La première nuit de tranquillité

Transcription

La première nuit de tranquillité
Stéphane Guibourgé
La première nuit de tranquillité
« Je vous ai cherchée longtemps, Mlle Daudé. Cherchée sur les avenues et les grands
boulevards, dans ces rues où je vous imaginais faire le trottoir. Où souvent je suis monté à
la suite d’une étrangère fardée, à la rencontre de cette grande tristesse qui est ma pire, ma
meilleure amie.
Cette nuit, j’ai l’impression d’avoir passé toutes ces années à scruter le visage des femmes.
Même avant de connaître votre histoire, j’étais fascinée par le visage des femmes. Je ne
savais pas encore que je me jetais sur vos traces. Mais je devinais peut-être, gamin
maladroit de cinq ou six ans, que le regard d’une femme pourrait justifier ma vie. Encore
maintenant, si j’existe dans les yeux d’une inconnue, j’ai la certitude fugace d’être vivant.
Et je le suis, ces instants-là. N’est-ce pas ?
Peu avant l’adolescence, j’ai commencé à faire un rêve. Je fracassais un visage à coup de
marteau. Ma propre figure était éclaboussée de sang, de glaires et de cartilages. Je
continuais de cogner. Je n’ai jamais su quelle personne je frappais ainsi jusqu’à la tuer. Puis
un matin, peu après la naissance de mon premier garçon – vous êtes deux fois grand-mère
– c’est mon visage qui est apparu sous les coups. Ce visage qui, d’après le dossier de la
DDASS, vous ressemble assez. Ce visage, mon visage, ce masque étrange dont je cherche
encore le reflet dans les miroirs, les vitrines et le regard des femmes. Non par narcissisme,
mais à la recherche d’une preuve.
Est-ce que j’existe vraiment Mlle Daudé ? »

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