocation de poète qu’il couronne avec les Élégies de Duino (1923) et Les Sonnets à Orphée (1923). Nous terminons notre exposé en rappelant les motifs qui constituent les points de contact les plus frappants entre Alexis et les Carnets22. Parmi ceux-ci, il faut compter les terreurs de l’enfance, l’angoisse existentielle à laquelle s’ajoute le déracinement de l’homme moderne, la constitution du sujet et l’illusion de l’amour réciproque. En revanche, le maître spirituel est dépassé d’emblée par la jeune écrivaine dans son approche de la sensualité, fort thématisée par celle-ci et ignorée par celui-là et qui fait d’Alexis une œuvre profondément yourcenarienne. Si nous avons postulé les Carnets comme première source d’inspiration de Yourcenar, il ne faut pas perdre de vue la prédilection de Rilke pour certains thèmes dont ceux figurant plus haut. L’histoire du jeune aristocrate danois ne doit donc pas être regardée comme phénomène isolé mais représentatif de l’univers fictionnel de l’Autrichien. En conclusion, l’intérêt que Yourcenar porte aux Carnets de Malte Laurids Brigge ne semble pas seulement résulter de son engouement pour le grand poète mais aussi de l’identification avec la problématique sousjacente de ce roman. Avec Malte et Alexis, les auteurs retracent le processus d’une émancipation. Tous les deux rompent avec un milieu et ses conventions afin de conquérir une place dans le monde artistique. Yourcenar, au moment de rédiger son récit, se trouve elle aussi dans une 22 Il existe une étude comparatiste sur notre sujet qui analyse les thèmes d’amour, identité, art et Dieu sans tenir compte de l’histoire des idées dans laquelle s’inscrivent les œuvres en question. Voir Peter G. CHRISTENSEN, « Yourcenar’s Alexis and the Heritage of Rilke », Essays in French Literature, 22, 1985, p. 50-58. 212 Sur les traces de Rilke dans Alexis phase de transition. Déjà elle utilise son pseudonyme, mais le prénom « Marg » témoigne d’une hésitation qui ne disparaît qu’avec la publication de Pindare en 1932, signé Marguerite Yourcenar : preuve qu’elle a fini par se trouver. Dans cette optique, l’hypotexte étudié ici remplit un rôle aussi simple qu’éternel, à savoir : « Lire, lire l’autre, revient toujours à se définir soi » 23. 23 Emmanuel FRAISSE et Bernard MOURALIS, Questions générales de littérature, Paris, Seuil, coll. Essais, 2001, p. 261. 213