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4REPÈRES ET TENDANCES
4CONJONCTURES
4DOSSIER
6LIVRES ET IDÉES
Collapse. How Societies
Choose to Fail or Survive
par Jared Diamond
Les civilisations sont-elles
vraiment mortelles ?
ANDRÉ-MARCEL D’ANS *
La chute de l’Empire romain a suscité une
abondante littérature sur le destin des
civilisations. Mais il serait réducteur de
limiter ce type de réflexion aux seuls
empires et aux seules créations politiques qui eurent un impact marquant sur
l’aventure humaine. D’autres civilisations, parfois microscopiques à l’aune de
l’histoire et de la géographie se sont évanouies, si bien que l’on est en droit de
poser la question de l’existence d’une
règle immuable qui expliquerait la disparition d’un pays et permettrait de cerner
les menaces qui pèsent sur lui.
D
avec netteté que la suprématie de ladite civilisation ne peut être
attribuée à une éventuelle «supériorité» des peuples – au
demeurant très variés – qui de lieu en lieu et d’époque en époque ont été les porteurs de cette civilisation.
Aujourd’hui dans un nouveau livre1, complémentaire du précédent et sans doute appelé à connaître un succès comparable2,
Jared Diamond reprend ce même type de raisonnement, mais
cette fois avec l’ambition de répondre à la question inverse :
qu’est-ce qui peut faire qu’une civilisation échoue, s’étiole et
disparaisse, sans pour autant qu’il soit permis de rapporter ceci à
une quelconque « infériorité » des peuples tombant victimes de
cette décadence ? Cette interrogation conduit l’auteur à passer
en revue un grand nombre de cas, à propos desquels son
extraordinaire pouvoir de documentation lui permet d’offrir au
lecteur une somme considérable d’informations d’une qualité
irréprochable, impeccablement référencées aux meilleures sources et exposées avec un art si consommé de narrateur que la lecture de cet ouvrage en devient plus qu’instructive : passionnante.
INGRATE NATURE, INSUFFISANTE CULTURE
O
ans un précédent ouvrage intitulé Guns, Germs and Steel
(qu’à l’époque nous avons recensé dans le n° 14 de
Sociétal), Jared Diamond, champion incontesté d’une vulgarisation scientifique de haut niveau, expliquait le succès de la civilisation qu’on dit « occidentale » par le fait que ses lointains
précurseurs avaient bénéficié de conditions géographiques
exceptionnellement favorables, sans doute uniques, et que par la
suite leurs successeurs n’ont eu qu’à gérer l’héritage de cet
avantage initial. Le principal mérite de cette démonstration, délibérément axée sur les facteurs écologiques, était de réaffirmer
pérant la synthèse de ce vaste parcours, Jared Diamond
dégage cinq ordres de facteurs susceptibles, selon lui, de
pousser au dépérissement des sociétés :
* Professeur d’anthropologie et de sociologie à l’Université Paris-7 - Denis
Diderot, André-Marcel d’Ans vient de publier aux Éditions Karthala : Écologie politique d’un désastre. Le Honduras après l’ouragan Mitch.
2. Guns, Germs and Steel avait été couronné par un prix Pulitzer. Deux
millions d’exemplaires en ont été vendus de par le monde.
1. Collapse. How Societies Choose to Fail or Survive. Londres, Allen Lane / Penguin,
2005, 576 p.
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1. Une détérioration écologique consécutive à l’inadéquation
des modes d’exploitation par rapport aux possibilités du
milieu ;
2. Des changements climatiques impromptus aboutissant, eux
aussi, à une dégradation de l’environnement ;
3. L’action néfaste de voisins hostiles ou l’irruption de conquérants ;
4. La défection inopinée de peuples partenaires ou tributaires ;
5. Le caractère inapproprié de l’organisation politique ou
sociale du groupe humain considéré.
On ne peut qu’avouer sa déception devant ce catalogue un peu
hétéroclite, où s’additionnent, dans le désordre :
– des facteurs à proprement parler « naturels », c’est-à-dire
hors d’atteinte pour la volonté humaine (raison 2) ;
– des dégradations écologiques au contraire dues au caractère
nocif de l’action anthropique (raison 1) ;
– des péripéties relevant du domaine de la politique intérieure
(raison 4), ou extérieure (raison 3) ;
– et enfin des considérations d’apparence plutôt «culturelle»,
qu’en raison de son parti-pris résolument anti-idéaliste l’auteur
s’applique à n’évoquer que sur le registre des aptitudes gestionnaires et administratives (raison 5).
De cette énumération, et singulièrement de l’ordre dans lequel
y apparaissent les raisons évoquées, se dégage l’impression que,
fondamentalement habile, en bon géographe qu’il est, à mettre
en évidence combien les facteurs biologiques et environnementaux pèsent sur le destin des sociétés humaines, mais cependant
trop au fait des données de l’anthropologie pour oser affirmer
qu’à elle seule cette action du milieu puisse être déterminante,
Jared Diamond demeure finalement dans l’indécision au
moment de trancher l’alternative entre deux déterminismes :
celui de la Nature et celui de la Culture. Alors, il pioche un peu
des deux côtés, manquant visiblement du souffle nécessaire
pour dépasser l’alternative en la récusant globalement.
Il y a en effet un abîme à franchir pour passer du domaine des
« sciences naturelles » à celui de l’écologie humaine. Située à la
charnière de la géographie et de l’anthropologie, cette dernière
exige de prendre en compte que, pour affronter les contingences de leur environnement matériel, les sociétés humaines réajustent sans cesse, de manière plus ou moins délibérée, les
procédures – organisationnelles aussi bien que techniques – qui
permettent de faire face aux besoins de l’instant. Cette perpétuelle mise au point de la relation avec le milieu n’a cependant
rien de mécanique, sachant que dès qu’ils concernent autre
chose que l’élémentaire satisfaction des nécessités biologiques,
les besoins socialement reconnus varient infiniment, selon la
représentation qu’on s’en fait.
Il s’ensuit qu’en écologie humaine l’identification des éléments
concrets de l’environnement en termes de ressources ou de
contraintes ne s’opère pas dans l’absolu, mais toujours de façon
relative, prenant en considération :
– les technologies dont la société dispose afin de tirer parti des
potentialités de son environnement ;
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– et la nécessaire existence d’un espace régulé de négociation
(autrement dit : d’un marché) permettant l’écoulement des produits résultant de ces compétences technologiques.
Bref, s’il n’est pas douteux que les réalités matérielles du milieu
influent sur le destin des civilisations (ce que toute l’oeuvre de
Jared Diamond excelle à mettre en évidence), le vrai défi qui se
pose à l’écologie humaine est plutôt de montrer comment le sort
des hommes et de leurs sociétés se joue perpétuellement dans
l’entre-deux entre une sage soumission au cours des choses et la
volonté de s’en affranchir ; entre le projet de dominer par l’ingéniosité les contraintes de la vie matérielle, et l’art de jouer de
l’esquive à leur égard par le recours aux mirages de l’imaginaire.
Sachant que ce mouvement de va-et-vient entre l’action mécaniquement aveugle des choses et la réponse perpétuellement
imaginative de l’intervention humaine n’est pas né d’hier, il s’ensuit que la dichotomie que le sens commun croit pouvoir établir entre le matériel et l’idéel ne renvoie qu’à des idéaux-types,
assurément indispensables pour l’exercice de la pensée
abstraite, mais empiriquement invérifiables : tout milieu dans le
cadre duquel une collectivité humaine est appelée à agir, est
déjà depuis longtemps pétri d’intelligence humaine, empreint
d’adaptations techniques et d’intentions sociales.
L’alternative entre le déterminisme de la Nature et celui de la
Culture n’a donc pas lieu d’être. Aucune société jamais ne réagit de façon brute aux injonctions de ce qu’on nomme couramment la Nature ; aucune non plus ne peut impunément prendre
le risque de les ignorer au nom d’un «symbolisme» consistant à
penser que les choses ne seraient au fond que ce qu’on se plaît
à croire à leur sujet. Les faits sociaux éclosent toujours à michemin, dans un tiraillement perpétuel entre ces deux attitudes
intenables que seraient l’allégeance inerte au cours des choses
et la pure utopie. En somme, il n’est d’écologie humaine qui ne
soit forcément politique.
LE CAS DES VIKINGS DU GROENLAND
P
our illustrer ce qui précède, considérons l’exemple des
colonies vikings du Groenland, si particulièrement intéressant dans sa complexité que Jared Diamond a jugé bon de lui
consacrer trois chapitres sur les seize que comporte son
ouvrage. D’entrée de jeu, il devrait être souligné que si des
Vikings norvégiens sont allés s’établir au Groenland entre le XIe
et le début du XVe siècle, ce n’est évidemment pas parce que le
climat y était devenu plus clément, mais au moins tout autant
parce qu’ils disposaient des moyens nautiques nécessaires pour
y arriver, et que des facteurs sociaux, économiques et politiques
les poussaient à s’aventurer en ces contrées inexplorées.
3. Chacun connaît la célèbre formule lévi-straussienne affirmant que les
choses sont bonnes à penser avant que de l’être à manger. Cet adage ne
devient recevable qu’à condition pour autant de le compléter en
précisant : pour autant qu’elles soient comestibles !
LES CIVILISATIONS SONT-ELLES VRAIMENT MORTELLES ?
De même encore, quand les derniers établissements vikings
abandonnèrent le Groenland aux environs de 1435, ce n’était
pas du tout parce qu’un changement de climat et des dégradations écologiques en partie imputables à leur mode d’exploitation du territoire auraient rendu celui-ci inhabitable. La preuve
en est que ce « collapsus » de l’occupation viking du Groenland
coïncide avec l’essor en ces mêmes lieux d’une civilisation puissante, durable, originale, qui suscitera l’admiration des ethnologues : la civilisation des Inuit, dont l’élan conquérant s’amorce
aux environs de l’an 1200, à l’unisson d’un refroidissement du
climat qui leur est bénéfique en même temps qu’il contribue à
affaiblir ceux qu’ils s’apprêtent à supplanter !
Si le changement climatique semble ici s’avérer décisif, voyons
bien cependant que, comme l’indique parfaitement Jared
Diamond, c’est essentiellement parce que, porteurs d’une civilisation axée sur l’élevage (principalement des bovins et des
porcs) et la métallurgie du fer, jamais les Vikings du Groenland
n’envisagèrent de modifier si peu que ce soit leur mode de vie
traditionnel ni les représentations mentales qui l’accompagnent,
alors pourtant que l’environnement groenlandais ne leur offrait
dans cette optique que des ressources notoirement insuffisantes, et de plus très fragiles. De ce fait, les Vikings du Groenland
se condamnaient à une dépendance irréversible vis-à-vis de
leurs parents demeurés en Norvège, pour ce qui est de leur
approvisionnement en biens indispensables.
Il en allait tout autrement des Inuit, habiles à exploiter les ressources aquatiques de l’environnement groenlandais, sur lesquelles au demeurant le changement climatique n’avait pas d’action
négative. Mais ces ressources n’en étaient pas pour les Vikings
groenlandais qui, bloqués dans leurs préjugés identitaires, jamais
ne tenteront de les mettre à profit. Pratiquement aucun objet
inuit n’apparaît parmi les vestiges archéologiques de la présence
viking au Groenland, cela mettant clairement en évidence le
refus d’emprunter des technologies, pourtant basées sur des
matières premières aisément renouvelables et faciles à trouver
sur place : l’os, la peau de phoque, la neige. En somme, c’est le
conservatisme obtus (technologique, mais également social, politique et religieux) des Norvégiens du Groenland qui provoqua la
ruine de leurs établissements. Le changement climatique n’en fut
nullement la cause, seulement le cadre circonstanciel.
L’Islande aussi avait été colonisée par les Vikings, peu de temps
avant que ne commence l’occupation du Groenland. Au départ,
les possibilités offertes par le milieu y étaient nettement plus
favorables. En effet, à en croire les spécialistes dont Jared
Diamond nous rapporte l’avis, la couverture boisée y était
importante, et la couche des sols fertiles d’origine volcanique
pouvait atteindre par endroits jusqu’à cinquante pieds d’épaisseur ! Hélas, au bout de quelques siècles, la dévastation du terroir islandais par les Vikings fut identique à celle du Groenland,
l’acharnement mis par les colons à reproduire sur place leur
mode de vie traditionnel, sans nul effort d’adaptation aux conditions locales, ayant fini par entraîner le déboisement complet de
l’île et le lavage intégral de ses sols trop friables. À la suite de
quoi l’Islande était déjà devenue au XVe siècle un pays quasiment
désertifié. Néanmoins, en dépit d’un échec écologique équivalent, il ne s’est pas produit là-bas de « collapsus » : à l’inverse de
leurs parents du Groenland, les Vikings de l’Islande n’ont pas
quitté le pays. Peut-être était-ce parce qu’il n’y avait pas d’Inuit
pour les en déloger
Quoi qu’il en soit, sur le long terme, bien leur en prit d’être restés. Aujourd’hui en effet, une tardive reconversion dans la mise
à profit des ressources du milieu a permis que cette île autrefois
misérable se transforme en un pays prospère, bénéficiant d’un
PIB par habitant parmi les plus élevés du monde. Ont contribué
à ce miracle : une gestion avisée de la richesse halieutique et la
mise à profit de la géothermie, dans le même temps que l’exploitation du formidable potentiel hydro-électrique offert par
une foule de rivières dévalant des montagnes contribuait à faire
de l’Islande un des pays les mieux protégés du monde en termes
d’indépendance énergétique. Ultimes témoins du renoncement
au mirage agricole d’autrefois, les dernières fermes du pays finissent de se reconvertir en résidences d’été... Et l’Islande est maintenant suffisamment riche et scientifiquement développée pour
pouvoir caresser le rêve de reconstituer un jour ses sols
défunts, et y ressusciter ses forêts disparues.
UNE VISION TROP CENTRÉE SUR L’ÉCOLOGIE
O
n en vient à se demander si, en rapportant ainsi par le
menu toutes les péripéties de l’expansion normande
dans le Nord de l’Atlantique, Jared Diamond ne fournit pas luimême tout ce qu’il faut pour contredire ce qui paraît pourtant
bien être la thèse fondamentale de son ouvrage. Il s’y avère en
effet que le succès ou l’échec des sociétés ne dépendent que
marginalement des contingences de l’environnement, et même
qu’une destruction calamiteuse des ressources d’un territoire
ne condamne pas irrévocablement au « collapsus » la société
qui s’est rendue coupable de cette dégradation !
Néanmoins, il y a fort à parier que ce soupçon d’incohérence
n’entamera pas l’engouement du public pour le livre de Jared
Diamond. Comment expliquer cela ? Tout d’abord par le fait
que l’attrait exercé par ce genre d’ouvrage n’a sans doute pas
grand-chose à voir avec l’attente d’une logique sans faille dans la
conduite d’une démonstration. Le romantique attendrissement
devant les civilisations perdues, l’excitation devant la résolution
quasiment policière d’énigmes astucieusement ficelées et le frisson qu’on éprouve à l’écoute des imprécations prophétiques
promettant aux puissants de justes châtiments y tiennent à
coup sûr plus de place.
Un bon indice de cette attention très sélective au contenu de
l’ouvrage et d’une relative indifférence à l’égard de la pertinence
de sa démonstration d’ensemble transparaît dans le fait qu’appâtés par le titre du livre, les commentaires de presse se sont
tous concentrés sur la seule moitié de son contenu qui traite
de la disparition d’un certain nombre de sociétés antiques et
exotiques : Vikings du Groenland, insulaires du Pacifique (de îles
de Pâques, Henderson et Pitcairn), Indiens Anasazis du SudOuest états-unien, auxquels s’ajoutent les inévitables Mayas.
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Soit donc autant de sociétés victimes d’énigmatiques «disparitions» que l’auteur résout avec une dextérité digne de Sherlock
Holmes par le dépistage de toute une gerbe d’indices écologiques, climatiques et épidémiologiques propres à faire oublier
que, comme on ne dispose au sujet de ces sociétés que de
témoignages archéologiques, donc muets, on ne peut rien dire
des circonstances sociales, économiques et politiques qui ont
entouré leur détérioration.
L’autre moitié de l’ouvrage de Jared Diamond concerne des
sociétés contemporaines, géographiquement aussi éparses que,
par ordre d’apparition dans le volume : l’État du Montana aux
États-Unis, le Japon, le Rwanda, l’île d’Hispaniola, la Chine et
l’Australie. On saisit assez vite la raison pour laquelle cette partie de l’ouvrage a peu retenu l’attention des recenseurs : toutes
ces situations relèvent manifestement du politique, de l’économique et du social, autant de terrains sur lesquels Jared
Diamond se révèle aussi malhabile que mal informé, de sorte
qu’il faut bien dire que le niveau de ses analyses, quand il s’y risque, ne dépassent pas ce qu’on peut aisément trouver sur n’importe quel média.
Pourquoi l’auteur a-t-il ainsi pris le risque de déséquilibrer son
ouvrage en consacrant la moitié de son contenu à des situations auxquelles ce qui fait par ailleurs l’efficacité de sa méthode
ne s’applique pas ? D’autant qu’en contradiction avec le titre du
livre, on ne peut pas considérer que ces sociétés auraient été
victimes d’un « collapsus ». Sans doute certaines d’entre elles
ont-elles connu d’épouvantables drames (le Rwanda, Haïti),
mais elles sont toujours là, avec leurs haines inextinguibles, leur
indéracinable misère... Quant aux États-Unis, à l’Australie et à la
Chine (qui à tout un chacun donne plutôt aujourd’hui l’impression de connaître un formidable essor), ce n’est évidemment
qu’à titre comminatoire qu’ils peuvent se sentir concernés par
l’éventualité d’un «collapsus».
En fait, nous touchons sans doute là au motif essentiel de l’ouvrage, au principal ressort de l’attrait qu’il exerce. En jouant de
la provocation qui consiste à venir agiter sous le nez de ces
sociétés en pleine prospérité le spectre de l’écroulement de
civilisations anciennes, comme pour leur faire comprendre qu’il
n’y a pas loin du Capitole à la Roche Tarpéienne, et que le «collapsus» peut être d’autant plus proche que rien ne le fait présumer à ceux-là mêmes qui vont en subir les effets, Jared
Diamond, quittant le terrain de la science sur lequel il assoit sa
légitimité, endosse la posture du moraliste. Mais le lien demeure
très flou entre l’éventuelle pertinence de ses démonstrations
scientistes et le bien-fondé de ses remontrances alarmistes.
D’ailleurs, à quoi servirait-il d’admonester, si ceux à qui l’avertissement s’adresse n’ont pas la possibilité de s’amender ? Voilà
sans doute pourquoi le sous-titre que Jared Diamond a donné
à son livre : « Comment les sociétés choisissent-elles de faillir
ou de survivre ? » accorde explicitement une faculté de «choix»
à ceux qu’il morigène. Néanmoins, l’alternative offerte est décevante, et assurément réductrice. En effet, le succès se résumet-il à la simple assurance de la survie ? Voilà une bien médiocre
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ambition... Et l’insuccès conduit-il fatalement à l’extinction?
Nous avons déjà vu qu’il n’en est rien...
En balisant de cette façon les possibilités de «choix» qu’il
concède aux sociétés, Jared Diamond met de nouveau en évidence que le ressort profond de sa pensée est plus éthologique
que véritablement anthropologique. Par ailleurs, prêter aux
sociétés une capacité collective de décision sans préciser ni la
nature de cette capacité, ni les modalités de sa mise en œuvre,
et en refusant d’affronter l’évidence que celle-ci ne peut être
que politique, revient à laisser rôder le fantôme du culturalisme,
lequel fait bien mauvais ménage avec l’éthologisme affiché. Il se
démontre ainsi une fois de plus que le laxisme théorique de
l’auteur le conduit constamment à louvoyer à vue entre ces
deux déterminismes inconciliables.
À cette raison principale de la fâcheuse imprécision de l’argumentation de Jared Diamond, s’adjoignent, au plan sociologique,
d’évidentes omissions de même qu’un flou persistant entourant
les notions de société et de civilisation. Ainsi par exemple si les
sociétés qui autrefois peuplaient les îles Pitcairn et Henderson
ont péri corps et biens, et si celle de l’île de Pâques se résume
de nos jours à quelques centaines de pauvres hères appauvris et
désemparés, en aucun cas il n’est permis de renvoyer l’échec de
ces sociétés sur l’ensemble de la civilisation polynésienne à
laquelle elles appartenaient.
La même chose peut être dite à propos des Mayas chez qui,
postérieurement au collapsus de leurs cités classiques se succédèrent nombre de formations dites « post-classiques », et dont
des millions de descendants aspirent aujourd’hui à revivifier
l’héritage. Quant aux Normands, si l’échec de leur colonisation
du Groenland est patent, cela ne porta nullement ombrage au
succès de leurs entreprises partout ailleurs : que ce soit sur
leurs terres d’origine en Scandinavie, de même que dans les
diverses contrées où leur expansionnisme les conduisit : jusqu’aux portes du Bosphore à travers la Russie ; en France et en
Angleterre, puis en Sicile et dans le Sud de l’Italie, tant et si bien
que leur civilisation finit par se dissoudre dans l’immense creuset de l’Occident chrétien.
À cet égard, on se demande pourquoi Jared Diamond n’a pas cru
bon d’inclure la migration et l’emprunt parmi les facteurs de succès ou d’échec des sociétés. Lacune d’autant plus insolite qu’il a
très bien montré lui-même que la victorieuse persistance de ce
que nous nommons «la civilisation» est essentiellement due au
fait que celle-ci n’a cessé de glisser d’un territoire et d’une
société à l’autre depuis le lointain néolithique eurasien jusqu’à la
Silicon Valley, si tant est que ce soit là que se situe à présent son
foyer principal... en attendant peut-être de s’en aller vers la
Chine ou vers l’Inde ! Au fond, si les sociétés passent, les civilisations sont peut-être moins mortelles qu’on ne l’a dit. g

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