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CONDITIONS DE PUBLICATION Toute personne intéressée à soumettre un article au Comité de rédaction doit en faire parvenir la version définitive, sur support papier ou électronique, avec ses coordonnées, au rédacteur en chef, au moins 60 jours avant la date de parution, à l’adresse suivante: Cahiers de propriété intellectuelle Rédacteur en chef 430, rue Saint-Pierre Montréal (Québec) H2Y 2M5 Courriel: [email protected] L’article doit porter sur un sujet intéressant les droits de propriété intellectuelle ou une question de droit s’appliquant à de tels droits. Les articles de doctrine ne doivent pas dépasser 50 pages dactylographiées, sans les notes; les textes relatifs à des commentaires d’arrêts, à de l’information et à de la législation ne doivent pas être de plus de 20 pages dactylographiées. Les textes doivent être en langue française, dactylographiés à double interligne sur format 21 cm x 28 cm (81 2" x 11"). Le texte sur le support électronique ne doit pas être justifié à droite et il doit être aligné à gauche; aucun code ne doit être employé et l’auteur doit indiquer le type d’appareil et le programme utilisés. Les notes doivent être consécutives et reportées à la fin du texte. Les articles de doctrine doivent être accompagnés d’un résumé en langue française, libre à l’auteur de joindre une version anglaise. Les titres de volumes et de revues, les décisions des tribunaux, ainsi que les mots et expressions en langue autre que le français doivent être soulignés ou en italiques; les articles de revues doivent être cités entre guillemets. Enfin, il est inutile d’apposer les guillemets pour les citations en retrait du texte. L’auteur conserve son droit d’auteur mais une licence de première publication en langue française, pour l’Amérique du Nord, doit être accordée par lui à la revue et à l’éditeur. L’auteur est seul responsable de l’exactitude des notes et références ainsi que des opinions exprimées. Les Cahiers de propriété intellectuelle, propriété de la corporation Les Cahiers de propriété intellectuelle inc., sont édités par cette dernière. Ils sont publiés et distribués par Les Éditions Yvon Blais inc. Les Cahiers peuvent être cités comme suit: (volume) C.P.I. (page). Toute reproduction, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation du titulaire des droits. Une telle autorisation peut être obtenue en communiquant avec COPIBEC, 1290 rue Saint-Denis, Montréal (Québec) H2X 3J7 (Tél.: (514) 849-8540; FAX: (514) 849-6239). © Les Éditions Yvon Blais, 2002 C.P. 180 Cowansville (Québec) Canada Tél.: (450) 266-1086 Fax: (450) 263-9256 Site web: www.editionsyvonblais.qc.ca ISSN: 0840-7266 Publié trois fois l’an au coût de 110 $. Pour tout renseignement, veuillez communiquer avec les Éditions Yvon Blais, 430, rue Saint-Pierre, Montréal (Québec) H2Y 2M5, tél.: (514) 842-3937. Pour abonnements: 1-800-363-3047. PRÉSENTATION Le décalage entre la date de rédaction de la présentation d’un numéro des CPI et sa publication donne souvent d’étranges résultats. Par exemple, rédiger cette 42e présentation en début de février alors que le numéro ne paraîtra qu’en fin mai donne parfois des sueurs froides1: et si un arrêt venait modifier le fond d’un des articles? Et si une nouvelle directive administrative venait nous imposer un nouveau diktat?2 Et si le Canada accédait à un nouveau traité? Et si la réglementation changeait?3 Et si... 1. Certains considéreront ici qu’il ne fera vraisemblablement pas plus froid en mai 2002 que durant l’hiver 2001-2002 canadien (de triste mémoire pour les skieurs et patineurs) mais le propos serait plus météorologique que juridique. Passons. 2. Bof, en matière de marques de commerce, il y aurait sans doute l’avis du 5 décembre 2001 qui porte sur les modalités d’inscription de transferts de marques de commerce et de changement de noms de titulaire et l’avis-rappel du 9 janvier 2002 portant sur la correspondance envoyée au registraire des marques de commerce par courrier électronique, mais on conviendra que ce n’est pas très «excitant»! 3. En fait, la Loi visant à corriger les anomalies, contradictions ou erreurs relevées dans les Lois du Canada et à y apporter d’autres modifications mineures et non controversables ainsi qu’à abroger certaines lois ayant cessé d’avoir effet, dite Loi corrective de 2001 (L.C. 2001, c. 34), été sanctionnée le 2001-12-18 et est entrée en vigueur à même date. En voici les modifications d’intérêt pour la propriété intellectuelle. Le paragraphe 5(1.01) Lda prévoit qu’une œuvre créée ou publiée avant l’adhésion d’un pays à la Convention de Berne ou à l’OMC est protégée à compter de la date d’adhésion, sous réserve de dispositions d’indemnisation pour un acte antérieur à la reconnaissance au Canada du droit d’auteur ou des droits moraux. Dans sa version antérieure, le paragraphe 5(1.01) faisait référence à un numéro d’article erroné pour déterminer cette compensation, ce que la modification corrige. La version anglaise de l’alinéa 67.1(4)a) Lda est amendée pour tenir compte de ce que la disposition ne vise qu’une œuvre et non pas une prestation d’artiste-interprète ou un enregistrement sonore. En vertu de l’article 19 de la Loi sur les dessins industriels, le Ministre pouvait établir règles et formules d’application: cet article est abrogé, l’article 25 permettant déjà au gouverneur en conseil de déterminer les règles applicables pour l’application de la Loi. Les conditions de présentation d’une demande de priorité dont traite le paragraphe 28.4(2) de la Loi sur les brevets sont précisées en indiquant que le demandeur doit mentionner le nom du pays ou du bureau où il a déposé toute demande de brevet sur laquelle la demande de priorité est fondée. Dans sa version antérieure, ce paragraphe ne faisait référence qu’à un pays. 731 732 Les Cahiers de propriété intellectuelle Bref, le nécessaire délai de rédaction par les auteurs, puis de collecte4 des articles et leur révision/harmonisation par la rédaction et de mise en page/impression/distribution fait que l’actualité est parfois un peu «en arrière». C’est dans ce contexte que les capsules ont été conçues et maintenues. À preuve, encore dans ce numéro une capsule Sûrerés et propriété intellectuelle de Louis Payette5 sur l’hypothèque grevant une invention non brevetée6 de même qu’une capsule Brevets de Louis-Pierre Gravelle7 et David Enciso8 portant sur les incidences de la redélivrance d’un brevet sur une instance judiciaire et interprétation du terme «identique»9. Sur le front des comptes rendus, Stéphane Larochelle10 présente Intellectual Property Assets in Mergers and Acquisitions sous la direction de Laning Bryer et Melvin Simensky, Céline François11 présente Droit d’auteur et numérique: logiciels, bases de données, multimédia de Alain Strowel et de Estelle Derclaye alors que Christel Lacarrière12, elle, présente le Copyright Limitations and Contracts: An Analysis of the Contractual Overridability of limitations on Copyright de Lucie Guibault. Vincent Gautrais13, lui, analyse le 19e numéro des Cahiers du CRID portant sur Le commerce électronique européen sur les rails? Analyse et propositions de mise en œuvre de la directive sur le commerce électronique, un collectif sous la direction de Étienne Montero. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. Parfois d’ailleurs dans le sens de «ramasser en se déplaçant», en tout cas si on veut respecter les échéances de l’éditeur. Avocat, Desjardins Ducharme Stein Monast. C.É.G.E.P. de Trois-Rivières c. Leblanc et Lafrance Inc., (2001-09-24), J.E. 2001-1887 (C.S. Qué.). Avocat et agent de brevets, du cabinet d’avocats LÉGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c. et du cabinet d’agents de brevets et de marques de commerce ROBIC, s.e.n.c. Ingénieur, du cabinet d’avocats LÉGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c. et du cabinet d’agents de brevets et de marques de commerce ROBIC, s.e.n.c. Dans le cadre de l’arrêt Urea Casale S.A. c. Stamicarbon B.V. (2002-01-15), [2002] CarswellNat 75, [2002] F.C.J. 44, 2002 FCA 10, <http://decisions.fctcf.gc. ca/cf/2002/2002caf10.html> (C.A.F.; coram les juges Stone, Sexton et Evans). Étudiant à l’École de formation professionnelle du Barreau du Québec, en stage auprès du cabinet d’avocats LÉGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c. et du cabinet d’agents de brevets et de marques de commerce ROBIC, s.e.n.c. Stagiaire française auprès du cabinet d’avocats LÉGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c et du cabinet d’agents de brevets et de marques de commerce ROBIC, s.e.n.c. Stagiaire française auprès du cabinet d’avocats LÉGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c et du cabinet d’agents de brevets et de marques de commerce ROBIC, s.e.n.c. [sans lien de parenté avec le rédacteur en chef qui évite ici avec peine la tentation d’un idem...]. Professeur, Faculté de droit, Université de Montréal. Présentation 733 Ghislain Roussel14 poursuit sa chronique sur les dernières parutions. Sur le front du droit d’auteur, deux belles pièces: Éric Labbé traite de ce sujet d’actualité qu’est l’accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées alors que Florence-Marie Piriou15 nous propose l’auteur comme futur actionnaire de la société de l’information. À partir du dicton «Bien mal acquis ne profite pas», Stefan Martin16 traite de la confiscation des profits en droit civil québécois dans le cadre de procédures pour concurrence déloyale. Dans un long article, Charles Morgan17 discute, dans une perspective canadienne, des enjeux des noms de domaine et des marques de commerce utilisés sur Internet. Enfin, Alexandra Steele18 établit, d’une façon méthodique et claire, l’état du droit au Canada en ce qui a trait au critère d’originalité en matière de dessins industriels. Le conseil d’administration et, par le fait même, le comité de rédaction, accueille deux nouveaux membres: Stephan P. Georgiev19 et Hélène d’Iorio20. Bonne lecture!21 Laurent Carrière Rédacteur en chef 14. Secrétaire général et directeur des affaires juridiques de la Bibliothèque nationale du Québec. 15. Responsable juridique de la Société des Gens de Lettres de France, et de la SOFIA (Société Française des Intérêts des Auteurs de l’écrit). 16. Avocat, du cabinet Fraser Milner Casgrain. 17. Avocat, du cabinet McCarthy Tétrault. 18. Avocate, du cabinet d’avocats LÉGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c. et du cabinet d’agents de brevets et de marques de commerce ROBIC, s.e.n.c. 19. Ingénieur, du cabinet Fetherstonhaugh en remplacement de Raymond Trudeau, démissionnaire pour cause de ... retraite bien méritée! 20. Avocate, du cabinet Gowling Lafleur Henderson, s.r.l. 21. Ah oui, pour le perlier de cette livraison, nous avons eu droit à un «Couya timed» vraisemblablement pour un Quia timet! LES CAHIERS DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE INC. CONSEIL D’ADMINISTRATION Lise BERTRAND Société Radio-Canada, Montréal Danielle BOUVET, avocate Ministère de la Justice du Canada Honorable Denis LÉVESQUE Cour supérieure du Québec, Montréal Ejan MACKAAY Faculté de droit, Université de Montréal Claude BRUNET Ogilvy Renault, Montréal Stefan MARTIN, secrétaire Fraser Milner Casgrain, Montréal Laurent CARRIÈRE Léger Robic Richard, Montréal Victor NABHAN Droit d’auteur OMPI, Genève Vivianne DE KINDER, trésorière Montréal Marcel DUBÉ Faculté de droit Université de Sherbrooke Annie ROBITAILLE Bombardier Inc., Montréal Ian ROSE Lavery De Billy, Montréal Mistrale GOUDREAU, vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Ottawa Ghislain ROUSSEL, président La Grande bibliothèque du Québec, Montréal Lucie GUIBAULT Instituut voor Informatierecht, Amsterdam Raymond TRUDEAU Smart & Biggar Montréal Rédacteur en chef Laurent CARRIÈRE Rédacteur en chef adjoint Stefan MARTIN Comité de rédaction Lise BERTRAND, avocate Société Radio-Canada, Montréal Danielle BOUVET, avocate Ministère de la Justice du Canada Claude BRUNET, avocat Ogilvy Renault, Montréal Laurent CARRIÈRE, avocat Léger Robic Richard, Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Marcel DUBÉ Faculté de droit Université de Serbrooke Johanne FORGET, avocate Les Éditions Yvon Blais inc., Montréal Mistrale GOUDREAU, professeur vice-présidente du comité Faculté de droit, section de droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Lucie GUIBAULT Instituut voor Informatierecht Amsterdam Honorable Denis LÉVESQUE, juge Cour supérieure du Québec, Montréal Ejan MACKAAY, professeur Faculté de droit, Université de Montréal Stefan MARTIN, avocat secrétaire du comité Byers Casgrain, Montréal Annie ROBITAILLE Bombardier Inc., Montréal Ian ROSE Lavery De Billy, Montréal Ghislain ROUSSEL, avocat président du comité La Grande bibliothèque du Québec, Montréal Raymond TRUDEAU Smart & Biggar Montréal Comité exécutif de rédaction Laurent CARRIÈRE Mistrale GOUDREAU Stefan MARTIN Ghislain ROUSSEL Comité éditorial international François DESSEMONTET Professeur de droit Universités de Lausanne et de Fribourg Directeur du Centre de droit de l’entreprise (CEDIDAC) Lausanne, Suisse Paul E. GELLER Avocat et professeur adjoint University of Southern California Law Center Los Angeles, USA Jane C. GINSBURG Professeur de droit Columbia University School of Law New York, USA Teresa GRZESZAK Université de Varsovie, Pologne André LUCAS Professeur de droit Université de Nantes, France Nebila MEZGHANI Professeur de droit Université de Tunis, Tunisie Victor NABHAN Droit d’auteur OMPI, Genève Antoon A. QUAEDVLIEG Doyen, Faculté de droit Université catholique de Nimègue Nijmegem, Pays-Bas Paolo SPADA Professeur de droit Institut de droit privé Université Degli Studi di Roma «La Sapienza» Rome, Italie J.A.L. STERLING Avocat et professeur de droit Center for Commercial Law Studies Queen Mary & Westfield College Université de Londres Londres, Grande-Bretagne Alain STROWEL Avocat et professeur de droit Facultés universitaires Saint-Louis Bruxelles, Belgique Kamen TROLLER, Avocat De Pfyffer Argand Troller et associés Genève, Suisse Silke von LEWINSKI Institut Max-Planck pour le droit étranger et international des brevets, du droit d’auteur et du droit de la concurrence Münich, Allemagne TABLE DES MATIÈRES L’accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées: une condition nécessaire à l’exercice d’exceptions au droit d’auteur Éric Labbé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 741 Concurrence déloyale et confiscation des profits en droit civil québécois: bien mal acquis ne profite pas Stefan Martin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 775 Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet: un survol des enjeux actuels d’une perspective canadienne Charles Morgan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 793 L’auteur futur actionnaire de la société de l’information Florence-Marie Piriou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 829 Le critère d’originalité en matière de dessins industriels au Canada Alexandra Steele. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 855 Capsule brevets – Incidences de la redélivrance d’un brevet sur une instance judiciaire et interptétation du terme «identique» Louis-Pierre Gravelle et David Enciso . . . . . . . . . . . 881 Capsule sûreté – Hypothèque grevant une invention non brevetée Louis Payette. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 889 739 740 Les Cahiers de propriété intellectuelle COMPTES RENDUS Droit d’auteur et numérique: logiciels, bases de données, multimédia – Droit belge, européen et comparé Céline François . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 901 Le commerce électronique européen sur les rails? Analyse et propositions de mise en œuvre de la directive sur le commerce électronique Vincent Gautrais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 903 Copyright Limitations and Contracts: An Analysis of the Contractual Overridability of Limitations on Copyright Christel Lacarrière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 909 Intellectual Property Assets in Mergers and Acquisitions Stéphane Larochelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 911 LIVRES PARUS Ghislain Roussel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 913 Vol. 14, no 3 L’accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées: une condition nécessaire à l’exercice d’exceptions au droit d’auteur Éric Labbé 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 743 2. Les exceptions relatives à l’interdiction de neutralisation des mesures techniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 748 2.1 Japon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 750 2.2 États-Unis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 752 3. Les mesures positives visant à permettre l’exercice d’exceptions au droit d’auteur . . . . . . . . . . . . . . . . 760 3.1 Europe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 760 3.2 Australie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 768 4. L’équilibre par l’entiercement des dispositifs de neutralisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 771 © Éric Labbé, 2002. 741 1. Introduction Depuis les échecs judiciaires de la société américaine Napster1, les utilisateurs du célèbre réseau d’échange de fichiers musicaux MP32 ont migré vers de nouveaux paradis musicaux tels que Kazaa et MusicCity3. Forte de cette victoire, l’industrie du disque a entamé en octobre 2001 une poursuite contre ces refuges afin de faire cesser, encore une fois, le piratage de ses œuvres4. Mais les réseaux peerto-peer5 post-Napster ont plus d’un tour dans leur sac: leur architecture ne réserve aucun contrôle au distributeur du logiciel et les échanges de fichiers peuvent ainsi continuer malgré la fermeture de leurs promoteurs6. De nouveaux attributs qui ne manquent pas de 1. Le 26 juillet 2000, la Cour fédérale de San Francisco ordonnait l’arrêt des échanges de matériel sous copyright effectués sur Napster. Jugée trop large par la Cour d’appel, cette injonction fut révisée le 7 mars 2001. Si Napster échappe alors à la fermeture, elle doit cependant filtrer dans les meilleurs délais tous les titres fournis par les maisons de disques. A&M Records c. Napster, Inc., 2000 WL 1009483 (N.D.Cal. Jul 26, 2000); A&M Records, Inc. c. Napster, Inc., 239 F.3d 1004, 2001 Copr.L.Dec. P 28,200, 57 U.S.P.Q.2d 1729, 1 Cal. Daily Op. Serv. 1255, 2001 Daily Journal D.A.R. 1611 (9th Cir.(Cal.) Feb 12, 2001); A&M Records, Inc. c. Napster, Inc., 2001 WL 227083, 2001 Copr.L.Dec. P 28, 213 (N.D.Cal. Mar 05, 2001). 2. Selon l’Office de la langue française, le format MP3 est un «[f]ormat de fichier son compressé, obtenu par la suppression de données, qui permet de stocker dans son ordinateur, dans 12 fois moins d’espace, des fichiers musicaux provenant d’Internet ou créés à partir d’un CD, sans perte de qualité sonore». OLF: <http://www.olf.gouv.qc.ca/index.html>. 3. Kazaa et MusicCity sont des réseaux d’échange peer-to-peer de fichiers numériques de tout type (vidéo, texte, image, sonores, etc.) et de tout format fonctionnant sous la technologie néerlandaise Fastrack. 4. Metro-Goldwyn-Mayer Studio, Inc. and al. c. Grokster and al., (C.D. Cal., Complaint filed October 2, 2001), disponible sur le site de la Recording Industry Association of America, <http://www.riaa.org/pdf/complaint.pdf>. 5. L’Office de langue française traduit l’expression peer-to-peer par le néologisme «poste à poste» qui désigne la «[t]echnologie d’échange de fichiers entre internautes, permettant à deux ordinateurs reliés à Internet de communiquer directement l’un avec l’autre sans passer par un serveur central qui redistribue les données». OLF: <http://www.olf.gouv.qc.ca/index.html>. 6. La technologie Fastrack ne requiert aucune intervention du promoteur du réseau ni même la tenue d’un index permettant aux utilisateurs d’effectuer leurs recherches. En effet, cette fonction est assurée dans le cas des nouveaux réseaux poste à poste par l’utilisation aléatoire d’ordinateurs puissants branchés au 743 744 Les Cahiers de propriété intellectuelle questionner l’efficacité et la pertinence du recours judiciaire en cette matière et de paver la voie à sa principale alternative, le contrôle technique des œuvres. Si les nouvelles technologies de l’information ont tôt fait de dévoiler leurs effets sur le droit d’auteur, notamment en ce qui concerne les œuvres musicales, elles ont également été prises d’assaut par les spécialistes du verrou informatique. Un réseau devenant de plus en plus commercial ne pouvait demeurer le lieu du libre partage de l’information. L’accès à plusieurs contenus devenait conditionnel et nécessitait une protection efficace contre les visites non autorisées7. Or, la protection des œuvres numériques requiert plus que l’utilisation d’un simple verrou. Une fois le contenu accédé, il peut être facilement copié et distribué. Une protection technique appropriée consiste donc à empêcher l’une des principales violations au droit d’auteur, la reproduction non autorisée de l’œuvre, par le recours à une mesure déjà bien connue dans le monde analogique du magnétoscope, le dispositif anti-copie8. Appliquée aux œuvres musicales au format numérique, cette solution pourrait théoriquement sonner le glas des réseaux peer-to-peer puisque toute transmission en ligne requiert au moins une reproduction. Plusieurs maisons viennent d’ailleurs de lancer leurs nouveaux disques compacts anti-copie ainsi que des formats numériques propriétaires destinés à la distribution en ligne9. Cette stratégie force cependant les utilisateurs à réseau. Certains ont présenté cette caractéristique comme un élément faisant obstacle à la responsabilité des promoteurs de cette technologie en raison de l’absence de contrôle sur les échanges. Voir notamment S. Glynn Lunney Jr, «The Death of Copyright: Digital Technology, Private Copying, and the Digital Millennium Copyright Act», (2001) 87 Va. L. Rev. 813. D’autres ont distingué les réseaux fermés tels que ceux fonctionnant avec la technologie Fastrack des réseaux ouverts. Dans le premier cas, l’accès des utilisateurs fautifs pourrait être filtré puisque chaque utilisateur doit préalablement s’abonner au réseau. Dans le cas des réseaux ouverts tels que Gnutella, il n’existe aucune possibilité de contrôle, ni sur les échanges ni sur l’accès des utilisateurs au réseau, ce dernier étant libre d’abonnements. Benjamin Semel et Howard Siegel, «He Share, She Share: Sorting Out The State of Music File-Swapping Online After Napster», (2001) 18(3) e-Commerce 1. 7. Les pages Web dont l’accès nécessite un abonnement et donc un nom d’usager et mot de passe en sont la principale illustration. 8. Macrovision est le principal procédé anti-copie analogique qui empêche l’enregistrement sur cassette VHS. Son fonctionnement consiste à alterner les signaux de synchronisation de la vidéo qui circule en analogique et donc à la sortie du lecteur. Lorsqu’il est activé, il provoque un brouillage lors de l’enregistrement sur cassette VHS. 9. MusicNet (BMG, EMI, Warner, Zomba, RealNetworks et autres) et PressPlay (Universal Music Group and Sony Music) sont les principaux réseaux de distri- Accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées 745 payer deux fois l’œuvre musicale s’ils souhaitent l’écouter tant à l’ordinateur qu’avec un lecteur de disques compacts10. Le recours aux dispositifs techniques offre également une alternative fort intéressante aux méthodes traditionnelles de rétribution des auteurs. Qu’il s’agisse d’un simple verrou protégeant l’accès à l’œuvre ou d’une mesure contrôlant le nombre de copies pouvant être réalisé par l’utilisateur, ces dispositifs procurent non seulement un meilleur contrôle du piratage mais également une rémunération plus proportionnelle, voire plus généreuse, des titulaires de droits. Par exemple, l’accès et l’utilisation d’une œuvre musicale pourraient être autorisés seulement pour une période déterminée, voire selon le nombre d’écoutes, mais à un prix plus bas11. Nous quitterions alors le modèle de distribution pay-per-copy pour celui du pay-per-use12. Dans le contexte du tout numérique et du grand pillage que favorisent les réseaux, les dispositifs techniques arrivent donc à point nommé. La technique comporte toutefois certaines failles. Parmi elles, la neutralisation des dispositifs est de loin son principal défaut, du moins dans la perspective de l’auteur ou de ses ayants droit. En effet, la technique n’est pas une panacée: de talentueux et inventifs professionnels de l’informatique outrepassent régulièrement ses verrous13. C’est pourquoi les titulaires de droits ont milité 10. 11. 12. 13. bution des géants de l’industrie du disque. Les œuvres qui y sont distribuées ne peuvent être jouées que sur un ordinateur (et non sur un disque compact) et seulement si l’utilisateur est abonné au service. Brad King, «Real Music, With Restrictions», (4 décembre 2001) Wired, <http://www.wired.com/news/mp3/ 0,1285,48805,00.html>. B. King, «Music So Nice, You May Pay Twice», (18 décembre 2001) Wired, <http://www.wired.com/news/mp3/0,1285,49188,00.html>. Le réseau de distribution Liquid Music fournit déjà une illustration. Certaines œuvres musicales y sont disponibles gratuitement à des fins promotionnelles. Cependant, l’œuvre est protégée par le format Liquid Audio, lequel permet d’empêcher sa lecture après une période programmée par le distributeur, généralement de 1 mois. Liquid Music: <http://www.liquid.com>. Kamiel J. Koelman, «A Hard Nut to Crack: The Protection of Technological Measures», (2000) E.IP.R. 272, 276. Par exemple, l’industrie de la musique a lancé en septembre 2000 un défi public aux internautes concernant l’évaluation du format sécurisé SDMI, lequel préviendrait la reproduction et la distribution non autorisées d’œuvres musicales protégées. Le défi a été relevé par une équipe de chercheurs universitaires (Princeton et Xerox PARC & Rice), ce qui a conduit l’industrie musicale à reconsidérer ce nouveau standard. Janelle Brown, «Another crack in the SDMI wall», (2000) Salon.com, <http://www.salon.com/tech/log/2000/10/22/princeton_sdmi/index.html>. D’autres techniques réparatrices telles que les outils de filtrage à la réception, comportent des limites semblables. En effet, une étude menée par la revue américaine Consumer Reports indique que parmi les six 746 Les Cahiers de propriété intellectuelle pour l’interdiction de tout acte de neutralisation des dispositifs techniques, que plusieurs ont qualifiée de mesure juridique de troisième niveau: le droit spécifique au soutien de la technique au secours du droit d’auteur. Bien que cette approche réglementaire soit contestée, elle fut introduite dans les traités de l’OMPI de 199614 et mise en œuvre par plusieurs pays15, dont les États-Unis16, l’Australie17 et le Japon18, ainsi que par la Communauté européenne19. On lui reproche notamment d’assujettir inutilement les utilisateurs à un double régime de 14. 15. 16. 17. 18. 19. plus populaires filtres utilisés pour bloquer les contenus offensants, aucun n’est efficace à 100 % et qu’un seul d’entre eux a réussi à filtrer plus de 80 % de 86 sites Internet contestables utilisés pour l’étude, lesquels comportaient notamment des images pornographiques. CONSUMERS UNION OF U.S, «Which internet filters protect the best? Which get in the way?», (2001), <http://www.consumerreports.org/Special/ConsumerInterest/Reports/ 0103fil0.html>. Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, adopté par la Conférence diplomatique du 20 décembre 1996, WIPO Doc. CRNR/DC/94 (23 décembre 1996) (ci-après WCT) et Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes, adopté par la Conférence diplomatique du 20 décembre 1996, WIPO Doc. CRNR/DC/95 (23 décembre 1996) (ci-après WPPT). Conformément à son article 20, le WCT entrera en vigueur le 6 mars 2002 grâce à l’adhésion du Gabon le 6 décembre dernier (30e participation). Le WPPT a pour le moment obtenu 28 participations. Les traités de l’OMPI de 1996 ont été signés mais non ratifiés par le Canada. Cependant, l’interdiction de neutralisation fait partie des questions examinées par le processus de réforme du droit d’auteur amorcé par le gouvernement canadien le 22 juin 2001 conformément à l’article 92 de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), c. T-13: «Dans les cinq ans suivant la date de l’entrée en vigueur du présent article [i.e., au plus tard le 1er septembre 2002], le ministre [de l’Industrie] présente au Sénat et à la Chambre des communes un rapport sur la présente loi et les conséquences de son application, dans lequel il fait état des modifications qu’il juge souhaitables.». Digital Millenium Copyright Act, Pub. L. No. 105-304, 112 Stat. 2860 (1998) (ci-après DMCA). Copyright Act, No. 63, 1968, tel qu’amendé par le Copyright Amendment (Digital Agenda) Act 2000, No. 110, 2000, disponible à <http://scaletext.law.gov.au/ html/comact/10/6223/top.htm>, (ci-après DAA). Copyright Law, No. 48, du 6 mai 1970, tel qu’amendé par la Law to Partially Amend the Copyright Law, No.77, du 15 juin 1999 (ci-après LJDA) et, dans une certaine mesure, la Unfair Competition Prevention Law, No. 14, de 1934, tel qu’amendé par le Law to Amend Unfair Competition Prevention Law, No. 15, du 15 juin 1999 (ci-après LJCD). La Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, J.O.L. 167/10 du 22 juin 2001 (ci-après Directive 2001/29/CE) et, dans une certaine mesure, la Directive 1998/84/CE du Parlement européen et du Conseil du 20 novembre 1998 concernant la protection juridique des services à accès conditionnel et des services d’accès conditionnel, J.O.L. 320/54 du 28 novembre 1998 (ci-après Directive 1998/84/CE). Accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées 747 protection20 et de créer indirectement un droit d’accès au profit des titulaires de droits21. L’essentiel des critiques porte cependant sur le déséquilibre éventuel du régime juridique du droit d’auteur entre les droits économiques des titulaires et les différentes exceptions accordées par les législateurs relatives notamment aux finalités de recherche, d’enseignement et d’ordre public22. Plusieurs ont en effet souligné l’impossibilité pour les utilisateurs d’exercer en toute légalité l’une ou l’autre des exceptions au droit d’auteur lorsqu’ils sont en présence d’une mesure technique le protégeant23. Afin d’éviter ce déséquilibre, des dispositions particulières visant à permettre l’exercice de certaines exceptions accompagnent les interdictions de neutralisation. Ces dispositions sont toutefois 20. Il est toutefois possible de considérer les protections de troisième niveau comme une adaptation du droit commun et du droit criminel relativement à l’utilisation illicite d’une propriété, d’un bien, d’un ordinateur ou de données (voir par exemple, au Québec, l’article 953 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64 et certaines dispositions du Code criminel, L.R.C. (1985), c. 46, mod. par L.R.C. (1985), c. 2 (1er supp.): articles 326 et 327 (vol de service de télécommunication et ses actes préparatoires), 342.1 et 342.2 (utilisation non autorisée d’un ordinateur et ses actes préparatoires) et 430 (méfaits concernant un bien ou des données). Séverine Dusollier relève d’ailleurs la pluralité des mécanismes juridiques existants susceptibles de protéger les mesures techniques de la neutralisation: droit de l’audiovisuel, droit des télécommunications, criminalité informatique, droit de la responsabilité, protection du secret d’affaires et du savoir-faire, etc. S. Dusollier, «Les protections techniques vues dans un contexte juridique plus large – Rapport général» (2001), disponible sur le site du Congrès de l’ALAI 2001: <http://www.law.columbia.edu/conferences/2001/ Reports/GenRep_ic_fr.doc>. 21. On a effectivement fait remarquer que les régimes de protection du droit d’auteur ne protègent pas en principe l’accès à une œuvre protégée. Néanmoins, cela ne signifie pas qu’un utilisateur soit autorisé à s’introduire illégalement chez un éditeur pour y prendre son dernier best-seller. Alain Strowel relève à cet égard le malentendu qui consiste à concevoir le droit d’auteur sous le prisme de la société de l’information: «Le thème de la société de l’information fait apparaître le droit d’auteur sous un prisme dangereux, celui de l’information, alors que le droit d’auteur a davantage été conçu pour protéger les œuvres – de culture diront certains, je préfère dire les œuvres de divertissement, qu’elles soient d’ailleurs cultivées ou populaires; à l’égard de ces œuvres, le plaidoyer pour un libre accès perd (une partie) de sa force et de sa légitimité». A. Strowel, «Droit d’auteur et accès à l’information: de quelques malentendus et vrais problèmes à travers l’histoire et les développements récents», (1999) 12, 1 C.P.I. 185, 193. 22. Voir notamment: S. Dusollier, Yves Poullet et Mireille Buydens, «Droit d’auteur et accès à l’information dans l’environnement numérique – Étude réalisée pour l’Unesco», (17 juillet 2000), disponible à <http://www.droit.fundp.ac.be/ Textes/rapportUNESCO.pdf>. 23. Voir notamment: Jason Sheets, «Copyright Misused: The Impact of the DMCA Anti-circumvention Measures on Fair & Innovative Markets», (2000) 23 Hastings Comm/Ent L.J. 1. 748 Les Cahiers de propriété intellectuelle assez différentes puisqu’elles reposent sur des postulats contradictoires. En effet, les législateurs ne semblent pas être du même avis quant aux capacités informatiques des utilisateurs. Par exemple, certains États autorisent la neutralisation personnelle des mesures techniques de protection mais empêchent les utilisateurs de recourir à un spécialiste du déverrouillage informatique24. D’autres, moins confiants en leur débrouillardise technique, autorisent dans certaines circonstances la participation d’un tiers spécialisé25. En conséquence, la distinction entre les différentes approches réglementaires ne concerne pas tant les dérogations à l’interdiction de neutralisation que l’accès licite aux dispositifs fabriqués par un tiers ou à un prestataire de services de neutralisation. Or, lorsque cet accès est dénié, l’exercice d’une exception est réservé à une clientèle non seulement spécialisée mais également assez talentueuse pour venir à bout d’une mesure de protection savamment construite. Dans cette perspective, le présent article étudie l’effet des nouvelles règles américaines, australiennes, européennes et japonaises sur l’accès aux dispositifs de neutralisation et, par voie de conséquence, sur l’exercice d’exceptions en droit d’auteur. Principalement, nous constaterons que la licéité de cet accès dépend largement du postulat à l’origine des deux principales approches consacrées que sont (1) la création d’exceptions à l’interdiction générale de neutralisation et (2) l’adoption de mesures positives visant à permettre l’exercice d’exceptions au droit d’auteur. 2. Les exceptions relatives à l’interdiction de neutralisation des mesures techniques L’article 11 du WCT et l’article 18 du WPPT26 n’offrent aucune garantie expresse quant à l’exercice des exceptions au droit d’au24. Tel que nous le verrons, le mécanisme de la loi japonaise en constitue une illustration. Nous constaterons également que la législation américaine conduit, à certains égards, au même résultat. 25. Nous constaterons que loi australienne présente une telle approche et que le législateur européen offre des garanties similaires. 26. L’article 18 WPPT comporte un libellé similaire à l’article 11 WCT. Ce dernier est à l’effet que: «Les Parties contractantes doivent prévoir une protection juridique appropriée et des sanctions juridiques efficaces contre la neutralisation des mesures techniques efficaces qui sont mises en œuvre par les auteurs dans le cadre de l’exercice de leurs droits en vertu du présent traité et qui restreignent l’accomplissement, à l’égard de leurs œuvres, d’actes qui ne sont pas autorisés par les auteurs concernés ou permis par la loi.». Accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées 749 teur27. Leur libellé laisse cependant croire que les mesures techniques visées peuvent être légalement neutralisées puisqu’elles doivent «restreindre l’accomplissement d’actes [...] qui ne sont pas autorisés par les auteurs concernés ou permis par la loi». Cette interprétation a pour effet de permettre la neutralisation de mesures techniques (acte personnel) ou la fabrication, la distribution et la commercialisation de procédés de neutralisation (actes préparatoires) lorsque l’utilisateur bénéficie de l’une ou l’autre des exceptions au droit d’auteur. Ces dernières seraient donc applicables mutatis mutandis à l’interdiction de neutralisation. Or, cette interprétation n’a pas été suivie à la lettre par les législateurs28. Son principe élimine tout contrôle a priori de l’exercice d’une exception et risque en conséquence de favoriser la neutralisation illicite des œuvres techniquement protégées. En d’autres termes, les dispositions des Traités de l’OMPI ne changeraient probablement rien à la situation actuelle du droit d’auteur, sauf le fait de créer un marché incontrôlable de procédés de neutralisation. Afin de remédier à cette lacune, les législateurs japonais et américains ont limité les exceptions permettant tant les actes personnels que les actes préparatoires de neutralisation. Cette approche profitable aux titulaires de droits dénote cependant un manque de pragmatisme sur la question des exceptions au droit d’auteur. Si, par ailleurs, la loi permet à l’utilisateur d’exercer certaines exceptions, elle lui enlève tous les outils pour y parvenir. À cet égard, la législation japonaise s’avère encore moins généreuse que la loi américaine. 27. Cette lacune n’est pas la seule largesse de ces dispositions. En effet, ni le texte ni les déclarations communes ne précisent ce que constituent exactement «des mesures techniques efficaces» de protection du droit d’auteur. Le recours à cette expression offre en effet plusieurs significations dans un contexte technologique où l’efficacité dépend largement du talent ou de l’expertise des utilisateurs. S’agit-il de mesures techniques incontournables ou simplement de procédés dont l’objectif est de contrôler l’accès ou l’utilisation d’une œuvre, peu importe leur facilité à être neutralisés? 28. À cet égard, on doit particulièrement signaler la mise en œuvre de protections juridiques des mesures techniques de contrôle de l’accès, lesquelles sortent du cadre juridique des Traités de l’OMPI de 1996: «[...] la partie la plus importante de cette réglementation [américaine] concerne les mesures touchant à l’accès, mais, en revanche, à l’égard de ces mesures, aucune obligation n’existe en vertu des Traités de l’OMPI, et c’est normal, puisqu’on quitte avec ce type de mesure le champ du droit d’auteur. L’absence de toute obligation internationale à cet égard signifie aussi que beaucoup de pays risquent de ne pas introduire les mêmes normes». A. Strowel, loc. cit., note 21, 206. 750 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1 Japon Le législateur japonais a choisi de réglementer la neutralisation des mesures techniques par l’introduction de deux séries de modifications, l’une à la loi japonaise sur le droit d’auteur (LJDA)29 et l’autre à la loi japonaise sur la concurrence déloyale (LJCD)30. Si les premières modifications concernent «les mesures destinées à empêcher ou à décourager les actes constituant une violation des droits moraux et des droits d’auteur», les secondes visent plutôt les dispositifs contrôlant l’accès à un contenu, protégé ou non par le droit d’auteur. Plusieurs ont fait remarquer que les modifications effectuées à la LJCD chevauchaient celles de la LJDA31, notamment à l’égard des mécanismes anti-copie tels que CSS32 et Macrovision. En effet, l’article 2(1)(x) de la LJCD prohibe la neutralisation non seulement de dispositifs contrôlant la visualisation et l’audition d’un contenu mais également de ceux qui empêchent leur enregistrement et donc leur reproduction (ce qui est évidemment couvert par la LJDA33). En conséquence, il y a lieu de présenter l’effet de ces modifications sur l’exercice des exceptions puisqu’elles concernent toutes deux des actes protégés par le droit d’auteur, dont principalement l’acte exclusif de reproduction. La protection accordée par la LJDA concerne seulement les actes préparatoires à la neutralisation34, lesquels font l’objet d’une sanction pénale à l’article 120bis de la Loi: 29. Copyright Law, précitée, note 18. 30. Unfair Competition Prevention Law, précitée, note 18. 31. Voir notamment Jacques de Werra, «Le régime juridique des mesures techniques de protection des œuvres selon les traités de l’OMPI, le Digital Millennium Copyright Act, les Directives européennes et d’autres législations (Japon, Australie)», (2001) 189 R.I.D.A., disponible également en version préliminaire sur le site du Congrès de l’ALAI 2001: <http://www.law.columbia.edu/conferences/2001/Reports/dewerraFR.doc>. 32. L’acronyme CSS désigne le mécanisme numérique anti-copie Content Scrambling System, basé sur la technique de la cryptographie et apposé sur les DVD afin d’en empêcher toute reproduction. 33. En effet, l’article 120bis de la LJDA sanctionne pénalement les actes préparatoires de neutralisation qui concernent les mesures techniques qui empêchent ou découragent les actes constituant une violation au droit d’auteur mentionnés à l’article 17 de cette loi, dont notamment l’acte exclusif de reproduire une œuvre (art. 21). 34. Bien que l’acte personnel de neutralisation ne soit pas interdit, l’article 30(1)(ii) de la LJDA indique qu’une personne ne peut bénéficier de l’exception de copie privée lorsque la copie est effectuée sciemment grâce à un acte de neutralisation: «It shall be permissible for a user to reproduce by himself a Accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées 751 The following shall be punishable by imprisonment for a term not exceeding one year or a fine not exceeding one million Yen; (i) any person who transfers to the public the ownership of, or lends to the public, manufactures, imports or possesses for transfer of ownership or lending to the public, or offers for the use by the public, a device having a principal function for the circumvention of technological protection measures (such a device includes such a set of parts of a device as can be easily assembled) or copies of a program having a principal function for circumvention of technological protection measures, or transmits publicly or makes transmittable such program; (ii) any person who, as a business, circumvents technological protection measures in response to a request from the public; [...]35 Les mesures techniques protégées par cette interdiction sont définies par leur objectif, qui est d’empêcher ou de décourager les actes constituant une violation des droits d’auteur36. Puisque ces mesures concernent seulement les actes protégés par le droit d’auteur, il est possible de faire valoir que l’interdiction de ces actes devrait souffrir des mêmes exceptions que celles du droit d’auteur. Cette interprétation est toutefois peu probable compte tenu de l’inutilité pratique à laquelle elle conduit et que nous avons déjà soulignée à l’égard des Traités de l’OMPI. Le refus de cette interprétation est lourd de conséquences pour les bénéficiaires d’exceptions au droit d’auteur. Bien que les actes personnels de neutralisation ne soient pas directement interdits par la LJDA, aucune de ses dispositions ne facilite l’exercice d’exceptions au droit d’auteur. En effet, l’utilisateur moyen doit se débrouiller sans le concours d’un tiers spécialisé: il ne peut recourir ni aux services d’un professionnel de l’informatique ni à un distributeur de dispositifs de neutralisation. work forming the subject matter of copyright for the purpose of his personal use, family use or other similar uses within a limited circle, except in the case: [...] (ii) where such reproduction is made by a person who knows that such reproduction becomes possible by the circumvention of technological protection measures or it ceases to cause obstruction, by such circumvention, to the results of acts deterred by such measures [...]». Traduction anglaise non officielle disponible sur le site du Copyright Research and information Center: <http://www.cric.or.jp/cric_e/clj/clj.html>. 35. Ibid. 36. Article 2(xx) LJDA. 752 Les Cahiers de propriété intellectuelle À cet égard, le régime de la LJCD est pratiquement au même diapason puisque l’interdiction de neutralisation qui y est consacrée ne concerne que certains actes préparatoires (transporter, livrer, exposer aux fins de transporter, livrer, exporter ou importer un dispositif de neutralisation)37. Seule une exception au profit des spécialistes du verrou informatique y déroge et autorise la distribution de dispositifs de neutralisation permettant de tester et de faire de la recherche en matière de mesures techniques38. En somme, les nouvelles règles japonaises admettent l’acte personnel de neutralisation, notamment lorsque son but est de bénéficier des exceptions au droit d’auteur, mais empêchent leur exercice de facto. On peut s’interroger s’il s’agit ici d’un effet inattendu ou inavoué de la loi. Le souci du législateur d’interdire sans compromis la distribution de dispositifs de neutralisation milite en faveur d’un effet imprévu mais également camouflé par l’absence de dispositions concernant les actes personnels de neutralisation. Ce résultat n’est toutefois pas un apanage japonais, puisque la loi américaine souffre sensiblement du même problème. 2.2 États-Unis Depuis le 28 octobre 2000, le Digital Millennium Copyright Act (DMCA) prohibe la neutralisation des mesures techniques de protection du droit d’auteur39. Les interdictions consacrées concernent tant les mesures techniques qui contrôlent l’accès40 à une œuvre que 37. Article 2(1)(x) et (xi) LJCD. 38. Article 11(1)(vii) LJCD. 39. Les personnes qui accomplissent les actes de neutralisation prohibés par le DMCA risquent des poursuites tant civiles que criminelles (§ 1203 et 1204 DMCA). Si plusieurs actions civiles ont été entamées, une seule poursuite criminelle a vu le jour. Il s’agit de United States c. Dmitry Sklyarov and Elcomsoft Co. Ltd., No. 01-20138, N.D. Calif. 8/6/2001). Dans cette affaire, un jeune russe, Sklyarov, est accusé d’avoir vendu un dispositif, le Advanced eBook Processor, permettant de détourner un procédé de protection des fichiers e-book de l’éditeur Adobe Systems. Bien que légal en Russie, le dispositif fabriqué par Sklyarov aurait en effet été proposé sur un site Internet par l’employeur de Sklyarov, la société moscovite Elcomsoft. L’éditeur Adobe a d’abord saisi la justice avant de retirer sa plainte par peur d’une mauvaise publicité. Le Département de la Justice a néanmoins maintenu la sienne après avoir arrêté le jeune moscovite alors qu’il venait de distribuer ses résultats lors d’une conférence au Nevada. Le 14 décembre dernier, le Département a offert à Sklyarov d’abandonner sa poursuite s’il témoignait contre son employeur. David McGuir, «Govt Will Free Sklyarov In Exchange For Testimony», (14 décembre 2001) Newsbites, <http://www.newsbytes.com/news/01/172966.html>. 40. § 1201(a) DMCA. Accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées 753 celles mises en place pour restreindre son utilisation41. Toutefois, et contrairement aux modifications japonaises, le DMCA s’oppose également aux actes personnels de neutralisation dans le cas des dispositifs de contrôle d’accès42. D’ailleurs, l’introduction de cette interdiction au sein du Copyright Act américain constitue, selon Ginsburg, un véritable argument en faveur de la création indirecte d’un droit d’accès au bénéfice des titulaires: L’accès deviendra probablement le droit le plus important pour les œuvres numérisées et la reconnaissance de ce droit, que ce soit par le détour de dispositions interdisant la neutralisation de systèmes de contrôle d’accès ou par sa mention expresse dans l’énumération des droits exclusifs de l’auteur, pourra s’avérer inévitable.43 La formulation des différentes interdictions diffère selon le type de mesures visées. La première interdiction (article 1201(a)(1)(A)) concerne les mesures techniques qui contrôlent l’accès à une œuvre protégée par le Copyright Act et non celles qui empêchent les violations au droit d’auteur44. Il est donc difficile d’interpréter ce libellé comme permettant la neutralisation d’un dispositif technique lorsque l’objectif poursuivi par l’utilisateur est l’exercice d’une exception. En effet, cette interdiction vise l’acte d’accès à l’œuvre protégée, lequel acte ne constitue pas un droit d’auteur, et non pas la violation d’un droit d’auteur sur l’œuvre protégée et, par voie de conséquence, les limites posées à son exercice. La seconde interdiction (article 1201(b)) demeure semblable aux dispositions des Traités de l’OMPI et des textes japonais. Elle prohibe les actes préparatoires de neutralisation des dispositifs techniques «[...] that effectively protects a right of a copyright owner under [the Copyright Act] in a work or a portion thereof». Ici encore, nous sommes tentés de recourir à une interprétation large, favorable à l’admissibilité des actes préparatoires perpétrés dans le cadre de l’exercice d’une exception. Cette lecture est également encouragée par l’article 1201(c)(1), lequel précise que les dispositions de l’article 1201 ne doivent pas affecter les exceptions au droit d’auteur, dont 41. § 1201(b) DMCA. 42. § 1201(a)(1)(A) DMCA (actes personnels) et § 1201(a)(2) DMCA (actes préparatoires). 43. Jane Ginsburg, «News from the U.S.», (1999) 179 RIDA 143, 171. 44. «No person shall circumvent a technological measure that effectively controls access to a work protected under [the Copyright Act]». § 1201(a)(1)(A) DMCA. 754 Les Cahiers de propriété intellectuelle notamment le fair use45. La distribution et la vente d’un dispositif de neutralisation ne seraient donc pas interdites si elles ont pour objectif l’exercice d’une exception. À cet égard, Ginsburg est d’avis que la distribution d’un tel dispositif au public en général tomberait cependant dans le champ d’application de l’article 1201(b)46. Le contraire enlèverait à cette disposition tous les effets souhaités par le législateur américain. Le recours à une interprétation large de l’article 1201(b) n’est pas la seule condition à l’admissibilité des actes préparatoires liés à l’exercice du fair use américain. Il faudrait également s’assurer que l’interdiction de l’article 1201(a)(1)(A) concernant la neutralisation des dispositifs de protection de l’accès à l’œuvre ne s’applique pas47. Or, certaines mesures techniques contrôlent tant l’utilisation d’une œuvre que son accès, ce qui crée un chevauchement plutôt favorable aux titulaires de droits. Par exemple, le dispositif CSS empêche à la fois la lecture d’un DVD par un appareil non compatible et, de manière indirecte, sa reproduction48. Également, la technologie de diffusion en transit49 de la société américaine RealNetworks comporte une mesure de sécurité, le Secret Handshake, qui empêche toute réception d’un document situé sur un RealServer par un logiciel autre que le RealPlayer, lequel prévient ensuite la reproduction du document grâce à un mécanisme appelé Copy Switch50. 45. «Nothing in this section shall affect rights, remedies, limitations, or defenses to copyright infringement, including fair use, under [the Copyright Act]». § 1201(c) DMCA. 46. J. Ginsburg, «Copyright Legislation for the Digital Millennium», (1999) 23, 2 Columbia-VLA Journal of Law & the Arts 137, 152-153. 47. J. Sheets, loc. cit., note 23, 17. 48. Cherchant en vain à savoir si, selon les témoignages d’experts entendus, le CSS constitue également une mesure anti-copie, la Cour d’appel fédérale du district de New York dans Universal City Studios, Inc. c. Corley, F.3d, 2001 WL 1505495 2nd Cir. (N.Y. Nov. 28, 2001), à la page 438, s’exprime ainsi: «In other words, it might very well be that copying is not blocked by CSS itself, but by some other protection implemented by the DVD player manufacturers. Nonetheless, in decrypting CSS, the DeCSS program (perhaps incidentally) sidesteps whatever it is that blocks copying of the files.». 49. Selon l’Office de la langue française, la diffusion en transit ou streaming désigne la «[t]echnique de lecture de fichier multimédia permettant à un internaute de lire le fichier en temps réel, sans avoir à attendre son téléchargement complet». OLF: <http://www.olf.gouv.qc.ca/index.html>. 50. Lorsque le Secret Handshake est neutralisé par un dispositif et que le document peut alors être téléchargé, un utilisateur peut sans difficulté reproduire le document à l’aide d’un logiciel de conversion. Dans RealNetworks, Inc. c. Streambox, Inc., 2000 U.S. Dist. 1889 (W.D. Wash. 2000), la Cour a ordonné une injonction préliminaire à l’encontre du défendeur pour qu’il cesse de distribuer et de fabriquer le logiciel Streambox VCR, lequel parvenait à neutraliser le Secret Handshake et, par le fait même, à reproduire des documents diffusés en continu. Accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées 755 Contrairement à l’interdiction relative aux mesures de contrôle de l’utilisation, l’article 1201(a)(1)(A) n’est aucunement limité par le fair use et rien ne permet de conclure à la volonté du législateur d’autoriser un quelconque «accès équitable» (fair access) aux œuvres protégées techniquement. Dans Universal City Studios, Inc. c. Reimerdes, la Cour fédérale américaine confirme l’intention délibérée du Congrès américain à cet égard: Congress was well aware during the consideration of the DMCA of the traditional role of the fair use defense in accommodating the exclusive rights of copyright owners with the legitimate interests of noninfringing users of portions of copyrighted works. It recognized the contention, voiced by a range of constituencies concerned with the legislation, that technological controls on access to copyrighted works might erode fair use by preventing access even for uses that would be deemed “fair” if only access might be gained. And it struck a balance among the competing interests.51 L’application de l’article 1201(a)(1)(A) aux mesures techniques mixtes (contrôle de l’accès et de l’utilisation) a donc pour effet d’empêcher toute neutralisation commise dans le seul but de bénéficier d’une exception au droit d’auteur. Certaines limites viennent néanmoins pondérer cette interdiction. Il s’agit d’abord de sept exceptions statutaires concernant: – l’accès à une œuvre par les bibliothèques et les archives publiques ainsi que par les institutions d’éducation afin de pouvoir déterminer l’opportunité d’acquérir une copie (shopping privilege) (1201(d)). Dans ce cas, l’institution visée est exemptée uniquement pour ses actes personnels52 de neutralisation et doit s’assurer qu’il n’existe aucun exemplaire de l’œuvre raisonnablement disponible sous un autre format. Cette exception a toutefois peu de valeur pour les bibliothèques si l’on considère l’intérêt économique des titulaires et des distributeurs à ce qu’elles achètent leurs œuvres53; 51. 111 F.Supp.2d 294 (S.D.N.Y., Aug. 17, 2000), à la page 322. 52. La section 1201(d)(4) indique clairement que cette exception ne constitue pas une défense pour les actes préparatoires concernant tant les mesure contrôlant l’accès que celles contrôlant l’utilisation. 53. Voir Pamela Samuelson, «Intellectual Property and the Digital Economy: Why the Anti-Circumvention Regulations Need to Be Revised», (1999) 14 Berkeley Technology Law Journal 519, 541. 756 Les Cahiers de propriété intellectuelle – l’accès à une œuvre par une autorité gouvernementale dans le cadre d’une enquête autorisée (1201(e)). Contrairement à la première exception, tout acte personnel ou préparatoire de neutralisation interdit par le DMCA est autorisé; – l’accès au code source d’un logiciel afin d’analyser et d’identifier les éléments nécessaires à l’interopérabilité avec un autre logiciel (reverse engineering) (1201(f)). Le bénéficiaire de cette exception est exonéré de ses actes personnels de neutralisation et de certains de ses actes préparatoires, c’est-à-dire le fait de fabriquer un dispositif de neutralisation54 et de procurer de l’information ou un dispositif de neutralisation à un tiers qui poursuit un objectif d’interopérabilité55. L’information ou le dispositif transmis devra toutefois être obtenu par une personne qui poursuit ce même objectif et ne pas être offert au public en général56. – l’accès à une œuvre effectué dans le cadre d’une recherche en matière de cryptographie (1201 (g)). Cette exception concerne seulement les mesures techniques contrôlant l’accès. Les bénéficiaires peuvent donc neutraliser une mesure technique57, développer un dispositif de neutralisation58 et procurer des moyens technologiques à une autre personne qui poursuit une recherche en matière de cryptographie59. Cependant, l’œuvre neutralisée doit être acquise légalement, l’acte doit être nécessaire à la recherche et ne pas être autrement illégal et le bénéficiaire doit avoir tenté raisonnablement d’obtenir une autorisation avant la neutralisation60. Enfin, l’application de cette exception est appliquée au cas par cas, principalement en fonction de la qualité ou des compétences du bénéficiaire, du fait qu’il a notifié les résultats et la documentation de sa recherche aux titulaires des droits et du risque de faciliter les actes de neutralisation 54. § 1201(f)(2) DMCA. 55. § 1201(f)(3) DMCA. 56. Ainsi, cette exception ne couvre pas le fait de mettre en ligne le code source d’un dispositif de neutralisation tel que DeCSS. Universal City Studios, Inc. c. Reimerdes, précitée, note 51, à la page 320. 57. § 1201(g)(2) DMCA. 58. § 1201(g)(4)(A) DMCA. 59. § 1201(g)(4)(B) DMCA. 60. § 1201(g)(2) DMCA. Accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées 757 illicites lorsque des informations ont été disséminées61. Ce dernier facteur constitue une véritable épée de Damoclès pour les chercheurs désireux de communiquer ou de publier leurs résultats de recherche62; – l’accès à une œuvre par un logiciel ou un service de filtrage afin de déterminer s’il y a lieu de bloquer l’accès à des mineurs (1201(h)). Cette exception est valable seulement pour les interdictions concernant les mesures techniques de contrôle de l’accès; – l’accès à une œuvre dans le but de découvrir et de mettre hors fonction tout mécanisme de collecte et de transmission d’informations personnelles concernant les activités d’utilisateurs (1201(i)). Dans ce cas, les bénéficiaires sont seulement autorisés à neutraliser une mesure technique contrôlant l’accès à une œuvre, et – l’accès à une œuvre constituant un test de sécurité autorisé par le propriétaire d’un ordinateur ou d’un réseau informatique (1201(j)). Ici, tant l’acte personnel de neutralisation que la fabrication et la distribution de moyens technologiques sont possibles s’ils sont effectués dans le seul but de tester la sécurité. Également, les informations découlant du test de sécurité ne devront être utilisées ni pour un autre objectif ni de manière à faciliter des actes de neutralisation illicites. Ces exceptions statutaires sont complétées par une procédure de réglementation qui confie à la Library of Congress la responsabilité de déterminer tous les trois ans les «classes particulières 61. § 1201(g)(3) DMCA. 62. Le défi de neutralisation du format sécurisé SDMI relevé par des chercheurs de l’Université de Princeton en constitue un exemple. Dans cette affaire, les chercheurs désiraient communiquer leurs résultats à l’occasion de conférences. Dans un premier temps, la RIAA s’y est opposée au motif que cela violerait tant les termes contractuels du défi que les dispositions du DMCA. Les chercheurs se sont donc retirés de la conférence mais ont entamé une action afin d’obtenir un jugement déclaratoire leur permettant de présenter ou publier trois différents travaux relatifs au format SDMI (Felten et al. c. Recording Industry Association of America Inc. et al., No. 01-CV-2669 (D.N.J., Nov. 28, 2001)). La Cour a toutefois refusé le recours puisque la RIAA avait par la suite clairement indiqué qu’elle ne poursuivrait pas les demandeurs quant à ces trois travaux. L’action n’avait donc plus de fondements. Le jugement écrit n’étant pas encore disponible, voir Anonyme, «Court Dismisses Computer Scientists’ Challenge to DMCA», (2001) 19 No. 8 Andrews Computer & Online Indus. Litig. Rep. 5. 758 Les Cahiers de propriété intellectuelle d’œuvres» exemptées de l’interdiction générale relative aux mesures techniques protégeant l’accès à une œuvre63. Ainsi, le 28 octobre 2000, le Librarian of Congress a exclu deux classes d’œuvres de l’application de l’article 1201(a)(1) pour une première période64. Depuis cette date, les utilisateurs peuvent neutraliser les dispositifs protégeant l’accès à une liste de sites bloqués par un logiciel de filtrage et à une œuvre à laquelle ils ne peuvent plus accéder en raison d’un dysfonctionnement ou de l’obsolescence dudit dispositif65. Au premier regard, ce système complexe d’exceptions apparaît plus généreux que sa contre-partie japonaise. Mais, dans les faits, l’utilisation réelle de ces exceptions est loin d’être évidente pour bon nombre de justiciables. Seules les exceptions concernant le reverse engineering, la recherche en matière de cryptographie, les tests de sécurité, les enquêtes autorisées et la protection des mineurs autorisent tant les actes personnels que les actes préparatoires. Ceci signifie que l’utilisateur moyen pourra difficilement bénéficier des quatre autres limitations statutaires66 ou réglementaires, compte 63. Ce processus vise à permettre des actes qui ne violent pas le droit d’auteur mais qui nécessitent au préalable la neutralisation d’une mesure de contrôle de l’accès. Les facteurs devant notamment être considérés afin de déterminer les «classes particulières d’œuvres» exemptées sont: les possibilités d’utilisation des œuvres, notamment pour des objectifs d’archivage, de préservation et d’éducation, l’impact de l’interdiction de neutralisation sur la recherche, l’enseignement, les nouvelles, les commentaires et les critiques ainsi que les effets de la neutralisation sur le marché ou la valeur des œuvres (§ 1201(a)(1)(C) DMCA). 64. Exemption to Prohibition on Circumvention of Copyright Protection Systems for Access Control Technologies, Final Rulemaking, 65 Fed. Reg. 64555 (27 octobre 2000). 65. Ces deux exceptions peuvent apparaître très restrictives mais reflètent le désir du législateur américain d’exonérer non pas certains actes mais bien des «classes particulières d’œuvres»: «The fact that the issue of noninfringing uses was before Congress and the fact that Congress clearly was seeking, in section 1201, to create exemptions that would permit noninfringing uses, make it clear that Congress had every opportunity and motive to clarify that such uses could be ingredients of the definition of “class” if that was what Congress intended. Yet the fact that Congress selected language in the statute and legislative history that avoided suggesting that classes of works could be defined by reference to users or uses is strong evidence that such classification was not within Congress’ contemplation.» Ibid., aux pages 64560 et 64561. 66. C’est-à-dire l’accès à une œuvre par les bibliothèques et les archives publiques ainsi que par les institutions d’éducation afin de pouvoir déterminer l’opportunité d’acquérir une copie (art. 1201(d)) et l’accès à une œuvre dans le but de découvrir et de mettre hors fonction tout mécanisme de collecte et de transmission d’informations personnelles concernant les activités d’utilisateurs (art. 1201(i)). Accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées 759 tenu de l’impossibilité d’obtenir d’un spécialiste de l’informatique un dispositif de neutralisation approprié67. Le défaut de la législation américaine n’est pas de restreindre indirectement, à l’instar de la loi japonaise, la possibilité d’exercer une exception au droit d’auteur mais plutôt de réglementer distinctement les technologies de contrôle de l’accès et celles de protection du droit d’auteur. Cette approche a pour effet de diminuer sensiblement l’exercice d’exceptions lorsqu’une technologie mixte est en jeu68, soit parce que l’utilisateur ne peut recourir à aucune aide extérieure, soit parce que sa situation n’entre pas dans le champ de l’une ou l’autre des exemptions statutaires ou réglementaires du DMCA69. Ces conditions sont d’ailleurs parfaitement discriminatoires et posent la question de la hiérarchisation des exceptions: What systematic artifice is at work here, calling forth sometimes the need for an exemption to reach one ban, at other times two, and at still others three? Why is it that reverse engineering exemption applies to the additional violations, but the corresponding one for encryption research does not? Why can companies traffic in anti-circumvention devices designed to facilitate security testing, but not those designed to facilitate library browsing? These global questions find no answer in either the statute itself or its legislative history.70 En somme, nous pouvons affirmer que la loi américaine repose sur le même postulat que les modifications japonaises et s’oppose en 67. P. Samuelson, loc. cit., note 53, 548-550; Julie E. Cohen, «Some Reflections on Copyright Management Systems and Laws Designed to Protect Them», (1999) 12 Berkeley Tech. L.J. 161, 174-178. 68. Il est d’ailleurs à craindre que les prochaines technologies de protection soient fabriquées de manière à pouvoir difficilement dissocier la composante relative au contrôle de l’accès de celle relative, par exemple, à la reproduction de l’œuvre. 69. La parodie, la critique et la production de nouvelles sont au nombre des exceptions non couvertes par le DMCA. J. Sheets, loc. cit., note 23, 19. Or, le rapport statutaire exigé par la section 104 du DMCA a conclu que la situation actuelle ne nécessitait pas une modification législative en faveur des fair users. Il a cependant été admis que le DMCA pouvait avoir un effet sur la doctrine de la première vente (§ 109 du Copyright Act) lorsqu’une mesure technique empêche la revente d’une œuvre. Register Of Copyrights and Assistant Secretary of Commerce For Communications and Information, Study Required by Section 104 of the Digital Millennium Copyright Act, 2001, disponible sur le site du U.S. Copyright Office, <http://www.loc.gov/copyright/reports/studies/dmca/ dmca_study.html>. 70. David Nimmer, «A Riff on Fair Use in the Digital Millennium Copyright Act», (2000) 148 University of Pennsylvania Law Review 673, 701-702. 760 Les Cahiers de propriété intellectuelle conséquence aux approches consacrées en Europe et en Australie, lesquelles ont tenté de rééquilibrer le régime du droit d’auteur par l’adoption de mesures positives visant à permettre l’exercice d’exceptions. 3. Les mesures positives visant à permettre l’exercice d’exceptions au droit d’auteur En facilitant activement l’exercice d’exceptions, les encadrements juridiques européen et australien constituent une nouveauté. Pour la plupart des régimes juridiques, la poursuite d’un juste équilibre entre l’intérêt de l’auteur et celui du public s’effectue selon une logique centrée sur les droits de l’auteur, reléguant par exemple les finalités de recherche ou d’enseignement au rang de simples exceptions. Au premier regard, ce mécanisme semble plutôt défavorable aux utilisateurs puisqu’ils ne peuvent faire valoir de telles finalités que dans une situation de défense. Le contexte traditionnel de l’utilisation des œuvres peut expliquer cet aménagement juridique. En effet, il est généralement difficile pour les auteurs ou leurs ayants droit de contrôler techniquement l’utilisation de leurs œuvres dans un environnement analogique, ce qui a pour effet d’octroyer aux utilisateurs un avantage indiscutable71. En conséquence, il s’est avéré ni utile ni souhaitable de consacrer un quelconque droit de l’utilisateur. Or, l’avènement des techniques de protection est venu modifier cette donne en procurant aux titulaires un réel contrôle sur leurs œuvres numériques. Dans cette nouvelle perspective, la mise en place de dispositions positives favorisant l’exercice d’exceptions peut s’avérer nécessaire afin de rétablir l’équilibre initialement posé par les régimes de protection du droit d’auteur. 3.1 Europe La récente Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du 71. De plus, certains remarquent que le piratage sur support numérique est à la portée de tous et implique peu de coûts. Contrairement au piratage sur support analogique, ses activités sont donc plus décentralisées et son contrôle judiciaire, moins réalisable. Voir: Benton J. Gaffney, «Copyright Statutes That Regulates Technology: A Comparative Analysis of The Audio Home Recording Act and The Digital Millennium Act», (2000) 75 Washington Law Review 577, 611-612. Accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées 761 droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information72 consacre, en son article 6, la protection juridique des mesures techniques de protection du droit d’auteur. Selon cette disposition, les États membres doivent prévoir une protection juridique adéquate contre les actes personnels73 et préparatoires74 de contournement d’un dispositif technique «[...] destiné à empêcher ou à limiter, en ce qui concerne les œuvres ou autres objets protégés, les actes non autorisés par le titulaire d’un droit d’auteur ou d’un droit voisin du droit d’auteur prévu par la loi, ou du droit sui generis prévu au chapitre III de la directive 96/9/CE»75. Si nous considérons une interprétation restrictive de l’article 6, un utilisateur pourra exercer une quelconque exception76 au droit d’auteur si et seulement si l’auteur lui en donne l’autorisation et peu importe si cette autorisation se rapporte à un droit conféré ou non par la loi77. En effet, la Directive 2001/29/CE se distingue tant des Traités de l’OMPI que de leur mise en œuvre américaine78 et japonaise, dont les libellés (mais pas nécessairement leur interprétation) limitent la portée de l’interdiction de neutralisation, en ce qui concerne les mesures techniques contrôlant l’utilisation d’une œuvre, aux seules mesures restreignant l’accomplissement d’actes qui ne sont pas autorisés par les auteurs ou permis par la loi. Dans le cas de l’article 6, l’expression «permis par la loi» est omise, ce qui pourrait signifier que le législateur européen ne souhaite guère permettre la neutralisation d’une mesure technique dans le seul but d’exercer une exception au droit d’auteur. 72. Les États membres ont, selon son article 13, jusqu’au 22 décembre 2002 pour s’y conformer. 73. Article 6(1) de la Directive 2001/29/CE. 74. Les actes préparatoires visés sont la fabrication, l’importation, la distribution, la vente, la location, la publicité en vue de la vente ou de la location et la possession à des fins commerciales. Article 6(2) de la Directive 2001/29/CE. 75. Article 6(3) de la Directive 2001/29/CE. 76. Sauf, selon le considérant 48 de la Directive 2001/29/CE, la recherche sur la cryptographie et, selon son considérant 50, lorsqu’il s’agit des actes réalisés conformément à l’article 5, paragraphe 3, ou 6 de la Directive 91/250/CEE du Conseil, du 14 mai 1991, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, J.O.L. 122/42 du 17 mai 1991. Ainsi, on ne peut faire valoir l’interdiction de neutralisation lorsqu’il s’agit soit d’observer, d’étudier ou de tester le fonctionnement d’un logiciel afin de déterminer les idées et principes qui sont à la base de n’importe lequel de ses éléments, soit de décompiler un logiciel à des fins d’interopérabilité. 77. K.J. Koelman, loc. cit., note 12, 273. 78. Uniquement dans le cas des mesures techniques de contrôle de l’utilisation. 762 Les Cahiers de propriété intellectuelle À cette première difficulté s’ajoute la réglementation relative aux dispositifs de contrôle de l’accès aux contenus. À l’instar des législateurs américains et japonais, l’Europe s’est en effet dotée, dans sa Directive 1998/84/CE du Parlement européen et du Conseil du 20 novembre 1998 concernant la protection juridique des services à accès conditionnel et des services d’accès conditionnel, d’une protection juridique contre la neutralisation des dispositifs protégeant l’accès de services télévisuels, sonores ou de la société de l’information79. Si cette protection ne se limite pas aux contenus protégés par le droit d’auteur, elle ne concerne cependant que les actes préparatoires à la neutralisation entrepris à des fins commerciales80. Ce qui signifie que, lorsque le dispositif concerné protège à la fois l’accès et l’utilisation d’une œuvre disponible en ligne, les utilisateurs désireux de bénéficier d’une exception au droit d’auteur ne peuvent y parvenir que si deux conditions sont remplies: ils doivent, d’une part, obtenir l’autorisation du titulaire et, d’autre part, fabriquer leur propre dispositif de contournement ou obtenir, ce qui semble tout aussi improbable, le concours non lucratif d’un tiers. Heureusement, ces restrictions à l’exercice d’une exception ne sont pas définitives. Le paragraphe 4 de l’article 6 de la Directive 2001/29/CE oblige les États membres à prendre des mesures appropriées afin d’assurer que les utilisateurs puissent, lorsqu’ils ont un accès licite à l’œuvre, bénéficier d’un nombre limité d’exceptions ou 79. Un service de la société de l’information est «[t]out service presté normalement contre rémunération, à distance par voie électronique et à la demande individuelle d’un destinataire de services. Aux fins de la présente définition, on entend par: – les termes «à distance»: un service fourni sans que les parties soient simultanément présentes, – «par voie électronique»: un service envoyé à l’origine et reçu à destination au moyen d’équipements électroniques de traitement (y compris la compression numérique) et de stockage de données, et qui est entièrement transmis, acheminé et reçu par fils, par radio, par moyens optiques ou par d’autres moyens électromagnétiques, – «à la demande individuelle d’un destinataire de services»: un service fourni par transmission de données sur demande individuelle». Directive 98/34/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 juin 1998 prévoyant une procédure d’information dans le domaine des normes et réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l’information, J.O.L 204/37 du 21 juillet 1998, modifiée par la Directive 98/48/CE du Parlement européen et du Conseil du 20 juillet 1998 portant modification de la directive 98/34/CE prévoyant une procédure d’information dans le domaine des normes et réglementations techniques, J.O.L 217/18 du 5 août 1998. 80. C’est-à-dire «a) la fabrication, l’importation, la distribution, la vente, la location ou la détention à des fins commerciales de dispositifs illicites; b) l’installation, l’entretien ou le remplacement à des fins commerciales d’un dispositif illicite; c) le recours aux communications commerciales pour promouvoir les dispositifs illicites». Article 4 de la Directive 1998/84/CE. Accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées 763 de limitations81: la reproduction sur support papier (sauf les partitions)82, la copie privée83, la reproduction non commerciale effectuée par une bibliothèque publique, une institution d’enseignement, un musée ou des archives84, l’enregistrement éphémère réalisé par un organisme de radiodiffusion85, la reproduction d’émissions effectuée par une institution sociale sans but lucratif86, l’utilisation à des fins exclusives d’illustration dans le cadre de l’enseignement ou de la recherche scientifique87, l’utilisation au bénéfice d’une personne atteinte d’un handicap88 ainsi que l’utilisation à des fins de sécurité publique89. Il importe toutefois de mentionner que cette obligation intervient seulement «[...] en l’absence de mesures volontaires prises par les titulaires de droit, y compris les accords entre titulaires de droit et d’autres parties concernées»90 et lorsque les États membres auront choisi de transposer ces exceptions dans leur droit national91. Si cette obligation doit être saluée comme étant l’une des rares mesures à faciliter activement l’exercice d’exceptions, elle doit cependant être examinée à la lumière de sa véritable portée. D’abord, l’invitation lancée aux titulaires de droit à prendre des mesures volontaires, bien qu’elle constitue en soi une approche constructive, manque étonnamment d’encadrement92. Rien n’indique par 81. On définit généralement une limitation au droit d’auteur comme une exception sujette à une compensation équitable. Une limitation est donc, en quelque sorte, une licence obligatoire. 82. 5(2)a) de la Directive 2001/29/CE. Cette exception est sujette à une compensation équitable. 83. Ibid., 5(2)b). Cette exception est sujette à une compensation équitable. 84. Ibid., 5(2)c). Cette exception pourrait être sujette à une compensation équitable si, en vertu du considérant 36, l’État membre choisit qu’elle le soit. 85. Ibid., 5(2)d). Cette exception pourrait être sujette à une compensation équitable si, en vertu du considérant 36, l’État membre choisit qu’elle le soit. 86. Ibid., 5(2)e). Cette exception pourrait être sujette à une compensation équitable si, en vertu du considérant 36, l’État membre choisit qu’elle le soit. 87. Ibid., 5(3)b). Cette exception pourrait être sujette à une compensation équitable si, en vertu du considérant 36, l’État membre choisit qu’elle le soit. 88. Ibid., 5(3)a). Cette exception pourrait être sujette à une compensation équitable si, en vertu du considérant 36, l’État membre choisit qu’elle le soit. 89. Ibid., 5(3)e). Cette exception pourrait être sujette à une compensation équitable si, en vertu du considérant 36, l’État membre choisit qu’elle le soit. 90. 6(4) de la Directive 2001/29/CE. 91. En effet, les exceptions visées par les mesures volontaires sont toutes facultatives en vertu des paragraphes 2 et 3 de l’article 5 de la Directive 2001/29/CE. Certaines se retrouvent déjà dans plusieurs droits nationaux et d’autres ne figurent que dans quelques-uns. Un manque d’harmonisation que la Directive est loin de corriger. Bern Hugenholtz, «Why the Copyright Directive is Unimportant, and Possibly Invalid», (2000) E.I.P.R. 499, 501. 92. Le manque de précision quant à la nature des «mesures volontaires» a d’ailleurs fait l’objet de vives critiques. Ibid., 500. 764 Les Cahiers de propriété intellectuelle exemple que ces mesures devront garantir des conditions raisonnables à l’exercice d’une exception. En conséquence, la négociation d’un accord entre les titulaires et certaines parties moins organisées pourrait bien se terminer par une entente imposant des conditions étrangères au régime de protection, telles que la remise d’informations confidentielles93 ou même, dans certains cas, la mise en œuvre d’un système de redevances non statutaire. Il faut espérer que les États membres interviendront, malgré le manque d’encadrement, si de telles mesures sont adoptées94. Il faut également mettre clairement en évidence que plusieurs exceptions ne sont pas visées par la mesure positive de l’article 6, particulièrement les exceptions relatives aux citations à des fins de critique ou de revue95, à l’utilisation de discours politiques96 et à l’utilisation à des fins de caricature, de parodie ou de pastiche97. À l’instar du DMCA, il existe donc dans la Directive une hiérarchisation des exceptions, notamment quant au support numérique, qui mérite d’être questionnée. D’abord, pourquoi les États membres doivent-ils protéger davantage l’utilisation d’une œuvre à des fins exclusives d’illustration dans le cadre de l’enseignement ou la recherche que les citations faites à des fins de critique ou de revue? Peut-être estime-t-on qu’une simple citation ne nécessite aucune neutralisa93. Dans ce cas, les titulaires devront respecter les principes de la Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, J.O.L 281/31 du 24 octobre 1995 notamment si les renseignements personnels font l’objet de systèmes techniques relatifs à l’information sur le régime du droit d’auteur (considérant 57). 94. Certains sont d’avis que «[s]i aucune mesure n’était prise par les auteurs, alors seuls les États membres seraient exonérés de leur responsabilité en contournant les mesures techniques de protection». Denis Goulette, «Exception au droit exclusif de l’auteur et liberté contractuelle», (2001) Juriscom.net, disponible à <http://www.juriscom.net/uni/mem/16/presen tation.htm>. À notre avis, les mesures appropriées visées à l’article 6 ne se limitent pas à cette faculté. Elles pourront également consister en des dispositions législatives ou réglementaires permettant, dans des circonstances exceptionnelles, la neutralisation par des utilisateurs ou des prestataires de service de neutralisation. 95. 5(3)e) de la Directive 2001/29/CE. Cette exception pourrait être sujette à une compensation équitable si, en vertu du considérant 36, l’État membre choisit qu’elle le soit. 96. Ibid., 5(3)f). Cette exception pourrait être sujette à une compensation équitable si, en vertu du considérant 36, l’État membre choisit qu’elle le soit. 97. Ibid., 5(3)k). Cette exception pourrait être sujette à une compensation équitable si, en vertu du considérant 36, l’État membre choisit qu’elle le soit. Accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées 765 tion d’une quelconque mesure technique de protection. Si cette hypothèse est la bonne, il semble alors que le législateur a mésestimé le cas particulier – mais qui ne saurait rester exceptionnel dans un avenir prochain – de la citation d’une œuvre musicale numérique protégée par une mesure anti-copie. Dans ce cas, l’accès en ligne d’une telle citation serait impossible puisque cet accès implique une copie de la citation, elle-même résultant d’une reproduction partielle d’un original, ce qu’on ne peut généralement pas accomplir en présence d’une mesure limitant les copies en série. S’oppose toutefois à ce dernier argument la possibilité, pour le bénéficiaire de l’exception, d’enregistrer l’œuvre dans un format analogique pour ensuite en extraire la citation dans un format numérique. L’utilisateur obtiendrait alors une qualité de son inférieure mais parviendrait tout de même à effectuer la citation souhaitée. D’ailleurs, rien du régime de protection du droit d’auteur ne l’autorise à réclamer un format particulier. Aux États-Unis, l’opinion de la Cour d’appel fédérale à ce sujet est plutôt claire: The fact that the resulting copy will not be as perfect or as manipulable as a digital copy obtained by having direct access to the DVD movie in its digital form, provides no basis for a claim of unconstitutional limitation of fair use. A film critic making fair use of a movie by quoting selected lines of dialogue has no constitutionally valid claim that the review (in print or on television) would be technologically superior if the reviewer had not been prevented from using a movie camera in the theater, nor has an art student a valid constitutional claim to fair use of a painting by photographing it in a museum. Fair use has never been held to be a guarantee of access to copyrighted material in order to copy it by the fair user’s preferred technique or in the format of the original.98 Si l’inopposabilité du choix du format explique pourquoi la citation n’est pas protégée par la Directive, elle ne réussit pas à justifier le principe de hiérarchisation des exceptions, notamment quant à l’absence de protection positive de l’utilisation d’une œuvre à des fins exclusives d’illustration, d’enseignement ou de recherche. Tout comme le journaliste, l’étudiant, le professeur et le chercheur pourront toujours recourir à d’autres supports ou techniques une fois qu’ils auront accédé légalement à l’œuvre. 98. Universal City Studios, Inc. c. Corley, précité, note 48, à la page 459. 766 Les Cahiers de propriété intellectuelle Paradoxalement, la hiérarchie prévue dans la Directive 2001/29/CE ne relève pas seulement du type d’exceptions mais aussi, dans certains cas, du support utilisé pour les exercer. En effet, l’article 6 oblige les États membres, en l’absence de mesures volontaires, à protéger les reproductions papier (sauf les partitions) mais dispose, en son paragraphe 4, qu’ils ont la faculté de garantir l’exception pour copie privée sur d’autres supports, dont le numérique99. Pourtant, les mesures techniques de protection des œuvres concernent peu le support papier100 et leur protection juridique est particulièrement concomitante de l’utilisation de plus en plus large du support numérique. En ce sens, cette distinction est presque anachronique. Le cas de la copie privée n’est pas la seule illustration de la hiérarchisation des exceptions dans le contexte du support numérique. Une dernière condition, qui touche particulièrement le réseau Internet, octroie aux titulaires de droits une liberté contractuelle qui atteint des sommets. Le paragraphe 4 de l’article 6 de la Directive 2001/29/CE prévoit que la mesure positive imposée aux États membres ne s’applique pas «[...] aux œuvres ou autres objets protégés qui sont mis à la disposition du public à la demande selon les dispositions contractuelles convenues entre les parties de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement». Force est donc de constater que l’exercice d’une exception est inversement proportionnel à l’accessibilité de l’œuvre. En effet, les États ne peuvent protéger lesdites exceptions au droit d’auteur lorsque l’accès à une ou plusieurs œuvres est conditionnel à un paiement forfaitaire ou calculé selon le nombre de consultations (pay-per-view)101. Or, ces modes de distribution inter99. 100. 101. Néanmoins, rien n’empêchera les titulaires d’adopter des mesures techniques adéquates en ce qui concerne le nombre de reproductions pouvant être effectuées par les utilisateurs. Article 6(4) et considérant 52 de la Directive 2001/29/CE. Les seuls cas d’espèce envisageables sont les dispositifs qui empêchent l’impression papier d’un document numérique. Le format PDF permet cette faculté. Cette règle peut être comparée aux dispositions américaines concernant l’utilisation de la automatic gain control copy technology, un mécanisme empêchant les reproductions à l’aide de magnétoscopes. Selon l’article 1201(K) du DMCA, ces derniers pourront activer cette technologie seulement lorsqu’il s’agit d’une transmission en direct ou de sa copie, d’une transmission à la carte (pay-perview), d’une transmission émise par une chaîne payante, d’une œuvre audiovisuelle préenregistrée sur un médium physique (telle une vidéocassette) ou de sa copie. En d’autres termes, les utilisateurs pourront toujours enregistrer des transmissions «gratuites» puisqu’ils ne peuvent choisir le moment qui leur Accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées 767 actifs sont largement répandus sur Internet, notamment à l’égard des articles de journaux ou de revues en ligne. Il est d’ailleurs difficile d’imaginer une utilisation en ligne non visée par cette disposition102, à moins que l’expression «de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement» signifie que l’utilisateur bénéficie d’un accès illimité et donc forfaitaire. Si tel était le cas, le mode de distribution pay-per-view ne serait pas exclu de l’obligation imposée aux États membres. Bien que très improbable, cette interprétation est logique: un accès illimité et forfaitaire comprend de facto un certain nombre d’utilisations licites alors que le mode de distribution pay-per-view rétribue chaque accès, voire même chaque utilisation (pay-per-use), lorsque la reproduction de l’œuvre est empêchée techniquement103. Sous le régime de la Directive 2001/29/CE, l’exercice d’une exception sera donc assuré mais seulement dans des circonstances bien particulières. L’exception devra d’abord faire l’objet de l’obligation imposée aux États membres par le paragraphe 4 de l’article 6. Elle devra ensuite s’effectuer dans un contexte autre que celui des services interactifs en ligne. Enfin, elle ne devra pas concerner une mesure technique protégeant l’accès à un contenu en ligne, puisque la Directive 1998/84/CE concernant la protection juridique des services à accès conditionnel et des services d’accès conditionnel interdit les actes préparatoires de neutralisation de tels dispositifs104. Dans ce cas, l’utilisateur devra compter sur ses ressources personnelles 102. 103. 104. semble le plus opportun pour les regarder, contrairement au modèle pay-perview. Selon Ginsburg, cette solution correspond à la logique de l’argument du time-shifting qui avait été retenu dans Sony Corp. of America c. Universal City Studios, Inc., 464 U.S. 417 (1984) afin d’accepter que l’enregistrement d’un programme télévisé constitue du fair use. J. Ginsburg, loc. cit., note 43, 155-156. Pourtant, le considérant 53 de la Directive 2001/29/CE indique que «[l]es formes non interactives d’utilisation en ligne restent soumises à ces dispositions». Par exemple, un chercheur abonné à une revue en ligne selon le mode payper-view devrait, pour chaque utilisation d’un article s’y trouvant, en payer la redevance déterminée contractuellement. Si le collage, l’enregistrement et l’impression de l’article sont alors techniquement impossibles, le chercheur ne pourrait bénéficier de l’exception lui permettant, dans certains pays, d’effectuer une copie privée à des fins de recherche dès lors qu’il a obtenu un premier accès licite (à moins bien sûr de retaper l’ensemble de l’article dans un traitement de texte...). Article 4 de la Directive 1998/84/CE. Selon Thomas Heide, cette Directive aurait dû être considérée comme un droit voisin du droit d’auteur. Ainsi, les exceptions au droit d’auteur (et aux droits voisins) seraient applicables mutatis mutandis à l’interdiction de neutralisation des mesures techniques de contrôle de l’accès. T. Heide, «Access Control and Innovation under the Emerging EU Electronique Commerce Framework», (2000) 15 Berkeley Technology L.J. 993, 1032 et s. 768 Les Cahiers de propriété intellectuelle à moins que l’État membre concerné spécifie clairement105, dans le cadre d’une réglementation transposant la mesure positive de l’article 6, que les dispositions prises pour faciliter l’exercice des exceptions visées, telle qu’une possibilité de neutralisation, comprennent une légalisation des actes préparatoires perpétrés à cette seule fin. Bien qu’il impose des mesures positives, l’encadrement européen laisse donc une faible marge de manœuvre aux bénéficiaires d’exceptions. Aucune certitude n’est d’ailleurs offerte quant à sa mise en œuvre par les États membres. Néanmoins, l’article 12 de la Directive 2001/29/CE prévoit la production tous les trois ans d’un rapport qui examine, entre autres, si l’article 6 «[...] confère un niveau suffisant de protection et si des actes permis par la loi sont affectés par l’utilisation de mesures techniques efficaces». Pour le moment, il faut étudier un autre contexte législatif, celui de l’Australie, pour comprendre toute la portée de dispositions favorisant activement l’exercice d’exceptions au droit d’auteur. 3.2 Australie Le législateur australien a choisi d’interdire uniquement les actes préparatoires à la neutralisation, soit la fabrication, la vente, la distribution, la présentation en public, l’importation, la mise en ligne de dispositifs de neutralisation ainsi que l’offre et la promotion de services de neutralisation106. L’interdiction s’applique uniquement lorsque les mesures techniques sont destinées à empêcher ou à prévenir une violation au droit d’auteur107. Ces mesures concernent tant les dispositifs de contrôle de l’accès que les mécanismes anticopie108. En suivant une interprétation large de cette interdiction, on peut raisonnablement envisager que les actes préparatoires visés par la loi peuvent être accomplis pour permettre l’exercice d’une 105. 106. 107. 108. En effet, l’article 9 de la Directive et son considérant 60 indiquent que sa protection n’affecte pas les dispositions concernant notamment les services d’accès conditionnel et à accès conditionnel. § 116A(1)(b) du DAA. Pour qu’il y ait violation, le défendeur doit également avoir connaissance ou doit avoir su que le mécanisme ou le service est utilisé pour effectuer ou faciliter la neutralisation d’une mesure technique (116A(1)(c)). Cette connaissance est toutefois présumée (116A(6)). § 10(1) du DAA. Ibid. Notons que le DAA ne protège, quant aux mesures de contrôle de l’utilisation de l’œuvre, que les dispositifs anti-copie. Accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées 769 exception. Dans certains cas, il n’est pas nécessaire de recourir à une telle interprétation puisque la loi aménage un mécanisme particulier à cet effet, une mesure positive tout à fait originale en faveur des utilisateurs. L’article 116(A)(3) autorise la fourniture d’un dispositif de neutralisation et la prestation de service de neutralisation à une personne qualifiée lorsque cette dernière désire bénéficier de l’une ou l’autre des exceptions suivantes: • la reproduction d’un logiciel à des fins d’interopérabilité109, pour corriger des erreurs110 ou pour effectuer des tests de sécurité111; • la reproduction d’une œuvre effectuée par les bibliothèques du Parlement pour les membres du Parlement112, par les bibliothèques et des archives pour des utilisateurs113, des bibliothèques ou des archives114 et celle effectuée à des fins de conservation115; • l’utilisation de matériel protégé par le droit d’auteur par le service de la Couronne116; et • la reproduction et la communication d’une œuvre par une institution d’enseignement117. Cette personne qualifiée doit toutefois remettre au fournisseur ou au prestataire une déclaration signée comportant son nom, ses coordonnées118, la raison pour laquelle elle est une personne qualifiée119 (c’est-à-dire un bénéficiaire), les nom et adresse du fournisseur ou du prestataire120, l’identification de l’une ou l’autre des exceptions autorisées pour laquelle sera utilisé le dispositif ou le service de neutralisation121 et une confirmation à l’effet que l’œuvre en 109. 110. 111. 112. 113. 114. 115. 116. 117. 118. 119. 120. 121. § 47D du Copyright Act, No. 63 (1968). Ibid., § 47E. Ibid., § 47F. Ibid., § 48A. Ibid., § 49. Ibid., § 50. Ibid., § 51A. Ibid., § 183. Ibid., Partie VB. Cette partie ne s’applique pas aux programmes d’ordinateurs (§ 135ZE) et concerne également les exceptions au bénéfice de personnes handicapées. § 116A(3)(b)(i) du DAA. Ibid., § 116A(3)(b)(ii). Ibid., § 116A(3)(b)(iii). Ibid., § 116A(3)(b)(iv), (v) et 116A(4)(b). 770 Les Cahiers de propriété intellectuelle question ne lui est pas facilement accessible sous une forme non protégée par une mesure technique de protection122. À l’instar de la Directive européenne, la loi australienne prévoit donc une mesure favorisant activement l’exercice d’exceptions. Cette mesure est toutefois beaucoup plus articulée en ce qu’elle précise le processus formel que l’utilisateur doit suivre. Nous devrons attendre la transposition de la Directive dans les pays membres pour constater si ce type de mécanisme recevra un écho favorable. Cependant, certains d’entre eux se dispenseront peut-être de préciser les «mesures appropriées» imposées par l’article 6 de la directive s’ils jugent le contexte technique peu défavorable aux bénéficiaires. Si la formule australienne est plus précise et moins incertaine, elle engendre néanmoins une hiérarchisation des exceptions semblable à celle qui prévaut dans le texte européen. Notamment, les utilisateurs ne pourront bénéficier des services de neutralisation à des fins de recherche123. Ils auront cependant la possibilité d’obtenir une reproduction de l’œuvre effectuée par une bibliothèque ou les archives puisque ces institutions ont la possibilité de recourir à un service de neutralisation. En conséquence, le processus menant à l’exercice d’une exception est doublement conditionnel pour les chercheurs: elle est soumise, d’une part, à l’acceptation d’une institution qualifiée de recourir à un tiers spécialisé et, d’autre part, à l’existence même d’un service de neutralisation (ou d’un fournisseur de dispositifs de neutralisation). La distinction que fait la loi entre les fins de recherche et d’enseignement à l’égard de la neutralisation des mesures techniques paraît bien étrange. Peut-être s’explique-t-elle par le niveau de confiance que peuvent garantir les institutions. En effet, l’exception australienne en matière d’enseignement vise particulièrement les activités accomplies par une institution d’enseignement124 (ou en son nom) et non les actes accomplis à des fins d’enseignement. Ce constat nous amène à croire que le législateur australien a voulu minimiser 122. 123. 124. Ibid., § 116A(3)(b)(vi) et 116A(4)(a). Cette condition peut être comparée à l’inopposabilité du choix du support affirmée par la Cour fédérale américaine dans Universal City Studios, Inc. c. Corley, précité, note 48, à la page 459. § 40 et 103A du Copyright Act, précité, note 109. Les exceptions australiennes en matière d’enseignement sont généralement formulées de la manière suivante: «Subject to this section, the copyright in an article contained in a periodical publication is not infringed by the making of one or more reproductions of the whole or a part of the article by, or on behalf of, a body administering an educational institution if [...]» (§ 135ZMC). [notre italique]. Accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées 771 l’effet de son mécanisme d’exception sur les droits des titulaires en excluant spécialement les particuliers de la procédure de l’article 116(A)(3). Étrangement, les spécialistes de l’informatique, seuls particuliers visés par cette procédure, ont également la possibilité de recourir à un prestataire lorsqu’il s’agit de la neutralisation d’un logiciel à des fins d’interopérabilité, de correction d’erreurs ou de tests de sécurité. Mais ces derniers en avaient-ils vraiment besoin? 4. Conclusion: l’équilibre par l’entiercement des dispositifs de neutralisation La mise en œuvre du principe de protection juridique des mesures techniques force le législateur à choisir entre deux innocents: le titulaire de droits d’auteur ou le bénéficiaire d’une exception consacrée. S’il condamne l’accès aux dispositifs de neutralisation, il réserve le bénéfice des exceptions au droit d’auteur aux seules personnes aptes à les fabriquer. Au contraire, s’il concède un ou plusieurs accès, il contribue à la pérennité des exceptions mais augmente le risque d’utilisation malhonnête et à grande échelle des dispositifs de neutralisation125. Les différentes réponses à ce dilemme, nous l’avons vu, garantissent davantage les intérêts des titulaires que ceux des utilisateurs. D’ailleurs, les mécanismes d’exception et les mesures positives en faveur des bénéficiaires d’exceptions comportent un bon nombre de limites tant juridiques que pratiques. Nous pensons par exemple aux techniques mixtes visées par des régimes de protection conflictuels, à l’interdiction des actes préparatoires en presque toutes circonstances ou encore à l’approche contractuelle, hiérarchique et technologiquement biaisée de la Directive européenne. Nous devons également souligner l’existence de différents recours, notamment en matière de criminalité informatique et de secrets d’affaires, susceptibles de paralyser tout acte de neutralisation, que l’objectif de ce dernier soit licite ou non au regard du droit d’auteur126. À l’ombre de ces difficultés se trouve une dernière approche dont le mécanisme permettrait un accès licite aux dispositifs de neutralisation sans pour autant compromettre les droits des titulaires. 125. 126. Cette difficulté est d’ailleurs soulignée dans le Document de consultation sur les questions de droit d’auteur à l’ère numérique du 22 juin 2001 de la Direction de la politique de la propriété intellectuelle d’Industrie Canada et de la Direction de la politique du droit d’auteur de Patrimoine Canada, accessible à <http://strategis.ic.gc.ca/SSGF/rp01099f.html>. Voir: S. Dusollier, loc. cit., note 20. 772 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il s’agit de l’entiercement des dispositifs de neutralisation127. Cette approche s’inspire de la solution australienne en ce qu’elle soumet les utilisateurs à une procédure préventive mais s’en distingue par l’obligation qu’ont les titulaires de déposer auprès d’un tiers indépendant un dispositif de neutralisation approprié. Ainsi, le tiers dépositaire aurait la possibilité de satisfaire les demandes des utilisateurs sans avoir le fardeau de fabriquer un dispositif de neutralisation ou de mettre en jeu sa responsabilité criminelle ou autre pouvant y être par ailleurs associée (criminalité informatique, secrets d’affaires, etc.). Cependant, le déverrouillage de l’œuvre par le tiers128 serait conditionnel au tatouage numérique unique de la copie, à une déclaration de bonne foi par l’utilisateur et à son identification, laquelle serait en principe un renseignement confidentiel détenu par le tiers. En conséquence, l’utilisateur serait en mesure d’exercer facilement une exception et le titulaire pourrait aisément prouver la perpétration d’actes non autorisés par la reconnaissance du tatouage et obtenir l’identification du bénéficiaire fautif grâce à un ordre judiciaire. L’entiercement règle également la question de la préférence du format. Nous avons constaté que celle-ci demeure inopposable aux droits des titulaires de protéger leurs œuvres. Or, l’impossibilité d’exercer une exception dans le même format que l’original risque de dévaloriser le bénéfice même de l’exception. Dans certains cas, le recours à un autre support sera assez compliqué, voire totalement dissuasif. La remise d’une œuvre tatouée éviterait bien sûr un tel obstacle à l’exercice d’exceptions. Bien que séduisante, l’alternative de l’entiercement comporte néanmoins certaines limites. D’abord, il s’agit d’une infrastructure inexistante et fort probablement coûteuse à mettre en place. L’ajout 127. 128. Ce type de solution a d’ailleurs été proposé dans le cadre des infrastructures à clef publique afin de faciliter la recherche de criminels. Il importe de préciser que le tiers dépositaire devrait, à l’instar du prestataire australien, jouer un rôle impartial et donc agir selon des règles prédéterminées et d’ordre essentiellement procédural. En effet, la fonction de tiers dépositaire ne doit pas en être une de tiers arbitre. L’attribution d’un rôle décisionnel conduit à une privatisation de la justice incompatible avec le respect des régimes juridiques établis par l’État. Une telle fonction aurait pour effet d’établir un nouvel encadrement normatif assurément incompatible avec l’une ou l’autre des différentes solutions juridiques, sur le plan tant de la forme que du fond, adoptées par les États. Notamment, la remise d’une œuvre musicale à un utilisateur ne devrait pas être conditionnelle à l’analyse détaillée par le tiers dépositaire de l’utilisation équitable qu’il projette d’en faire. En plus d’ajouter une condition substantielle à l’exercice de ce droit, un rôle décisionnel impliquerait la responsabilité du tiers. Accès aux dispositifs de neutralisation des œuvres verrouillées 773 d’un tiers constitue d’ailleurs souvent une condition rébarbative du développement des activités commerciales en ligne. Or, avant de repousser cette solution pour ce motif, il faut s’interroger sur le coût social qu’impliquera, dans l’avenir, un régime qui embrasse aveuglément la technique, ses verrous et ses effets. Également, plusieurs affirmeront que l’entiercement ne réussit pas à garantir l’utilisation licite de l’œuvre déverrouillée par l’utilisateur de première main. Dans la mesure où ce dernier en fait une utilisation personnelle, il devient en effet impossible de s’assurer qu’il ne profite pas du système d’entiercement pour se procurer une œuvre déverrouillée gratuitement. À cet égard, la déclaration de bonne foi peut représenter une bien faible garantie comparée au contrôle a priori octroyé par les mesures techniques de protection. Il en est de même pour la procédure australienne même si, dans ce cas, l’accès aux dispositifs de neutralisation est en principe réservé aux institutions. Néanmoins, combiné avec un régime complet d’interdiction, l’entiercement constitue un risque beaucoup moins important que de permettre les actes personnels de neutralisation, dans la mesure où les utilisateurs pourront probablement obtenir un dispositif de neutralisation à partir d’un site étranger. Au surplus, le contrôle des œuvres numériques devrait être proportionnel aux risques qu’implique ce support129. L’entiercement constitue en ce sens non seulement un moindre mal pour le titulaire mais également un risque nécessaire à l’équilibre du régime de protection du droit d’auteur à l’ère numérique130. Sans la mise en œuvre d’une solution semblable à l’entiercement, nous risquons d’endosser tous les effets du développement technique, qu’ils soient conformes ou non aux valeurs introduites dans le régime de protection du droit d’auteur131. Il serait malheu129. 130. 131. D’ailleurs, certains commentateurs doutent que l’ère numérique soit nécessairement mauvaise pour les titulaires de droits. Elle pourrait être, à l’instar de l’avènement du magnétoscope, plus généreuse à leur endroit que risquée. K.J. Koelman, loc. cit., note 12, 279. Selon Jean Goutal, la recherche d’un équilibre entre les utilisateurs et les titulaires est typiquement d’inspiration anglo-saxonne et ne correspond pas à la conception française du droit d’auteur. Néanmoins, l’auteur note «[...] qu’il faut des éléments de souplesse; mais ceux-ci résultent en cette matière d’exceptions qui ne confèrent pas des droits à ceux qui en bénéficient. On a déjà rappelé que la Cour de cassation l’avait jugé à propos de l’exception de copie de sauvegarde de logiciel. Et c’est tout aussi vrai de l’exception de copie privée, ou de représentation dans le cercle familial, etc.». J. Goutal, «Traité OMPI du 20 décembre 1996 et conception française du droit d’auteur», (2001) 147 R.I.D.A. 66, 108. Certains croient d’ailleurs qu’il serait préférable de limiter le type de technologies pouvant être utilisé par les titulaires de droits pour protéger leurs droits. 774 Les Cahiers de propriété intellectuelle reux de laisser à l’utilisateur la responsabilité de dénoncer judiciairement la portée extensive et injustifiée des protections techniques, notamment si l’on considère le statut juridique des exceptions132. Il faudrait alors s’en remettre aux fondements mêmes des exceptions, tels que la liberté d’expression133, et éventuellement recourir au concept imprévisible de l’abus de droit134. 132. 133. 134. J.E. Cohen, «WIPO Copyright Treaty Implementation in the United States: Will Fair Use Survive?», (1999) 21 E.I.P.R. 236, 240. S. Dusollier, Y. Poullet et M. Buydens, loc. cit., note 22. Aux États-Unis, la liberté d’expression a été invoquée à trois reprises en matière de divulgation du code source du DeCSS, un dispositif de contournement d’une mesure technique de protection du droit d’auteur. Dans Universal City Studios, Inc. c. Reimerdes, précitée, note 51, la Cour est d’avis que l’interdiction des actes préparatoires du DMCA constitue une limite acceptable à la liberté d’expression au motif qu’elle n’a pas pour objectif de censurer un contenu particulier (content neutral regulation) mais plutôt de préserver les droits d’auteur, lesquels bénéficient d’une protection constitutionnelle à l’Article I de la Constitution américaine (p. 325 et s.). Cette solution a également été retenue par la Cour d’appel fédérale du district de New York dans Universal City Studios, Inc. c. Corley, précitée, note 48, aux pages 445 et s., quant à la validité constitutionnelle d’une injonction accordée en première instance. La Cour précise d’ailleurs qu’un code source est plus «fonctionnel» qu’«expressif» (jugement faisant toutefois l’objet d’une demande de reconsidération). Ce faisant, elle a refusé de suivre l’opinion de la Cour d’appel du 6e district de Californie. Cette dernière avait refusé de protéger le code du DeCSS en tant que secret d’affaires au motif qu’il constitue une «pure expression» (!), que sa mise en ligne est en conséquence protégée par la liberté d’expression et qu’il ne s’agissait pas alors d’opérer un équilibre entre deux intérêts constitutionnels: «DVDCCA also relies heavily on cases that upheld injunctions in copyright infringement cases. Protections for trade secrets, however, are not comparable to protections for copyrights with respect to the First Amendment. First, since both the First Amendment and the constitutional authority underlying the Copyright Act are contained in the United States Constitution, the resolution of a conflict between free speech and copyright involves a delicate balancing of two federal constitutional protections. Article I of the United States Constitution explicitly grants Congress the power «To promote the progress of science and useful arts, by securing for limited times to authors and inventors the exclusive right to their respective writings and discoveries.» (U.S. Const., art. I, § 8.) The UTSA, on the other hand, lacks any constitutional foundation». DVD Copy Control Ass’n c. Bunner, 113 Cal.Rptr.2d 338 Cal.App. 6 (Dist., 2001 Nov. 1, 2001), à la page 349 (une demande pour permission d’appeler a toutefois été présentée à la Cour suprême de Californie). Au moins deux auteurs ont déjà envisagé la possibilité de recourir au principe de l’abus de droit en matière de protection technique des œuvres, notamment dans la perspective du droit de la concurrence, mais reconnaissent qu’il s’agit d’une notion toujours balbutiante en droit d’auteur. S. Dusollier, Y. Poullet et M. Buydens, loc. cit., note 12, 35-36; A. Strowel, loc. cit., note 17, 201-204. Sur la question de l’application de la notion de l’abus de droit en droit d’auteur, voir Christophe Caron, Abus de droit et droit d’auteur, Paris, Litec, 1998; Lucie Guibault, «Limitations found outside copyright law», dans Les Frontières du droit d’auteur: ses limites et exceptions, Journées d’étude de l’ALAI, 14-17 septembre 1998, Cambridge, Australian Copyright Council, 1999, à la page 43. Vol. 14, no 3 Concurrence déloyale et confiscation des profits en droit civil québécois: bien mal acquis ne profite pas Stefan Martin* INTRODUCTION Les difficultés inhérentes à l’évaluation des dommages dans le cadre d’une action en concurrence déloyale sont bien connues. La fixation des dommages relève généralement d’un exercice aléatoire, sinon divinatoire, notamment au regard de l’obligation qui incombe au demandeur de prouver le lien de causalité et le caractère certain et direct du préjudice qu’il a subi. Le droit anglo-saxon1, de même que l’action en concurrence déloyale «fédérale»2, ont résolu cet écueil de taille en ouvrant au demandeur le droit de réclamer une reddition de compte des profits générés par les actes déloyaux. En droit civil québécois, cette innovation s’est heurtée jusqu’à tout récemment au concept traditionnel du droit de la responsabilité civile. Cependant, un certain nombre de décisions rendues au cours des dix dernières années ont amorcé un courant jurisprudentiel dont l’analyse fera l’objet de la première partie de cet exposé. © Stefan Martin, 2002. * Avocat du cabinet Fraser Milner Casgrain. 1. En droit anglais: Christopher Wadlow, The Law of Passing-off, Londres, Sweet & Maxwell, 1995; en droit canadien: Harold G. Fox, The Canadian Law of Trademarks and Unfair Competition, 3e éd., Toronto, Carswell, 1972. 2. Articles 7 et 53.2 de la Loi sur les marques de commerce. 775 776 Les Cahiers de propriété intellectuelle Si le droit à la reddition de compte est voué à prospérer, il convient cependant de l’encadrer. La seconde partie du développement sera consacrée à l’analyse des paramètres qui ont été dégagés par la jurisprudence rendue dans le cadre des lois régissant la propriété intellectuelle et l’action en concurrence déloyale dans les provinces canadiennes de common law. I. LE DROIT À LA REDDITION DE COMPTE EN DROIT CIVIL QUÉBÉCOIS En droit québécois, l’action en concurrence déloyale se fonde sur l’article 1457 du Code civil du Québec et en ce sens elle est soumise au droit commun de la responsabilité civile. Cette origine explique la force du courant jurisprudentiel et doctrinal qui, au nom d’une certaine orthodoxie, a traditionnellement rejeté la reddition de compte et la confiscation des profits comme sanction de la concurrence déloyale. D’une manière plus contemporaine, ce courant semble s’infléchir, sinon s’épuiser. 1. Le rejet traditionnel de l’octroi des profits à titre de sanction des actes de concurrence déloyale La position traditionnelle se fonde sur l’article 1611 du Code civil du Québec qui stipule que «les dommages-intérêts dus au créancier compensent la perte qu’il subit et le gain dont il est privé». En d’autres termes, la réparation du préjudice doit être telle qu’elle replace la victime dans la situation où elle aurait été si la faute n’avait pas été commise. On a ainsi pu estimer que cet article 1611 du Code civil du Québec (et son prédécesseur l’article 1073 du Code civil du Bas-Canada) constituait un obstacle rédhibitoire à une demande de reddition de compte dans le cadre d’une action en concurrence déloyale. Les partisans de l’orthodoxie estiment que l’on ne peut que spéculer sur le fait que les profits générés par les actes de concurrence déloyale auraient effectivement été réalisés par le demandeur. Le principe semblait acquis et les doctrine et jurisprudence ont ainsi longtemps négligé cette question. Dans une décision rendue en 1925, la Cour supérieure de Montréal a ainsi jugé que «les profits réalisés par le concurrent déloyal ne peuvent servir de base à l’estimation des dommages»3. 3. Cusson c. Hoffman, Lemercier & Co. Ltd. et Girard (1925), 63 C.S. 380, 383. Concurrence déloyale et confiscation des profits en droit civil 777 La doctrine s’est montrée tout aussi fidèle au principe. Dans un article publié en 1993, la professeure Goudreau condamnait toute tentative de modifier la conception traditionnelle du droit de la responsabilité civile: Comme telle, la reddition de compte n’est pas une conclusion applicable dans les causes de responsabilité délictuelle.4 Cette déclaration est cautionnée par le professeur Lefebvre qui, dans le contexte d’une action en concurrence déloyale fondée sur l’usurpation d’information confidentielle, remettait en cause la confiscation des profits au nom du principe du lien de causalité: La diminution du chiffre d’affaires est un préjudice réellement subi par le défendeur initial du secret, mais on ne devrait pas tenir compte du fait que cette baisse du chiffre d’affaires se traduise par des profits substantiels ou non pour l’usurpateur. Ces conflits peuvent être le fruit de facteurs indépendants du secret commercial, comme les méthodes de mise en marché utilisées par l’usurpateur.5 2. L’atténuation des principes Le point de départ de cette atténuation peut être attribué à un arrêt de la Cour suprême rendu dans l’affaire Banque de Montréal c. Kuet Leong Ng.6. En l’espèce, un cambiste au service de la Banque de Montréal avait utilisé les fonds de la banque pour effectuer des opérations personnelles qui avaient généré un certain profit. Informée de ces agissements, la Banque de Montréal engagea une action aux fins du recouvrement des profits ainsi réalisés. Il convient de préciser que la banque n’avait subi aucuns dommages, son employé lui ayant restitué la totalité des fonds «empruntés». Le fonds du différend s’est réglé sur la base des principes du mandat, tel qu’énoncé notamment à l’article 1713 du Code civil du Bas-Canada. Mais au-delà de ces technicalités, on retiendra que le juge Gonthier a conféré à l’adage 4. Mistrale Goudreau, «La protection extra-contractuelle de l’idée et de l’information confidentielle au Canada et au Québec», (1993) 6.2 Les Cahiers de propriété intellectuelle, 221, 246. 5. Brigitte Lefebvre, La bonne foi dans la formation du contrat, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998, p. 163. 6. Banque de Montréal c. Kuet Leong NG, [1989] 2 R.C.S. 429. 778 Les Cahiers de propriété intellectuelle «bien mal acquis ne profite pas» la qualité de «précepte moral fondamental»: Mais le principe voulant que l’on ne doive pas tirer profit de sa mauvaise foi ou de ses mauvaises actions ne s’applique pas exclusivement au mandat. Ce principe se trouve ailleurs dans le Code civil: après tout, il constitue un précepte moral fondamental.7 C’est sur le fondement de l’obligation de bonne foi que la Cour supérieure, dans l’affaire Matrox Electronic Systems Ltd. c. Gaudreau, a justifié la condamnation à la confiscation des profits réalisés par les anciens employés de la demanderesse: A breach of the obligation of good faith can give rise, like a breach of any contractual obligation, to the employees’ responsibility for damages caused to the employer by the breach. An employee who profits from breach of this obligation must turn over those profits to the employer.8 Ce manquement à l’obligation de loyauté est également à l’origine de la condamnation à la remise des profits ordonnée par la Cour supérieure dans l’affaire Wrebbit Inc. c. Benoît: Cette théorie du tremplin pourrait facilement trouver application dans le cas sous étude, mais nous croyons plutôt devoir accepter les prétentions de la demande à l’effet qu’il y a eu dans cette affaire un abus de confiance de la part du défendeur Pierre Benoît, une rupture de cette confiance entre lui et le président des demanderesses, Paul Gallant, également un manque manifeste de loyauté de la part du même défendeur Pierre Benoît, pour lui-même et son groupe, à l’endroit des parties demanderesses et de leur président Paul Gallant. Nous répétons également, et nous l’avons dit à l’audience au défendeur lui-même, qui s’est placé dans une situation de conflit d’intérêt le rendant ainsi vulnérable eu égard aux réclamations des parties demanderesses.9 Ce moyen a reçu l’imprimatur de la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Biotech Electronics Ltd. c. Baxter10. Le litige entre les 7. 8. 9. 10. Ibid., 441. Matrox Electronic Systems Ltd. c. Gaudreau, [1993] R.J.Q. 2449, 2466. Wrebbit Inc. c. Benoît, [1998] R.J.Q. 3219, 3294. Biotech Electronics Ltd. c. Baxter, [1998] R.J.Q. 430. Concurrence déloyale et confiscation des profits en droit civil 779 parties se fondait sur la vente par les actionnaires minoritaires à un groupe d’actionnaires majoritaires des actions qu’ils détenaient dans la compagnie à Biotech Electronics Ltd. au prix de 25,00 $ l’action. Moins d’un an après cette vente, dans le cadre d’une émission publique, la compagnie Biotech Electronics Ltd. revendait ces mêmes actions pour un prix de 150,00 $ l’unité. Les actionnaires minoritaires découvraient subséquemment que les actionnaires majoritaires avaient, antérieurement à la vente, omis de porter à leur attention que la compagnie avait reçu une proposition d’un courtier en valeurs mobilières relative à l’émission publique d’actions pour un prix variant de 100 $ à 180 $. Les actionnaires minoritaires ont alors intenté une action demandant l’annulation du contrat pour cause de dol. Dans un premier temps, la Cour d’appel rappelle le principe énoncé par le juge Gonthier découlant de l’adage déjà évoqué: The second principle that should be kept in mind in assessing damages in this case flows from the obligation of good faith in contract [Banque de Montréal c. Bail ltée, [1992] 2 RCS 554]. It is a simple moral principal requiring that the perpetrator of a wrongful act should not be permitted to profit from his own bad faith or wrongdoing.11 Sur le fondement de ce principe, la Cour d’appel juge que les dommages subis par les actionnaires minoritaires peuvent être déterminés à la lumière des profits réalisés par le groupe des actionnaires majoritaires: Given the profits of $125 per share made by the purchasers on their purchase of shares, which the trial judge found was induced by concealment amounting to fraud, the proper measure of plaintiffs’ damages should be the return of these profits to the plaintiffs. If they would not have entered into the sale had the material facts been disclosed, and if it has not been established that they would have sold on any other basis, they are entitled to be fully indemnified for the shares they sold on the basis of their value at the time of the public issue. To do otherwise would be to deprive them of full restitution while permitting others to profit from their own bad faith and concealment.12 11. Ibid., 443. 12. Ibid., 444-445. 780 Les Cahiers de propriété intellectuelle Finalement, l’analyse de ce courant jurisprudentiel novateur doit être complété par la citation d’un obiter rendu récemment par la Cour suprême. Dans l’arrêt Aubry c. Vice-versa, intervenu dans le cadre d’une action pour violation du droit à l’image, la Cour suprême a jugé que la confiscation des profits n’est pas incompatible avec les principes traditionnels de la responsabilité civile: Dans d’autres circonstances, suivant la preuve offerte, il n’est pas impossible que les dommages patrimoniaux soient compensés par une participation au profit, suivant les principes du gain manqué et de la perte subie.13 3. Tentative de réconciliation Il est indéniable qu’a priori, la reddition de compte octroyée dans le cadre d’une action en concurrence déloyale s’insère difficilement dans le droit classique de la responsabilité civile. Cette conclusion a été soulignée par la doctrine française, notamment par la professeure Viney: Elle a en effet admis que la Cour d’appel avait pu évaluer le préjudice subi par l’employeur du fait de l’activité de son ancien salarié à partir du chiffre d’affaires réalisé pendant la période visée à la clause de non-concurrence par la Société dont cet ancien salarié était à la fois le fondateur, le gérant et le principal actionnaire. C’est donc le profit réalisé par l’auteur du dommage qui a servi ici à mesurer l’indemnité (22 bis), ce qui ne paraît pas parfaitement orthodoxe – c’est le moins qu’on puisse dire – au regard du principe de l’équivalence entre dommages et réparation.14 Ceci n’a pas empêché les tribunaux français, incluant la Cour de cassation, d’évaluer le préjudice à la lumière des profits réalisés par le concurrent déloyal. Ainsi, la Cour d’appel de Paris considère: [...] que pour l’évaluation des sommes qu’il y a lieu d’allouer pour compenser ce préjudice à la fois moral et matériel, il convient de tenir compte essentiellement de l’incidence qu’a pu avoir l’utilisation de la notoriété du nom de Rothschild dans 13. Aubry c. Vice-versa, [1998] 1 R.C.S. 591, 623. 14. Geneviève Viney, Traité de droit civil – les obligations – la responsabilité: effets, Paris, L.G.D.J., 1998, p. 131-132. Concurrence déloyale et confiscation des profits en droit civil 781 l’enrichissement qu’on accusait Helmut Rothschild et ses sociétés et dans la plus-value de la valeur des fonds de commerce par eux exploités.15 Ceci étant dit, sommes-nous en présence de deux thèses irréconciliables? On pourrait évidemment envisager de fonder la confiscation des profits sur la base de l’enrichissement sans cause ou de la gestion d’affaires. La démarche paraît par trop artificielle et nous éloigne davantage du régime de la responsabilité civile. Il serait préférable, à l’image des décisions analysées ci-dessus, de voir la confiscation des profits en tant que sanction des actes de concurrence déloyale comme l’une des facettes de l’obligation de bonne foi, principe général du droit des obligations désormais codifié à l’article 6 du Code civil du Québec. En second lieu, il conviendrait de reconnaître à l’action en concurrence déloyale une autonomie et une spécificité par rapport au droit commun de la responsabilité civile. Cette spécificité découle de la nature hybride de cette action. Elle a indéniablement pour vocation de protéger la clientèle et en ce sens elle s’apparente à une action réelle. À cet égard, on relèvera notamment la décision rendue par la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Commodore Business Machines Limited c. 116772 Canada Inc.: The Court also finds that the goodwill generated by Commodore’s marketing practices, advertising and quality of products belongs to it insofar as Canada in general and Quebec in particular are concerned. It is clear that Respondent, not being an authorized dealer of Commodore’s and not being subject to the restrictions contained in its dealership agreement is appropriating for itself this goodwill which is indeed an asset of Commodore. This, in the Court’s opinion, constitutes unfair competition and passing-off.16 15. Paris, 10 juillet 1986, J.C.P. 86, 20 712, note E. Agostini. Voir également Cass. soc., 6 novembre 1984, Bull. 1984, V, no 409, p. 305-306. 16. Commodore Business Machines Limited c. 116772 Canada Inc., [1983] C.S. 1186, 1188. Au soutien de la qualification en tant que bien de l’achalandage, on notera également le jugement rendu par la Cour supérieure dans l’affaire Prosig Informatique inc. c. Lebel, J.E. 90-1379, p. 10; confirmé en appel pour d’autres motifs J.E. 95-140. A contrario: Vadeboncœur c. 2851-2259 Québec inc., J.E. 98-139 et l’article de Barry Landy, «L’achalandage en droit québécois et les obligations implicites le protégeant», dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit commercial (1991), Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1991, p. 155. 782 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cette qualification de la clientèle comme droit de propriété a été affirmée par la Cour suprême sous la plume du juge Gonthier dans l’arrêt de principe Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex inc.: On retrouve aussi la notion de propriété, protégée par l’action en passing-off au niveau de l’achalandage, terme qu’il faut prendre dans un sens très large, englobant non seulement les gens qui constituent la clientèle mais aussi la réputation et le pouvoir d’attraction qu’exerce un commerce donné sur la clientèle.17 De plus, l’analyse de la jurisprudence rendue en la matière durant les 30 dernières années permet de constater un «assouplissement» de l’application des critères traditionnels de la responsabilité civile. Ainsi, dans la première moitié du vingtième siècle, la victime d’un acte de concurrence déloyale se devait de prouver la mauvaise foi du défendeur18. Or, tel que l’a rappelé la Cour d’appel dans l’arrêt Pinard c. Coderre: «L’Usurpation existe même si le concurrent dont on se plaint a agi de bonne foi et sans intentions frauduleuses»19. Par ailleurs, la preuve de l’existence des dommages n’est plus une condition essentielle à l’action en concurrence déloyale, tel que le rappelle l’honorable juge Duval-Hesler: S’il existe une probabilité de confusion de la marque de commerce, cela équivaut à une probabilité de dommages. En d’autres termes, en cas de violation d’une marque de commerce, le dommage se présume.20 Enfin, il est désormais admis qu’un simple dommage éventuel puisse ouvrir un droit à réparation21. En se distançant du droit commun de la responsabilité civile, l’action en concurrence déloyale a acquis une autonomie juridique qui devrait permettre de lever tout obstacle à la généralisation de la confiscation des profits comme moyen d’indemnisation. 17. 18. 19. 20. 21. Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apothex inc., [1992] 3 R.C.S. 120, 134. Corbeil c. Dufresne, [1933] C.S. 548. Pinard c. Coderre, [1953] B.R. 99, 107. Groupe Polygone-Éditeurs Inc. c. Serna Communications Inc., J.E. 95-118. Marchand de vins Inc. c. Vincor International Inc., REJB 1998-04523 (C.S.); Kisber & Co. Ltd. c. Ray Kisber & Associates Inc., [1998] R.J.Q. 1342, 1357 (C.A.). Concurrence déloyale et confiscation des profits en droit civil 783 II. LA CONFISCATION DES PROFITS Il va de soi que le demandeur ne peut prétendre à l’attribution de la totalité du chiffre d’affaires réalisé par l’auteur des actes de concurrence déloyale. La confiscation des profits se trouve ainsi subordonnée à une reddition de compte dont les paramètres sont exposés dans le développement qui suit. 1. La scission de l’instance selon l’article 273.1 du Code de procédure civile Compte tenu des incidences monétaires liées à la détermination des profits (frais d’expertise, incidents procéduraux liés à la communication des documents, durée de l’enquête et de l’audition), les parties à une action en concurrence déloyale auraient certainement intérêt à se prévaloir de l’article 273.1 du Code de procédure civile et de scinder l’instance afin de procéder dans un premier temps sur la question de la responsabilité et, dans un second temps, sur la détermination des profits. Le texte de cette disposition mérite d’être rappelé: En matière de responsabilité civile, le tribunal peut, exceptionnellement et sur demande d’une partie, scinder l’instance pour disposer d’abord de la responsabilité et, en second lieu, du quantum des dommages-intérêts nécessaires pour indemniser le préjudice subi, le cas échéant. Le tribunal tient compte, notamment de la complexité relative de la preuve concernant la responsabilité et le quantum. L’emploi du mot «exceptionnellement» s’avère malheureux, compte tenu notamment des objectifs poursuivis par le texte tels qu’exprimés par le ministre de la Justice d’alors: Donc, c’est le premier amendement, et je pense que, globalement, ça va permettre d’éviter que des procès qui portent sur le quantum, avec des experts extrêmement élaborés, n’aient lieu quand, en fait, on verra que l’action sera rejetée sur la base de l’absence de responsabilité, donc toute la preuve du quantum aurait été faite inutilement. Alors, les parties pourront ou une des parties pourra soumettre au tribunal qu’il est important de trancher d’abord la question de la responsabilité, et, s’il conclut à la responsabilité, que par la suite on vienne pour établir le 784 Les Cahiers de propriété intellectuelle quantum. Mais, ainsi, on évitera peut-être de longs procès inutiles par une décision négative sur la base de la responsabilité.22 L’analyse des décisions rendues en application de l’article 273.1 C.p.c. induit un constat mitigé: l’intention générale du législateur a été démentie par une interprétation judiciaire restrictive du texte visé. C’est précisément sur le fondement du texte de l’article 273.1 et de l’emploi du mot «exceptionnellement» que la Cour supérieure, dans l’affaire Société d’énergie Foster Wheeler Ltée c. Société intermunicipale de gestion et d’élimination des déchets (S.I.G.E.D.) inc. a estimé que l’article 273.1 du Code de procédure civile devait recevoir une interprétation restrictive23. Ceci étant dit, quelles sont les situations susceptibles de justifier une scission de l’instance. Au-delà du critère législatif, soit la complexité légale de la preuve de la responsabilité et du quantum, certains jugements ont estimé que la mise en œuvre de l’article 273 est subordonnée à la preuve prima facie de la faiblesse des prétentions du demandeur: Le tribunal estime donc qu’il doit posséder une preuve prima facie que la possibilité de voir la responsabilité de la défenderesse retenue est plus faible que la possibilité de voir l’action rejetée à ce chapitre.24 Il va de soi que si la preuve de la responsabilité est indissociable de celle afférente au quantum, la scission devrait être refusée25. Le consentement des parties est indifférent à l’issue des débats26. Enfin, il convient de ne pas attacher une trop grande importance au critère de la réduction des coûts susceptibles d’être engendrés par la scission de l’instance27. La demande de scission de l’instance peut être présentée en tout temps. Toutefois, l’écoulement du temps depuis l’introduction 22. Journal des débats, Commission permanente des institutions, le 23 mai 1996, p. 22. 23. Société d’énergie Foster Wheeler Ltée c. Société intermunicipale de gestion et d’élimination des déchets (S.I.G.E.D.) inc., [1998] R.J.Q. 1254, 1261. 24. Ibid., 1263. 25. Stone Consolidated Inc. c. Dalkotech de l’Estrie Ltée, J.E. 97-1722 (C.S.). 26. Ibid., 1262. 27. Ibid. Concurrence déloyale et confiscation des profits en droit civil 785 des procédures est un facteur de nature à influencer le sort de la demande: La scission d’instance fait partie des incidents et le Code de procédure ne fixe pas de délai pour en faire la demande. Théoriquement, cette demande pourrait se faire à n’importe quel moment au cours de l’instance. Compte tenu de la finalité avouée de la scission de réduire les coûts, il serait probablement plus opportun de la demander avant que ne soient déjà engagés des frais considérables pour l’expertise sur l’étendue et le montant des dommages-intérêts. Par ailleurs, il est pratiquement impossible pour les parties de faire les allégations pertinentes sur l’étendue du préjudice et la compensation recherchée, sans au moins consulter des experts dès le début de l’instance.28 En ce qui a trait aux actions en concurrence déloyale, les tribunaux du Québec auraient certainement intérêt à s’inspirer de la jurisprudence de la Cour fédérale, qui précise qu’en matière de litige relevant du droit de la propriété intellectuelle, la scission devrait être la règle et non l’exception: L’ordonnance selon la Règle 480 est la règle, non l’exception, dans les actions en contrefaçon de brevet. Elle est pour ainsi dire toujours demandée et accordée de consentement. Cela évite une enquête qui pourrait se révéler inutile au cas où aucune responsabilité ne serait constatée. On évite ainsi tout ce qui découle d’une telle enquête: le coût, l’inconvénient, le tort causé au commerce, la révélation des secrets commerciaux aux concurrents, etc.29 2. L’option entre un recours en dommages et une demande en reddition de compte Le demandeur se doit d’opérer un choix entre une réclamation en dommages et une demande de reddition de compte. À défaut de ce faire, il s’expose aux sanctions prévues aux articles 66 et 168.4 du Code de procédure civile relatives à l’option des recours. 3. La détermination des profits Le droit québécois est fatalement silencieux sur cette question. Il peut donc être utile de se référer aux règles dégagées par les tribu28. Stroud c. Canadien Pacifique Limitée, REJB 1999-14645. 29. Domco Industries Ltd. c. Armstrong Cork Canada Ltd., [1982] 1 C.F. 522, 529. 786 Les Cahiers de propriété intellectuelle naux sous l’égide des lois touchant la propriété intellectuelle, dont l’article 35 de la Loi sur le droit d’auteur, l’article 53.2 de la Loi sur les marques de commerce et l’article 57(1)(b) de la Loi sur les brevets30. a) Le fardeau de la preuve Le fardeau de la preuve est partagé, mais d’une manière inégale. Le demandeur devra simplement prouver les revenus bruts du défendeur alors qu’il appartient au défendeur d’établir les dépenses qu’il estime pouvoir déduire du résultat brut de la vente des objets contrefaits: This submission is no doubt attractive, but it fails to recognize the special nature of the accounting remedy. When a plaintiff elects to take account of the profits made as a result of a patent infringement, it is the infringer, not the plaintiff, who is made accountable for the profits improperly obtained and who has to reveal and disgorge these profits. Indeed, he has to account both for the profits and their subsequent use as the plaintiff is entitled to both. The plaintiff need only prove the amount of revenue made from the acts of infringement to the patent. To accept the appellant’s contention and require that the plaintiff prove the profits and their proper apportionment would, in effect, reverse the roles and make the plaintiff accountable for the profits he claims entitlement to.31 b) Le calcul des profits Le calcul des profits peut être entrevu selon deux méthodes de calcul: la méthode différentielle ou celle de la pleine absorption des coûts. La méthode de la pleine absorption des coûts permet au défen30. À cet égard, plusieurs études méritent d’être soulignées: Donald H. MacOdrum, «Monetary Remedies in IP Cases», (1993) 10.2 Revue canadienne de propriété intellectuelle 499; Coleen L. Kirby, «Accounting of Profits: The Canadian Approach», (1992-1993) 7 Intellectual Property Journal 263; Bob H. Sotiriadis, «Le calcul des profits pour violation d’un brevet», (2000) 12.3 Les cahiers de propriété intellectuelle 825; Alexander J. Stack, A. Scott Davidson et Stephen R. Cole, «Accounting of Profits Calculations in Intellectual Property Cases in Canada», (2001) 17.2 Revue canadienne de propriété intellectuelle 405; Laurent Carrière, «Voies et recours civils en matière de violation de droits d’auteur», dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle, Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 395, 457. 31. Baker Energy Resources Corp. c. Reading & Bates Construction Co. et al. (1995), 51 C.P.R. (3d) 359, 367. Concurrence déloyale et confiscation des profits en droit civil 787 deur de déduire de ses revenus bruts l’ensemble des coûts variables imputables aux actes de contrefaçon ainsi qu’une partie de ses coûts fixes, au prorata de ce que représentent les revenus bruts générés par les actes litigieux par rapport à son chiffre d’affaires total. La méthode différentielle permet également la déduction des coûts variables. Toutefois, seuls les coûts fixes directement liés aux actes incriminés peuvent être soustraits des revenus. Jusqu’à ce jour, les tribunaux ont généralement préféré la méthode différentielle. À cet égard, le jugement rendu dans la cause Teledyne Industries Inc. c. Lido Industrial Products Ltd. constitue une décision de principe, dont l’extrait pertinent mérite d’être rappelé: A reasonable method of calculating the «profit» from the sale of the infringing shower heads of the Defendant, is to reduce the sales revenue of those shower heads by: a) the variable expenses directly attributable to those shower heads; and b) any increase and fixed expenses attributable to those shower heads.32 Les paramètres de cette méthode ont été précisés par la juge Reed dans la décision Diversified Products Corp. c. Tye-Sil Corp. Ltd.: The two categories of costs to be deducted from revenues are direct costs and common costs specifically incurred as a result of the production and sale of the rowers. These were described as follows: a) Direct Cost, a cost that can be directly tied to a specific unit of production or with a specific activity required solely for the manufacturing and sales of the infringing products; and b) Common Cost, otherwise known as indirect cost, a cost incurred for the benefit of two or more products or services (Common Cost are generally not deducted in calculating net profit when using a differential of accounting, secept (sic) for particular items of Common Cost than can be showed to have increased 32. (1982), 68 C.P.R. (2d) 56, 62-63. 788 Les Cahiers de propriété intellectuelle specifically for the production and sale of the infringing product. In which case an allocation of a prorated portion of the Common Cost may be deducted from revenue to calculate net profit).33 En d’autres termes, le calcul des profits nets résulte de l’addition des coûts variables directement attribuables à la production (ou à l’acquisition) des biens contrefaits et de toute augmentation des coûts fixes résultant de cette production ou de cette commercialisation. Dans certaines circonstances, la totalité des coûts variables ne sera pas soustraite aux revenus, notamment lorsqu’une partie des biens incriminés ont été vendus à perte par le défendeur, avec pour conséquence de diminuer les profits: Secondly, the court will disallow the deduction of the variable expenses of unprofitable sales and «wasted» purchases. Some of the infringing sales may be made at a loss for a number of possible reasons; for example, the sale is made upon uncollectable credit, or at a low price to attract custom to the product or just because of poor market conditions. Alternatively, some products bearing the infringing trademark are never sold, for example, damaged products or products on and which the court orders to be delivered up or destroyed; in such cases the product cost is «wasted». Some plaintiffs have sought to disregard such unprofitable transactions in the calculation of net income, and so increase the amount for which the defendant must account.34 c) La discrétion judiciaire quant à la répartition des profits En règle générale, le demandeur se voit accorder la totalité des profits générés par les actes litigieux. Une telle condamnation peut parfois s’avérer inéquitable. À titre d’exemple, l’on peut penser à un recours fondé sur la contrefaçon d’une vis utilisée dans le cadre de l’assemblage d’un avion35. 33. Diversified Products Corp. c. Tye-Sil Corp. (1990), 32 C.P.R. (3d) 385, 387-389. 34. David J.A. Cairns, The Remedies for Trademark Infringement, Toronto, Carswell, 1988, p. 112. 35. Coleen L. Kirby, «Accounting of Profits: The Canadian Approach», (1992-93) 7 Intellectual Property Journal 263, 286. Concurrence déloyale et confiscation des profits en droit civil 789 Dans cette hypothèse, la jurisprudence suggère de tenter d’effectuer une répartition des profits sur la base de ce qui est directement imputable aux actes litigieux: It is my view that the Deputy Registrar’s decision that the plaintiff is entitled to require the defendant to account for only that part of the profit is realized on infringing sales during the accounting period that is attributable to its use of the plaintiff’s trade marks is the right one in the present instance and the authority he has cited in this regard to sustain this finding and his interpretation thereof is also in accordance with my view on the matter. Indeed, in Cartier v. Carlisle a trade mark infringement case, the Master of the Rolls stated at p. 298: I am therefore of opinion in this case, that the injunction must be made perpetual and that there must be the usual account, but, as I have stated, I do not propose, in taking the account in Chamber, to make the defendants account for every species of profit during the last six years but I shall consider how much of the profits are properly attributable to the user of the plaintiff’s trade marks.36 La preuve des faits justifiant une telle répartition des profits incombe au défendeur et en l’absence d’une telle preuve, les tribunaux devraient faire preuve de retenue dans l’exercice de leur discrétion. d) Les profits réalisés par l’intermédiaire d’une filiale Les profits réalisés par le défendeur à travers une filiale doivent être inclus à la reddition de compte: Profits realized by the defendants through subsidiaries or related companies, including but not limited to any royalties paid to the defendant by the latter, must be accounted for. The fact that a subsidiary has also been sued has no bearing on the matter. The theoretical danger of the plaintiff recovering the same profits twice can be dealt with, if necessary, at a later stage.37 36. Samuel Dubiner c. Cheerio Toys & Games Ltd., [1965] R.C. de l’É. 801, 816. 37. Beloit Canada c. Valmet OY (1992), 45 C.P.R. (3d) 116, 121 (C.A.F.). 790 Les Cahiers de propriété intellectuelle e) Le sort des divers intervenants dans la chaîne de distribution La demande de reddition de compte vise généralement le fabricant du produit incriminé. Toutefois, pourront également être visés l’ensemble des intervenants dans la chaîne de distribution. Ce principe a été réitéré dans une décision de la Cour supérieure de l’Ontario rendue dans l’affaire Ray Plastics Ltd. et al. c. Canadian Tire Corp. Ltd.: The plaintiff’s argument that it has the right to pursue both the maker as well as others in the chain of distribution seems to find support in the Canadian, American and British Authorities. That right was recognized by the Ontario Divisional Court as early as 1898 in Toronto Auer Light Co. v. Colling (1898), 31 O.R. 18. It is not necessary to canvas the facts in that case beyond indicating that it involved a patent infringement, and that the issue raised was similar to the one raised on this motion. The following excerpt from p. 26 captures, in my view, the essence of the decision so far as it is germane to the issue that I have to address: I see no reason to hold that an action does not lie against any person purchasing and using mantles made in derogation of the plaintiff’s patent no matter where they come from... [citation omitted] Nor is there any ground of defence in the fact that the persons importing have been proceeded against and an agreed nominal sum for damages recovered against them. The practice is well settled that though the plaintiff cannot have both an account of profits and also damages against the same defendant, yet he may have both remedies as against different persons (e.g., maker and purchaser) in respect of the same article:... [citation omitted].38 f) Le caractère territorial de la confiscation des profits En règle générale, la reddition de compte se limite aux profits générés par la vente des produits litigieux au Canada: 38. Ray Plastics Ltd. et al. c. Canadian Tire Corp. Ltd. (1995), 62 C.P.R. (3d) 247. Concurrence déloyale et confiscation des profits en droit civil 791 Intellectual property rights are similarly limited in Canada and should limit any accounting to acts done within the country.39 Toutefois, cette règle souffre une exception lorsque la fabrication a eu lieu au Canada et que les revenus découlant de la vente à l’étranger ont été reçus au Canada: I do not accept the argument that non-Canadian revenues should not be included. The books were published in Canada, sent from Canada for sale abroad and the revenues were paid to the defendants.40 Mais la confiscation des profits pourrait également être limitée à une partie du territoire canadien. En effet, si l’on prend l’exemple d’une action en concurrence déloyale fondée sur l’usurpation d’une marque de commerce non enregistrée qui aurait acquis une réputation limitée à l’une ou l’autre des provinces, il semble logique que la reddition de compte soit limitée aux profits réalisés par le défendeur dans cette province. Bien que la Cour supérieure du Québec ne traite pas directement de cette question, on citera néanmoins l’extrait suivant du jugement rendu dans l’affaire Boutique Linen Chest (Phase II) Inc. c. Wise: La demanderesse n’a manifesté aucune intention de s’établir en dehors de la province de Québec. D’ailleurs, elle ne s’est nullement opposée à l’enregistrement de marques de commerce portant le nom «linen», autre que «Linen Dépôt», tel qu’il appert d’extraits du registre des marques de commerce à Ottawa. En effet, les entreprises suivantes existent au registre savoir Linen Designs and Design, Linen Source, Pacific Linen, Town & Country Linen et Linen House, sans compter un certain nombre de marques de commerce utilisant le mot «linens» avec un «s». Vu la preuve, il convient cependant de limiter le territoire sur lequel l’injonction s’appliquera à une superficie comprise à l’intérieur d’un rayon de 100 kilomètres partant d’un point central situé à la Place d’Armes à Montréal.41 39. Coleen L. Kirby, «Accounting of Profits: The Canadian Approach», (1992-1993) 7 Intellectual Property Journal 265, 281. 40. Hager c. ECW Press Ltd. et al. (1999), 85 C.P.R. (3d) 289, 318. 41. Boutique Linen Chest (Phase II) Inc. c. Wise, J.E. 99-994, p. 27. 792 Les Cahiers de propriété intellectuelle Par analogie, il serait tout aussi logique de limiter la portée de la reddition de compte au territoire dans lequel les actes de concurrence déloyale ont eu lieu. g) La «comptabilité» des profits: le recours à l’expertise Plus souvent qu’autrement, le débat sur la question des profits est engagé sur la base d’expertises produites par les parties. À cet égard, il convient de garder à l’esprit que les parties ont le droit de demander communication au préalable de tous les documents qui contiennent des éléments de faits sur lesquels l’expert s’est fondé pour émettre son opinion: À mon avis, une partie a le droit de connaître les faits sur lesquels l’expert fonde son opinion. Dans cet esprit, elle a sûrement le droit de connaître les sources, documentaires ou autres, où l’expert a puisé cette information.42 Cette règle a pour vocation de favoriser une divulgation complète de la preuve préalablement à l’audition en vue, notamment, d’abréger la durée de celle-ci. CONCLUSIONS D’aucuns prétendront que l’importation de la reddition de compte constitue une dénaturation du droit civil québécois en général et du droit commun de la responsabilité civile en particulier. En fait, plutôt qu’une dénaturation, il convient de constater que l’action en concurrence déloyale a connu ces dix dernières années une évolution remarquable. Si, techniquement, elle demeure fondée sur l’article 1457 du Code civil du Québec, elle a acquis du fait de sa spécificité une existence autonome. L’histoire du commerce, c’est avant tout l’histoire de la courtisanerie du commerçant à l’égard des consommateurs. Dans une situation de concurrence, la lutte entre marchands est toujours agressive, souvent féroce et parfois ruineuse. Elle doit cependant se dérouler selon des règles communément acceptées. Celui qui enfreint ces règles ne se constitue pas une clientèle, il la vole. La confiscation des profits générés par ce «vol» n’est qu’une illustration de l’adage déjà évoqué «bien mal acquis ne profite pas». 42. Anne Poulin c. Yves Prat, [1994] R.D.J. 301, à la page 309. Voir également Construction Technique J. Côté Inc. c. Royale Compagnie d’Assurance, REJB 1997-00676 (C.S.) et Compagnie d’Assurance Missisquoi c. Giguère, REJB 1999-11258 (C.A.). Vol. 14, no 3 Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet Survol des enjeux actuels – Perspective canadienne Charles Morgan* 1. Qu’est-ce qu’un nom de domaine? . . . . . . . . . . . . . . 795 1.1 Sa nature fonctionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . 795 1.2 Sa nature juridique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 796 1.2.1 Droit américain . . . . . . . . . . . . . . . . . 796 1.2.2 Droit canadien . . . . . . . . . . . . . . . . . . 800 2. Quelle est la différence entre «.com» et «.ca» . . . . . . . . 804 2.1 Domaines génériques de premier niveau (generic Top Level Domains, «gTLDs») . . . . . . . . 804 2.2 Domaines de tête de code de pays («ccTLD»). . . . . . 805 3. Comment obtenir un nom de domaine? . . . . . . . . . . . 805 3.1 Choisir un nom de domaine. . . . . . . . . . . . . . . 805 3.2 Enregistrer votre nom de domaine . . . . . . . . . . . 807 3.2.1 .org, .net, .com . . . . . . . . . . . . . . . . . . 807 © Charles Morgan, 2002. * Avocat du cabinet McCarthy Tétreault, s.r.l. 793 794 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.2.2 ca et .qc.ca . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 808 3.2.2.1 Historique . . . . . . . . . . . . . . . . 808 3.2.2.2 Période de transition . . . . . . . . . . 809 3.2.2.3 Nouvelles règles . . . . . . . . . . . . . 809 3.3 «L’acquisition» d’un nom de domaine existant . . . . . 810 4. Quelle est l’interaction entre les marques de commerce et les noms de domaine? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 811 4.1 Ressemblances et différences . . . . . . . . . . . . . . 811 4.2 Enregistrer une marque de commerce pour protéger un nom de domaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 812 4.3 L’usage de marques de commerce sur les sites Web. . 813 4.4 Le «cybersquattage» («cybersquatting») . . . . . . . . 815 5. Quoi faire en situation de «cybersquattage»? . . . . . . . . 815 5.1 D’abord, protégez-vous . . . . . . . . . . . . . . . . . 815 5.2 Formuler une stratégie . . . . . . . . . . . . . . . . . 816 5.3 Choisir vos armes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 816 5.3.1 Action en violation de marque de commerce . . 816 5.3.2 La loi intitulée Anticybersquatting Consumer Protection Act . . . . . . . . . . . . . . . . . . 819 5.3.3 Règlement extrajudiciaire des conflits . . . . . 820 5.3.3.1 ICANN . . . . . . . . . . . . . . . . . . 820 5.3.3.2 L’ACEI . . . . . . . . . . . . . . . . . . 822 6. Comment aborder les problèmes de «framing», de «liens», de «métatags» et de concurrence déloyale . . . . . . . . . . 824 6.1 Marqueurs Méta . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 824 6.2 Hyperliens ou encadrement non autorisés . . . . . . . 825 Le nom de domaine a été introduit en 19841. Son utilisation a commencé à prendre de l’essor en 1991 au moment de la création du «World Wide Web», et a connu une croissance exponentielle vers la fin des années 1990. La vente du seul nom de domaine business.com, en décembre 1999, pour 7,5 millions de dollars américains a confirmé l’importance économique et stratégique d’un nom de domaine attirant. Mais qu’est-ce, au juste, qu’un nom de domaine? S’agit-il d’une nouvelle forme de propriété intellectuelle, ou simplement d’un objet de droits contractuels? Et comment interagit-il avec sa consœur, la marque de commerce? Le présent article propose de faire un survol de ces questions dans une perspective canadienne2. 1. Qu’est-ce qu’un nom de domaine? 1.1 Sa nature fonctionnelle Le nom de domaine est une adresse qui identifie un site Internet, tel un site Web. Un nom de domaine est constitué d’au moins deux parties. Par exemple, dans le nom de domaine xyz.ca, «xyz» correspond généralement au nom de l’entité qui exploite le site en question ou à une marque de commerce sélectionnée par cette entité. Cette partie du nom est parfois aussi appelée «deuxième niveau de domaine» (Second Level Domain, «SLD»). La partie «.ca» identifie le premier niveau de domaine (Top Level Domain, «TLD»). Dans cet exemple, «.ca» indique que le nom du site relève du système de noms de domaine canadiens. La partie «www», qui précède souvent le nom de domaine (par exemple: ), indique le nom du serveur de l’exploitant du site Web et n’est pas essentielle au nom de domaine. 1. S. Handa, R. Janda, D. Johnston et C. Morgan, Communications Law in Canada, Scarborough, Butterworths, 2000, p. 11.3 et s. 2. Voir aussi P.-E. Moyse, «Les noms de domaine: Un pavé dans la marque», (1997) 4 C.P.I. 425; M.-H. Deschamps-Marquis, «Les noms de domaine: Au-delà du mystère», (1999) 11 C.P.I. 591; J. Harvie, «Noms de domaine et noms de personne: de quel domaine relève le nom?», (2001) 14:2 C.P.I. 519. 795 796 Les Cahiers de propriété intellectuelle D’un point de vue pratique, le nom de domaine est un moyen efficace de repérer automatiquement une adresse numérique de protocole Internet (Internet Protocol, «IP»)3. L’Internet est un vaste regroupement de réseaux d’ordinateurs qui échangent de l’information par le biais d’une suite de protocoles de réseaux appelée TCP/IP. Le protocole de contrôle de transmission (Transmission Control Protocol, «TCP») et le protocole Internet (Internet Protocol «IP») permettent à différents types d’ordinateurs de communiquer entre eux. Tous les hôtes ou serveurs branchés sur Internet ont une adresse numérique IP qui facilite la transmission de l’information sur le réseau informatique. Le système de serveur de nom par domaine (Domain Name Server, «DNS») est un système de base de données qui traduit chaque adresse numérique IP en un nom de domaine. Par exemple, la traduction par le DNS d’une adresse numérique IP telle que 132.206.34.2 correspond au nom de domaine mcgill.ca. Les noms de domaine permettent donc aux utilisateurs d’Internet d’accéder facilement au site Web ou à l’emplacement Internet qu’ils recherchent. Leur importance se situe donc au niveau de l’avantage pratique plutôt que de la nécessité technique. 1.2 Sa nature juridique Compte tenu de l’histoire récente du droit à cet égard, la nature juridique précise du nom de domaine n’est pas encore définie. À certains égards, le nom de domaine peut être décrit comme une nouvelle forme de propriété intellectuelle d’une importance grandissante4. Cependant, plusieurs décisions américaines récentes mettent en doute cette caractérisation. 1.2.1 Droit américain Dans l’affaire Umbro International Inc. c. 326385 Canada Inc.5, jugée par un tribunal de première instance, le tribunal a dû déterminer si des noms de domaine pouvaient être assujettis à une saisiearrêt («garnishment»). La demanderesse avait obtenu un jugement contre la défenderesse et cherchait à faire valoir ses droits. Les seuls actifs de la défenderesse étaient trente-huit noms de domaine, dont 3. Voir America Online, Inc. c. Huang, 55 U.S.P.Q. (2d) 1560 (E.D. Va., 2000); Network Solutions, Inc. c. Umbro International, Inc., 54 U.S.P.Q. (2d) 1738 (E.D. Va., 2000). 4. Supra, note 1, à la p. 11.16. 5. 50 U.S.P.Q. (2d) 1786 (9th Cir. Va., 1999); voir aussi Lockheed Martin Corp. c. Network Solutions, Inc., 52 U.S.P.Q. (2d) 1481 (9th Cir., 1999); et Dorer c. Arel, 60 F. Supp. (2d) 558 (E.D. Va., 1999). Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 797 plusieurs avaient été enregistrés par Network Solutions, Inc. Le tribunal a accepté l’argument de la demanderesse à l’effet que «les noms de domaine sont une forme de propriété intellectuelle» et a conclu que les noms de domaine pouvaient faire l’objet d’une saisie-arrêt. Cependant, cette décision a été renversée en appel6. Selon la Cour suprême de Virginie, même si les parties s’entendaient sur le fait que le droit d’utiliser un nom de domaine est une forme de propriété personnelle intangible, les noms de domaine ne constituent pas une forme de propriété pouvant être assujettie à une saisie-arrêt. En renversant la décision de la Cour de première instance, les juges formant la majorité ont déclaré qu’il n’était pas nécessaire de décider si la Cour avait correctement caractérisé le nom de domaine comme étant une forme de propriété intellectuelle. Au contraire, ils ont déclaré que les droits du créancier du nom de domaine sont trop intimement liés aux droits contractuels qui lui sont accordés par le contrat de service avec Network Solutions, Inc., le registraire des noms de domaine, pour constituer des droits indépendants. Par la suite, dans l’affaire Kremen c. Cohen7, un tribunal californien a déclaré que même si un nom de domaine avait apparemment été acquis de façon frauduleuse, le nom de domaine n’est pas une forme de propriété protégeable suivant les concepts traditionnels régissant cette forme de préjudice («conversion»). Notons que, dans l’affaire Kremen, le tribunal a néanmoins rejeté le raisonnement de la Cour Suprême de Virginie dans l’affaire Umbro, selon lequel le droit relatif à un nom de domaine ne pouvait pas être séparé du service d’enregistrement du domaine, et donc qu’un nom de domaine n’est aucunement assimilable à un bien, même incorporel. Le tribunal s’est montré favorable à la position des juges dissidents dans l’affaire Umbro, selon laquelle le nom de domaine est un type de bien incorporel. Malgré cela, il a prononcé une fin de non-recevoir contre la co-défenderesse Network Solutions, Inc., registraire du domaine, étant donné que, pour qu’il y ait «conversion», il faut que le bien soit corporel ou identifié à un bien corporel. Il est intéressant de noter que le même tribunal, dans une décision subséquente touchant les mêmes parties8, a décidé que le contrat de transfert du nom de domaine sex.com était invalide, puisqu’il 6. 54 U.S.P.Q. (2d) 1126 (U.S. District Court Eastern District of Virginia, 2000). 7. 2000 W.L. 1811403 (N.D. Calif., 2000). 8. 2000 W.L. 1843239 (N.D. Calif., 2000); 2000 U.S. Dist. Lexis 21490. 798 Les Cahiers de propriété intellectuelle faisait l’objet d’une fraude. Le 27 novembre 2000, le tribunal a ordonné au défendeur Cohen de transférer le nom de domaine au demandeur, soit le propriétaire original. Le 3 avril 2001, dans un jugement final, le tribunal a accordé des dommages-intérêts de soixante-cinq millions de dollars américains au demandeur. Enfin, en juillet 2001, un tribunal de l’État de New York s’est penché sur la question de la nature juridique du nom de domaine dans l’affaire Zurakov c. Register.com9. Le tribunal a conclu que le nom de domaine laborzionist.org, qui n’était pas une marque de commerce enregistrée, était le produit du contrat de service intervenu entre les parties au litige. Zurakov avait donc uniquement un droit contractuel sur le nom de domaine et le contrat de service était clair quant à la nature de ses droits. Selon le juge Moskowitz: The question of whether a domain name is a «property right» has not been considered by the courts of this state. Accordingly, this court looks to courts in other jurisdictions that have opined on this issue. In Network Solutions, Inc. v. Umbro International, Inc., 529 S.E.2d 80 (2000), the Supreme Court of Virginia stated that, «a domain name registrant acquires the contractual right to use a unique domain name for a specified period of time.» The Network Court relied on Dorer v. Arel, 60 F. Supp.2d 558, 561 (E.D. Va. 1999). In that case, the court stated that “[A] domain name that is not a trademark arguably entails only contract, not property rights. Thus, a domain name registration is the product of a contract for services between the registrar and registrant.” In Dorer, the court distinguished domain names from patents and trademarks, noting that a patent has value and gives the patent owner the ability to exclude others from the patented product. 60F. Supp.2d at 561 n.9. In contrast, a domain name is a valueless address with potential to become valuable depending on its use. Id. This court finds the courts’ reasoning in Dorer, supra and Network, supra, persuasive and holds that, in this case, the domain name “Laborzionist.org” is a product of Zurakov’s service contract with Register. “Laborzionist.org” is not a registered patent or registered trademark. Accordingly, Zurakov has a contract right, not a property right, in the domain name “Labor9. Décision du 25 juillet 2001 disponible sur le site de la New York State Unified Court System à l’adresse URL <http://www.courts.state.ny.us/www/nyscomdiv/aug01/600703-01-002.pdf> New York State Unified Court System. Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 799 zionist.org” and his service agreement with Register exclusively governs his rights regarding his use of that domain name.10 Bien que ces décisions semblent insister de plus en plus sur le fait que le titulaire11 d’un nom de domaine ne détient pas de droits de propriété mais seulement des droits contractuels, cette conformité de point de vue est brisée (ou, du moins, nuancée) compte tenu des décisions américaines rendues en vertu de la loi intitulée Anticybersquatting Consumer Protection Act12. En effet, les tribunaux, invoquant la compétence d’entendre une action réelle que leur accorde cette loi, semblent avoir explicitement reconnu le caractère réel des droits d’un titulaire d’un nom de domaine, du moins dans le contexte de l’application de cette loi. À titre d’exemple, dans l’affaire Caesars World Inc. c. Caesars-Palace.com13, le défendeur a attaqué la validité constitutionnelle de la compétence du tribunal d’entendre une action réelle. Le défendeur, invoquant l’affaire Lockheed14, prétendait que le tribunal n’avait pas cette compétence en ce qui concerne les noms de domaine puisque ceux-ci n’étaient pas des biens réels, mais seulement des données immatérielles. La Cour a rejeté cet argument en ces termes: There is no prohibition on a legislative body making something property. Even if a domain name is no more than data, Congress can make data property and assign its place of registration as its situs.15 Enfin, invoquant sa compétence en vertu de l’Anticybersquatting Consumer Protection Act16, le U.S. District Court for the Eastern District of Virgina a réaffirmé la nature réelle du nom de domaine dans l’affaire Heathmount A.E. Corp. c. Technodome.com17, dans le contexte d’une action prise en vertu de cette loi. 10. Ibid. 11. Il est intéressant de constater que l’Autorité canadienne pour les enregistrements Internet traduit le mot «registrant» par «titulaire», suggérant ainsi que celui-ci a des droits de propriété dans le nom de domaine. 12. En ligne: <http://www.gigalaw.com/library/anticybersquattingact-1999-1129-p1.html>. 13. 54 U.S.P.Q. (2d) 1121. 14. Précité, note 5. 15. Précité, note 13, p. 504. 16. Précitée, note 12. 17. 55 U.S.P.Q. (2d) 1735 (E.D. Va., 2000). Cette décision est en appel; voir aussi Ford Motor Co c. Greatdomains.com Inc., 2001 E.D. W.L. 348986 (E.D. Mich., 2001). 800 Les Cahiers de propriété intellectuelle Bien que la nature juridique précise du nom de domaine doive être définie davantage en droit américain, nous constatons néanmoins certaines tendances. En règle générale, les tribunaux américains prétendent que le titulaire du nom de domaine n’a que des droits contractuels à l’égard du nom de domaine que lui accorde le registraire dans son contrat de service. Toutefois, si le nom de domaine est employé comme marque de commerce, le titulaire peut bénéficier de protections additionnelles accordées par la législation américaine en matière de marques de commerce. De plus, tout comme les droits d’auteur, qui sont des droits statutaires seulement18, certaines lois peuvent accorder d’autres droits au titulaire du nom de domaine, tel le droit de prendre une action in rem en vertu de l’Anticybersquatting Consumer Protection Act19. 1.2.2 Droit canadien Dans le droit canadien, la nature juridique du nom de domaine est actuellement moins bien définie que dans le droit américain. Dans l’affaire Molson Breweries c. Kuettner20, la demanderesse a demandé à la Cour fédérale de contrôler l’utilisation et l’enregistrement des noms de domaine «molsons.com» et «molsonbeer.com» pendant la durée d’une action pour violation de marque de commerce. La Cour fédérale a refusé d’exercer un tel contrôle, soulignant que la demanderesse n’avait pas suffisamment identifié la nature de la propriété à préserver, ainsi que les droits respectifs des parties sur cette propriété. Néanmoins, la Cour semble suggérer que le nom de domaine est une forme de propriété intellectuelle, en écrivant ceci: «Il n’est pas certain que les éléments de propriété intellectuelle ne peuvent être des biens au sens des Règles 377 et 378 [de la Cour fédérale]»21. En août 2001, dans Easthaven, Ltd. c. Nutrisystem.com Inc.22, la Cour supérieure de l’Ontario a eu à traiter une question de forum non conveniens dans un litige portant sur le nom de domaine sweet18. Voir, à ce sujet, la décision de la Cour suprême du Canada dans Compo Co. Ltd. c. Blue Crest Music Inc., [1980] 1 R.C.S. 357. 19. Précitée, note 12. Voir aussi D. Dolkas et S. Menser, Is a Domain Name «Property»?, en ligne: <http://www.gcwf.com/articles/interest/interest_42.html1>. 20. (1999), 3 C.P.R. (4th) 479 C.F.P.I. 21. Ibid., à la p. 485. Voir aussi, M. Geist, «When Dot-coms die: the E-commerce Challenge to Canada’s Bankruptcy Law», (2001) 35 Canadian Business Law Journal. 22. (2001), 14 C.P.R. (4th) 22 (Ont. Sup. Ct.). Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 801 success.com. Ce nom de domaine avait déjà fait l’objet d’une action intentée par la défenderesse en Pennsylvanie et d’un différend en vertu de l’«Uniform Dispute Resolution Policy» de l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers («ICANN»). La demanderesse avait intenté l’action en Ontario pour s’assurer que Tucows Inc., registraire du nom de domaine, dont le siège social est en Ontario, ne transfère pas celui-ci à la défenderesse. La Cour devait décider, entre autres, si elle avait la compétence pour entendre l’action face aux arguments de Nutrisystem.com Inc. à l’effet que la province d’Ontario était un forum non conveniens, puisque le seul lien entre les parties, l’action et la province était que le nom de domaine avait été enregistré auprès de Tucows Inc. Appliquant la décision de la Cour suprême du Canada dans Morguard Investments Ltd. c. DeSavoye23, concernant la nécessité d’établir «un lien réel et substantiel» entre le sujet de l’action et l’endroit où l’action est intentée avant qu’un tribunal ne puisse établir sa compétence, le juge Nordheimer a accepté les arguments de la défenderesse en ces termes: Easthaven argues that Ontario has a real and substantial connection to the subject matter of the action because the registrar for the domain name is Tucows and Tucows has its head office in Toronto. Easthaven builds on that fact to its assertion that a domain name is property; that property is located where registration of it takes place and, therefore, the situs of the domain name is Ontario. Nutrisystem.com Inc., on the other hand, asserts that a domain [*13] name is not property but is simply a bundle of rights like a copyright. It relies in this regard on the decision of the Supreme Court of Canada in Compo Co. v. Blue Crest Music Inc., [1980] 1 S.C.R. 357 where Estey J. said, at pp. 372-373: Mr. Hughes for the respondent in answer to a question from the Bench put it very well when he said that copyright law is neither tort law nor property law in classification, but is statutory law. It neither cuts across existing rights in property or conduct nor falls between rights and obligations heretofore existing in the common law. Copyright legislation simply creates rights and obligations upon the terms and in the circumstances set out in the statute. This creature of statute has been known to the law of 23. [1990] 3 R.C.S. 1077. 802 Les Cahiers de propriété intellectuelle England at least since the days of Queen Anne when the first copyright statute was passed. It does not assist the interpretive analysis to import tort concepts. The legislation speaks for itself and the actions of the appellant must be measured according to the terms of the statute. I am inclined to agree with Nutrisystem.com Inc. on this point. It does seem to me to be difficult to characterize a domain name [*14] as property. When I say property, I refer to either real or personal property. I appreciate that a domain name, like a copyright or a trademark, could be properly characterized as intangible property. I adopt, in this regard, the definitions of property and intangible property from Black’s Law Dictionary, 7th edition, as follows: “property – the right to possess, use, and enjoy a determinate thing (either a tract of land or a chattel)” “intangible property – property that lacks a physical existence.” The definition of intangible property aptly demonstrates the problem which is central to the issue here. A domain name lacks a physical existence. The mere fact that it is registered through a corporation that happens to carry on business in Toronto does not give the domain name a physical existence in Ontario. A domain name is still simply a unique identifier for a particular internet site located on a particular computer.24 Ces deux décisions semblent assimiler le nom de domaine à une nouvelle forme de propriété immatérielle, ou de propriété intellectuelle. Nous constatons, dans ces deux cas néanmoins, que les tribunaux hésitent à se prononcer de façon définitive sur cette question. L’influence des décisions américaines à ce sujet pourrait avoir un impact important sur le raisonnement des décisions canadiennes à venir. Il faut noter toutefois que même si les tribunaux canadiens semblent opter pour une reconnaissance du nom de domaine en tant que forme de propriété intangible, il en est autrement de l’organisme qui gère l’enregistrement des noms de domaine au Canada depuis le 8 novembre 2000, soit l’Autorité canadienne pour les enregistrements Internet («ACEI»). Selon l’article 7.2 de la Convention d’enre24. Précitée, note 22. Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 803 gistrement des noms de domaine .ca disponible à l’adresse www.acei.com, laquelle convention lie tout titulaire de nom de domaine. ca: Le demandeur reconnaît et convient que l’enregistrement d’un nom de domaine ne crée, pour lui-même, l’un de ses registraires ou toute autre personne, aucun droit de propriété à l’égard du nom utilisé comme nom de domaine ou d’un enregistrement de nom de domaine et que l’inscription d’un nom de domaine dans le registre, dans la base de données «WHOIS», ne doit pas être interprétée comme une preuve de propriété du nom de domaine enregistré comme nom de domaine. Le demandeur ne doit d’aucune manière transférer ou prétendre transférer un droit de propriété à l’égard d’un enregistrement de nom de domaine, accorder ou prétendre accorder comme sûreté un enregistrement de nom de domaine ou grever ou prétendre grever de toute autre manière un tel enregistrement. Le bien-fondé de cette prise de position par l’ACEI est discutable. Tout d’abord, le pouvoir de l’ACEI de statuer sur la nature juridique du nom de domaine est douteux. Ceci nous semble plutôt relever du pouvoir du Parlement ou des tribunaux. De plus, ces dispositions contractuelles sont si sévères qu’elles pourraient avoir pour effet d’empêcher le titulaire du nom de domaine de trouver du financement pour une nouvelle société ou de diminuer sa capacité à le faire. Ceci pourrait-il avoir une incidence néfaste sur la valeur économique des noms de domaine .ca? Dans l’affirmative, il s’agirait là d’un frein important et non justifié au développement du commerce électronique au Canada. Il est utile de rappeler que, malgré les dispositions contractuelles adoptées par l’ACEI, ce n’est pas l’ACEI qui accorde au titulaire d’un nom de domaine .ca tous ses droits à l’égard de ce nom de domaine. Par exemple, malgré le fait que l’usage d’un numéro de téléphone soit a priori accordé sans droit de propriété particulier, nous allons voir ci-après que la Cour fédérale a reconnu dans l’affaire Pizza Pizza25, que l’usager peut acquérir des droits de propriété intellectuelle dans un tel numéro de téléphone, selon l’usage qu’il en fait. Ainsi, tout comme l’usager d’un numéro de téléphone, le titulaire d’un nom de domaine pourrait acquérir des droits de propriété intellectuelle dans un tel nom de domaine, indépendamment du simple droit contractuel accordé par l’ACEI. 25. Pizza Pizza Ltd. c. Canada (Registraire des marques de commerce), [1989] 3 C.F. 399 (F.A.F.). 804 Les Cahiers de propriété intellectuelle Notons enfin que le nom de domaine, d’un point de vue fonctionnel, n’est pas «nécessaire» puisqu’il est lié, selon le système DNS, à une adresse numérique IP qui identifie le serveur hôte voulu. Le nom de domaine est donc le fruit d’un effort créatif (celui de choisir un nom attirant) et non pas purement utilitaire. Par analogie, le numéro de téléphone 1 800 622 6232 est utilitaire; le numéro de téléphone 1 800 O CANADA, par contre, est le fruit d’un acte créatif. De plus, le nom de domaine n’est aucunement «octroyé» par le registraire; dans tous les cas, il est «choisi» par celui qui l’enregistre. Concluons que cet acte créatif (celui d’avoir choisi et utilisé un nom de domaine attirant et distinctif qui, selon son usage, acquiert une valeur économique parfois très importante), mérite peut-être de bénéficier d’une protection statutaire ou d’une reconnaissance judiciaire. 2. Quelle est la différence entre «.com» et «.ca»? 2.1 Domaines génériques de premier niveau (generic Top Level Domains, «gTLDs») À l’origine, il existait sept domaines génériques de premier niveau: .com, .edu, .gov, .int, .mil, .net et .org. Les plus connus de ces gTLDs – .com, .net et .org – ont été créés pour désigner respectivement, des entités commerciales, des fournisseurs d’accès aux réseaux et des organismes. Cette spécialisation n’a jamais été vraiment respectée et n’importe qui peut, en réalité, demander l’enregistrement d’un nom de domaine sous ces domaines génériques de premier niveau. Par contre, l’usage des gTLDs – .edu, .mil, .int et .gov – est restreint, car il existe des règles particulières régissant dans chaque cas le type d’organismes qui peut s’en servir (en l’espèce, les universités américaines, la défense militaire américaine, les organisations internationales, et le gouvernement américain respectivement). Il faut noter que même si ces domaines génériques de premier niveau n’ont aucun lien avec un pays ou un territoire comme tel, la grande majorité des noms de domaine enregistrés sous les domaines génériques de premier niveau .com, .net et .org correspondent à des entités situées aux États-Unis. Le 16 novembre 2000, le conseil d’administration de l’ICANN, entité américaine qui gère l’administration du système des noms de domaine, a annoncé qu’elle avait choisi sept autres gTLDs à savoir: .aero, pour l’industrie du transport aérien; .biz, pour les entreprises; .coop, pour les coopératives; .info, sans aucune restriction sur Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 805 l’usage; .museum, pour les musées; .name, pour les particuliers; et .pro, pour les professionnels, comme les comptables, les avocats, et les médecins. Trois des sept nouveaux gTLDs – .aero, .coop, et .museum – sont «parrainés», c’est-à-dire que comme gTLDs plus spécialisés, ils se rattachent à une organisation qui représente la communauté concernée et qui a la responsabilité principale du développement et de la gestion des politiques. Le plan de l’ICANN était de négocier des accords de gestion avec les agents d’inscription des noms de domaine et, le cas échéant, les sociétés parraineuses. Selon l’ICANN, les négociations pour les gTLDs non parrainés sont actuellement presque terminées, alors que les négociations pour les gTLDs parrainés n’en sont qu’au stade de l’organisation. Les .biz et .info sont opérationnels et acceptent des enregistrements depuis le 26 juin 2001; le .name est opérationnel et accepte les enregistrements depuis le 31 janvier 200226. 2.2 Domaines de tête de code de pays («ccTLD») Il existe plus de deux cents domaines de tête de code de pays. Ceux-ci sont constitués de codes de deux lettres identifiant le pays ou le lieu géographique où se trouve le registraire chargé de les gérer. Par exemple, .ca désigne les noms de domaine octroyés par un registraire canadien accrédité par l’ACEI. Même si la majorité de ces codes de pays correspondent à des États souverains, un certain nombre de ccTLD a aussi été attribué à des territoires, à des protectorats et à d’autres régions autonomes. Nous discuterons ci-après des règles particulières qui gèrent l’enregistrement et l’usage des noms de domaine .com, .org, .net et .ca, soit les TLDs les plus utilisés par les sociétés et particuliers québécois et canadiens. 3. Comment obtenir un nom de domaine? Cette partie se divise en trois étapes: i) choisir un nom de domaine; ii) enregistrer un nom de domaine; ou iii) acquérir un nom de domaine d’une tierce partie. 3.1 Choisir un nom de domaine En général, une société devrait choisir un nom de domaine qui correspond à sa raison sociale ou à l’une de ses marques de commerce 26. Voir New TLD Program, en ligne: <http://www.icann.org/tlds>. 806 Les Cahiers de propriété intellectuelle les plus connues. Les cybernautes s’attendent en effet de plus en plus à être capables de trouver une société sur le Web directement, c’est-à-dire sans devoir passer par un engin de recherche. De plus, comme dans le cas du choix d’une marque de commerce, il convient de choisir un nom attirant qui aura un effet positif ou, du moins, qui n’aura pas de connotation négative sur le marché. Il convient également de s’assurer que l’utilisation du nom de domaine ne violera pas les droits afférents aux marques de commerce de tiers. Pour ce faire, vous devriez au moins vérifier (ou faire vérifier par des spécialistes) les registres de marques de commerce américain (www.uspto.gov) et canadien (www.cipo.qc.ca) ainsi que ceux d’autres pays où vous comptez faire affaire, afin de vous assurer que le nom de domaine qui vous intéresse ne correspond pas à une marque de commerce déjà enregistrée. Si tel devait être le cas, vous devriez considérer choisir un autre nom de domaine pour éviter tout conflit. Si vous démarrez une entreprise, ou si vous voulez avoir un libre choix de noms de domaine, il y a également deux stratégies divergentes à considérer. La première est de vous assurer que vous choisissez un nom de domaine distinctif que vous pouvez également protéger comme marque de commerce (voir par exemple: ebay.com). La deuxième stratégie, à l’opposé de la première, est de choisir un nom de domaine qui décrit le genre de produits ou services que vous allez offrir (par exemple: encan.ca). Un tel nom de domaine n’est pas enregistrable comme marque de commerce puisqu’une marque de commerce doit avoir un caractère distinctif pour différencier la source des produits ou services offerts. Suivant le même raisonnement, les tiers ne pourront pas prétendre que votre utilisation du nom de domaine viole leurs droits à l’égard d’une marque de commerce correspondante. Cette dernière approche a aussi l’avantage de vous permettre de choisir un nom qui correspondrait précisément aux mots clés qu’un consommateur utiliserait avec un engin de recherche pour trouver votre genre de site, de services ou de produits. Il faut également décider quel(s) TLD(s) vous voulez pour votre nom de domaine (par exemple: xyz.ca ou xyz.com). Si vous visez un marché international, les .com sont, de loin, les plus souhaitables (mais les moins disponibles). Si vous voulez seulement viser un marché plus local, les .ca ou .qc.ca pourraient être plus attirants. Notons que même les grands sites américains sont en train d’acquérir une présence locale dans chacun des territoires où ils font affaire (voir par exemple www.yahoo.ca et www.yahoo.fr). Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 807 Une fois que vous avez choisi votre nom de domaine, il faut ensuite vérifier sa disponibilité; vous pouvez faire la recherche par l’entremise de plusieurs sites Web, tels que www.networksolutions. com, www.internic.ca ou www.webdomaine.ca, entre autres. 3.2 Enregistrer votre nom de domaine 3.2.1 .org, .net, .com Auparavant, les noms de domaine finissant par .com, .net et .org étaient enregistrés par une seule société, Network Solutions, Inc. En 1998, l’ICANN a été créée afin de mettre fin au monopole de Network Solutions et de rendre le système plus accessible et efficace. L’ICANN a mis en œuvre la création de nombreux registres concurrents, tels que Namesecure.com, Webnames.com et Internic.ca, bien que Network Solutions demeure, de loin, le plus connu27. Enregistrer un nom de domaine .com, .org, .net est très simple. Vous pouvez le faire en ligne chez une multitude de registraires agréés en payant des frais annuels modestes et en remplissant un formulaire électronique (le prix varie selon le registraire). Les registraires agréés pour les noms de domaine .com, .org et .net suivent une règle simple: premier arrivé, premier servi. De plus, il n’y a aucune restriction quant au nombre de noms de domaine .com, .org, .net que vous pouvez acquérir, quant au type de personne morale ou physique qui a le droit d’en enregistrer, ou quant à la région géographique d’où vient le titulaire du nom de domaine qui requiert l’enregistrement. Ce qui rend l’enregistrement des noms de domaine .com, .org et .net difficile, c’est le manque de disponibilité de noms (le marché étant tellement saturé). Tel qu’il est indiqué ci-dessus, l’ICANN a annoncé sa sélection d’autres gTLDs, dont .info, .biz et .name, pour répondre aux besoins du marché à cet égard28. 27. Voir U.S. Department of Commerce – National Telecommunications and Information Administration, White Paper on Management of Internet Names and Addresses, en ligne: <http://www.icann.org/general/white-paper-05jun98. htm>. 28. Voir N. Khanna, Comment protéger vos marques de commerce à l’occasion du lancement des nouveaux domaines .biz et .info, en ligne: <http//www.mccarthy.ca>, juin 2001. 808 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.2.2 .ca et .qc.ca 3.2.2.1 Historique En 1987, l’Internet Assigned Numbers Authority («IANA»), organisme américain chargé de gérer l’attribution de noms de domaine, a accordé à un organisme canadien, CDNnet, l’autorité de gérer l’attribution des noms de domaine .ca. Entre 1988 et 2000, l’attribution et l’enregistrement des noms de domaine utilisant le domaine de tête de code de pays .ca étaient administrés par le Comité .CA, un comité formé de membres de CDNnet, UUCP et NetNorth. Ce comité bénévole, dirigé par John Demco de l’Université de la Colombie-Britannique («UBC»), a attribué les noms de domaine .ca en appliquant des critères relativement restrictifs, jusqu’au moment où l’ACEI a pris la relève. Selon les règles du Comité .CA (les «anciennes règles»), une organisation ne pouvait avoir plus d’un nom de domaine. De plus, pour avoir un nom de domaine au niveau national (par exemple: xyz.ca), l’organisation qui faisait la demande d’enregistrement devait être soit: (1) une société fédérale; (2) une société provinciale qui est immatriculée ou qui a un établissement dans plus d’une province; ou (3) le propriétaire d’une marque de commerce qui correspond exactement à la partie principale du nom de domaine désiré (par exemple: la marque «BELL» de Bell Canada Inc.; bell.ca). Les anciennes règles canadiennes traitaient aussi de l’enregistrement des noms de domaine aux niveaux provincial (par exemple: xyz.qc.ca) et municipal (par exemple: xyz.montreal.qc.ca). Les règles pour avoir de tels noms de domaine étaient un peu moins exigeantes que celles régissant les noms de domaine au niveau national. Le Comité consultatif sur le nom de domaine canadien («CCNDC») a été créé lors d’une réunion des représentants de la collectivité Internet canadienne, qui s’est tenue à Halifax en juin 1997. Cette réunion avait pour but de revoir tout le processus d’enregistrement des noms de domaine .ca afin de lui donner un mode de fonctionnement plus commercial. Le CCNDC a publié le 15 septembre 1998 son rapport final où il définissait un cadre de gestion du système de noms de domaine .ca et recommandait la création d’une Autorité canadienne pour les enregistrements Internet («ACEI»). L’ACEI a été constituée en société à but non lucratif, le 1er janvier 1999. Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 809 3.2.2.2 Période de transition Après de longues négociations entre l’ACEI et le Comité .CA sur le processus de transfert de contrôle des enregistrements de noms de domaine, et après de nombreux délais, le 8 novembre 2000, l’ACEI a commencé à traiter les demandes d’enregistrement pour de nouveaux noms de domaine et a modifié sensiblement l’administration du registre de noms de domaine .ca, ainsi que les Règles régissant le droit aux noms de domaine .ca29. Pendant la période de transition, tous les titulaires existants de noms de domaine .ca, y compris les noms de domaine au niveau provincial (par exemple xyz.qc.ca) et les noms de domaine au niveau municipal (par exemple xyz.montreal.qc.ca), étaient tenus de prendre des mesures concrètes pour le pré-enregistrement de leurs noms de domaine .ca auprès des nouveaux administrateurs du Registre de noms de domaine .ca, l’ACEI. Le 18 septembre 2000, l’ACEI a commencé à accepter des pré-enregistrements de titulaires de noms de domaine .ca qui existaient déjà. Plutôt que de pré-enregistrer leurs noms de domaine directement auprès de l’ACEI, les titulaires de noms de domaine devaient remplir une demande de pré-enregistrement auprès d’un registraire agréé par l’ACEI, notamment www.risq.qc.ca, www.webnames.ca ou www.internic.ca (une liste complète des registraires agréés par l’ACEI est disponible au www.acei.ca). Les titulaires de noms de domaine étaient tenus de pré-enregistrer leurs noms de domaine .ca avant la «date de transfert opérationnel» («DTO») du 8 novembre 2000. Les noms de domaine .ca qui n’ont pas été pré-enregistrés avant la DTO, n’ont pas été inclus dans le registre de l’ACEI et ne sont plus opérationnels. Pendant le processus de pré-enregistrement, l’ACEI autorisait les titulaires de noms de domaine, aux niveaux municipal et provincial (xyz.montreal.qc.ca, xyz.qc.ca), à «passer» à un nom de domaine de niveau national (xyz.ca), si disponible, sans frais supplémentaires. 3.2.2.3 Nouvelles règles Depuis le 8 novembre 2000, les nouvelles règles régissant dorénavant le droit aux noms de domaine .ca, permettent les enregistre29. Voir K.B. Macdonald, C. D’Angelo et C. Morgan, Changes to the Canadian .ca Domain Name Registry, en ligne: <http//www.mccarthy.ca>, septembre 2000. 810 Les Cahiers de propriété intellectuelle ments multiples de noms de domaine .ca par un seul organisme. Dans ce nouveau contexte, l’ACEI a adopté la règle du premier arrivé, premier servi, déjà adoptée par l’ICANN. Comme prévu, nous assistons depuis à une véritable explosion en ce qui concerne l’enregistrement et l’usage des noms de domaine .ca au Canada. Il faut noter néanmoins que l’ACEI a imposé une limite qui a été maintenue, même après l’entrée en vigueur des nouvelles règles: tout titulaire devra obligatoirement satisfaire aux exigences de «présence canadienne», telles qu’elles sont établies par l’ACEI (voir www. acei.ca). 3.3 «L’acquisition» d’un nom de domaine existant Étant donné que la nature juridique du nom de domaine reste à être définie davantage, lorsque l’on parle de l’«acquisition» ou du transfert d’un nom de domaine, il n’est pas clair que l’on puisse parler de la «vente» d’un nom de domaine, de la cession de droit de propriété intellectuelle, ou de la cession de droits contractuels. Ce qui est clair, néanmoins, c’est que tout transfert doit être enregistré auprès d’un registraire agréé, tel que networksolutions.com pour les .com, .net, .org, ou webnames.ca, internic.ca ou webdomaine.ca pour les .ca. L’enregistrement du transfert se fait en ligne, au moyen des formulaires prévus. Dans le cas du transfert d’un .com, .org ou .net, il faut également envoyer par télécopieur un document notarié indiquant que le titulaire du nom de domaine accepte de le transférer. De plus, il est prudent de demander au vendeur une cession distincte de tous ses droits de propriété dans le nom de domaine. Puisque l’enregistrement du transfert d’un nom de domaine ne donne aucune garantie de l’absence de conflit avec une marque de commerce existante, ni de l’absence de droits de tierces parties (tel un intérêt hypothécaire ou autre) dans le nom transféré, l’acquéreur, en plus d’effectuer une vérification diligente à cet égard, devrait aussi exiger du vendeur des déclarations et engagements à l’effet que le transfert du nom n’enfreint pas les droits de propriété d’autrui et d’autres représentations semblables30. Enfin, tant que la nature juridique du nom de domaine n’est pas déterminée de façon définitive, il serait imprudent, pour celui qui cède ses droits dans le nom de domaine, de faire des déclarations et de prendre des engagements à l’effet qu’il est «titulaire» («owner») du nom de domaine, puisqu’il ne peut pas savoir, pour l’instant, s’il détient des droits de propriété dans le nom de domaine. 30. Comparer avec l’article 8 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), c. T-13 (ci-après «L.m.c.»), qui exige une telle garantie, à moins que le vendeur ne déclare expressément et par écrit le contraire. Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 811 4. Quelle est l’interaction entre les marques de commerce et les noms de domaine? 4.1 Ressemblances et différences Les noms de domaine partagent plusieurs attributs avec les marques de commerce, à tel point qu’ils sont souvent enregistrés en tant que marques de commerce. Par exemple, le public associe souvent un nom de domaine à un certain type de services ou produits (par exemple, amazon.com est reconnu comme une source de produits et services vendus et offerts sur Internet). Il n’est donc pas étonnant d’apprendre que la société Amazon.com, Inc. a enregistré «amazon.com» comme marque de commerce. L’adresse d’un site Web peut acquérir tellement de notoriété qu’elle développe à elle seule de l’achalandage et une valeur énorme pour la société qui s’en sert (par exemple yahoo.com, ebay.com et amazon.com). La valeur potentielle de certains noms de domaine attirants augmente les chances de succès commercial d’un site Web à tel point que certains sont prêts à payer des milliers, voire des millions, de dollars pour en acquérir un. Par exemple, le nom de domaine business.com a été vendu pour plus de sept millions de dollars américains, sans que l’acquéreur ait acquis un commerce ou même une marque de commerce correspondante. Cependant, si le nom de domaine ressemble à la marque de commerce à plusieurs égards, il y a plusieurs différences importantes entre les deux. En premier lieu, une marque de commerce peut être enregistrée ou non. Par contre, pour avoir des droits dans un nom de domaine, celui-ci doit être enregistré. Aussi, l’enregistrement d’un nom de domaine signifie que celui qui l’a enregistré a des droits exclusifs d’utilisation de ce nom de domaine à l’échelle mondiale. Par contre, une marque de commerce est enregistrable et protégeable seulement au niveau national. De plus, les noms de domaine sont typiquement enregistrés selon la règle du «premier arrivé, premier servi», avec très peu d’exigences particulières. Par contre, l’enregistrement d’une marque de commerce est souvent régie par des lois et règlements restrictifs. Par exemple, au Canada et aux États-Unis, il faut clairement identifier les produits ou services auxquels la marque sera ou a déjà été associée. Il en résulte que les mêmes marques peuvent être enregistrées par plusieurs entités dans un même pays, si elles sont associées avec des produits ou services différents. De plus, la même marque peut évidemment être enregistrée dans plusieurs pays. Par contre, il n’y a qu’un seul xyz.com. Enfin, les marques de commerce et les noms de domaine se différen- 812 Les Cahiers de propriété intellectuelle cient par leurs buts premiers: le but d’une marque de commerce est de distinguer les produits et services d’une personne des produits et services d’une autre31, alors que le but premier d’un nom de domaine est d’identifier l’emplacement d’un site Web. 4.2 Enregistrer une marque de commerce pour protéger un nom de domaine Il faut noter que, même si les tribunaux ne peuvent pas clairement identifier les attributs juridiques précis relatifs aux noms de domaine, il appert que les noms de domaine, dans plusieurs circonstances, peuvent être protégés par une forme traditionnelle de propriété intellectuelle: la marque de commerce. Plus précisément, si un nom de domaine est employé comme marque de commerce, il peut être protégé comme tel. Certains se demandent si les registraires de marques de commerce devraient accorder une forme de monopole de l’usage d’un nom de domaine en protégeant ce dernier par une marque de commerce. Vu d’une certaine manière, un nom de domaine ressemble à un numéro de téléphone. Est-ce qu’une personne ou une société devrait se voir accorder une forme de monopole à l’égard d’une chose aussi utile qu’un numéro de téléphone? Cette question a déjà été débattue devant les tribunaux américains et canadiens. Dans l’arrêt Pizza Pizza32, par exemple, la Cour d’appel fédérale du Canada devait déterminer si la société Pizza Pizza pouvait enregistrer comme marque de commerce la combinaison numérique 967-1111, qui correspondait au numéro de téléphone de chacune des succursales de ce restaurant à Toronto. Alors que le tribunal de première instance avait refusé la demande en indiquant que Pizza Pizza ne pouvait pas détenir un droit de monopole de l’usage d’un numéro de téléphone, la Cour d’appel a décidé que la série numérique de chiffres que constituait le numéro de téléphone avait un double aspect: (a) un aspect purement fonctionnel et (b) un autre permettant de distinguer les produits et services de la société Pizza Pizza (c’est-à-dire que le numéro de téléphone avait la même fonction qu’une marque de commerce). De la même façon, il est maintenant évident que les registraires de marques de commerce au Canada et aux États-Unis ont 31. Selon l’art. 2 L.m.c.: «Une marque de commerce est une marque employée par une personne pour distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou les services loués ou exécutés, par elle, des marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés, par d’autres.» 32. Précité, note 25. Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 813 accepté le fait qu’un nom de domaine pouvait avoir un double aspect: le premier est simplement fonctionnel, en tant qu’adresse d’un site Web; le deuxième représente une façon de distinguer la source des produits et services offerts au public. Dans son deuxième aspect, un nom de domaine est donc tout à fait enregistrable comme marque de commerce. Devriez-vous enregistrer votre nom de domaine comme marque de commerce? Au Canada, votre analyse devrait commencer par les principes de base de la Loi sur les marques de commerce33. C’est-à-dire qu’il faut déterminer si votre nom de domaine est déjà ou sera à l’avenir utilisé comme marque de commerce au sens de la Loi34. Afin d’être utilisé comme marque de commerce pour des produits au Canada, le nom de domaine doit être inscrit soit sur le produit, soit sur l’emballage ou sur les étiquettes ou, d’une façon ou d’une autre, être associé aux produits au moment de leur vente35. Par exemple, si vous désirez inciter les clients à acheter directement sur votre site Web, vous pouvez inscrire votre nom de domaine sur vos emballages. Il serait alors possible d’enregistrer votre marque de commerce en association avec ces produits. Il est plus facile d’établir comme marque de commerce l’utilisation d’un nom de domaine associé à des services; en effet, le fait de rendre des services ou de faire publiciser des services associés à un nom de domaine est assimilé à l’utilisation d’une marque de commerce36. Il faut aussi déterminer si votre nom de domaine comporte des éléments distinctifs qui pourraient être assujettis à la protection d’une marque de commerce enregistrée. 4.3 L’usage de marques de commerce sur les sites Web L’usage des marques de commerce dans le contexte d’Internet n’est pas restreint au choix des noms de domaine. Au contraire, les marques de commerce sur un site Web peuvent inclure n’importe quel nom, slogan, couleur, logo, et dessin qui est utilisé pour faire une distinction entre les produits et services offerts par le propriétaire du site Web et les produits et services offerts par une autre partie. Le site Web amazon.com, par exemple, contient plusieurs 33. Précitée, note 30. 34. Voir par exemple, Sprint Communications Co. c. Merlin International Communications Inc., [2000] C.A.F. 1861 (C.F.P.I.). 35. Précitée, note 30, art. 4(1). 36. Ibid., art. 4(2). La disposition se lit comme suit: «Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des services si elle est employée ou montrée dans l’exécution ou l’annonce de ces services.» 814 Les Cahiers de propriété intellectuelle marques de commerce y compris «EARTH’S BIGGEST BOOKSTORE», «IF IT’S IN PRINT, IT’S IN STOCK», et «1-CLICK». Il faut noter que les avis au public, qui indiquent que vous êtes propriétaire d’une marque, sont indiqués par l’abréviation TM ou MC en français (pour les marques qui ne sont pas enregistrées et sur lesquelles vous avez un droit par voie d’utilisation) et par Ò ou MD en français (pour les marques qui sont enregistrées). Pourquoi enregistrer? Dans certains pays, les marques que vous utilisez mais qui ne sont pas enregistrées sont déjà protégées vertu du droit commun. Cependant, ce droit commun vous protège seulement dans la région particulière où vous utilisez la marque. Par exemple, le restaurant Moishe’s pourrait être connu à Montréal à un tel point qu’une tierce partie ne pourrait se servir de la marque Moishe’s pour ouvrir un autre restaurant à Montréal, mais rien ne l’empêcherait d’ouvrir un restaurant Moishe’s à Vancouver. Par contre, l’enregistrement de votre marque vous accorde plusieurs protections additionnelles au Canada, y compris une présomption de propriété, une protection géographique au niveau fédéral et des recours plus variés et plus efficaces. Avant de faire une demande d’enregistrement de marque de commerce, ou de s’en servir, il faut vérifier au préalable sa disponibilité. Il faut vous assurer que cette marque de commerce est disponible pour vos produits et services et qu’elle n’est pas déjà utilisée ou protégée par un tiers, en association avec des produits ou services similaires. Les marques de commerce doivent être enregistrées au bureau des marques de commerce de chaque pays dans lequel vous voulez avoir une protection. Il est conseillé d’engager des spécialistes, tels des agents de marques de commerce, pour ce faire. Enfin, certains noms de domaine ne sont pas enregistrables en tant que marques de commerce puisqu’ils décrivent tout simplement les produits ou services auxquels ils sont associés. Une marque de commerce doit, en effet, distinguer la source des produits ou services et doit donc comporter un élément distinctif. Bien que l’on puisse enregistrer le nom de domaine «stylo.ca» par exemple, on ne pourrait pas enregistrer la marque stylo par rapport aux ventes de stylo. À cet effet, il faut noter que les registraires des marques de commerce aux États-Unis et au Canada ont indiqué que l’ajout d’un TLD, tel un .com, .org, .net ou .ca ne constitue pas en soi un élément distinctif pour une marque par ailleurs descriptive. Autrement dit, Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 815 tout comme la marque «stylo» n’est pas enregistrable pour distinguer la vente des stylos, la marque «stylo.ca» ne sera pas non plus enregistrable. 4.4 Le «cybersquattage» («cybersquatting») Plusieurs circonstances mettent en conflit les droits de détenteurs de noms de domaine avec les droits de détenteurs de marques de commerce. Typiquement, le problème se présente comme suit: un détenteur d’une marque de commerce, la compagnie A, s’en sert pour distinguer ses produits ou services. La compagnie B enregistre un nom de domaine, de bonne ou mauvaise foi, qui est identique ou très semblable à cette marque. Lorsque la compagnie A décide enfin d’établir une présence sur Internet en acquérant un nom de domaine, elle constate que son domaine choisi n’est plus disponible. Ainsi, la compagnie B agit parfois de bonne foi (par exemple si elle est détentrice d’une marque identique enregistrée dans un autre pays), parfois de mauvaise foi (par exemple si elle prévoit demander de l’argent à la compagnie A). Quand il s’agit de mauvaise foi, cela s’appelle du cybersquattage. Une autre forme de cybersquattage appelée typosquattage, consiste en l’enregistrement d’un nom de domaine délibérément mal écrit (par exemple microsof.com) pour attirer une clientèle non assidue. 5. Quoi faire en situation de «cybersquattage»? Avec la prolifération d’enregistrements de noms de domaine, et avec le phénomène du cybersquattage, la question se pose: que faire si quelqu’un a enregistré un nom de domaine qui correspond à votre raison sociale ou à l’une de vos marques de commerce? 5.1 D’abord, protégez-vous Vous devez régulièrement faire des recherches sur Internet, par le biais des engins de recherche, afin de découvrir si vos marques de commerce sont utilisées par des tiers. Vous pouvez également engager les services de tierces parties pour faire ces recherches. En général, l’utilisation de vos marques de commerce par des tiers n’est pas faite de mauvaise foi et cette utilisation cessera si vous informez le détenteur du nom de domaine en question (et le public en général) qu’il utilise vos marques de commerce. Vous éviterez certains problèmes, par exemple, si vos sites Web indiquent, par voie d’un avis, que 816 Les Cahiers de propriété intellectuelle vous êtes propriétaire de vos marques de commerce enregistrées. Ainsi, le site Web de amazon.com identifie chacune de ses marques de commerce et donne un avis légal quant à son titre de propriété à l’égard de ses marques. 5.2 Formuler une stratégie Si vous estimez qu’une tierce partie a violé vos droits en enregistrant un nom de domaine, il faudrait réfléchir à la meilleure façon de procéder. Le nom de domaine est-il important pour vous? Avez-vous suffisamment assuré votre présence dans le cyber-espace? Le détenteur du nom de domaine semble-t-il avoir agi de mauvaise foi? Notons qu’il est souvent utile de visiter le site Web du détenteur du nom de domaine, s’il en a un, pour avoir plus d’informations sur lui. Il n’est pas nécessaire que vous poursuiviez chaque personne ou entité qui utilise vos marques de commerce sur un site Web. Toutefois, il faut faire des démarches raisonnables pour protéger vos droits de marques de commerce afin de diminuer le risque de dilution, violation ou radiation de vos marques. Il faut s’assurer qu’Internet diffuse de l’information concernant votre société, vos produits et vos marques de commerce d’une façon correcte et en conformité avec vos droits. 5.3 Choisir vos armes Si vous décidez de contester l’utilisation d’un nom de domaine par une tierce partie, vous disposez actuellement de plusieurs outils. Vous pouvez commencer par une simple lettre dans laquelle vous demandez le transfert du nom de domaine, tout en exposant vos droits afférents à une marque de commerce enregistrée. Si ceci est fait sans succès, ou si de toute évidence la personne agit de mauvaise foi, vous pouvez procéder à l’envoi d’une mise en demeure avec l’aide d’un avocat. La mise en demeure pourrait indiquer un ou plusieurs des recours suivants. 5.3.1 Action en violation de marque de commerce Si le détenteur du nom de domaine s’en sert dans un pays où vous avez une marque de commerce enregistrée, vous pouvez intenter une action en violation ou contrefaçon de marque de commerce et obtenir comme réparation une ordonnance d’injonction ou des Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 817 dommage-intérêts37. Selon une certaine jurisprudence américaine, il suffit de démontrer que le nom de domaine a été enregistré de mauvaise foi pour établir un «usage» de la marque en violation de vos droits38. Au Canada, il demeure nécessaire d’établir un «usage» selon les critères traditionnels de la Loi sur les marques de commerce39, pour démontrer que l’usage d’un nom de domaine viole les droits afférents à une marque de commerce d’une tierce partie. Par exemple, dans Sprint Communications Company LP c. Merlin International Communications Inc.40, la Cour fédérale du Canada a refusé d’accorder une injonction contre l’usage par le défendeur des noms de domaine «sprintcanada.com» et «sprintus. com», malgré le fait qu’elle avait décidé que la défenderesse utilisait la marque SPRINTCANADA en violation des droits de la demanderesse en vertu de l’article 20(1) de la Loi sur les marques de commerce41. Selon la Cour fédérale, la preuve avait démontré que les noms de domaine étaient utilisés sur un site Web destiné seulement à des fins de correspondance par courriel avec la défenderesse. Ceci ne constituait pas un «usage» qui violait les droits de la demanderesse. Dans Pro-C c. ComputerCity42, le tribunal de première instance a accordé des dommages de 450 000 dollars, ainsi que 750 000 dollars de dommages punitifs, à la demanderesse parce que la défenderesse avait employé la marque de commerce de la demanderesse sur son site Web et sur ses produits en violation des droits de celle-ci. Cependant, cette décision a été renversée en appel43, la Cour d’appel ayant conclu que la défenderesse n’avait pas «utilisé» la marque de commerce de la demanderesse au Canada, selon la définition du mot «usage» donné à l’article 4 de la Loi sur les marques de commerce44; en effet, la défenderesse ne vendait pas de produits ni n’offrait de services au Canada en les associant avec la marque de commerce en question. De plus, il faut établir que le nom de domaine en tant que tel viole des droits protégés. Par exemple, dans Weight Watchers Inter37. Ibid., art. 53.2 L.m.c. 38. Voir par exemple Porche Cars North America c. Porche.com, 51 U.S.P.Q. (2d) 1461 (E.D. Va., 1999). 39. Précitée, note 30. 40. Précitée, note 34. 41. Précitée, note 30. 42. [2000] O.J. No. 5172 (Ont. Sup. Ct.). 43. 205 D.L.R. (4th) 568 (Ont. C.A.). 44. Précitée, note 30. 818 Les Cahiers de propriété intellectuelle national Inc. c. Vale Printing Limited45, la Cour fédérale a déterminé que, même si l’exploitant d’un site Web avait violé les droits de la demanderesse afférents à la marque de commerce WEIGHT WATCHERS, en s’en servant sur son site, ceci n’avait pas eu d’incidence sur les droits de l’exploitant à l’égard de ses noms de domaine wwcompanion.net et wwcompanion.com, puisque la demanderesse n’avait pas de droits sur des marques semblables. Auparavant, l’action en violation de marque de commerce était le seul recours possible pour une société victime de cybersquattage. Ce recours est assez difficile à obtenir, puisque les cybersquatteurs avisés s’installent souvent à l’étranger ou évitent «d’utiliser» le nom de domaine. De plus, prendre une action en violation de marque de commerce peut se révéler coûteux. Néanmoins, dans certaines circonstances, une telle action pourrait être utile. Les tribunaux américains et canadiens ont déjà rendu un grand nombre de décisions à ce sujet. Par exemple, dans Bell Actimedia Inc. c. Puzo46, la demanderesse a réussi à convaincre le tribunal de lui accorder une injonction à la suite d’une action en violation de marque de commerce contre les défendeurs, qui faisaient affaire sous le nom de Communications Globe Tête. Ces derniers avaient enregistré, entre autres, les noms de domaine, www.lespagesjaunes.com et www.yellowpages.ca. Le tribunal avait déjà conclu que l’usage de ces noms de domaine violait les marques de commerce de la demanderesse, mais les défendeurs étaient d’avis que la violation avait cours au Canada seulement, et donc qu’ils avaient le droit de se servir des noms de domaine dans tout autre pays du monde. Sans soulever cet argument directement, le tribunal a accordé l’injonction demandée, prohibant ainsi tout usage des marques de la demanderesse en violation de la Loi sur les marques de commerce47. L’action peut être intentée soit devant la Cour fédérale (section de première instance), soit devant les cours supérieures des provinces, ou devant l’une ou l’autre de ces deux compétences, selon le droit enfreint et la réparation recherchée48. Normalement, pour une 45. [2001] C.A.F. 892 (C.F.P.I.). 46. (1999), 2 C.P.R. (4th) 289 (C.F.P.I.); voir aussi itravel2000.com Inc. c. Fagan (2001), 11 C.P.R. (4th) 164 (Ont. Sup. Ct.); Saskatoon Star Pheonix Group Inc. c. Noton, [2001] S.J. No. 275 (Q.B.). 47. Précitée, note 30. 48. La Cour fédérale a juridiction initiale exclusive pour la modification ou la radiation d’une inscription dans le registre des marques de commerce, art. 57(1) L.m.c. Les cours supérieures des provinces ont juridiction exclusive lorsqu’aucune loi n’a accordé compétence à la Cour fédérale, puisque la Cour Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 819 action fondée sur la Loi sur les marques de commerce49, le recours devant la Cour fédérale est préférable: malgré la compétence concurrente des cours supérieures, les juges de la Cour fédérale ont plus d’expérience dans ce domaine et, ce qui est plus important, leurs ordonnances sont automatiquement exécutoires partout au Canada50. Pour obtenir une injonction, il est bien établi qu’il faut démontrer, premièrement, l’existence d’une affaire sérieuse à déterminer, deuxièmement, que le requérant subirait un «préjudice irréparable» si l’injonction était refusée et, troisièmement, que la plus grande partie des inconvénients sont subis par le requérant51. La difficulté qui peut souvent se présenter dans le contexte des noms de domaine est de démontrer l’existence d’un préjudice irréparable. Il n’est pas suffisant de l’alléguer; il faut en faire la preuve52. 5.3.2 La loi intitulée Anticybersquatting Consumer Protection Act Le 29 novembre 1999, la loi fédérale américaine appelée Omnibus Appropriations Act a été signée par le président Clinton. Cette loi a apporté de nombreux changements au régime américain de propriété intellectuelle, y compris l’adoption de la loi Anticybersquatting Consumer Protection Act53, adoptée en réponse au phénomène du cybersquattage. Cette dernière loi s’applique à l’enregistrement, au transfert ou à l’usage d’un nom de domaine qui: (1) en ce qui concerne une marque distinctive, est identique à celle-ci ou pourrait être confondu avec elle54 ou (2) en ce qui concerne une marque notoire («famous mark») au moment de l’enregistrement du nom de domaine, est identique à cette marque, pourrait être confondu avec celle-ci ou la diluer55. 49. 50. 51. 52. 53. 54. 55. fédérale est un tribunal établi par une loi. Par exemple, une action en responsabilité civile qui ne trouve pas sa source dans un statut fédéral doit être entendue devant la Cour supérieure. Voir D. Vaver, Intellectual Property Law, Toronto, Irwin Law, 1997, p. 252-53. Précitée, note 30. Voir, par exemple, Epost Innovations Inc. c. Canada Post Corporation (1999), 2 C.P.R. (4th) 76 (B.C.S.C.). Manitoba (P.-G.) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; RJR Macdonald c. Canada (P.-G.), [1994] 1 R.C.S. 311. Toronto.com c. Friendship Enterprises, [2000] C.A.F. 795 (C.F.P.I.). Précitée, note 12. Ibid., 1125(d)(1)(A)(ii)(I). Ibid., 1125(d)(1)(A)(ii)(II). Notons que la dilution de la notoriété d’une marque notoire est une violation en vertu des lois américaines, mais qu’elle n’existe pas comme concept de droit en ce qui concerne la L.m.c. 820 Les Cahiers de propriété intellectuelle Pour avoir gain de cause dans une action intentée en vertu de cette loi, il faut prouver non seulement que le nom de domaine est identique à une marque distinctive ou notoire ou qu’il pourrait être confondu avec celle-ci, mais aussi que le nom de domaine a été enregistré de mauvaise foi. La Loi fournit une liste non exhaustive des facteurs qu’un tribunal doit prendre en considération pour déterminer s’il y a eu mauvaise foi. Entre autres, il y a lieu de considérer: (1) le fait que celui qui a enregistré le nom de domaine a aussi enregistré plusieurs autres noms de domaine qui sont identiques ou semblables à des marques de commerce distinctives appartenant à des tierces parties; (2) le fait que le titulaire du nom de domaine a offert de vendre ou de transférer le nom de domaine contre une somme d’argent considérable; et (3) le fait que le titulaire a fourni de faux renseignements au moment de la demande d’application pour l’enregistrement du nom de domaine. Un élément important de la Loi est qu’elle permet, dans certains cas, au détenteur de la marque de commerce d’intenter une action, non seulement contre la personne qui agit en violation de la loi en matière personnelle, mais aussi contre le nom de domaine en tant que chose réelle56. Ceci donne au détenteur légitime la possibilité d’intenter l’action aux États-Unis, là où le nom de domaine a été enregistré, même si le titulaire du nom de domaine est domicilié dans un autre territoire. Enfin, la Loi prévoit plusieurs sanctions, dont l’ordonnance de transférer le nom de domaine au détenteur de la marque, ainsi que des dommages statutaires d’un montant qui varie entre mille et cent mille dollars américains par nom de domaine57. Cette loi a déjà été interprétée à plusieurs reprises par les tribunaux américains58. 5.3.3 Règlement extrajudiciaire des conflits 5.3.3.1 ICANN Le 14 août 1999, l’ICANN a introduit sa politique de règlement extrajudiciaire des conflits portant sur les noms de domaine (l’«Uni56. Ibid., 1125(d)(2)(A). Voir Caesars World Inc. c. Caesars-Palace.com, précitée, note 13; Heathmount A.E. Corp. c. Technodome.com, précitée, note 17. 57. Précitée, note 12, 1125(d)(1)(C). 58. Voir Shields c. Zuccarini, 54 U.S.P.Q. (2d) 1166 (E.D. Pa., 2000); Cello Holdings c. Lawrence-Dahl Companies, 54 U.S.P.Q. (2d) 1645; Caesars World, Inc. c. Caesars-Palace.com, précitée, note 13; Sporty’s Farm L.L.C. c. Sportsman’s Market, Inc., 202 F. 3d 489 C.A. 2 (Conn. 2000); Ford Motor Co. c. Greatdomains.com Inc., supra. Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 821 form Domain Name Dispute Resolution Policy» ou «UDRP»)59. Depuis, toute personne qui présente une demande de nom de domaine qui relève de l’ICANN doit accepter de se soumettre à cette politique de règlement lorsque l’une des parties à un litige en fait la demande. Selon cette politique, le détenteur d’un nom de domaine doit se soumettre obligatoirement à une procédure de règlement de différends si une tierce partie affirme que: (a) le nom de domaine est identique ou semblable à une marque de commerce à l’égard de laquelle le demandeur détient des droits; (b) le détenteur ne détient pas un intérêt légitime dans le nom de domaine; et (c) le nom de domaine a été enregistré et utilisé de mauvaise foi. Les différends sont entendus par des organismes d’arbitrage agréés par l’ICANN, tels que l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle («OMPI»). La compagnie eResolution Inc. basée à Montréal, offrait de tels services jusqu’à la fermeture de ses portes en décembre 2001. Citons quelques décisions qui appliquent les règles de règlement des différends de l’ICANN. Dans la décision Microsoft Corporation c. Microsof.com a.k.a. Tarek Ahmed60, le centre d’arbitrage et de médiation a conclu que Tarek Ahmed avait enregistré le nom de domaine «microsof.com» d’une façon abusive aux termes du paragraphe 4(a) de la politique et a donc ordonné le transfert du nom de domaine à Microsoft Corporation. L’OMPI a statué que Microsoft détenait la marque de commerce MICROSOFT, que Monsieur Ahmed n’avait pas d’intérêt légitime dans le nom de domaine «microsof.com» et que celui-ci avait été enregistré de mauvaise foi (à cet effet, Monsieur Ahmed avait envoyé une lettre à Microsoft Corporation demandant de l’argent pour effectuer le transfert du nom de domaine). Par contre, Loblaws Inc. n’a pas réussi à convaincre eResolution Inc. que plusieurs noms de domaine comportant les mots «presidentchoice», correspondant à sa marque de commerce enregistrée PRESIDENT’S CHOICE, devaient lui être transférés en vertu des règles de l’ICANN61. Selon l’arbitre, bien que ces noms de domaine ressemblaient beaucoup à la marque de commerce de Loblaws, la défenderesse avait démontré l’existence d’un droit légitime à l’égard de ces noms de domaine puisqu’elle s’en servait pour développer un 59. Voir en ligne: <http//www.icann.org/udrp/>. 60. OMPI, Centre d’arbitrage et de médiation, décision D2000-0548. 61. Loblaws Inc. c. Presidentchoice Inc., décisions ICANN AF-0170a, AF0170b et AF-0170c. 822 Les Cahiers de propriété intellectuelle commerce légitime avant d’avoir été contactée par Loblaws, et qu’il n’y avait pas de preuve suffisante d’un enregistrement et d’un usage de mauvaise foi. Dans une décision récente plus controversée concernant toujours la société Loblaws, celle-ci n’a pas réussi à convaincre l’arbitre qu’une entité appelée Yogeninternational devait lui transférer le nom de domaine www.presidentschoicesocks.com, et ce, malgré le fait que l’arbitre fut d’avis que ce nom de domaine avait été enregistré de mauvaise foi62. Selon l’arbitre, les règles de l’ICANN exigent que l’on démontre un enregistrement et un usage de mauvaise foi du nom de domaine. Or, dans ce cas, Yogeninternational n’avait pas encore commencé à s’en servir. Cette décision va à l’encontre d’une autre décision récente à l’effet que l’enregistrement de mauvaise foi d’un nom de domaine suffit comme preuve d’un usage de mauvaise foi, puisqu’il constitue une menace de violation future de la marque de commerce de l’autre partie63. Comme l’a précisé le professeur Michael Geist, il n’y a malheureusement pas encore de «droit commun» sur la question, les décisions des arbitres étant souvent contradictoires64. Mentionnons enfin que le 30 juin 2001, le gouvernement du Canada a réussi à se faire transférer trente et un noms de domaine correspondant ou ressemblant aux noms de plusieurs organismes gouvernementaux, tels que «Environnement Canada» et «Revenu Canada». Le gouvernement a réussi à convaincre l’arbitre qu’il détenait des droits à l’égard de ces noms d’organismes en tant que marques de commerce non enregistrées, que celui qui avait enregistré les noms de domaine n’avait pas un droit légitime et qu’il agissait de mauvaise foi65. 5.3.3.2 L’ACEI Le 29 novembre 2001, l’Autorité canadienne pour les enregistrements Internet a affiché la version finale de sa politique en matière de règlement de différends relatifs aux noms de domaines 62. Loblaws Inc. c. Yogeninternational, décision ICANN AF-0164. 63. Voir John Partridge, «Loblaws loses another Net name battle», Globe & Mail, 21 juin 2000, disponible à <www.globetechnology.com>. 64. Ibid. 65. Voir Government of Canada c. David Bedford a.k.a. Domain Baron.com, OMPI, Centre d’arbitrage et de médiation, décision D2001-0470. Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 823 («CDRP»)66. Cette politique décrit la procédure facilitant le règlement des différends qui pourraient survenir entre des titulaires de noms de domaine .ca attribués par l’ACEI. En vertu de cette politique, un titulaire de nom de domaine doit se soumettre à la procédure de résolution de différends prévue par l’ACEI si un plaignant maintient que: (a) le nom de domaine «.ca» du titulaire est semblable au point de créer de la confusion avec une marque à l’égard de laquelle le plaignant détenait des droits avant la date d’enregistrement du nom de domaine et continue de détenir ces droits; (b) le titulaire n’a aucun intérêt légitime dans le nom de domaine; et (c) le titulaire a enregistré le nom de domaine de mauvaise foi. Bien que la CDRP ressemble beaucoup à l’UDRP, il existe néanmoins quelques différences importantes entre les deux. Premièrement, en matière de «fardeau de la preuve», il est plus facile d’établir que le titulaire du nom de domaine ne détient pas un intérêt légitime en vertu de la CDRP que de l’UDRP puisque, selon la première, il est seulement nécessaire de «fournir des éléments de preuve», et non pas de le «prouver selon la prépondérance des probabilités». Deuxièmement, l’ACEI a décidé de s’inspirer des concepts qui se retrouvent dans la Loi sur les marques de commerce67 en se servant de l’expression «semblable au point de créer de la confusion». Il reste à savoir si la jurisprudence canadienne en matière de marques de commerce sera appliquée directement pour interpréter la CRDP. Troisièmement, la CRDP définit explicitement les types de «marques de commerce» reconnues dans l’application de la politique, tandis que l’URDP laisse ce terme non défini. Quatrièmement, la CRDP fournit une liste plus élaborée que l’URDP, des éléments pouvant établir la détention d’un «intérêt légitime» dans un nom de domaine. Enfin, la CRDP fournit une liste exhaustive des types d’activités démontrant la mauvaise foi de celui ayant enregistré le nom de domaine litigieux. Contrairement à l’URDP, il n’est pas nécessaire en vertu de la CRDP de prouver la mauvaise foi dans «l’utilisation» du nom de domaine, mais seulement dans son enregistrement68. 66. Voir en ligne: <http//www.cira.ca/fr/cat_Dpr.htm>. 67. Précitée, note 30. 68. Voir N. Khanna et C. Walker, CIRA Dot.ca Domain Name Dispute Resolution Policy, en ligne: <http//www.mccarthy.ca>, janvier 2002. 824 Les Cahiers de propriété intellectuelle 6. Comment aborder les problèmes de «framing», de «liens», de «métatags» et de «concurrence déloyale» 6.1 Marqueurs Méta Les cybernautes qui ne savent pas où se trouve le site Web qu’ils recherchent se servent d’un engin de recherche comme Yahoo, Canoe ou Copernic. Mais comment cet engin de recherche trouve-t-il le site? Cela se fait souvent par l’entremise de marqueurs Méta. Le cybernaute recherche un site donné en se servant de mots clés. L’engin de recherche essaie de trouver les sites Web qui utilisent ces mots clés. Pour aider les engins de recherche à trouver leurs sites, les développeurs de sites Web mettent souvent une liste de mots clés, en format HTML, non visible pour le navigateur, à l’entrée du site. Le plus souvent, les mots clés se retrouvent sur le site le plus pertinent, qui sera choisi par l’engin de recherche. Solution problématique: les développeurs de sites Web ont commencé à mettre des marques de commerce très connues comme PLAYBOY dans leurs marqueurs Méta pour augmenter le nombre de visiteurs à leurs sites. L’utilisation des marqueurs Méta constitue-t-elle une violation de marques de commerce? Bien que les résultats des décisions ne soient pas tous conformes, les tribunaux américains ont statué, à plusieurs reprises, que l’usage de marques de commerce connues comme PLAYBOY, en tant que marqueurs Méta, constituait une violation de marque de commerce. Nous pouvons citer en exemple la décision Playboy Enterprises Inc. c. Calvin Designer Label69, dans laquelle un tribunal californien a accordé une injonction contre l’usage par le défendeur des mots PLAYMATE et PLAYBOY comme marqueurs Méta sur son site Web. La demanderesse a réussi à convaincre le tribunal que cet usage de ses marques de commerce enregistrées violait ses droits puisqu’il avait l’effet d’attirer les cybernautes et de les inciter à croire que des liens pouvaient exister entre la société Playboy Enterprises Inc. et les produits et services offerts sur le site du défendeur. 69. 44 U.S.P.Q. (2d) 1156 (N.Cal., 1997); confirmé 61 U.S.P.Q. (2d) 1508 (Cal. C.A., 2002). Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 825 Par contre, dans Playboy Enterprises Inc. c. Welles70, le tribunal a refusé d’accorder une injonction contre le défendeur, étant d’avis que l’usage par celui-ci des mots «Playboy Playmate of the Year» était fait de bonne foi, décrivait fidèlement le contenu de son site Web et constituait une utilisation équitable en vertu de la loi. Enfin, plus récemment, dans l’arrêt Brookfield Communications Inc. c. Westcoast Entertainment Corp.71, en appel, le tribunal a décidé que Westcoast, une chaîne de détaillants de cassettes vidéo, détentrice de la marque de commerce THE MOVIE BUFFS MOVIE STORE, devait céder son nom de domaine. Westcoast avait enregistré le nom de domaine moviebuff.com en septembre 1996. L’appelante, qui avait développé un logiciel appelé «moviebuff», avait commencé à offrir, en septembre 1996 également, un service de recherche de renseignements sur des films sur le site Web moviebuffonline.com. La Cour d’appel a renversé la décision de la Cour de première instance, en accordant à Brookfield une injonction empêchant Westcoast d’utiliser la marque MOVIEBUFF sur son site Web ou dans ses marqueurs Méta. L’emploi par Brookfield de la marque MOVIEBUFF précédait celle de Westcoast de quelques années. 6.2 Hyperliens ou encadrement non autorisés L’Internet fonctionne par l’entremise d’hyperliens entre les pages Web et les sites Web. Parfois, il n’est pas évident si un hyperlien nous amène à une autre page Web du même site ou à un autre site Web, surtout si le lien ne nous amène pas à la page d’accueil de ce dernier (phénomène appelé «Deep Linking»). Par exemple, les pages Web du site Web «Seattle Sidewalk» de Microsoft Corporation contenaient des hyperliens qui amenaient l’usager au site Web de la compagnie TicketMaster Corporation, sans pour autant lui indiquer qu’il avait quitté «Seattle Sidewalk». TicketMaster était d’avis que ceci diluait l’achalandage associé à son site et ses marques (et diminuait ses revenus de publicité). Les parties ont réglé leur différend avant que le tribunal américain saisi de l’affaire n’ait rendu son jugement, mais de toute évidence, Microsoft a reconnu que sa pratique n’était pas acceptable. 70. 47 U.S.P.Q. (2d) 1186 (S.D. Cal., 1998). 71. 50 U.S.P.Q. (2d) 1545 (9th Cir., 1999). 826 Les Cahiers de propriété intellectuelle Plus récemment, la décision américaine, Ticketmaster Corp. c. Tickets.com Inc.72, fournit une analyse juridique détaillée du phénomène de «Deep Linking». La société Tickets.com Inc., concurrente de Ticketmaster, offrait des billets de spectacle. Tickets.com vendait certains de ces billets directement; pour d’autres, Tickets.com fournissait un hyperlien menant au site de Ticketmaster, ticketmaster.com, tout en précisant à l’usager que le billet serait vendu par une autre société sur un autre site Web. Ticketmaster a entrepris une action contre Tickets.com en invoquant dix arguments juridiques, dont quatre ont été rejetés par le tribunal le 27 mars 2000. Les six derniers ont été rejetés le 10 août 2000. Ticketmaster prétendait, entre autres, que: i) Tickets.com violait des obligations contractuelles contenues dans les modalités et conditions de l’usage de son site; ii) Tickets.com violait son droit d’auteur à l’égard du contenu de son site Web; et iii) Tickets.com pratiquait de la concurrence déloyale. L’argument de violation contractuelle (les modalités et conditions du contrat d’usage du site Web de Ticketmaster prohibaient des hyperliens non autorisés vers son site), a été rejeté par le tribunal puisque Ticketmaster ne pouvait pas démontrer que Tickets.com avait consenti aux modalités dudit contrat (par exemple, en cliquant sur une icône «I AGREE»). Le tribunal a rejeté le deuxième argument (violation du droit d’auteur) en précisant que: (a) le fait de fournir un hyperlien vers un autre site n’implique pas, en soi, qu’une partie «copie» l’œuvre de l’autre; et (b) bien que Tickets.com avait en effet copié des informations qui se retrouvaient sur le site de Ticketmaster, seulement des faits ont été copiés (prix, dates, noms des spectacles, etc.), rien «d’original». Donc, il n’y avait pas de violation du droit d’auteur. Enfin, en ce qui concerne l’argument fondé sur la concurrence déloyale, le tribunal a conclu que le fait de fournir des hyperliens ne constitue pas, en soi, de la concurrence déloyale. Selon les faits, Tickets.com avait pris le soin de s’assurer que les usagers de son site ne pouvaient pas confondre le site de Ticketmaster avec le sien, en mettant un avis clair quant à l’usage des hyperliens. Contrairement à ce que certains prétendent, l’arrêt Ticketmaster c. Tickets.com ne devrait pas être interprété comme donnant carte blanche à la pratique de «Deep Linking». Si, en plus de fournir des hyperliens, l’opérateur d’un site Web reproduit du texte ou des images originales d’un autre site, ceci pourrait constituer une violation de droits d’auteur. De plus, si le public a l’impression que les 72. 54 U.S.P.Q. (2d) 1344 (C. Cal., 2000). Noms de domaine et marques de commerce utilisés sur Internet 827 produits ou services d’un site sont, en fait, offerts par un autre en raison des hyperliens, ceci pourrait constituer de la concurrence déloyale. Au Canada, le phénomène de l’encadrement et des hyperliens non autorisés n’a pas encore été le sujet d’une analyse juridique en profondeur. Ceci étant dit, dans l’affaire Imax Corporation c. Showmax Inc.73, Imax a eu gain de cause dans son action en injonction interlocutoire contre Showmax, cette dernière se voyant interdire de se servir d’un cinéma avec écran grand format en voie de construction à Montréal ou d’associer le nom «SHOWMAX» à celui-ci. Entre autres, Imax avait soulevé les points suivants dans son action: (a) le site Web de Showmax Inc. utilisait de la technologie d’encadrement ainsi que des hyperliens non autorisés vers un autre site où se trouvait la marque de commerce «IMAX», de telle façon que l’utilisateur pouvait croire que les deux sociétés et les deux marques étaient associées; (b) Showmax violait les droits d’auteur de Imax, puisque le site de Imax était encadré dans le site de Showmax. La Cour fédérale n’a pas discuté de ces questions directement. Néanmoins, elle a accordé l’injonction, interdisant à Showmax de violer les marques de commerce ou droits d’auteur de Imax. Showmax a depuis été achetée par «Cinegrand» et a donc changé de nom. De plus, son site Web ne contient plus de lien vers le site Web de Imax. Par contre, dans Toronto.com c. Friendship Enterprises74, la Cour fédérale a refusé d’accorder une injonction interlocutoire contre la défenderesse, détentrice du nom de domaine toronto2.com. Le tribunal fut d’avis que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle avait subi un dommage irréparable et ceci, malgré le fait qu’elle prétendait que toronto2.com avait auparavant «encadré» le site Web de Toronto.com. *** L’état du droit en ce qui concerne les noms de domaine ne cesse d’évoluer. Le temps est maintenant venu, pour les tribunaux ou le Parlement, de clarifier davantage la nature juridique de cette curiosité: le nom de domaine. 73. [2000] C.A.F. 69 (C.F.P.I.). 74. Précitée, note 52. Vol. 14, no 3 L’auteur futur actionnaire de la société de l’information Florence-Marie Piriou* 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 831 2. Patrimonialisation des droits d’auteur des salariés par une personne morale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 839 3. La participation de l’auteur salarié ou indépendant aux résultats de l’entreprise . . . . . . . . . . . . . . . . . 842 4. L’«apport en société» des droits d’auteur du créateur salarié . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 844 5. Prémices d’une thèse en faveur de l’apport des droits des créateurs salariés en société . . . . . . . . . . . . . . . 846 6. L’auteur associé d’une société d’auteur . . . . . . . . . . . 848 7. «Socialisation» du droit d’auteur par le système des licences légales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 853 8. Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 854 © Florence-Marie Piriou, 2002. * Docteure en droit, Responsable juridique de la Société des Gens de Lettres de France, et de la SOFIA ( Société Française des Intérêts des Auteurs de l’écrit). Cet article reflète la seule opinion de l’auteure et n’engage que sa seule responsabilité. 829 1. Introduction Sur l’initiative du ministère de la Culture, plusieurs travaux concernant l’adaptation de la loi du 11 mars 1957 ont été entrepris en France, en juillet 2001, sous l’égide du Conseil Supérieur de la Propriété Intellectuelle1. Ce conseil est chargé de mener une réflexion sur le droit d’auteur et d’éclairer toutes les évolutions nécessaires de la propriété intellectuelle pour faire face à la mutation numérique qui bouleverserait les intérêts économiques, industriels et financiers2. La titularité des droits d’auteur par une personne morale à titre originaire est, en effet, exclue du droit français. Le créateur est un travailleur peu ordinaire. Il conserve, en effet, son indépendance juridique en vertu du principe fondateur de la loi posé par l’article L. 111-1 alinéa 3 du Code de la propriété intellectuelle selon lequel l’existence ou la conclusion d’un contrat de louage d’ouvrage ou de service par l’auteur d’une œuvre de l’esprit n’emporte aucune dérogation à la jouissance du droit reconnu par l’alinéa 1er. Cette simple phrase caractérise «l’exception française». Le droit de propriété naît, en premier lieu, sur le chef du créateur car c’est lui qui, par son empreinte personnelle et originale, fait œuvre de création. La seule exception admise par la loi française, en faveur des personnes morales, est le cas de l’œuvre collective. Il s’agit d’une œuvre, rappelons-le, réalisée sur l’initiative d’une personne morale qui en dirige la conception et dans laquelle les diverses contributions des auteurs participant à son élaboration se fondent dans un ensemble sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun d’eux un droit distinct. L’entreprise agit là en quelque sorte comme promoteur de l’œuvre, la loi le charge de la divulguer, de l’éditer et de la publier sous son nom et sous sa direction. Cette qualification d’œuvre collec1. Arrêté le 10 juillet 2000 portant création du Conseil supérieur de la propriété intellectuelle et artistique (C.S.P.L.A.), J.O., 19 sept. 2000, p. 14634. 2. Le gouvernement Jospin a souhaité entreprendre la révision de la loi sur la création salariée et celle des agents publics. Cette démarche est née des conclusions, du Rapport du député Patrick Bloche, Le Désir de France, en 1999 et du Rapport du Conseil d’État, Internet et les réseaux numériques, publié en 1998 à La Documentation Française, ce dernier mettant l’accent sur les difficultés rencontrées par les entreprises pour faire face à la société de l’information. 831 832 Les Cahiers de propriété intellectuelle tive fut conçue, à l’origine, pour les dictionnaires et fut également étendue aux encyclopédies. Appliquée très largement par les juges, durant les années 70 et 80, aux créations réalisées par des équipes de créateurs, cette qualification fut dénoncée par les auteurs salariés car elle conduisait à nier leur statut d’auteur en évitant de leur attribuer des droits proportionnels sur leurs créations réputées comme trop difficiles à gérer. La Cour de Cassation en vint, dès lors, à appliquer strictement l’article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle en exigeant un contrat de cession de droit comportant une rémunération distincte du salaire3. Cependant, l’absence d’un régime juridique facilitant le transfert des droits aux employeurs est revenue au devant de la scène à l’occasion de la mise en ligne des journaux. De nombreux procès4 ont eu lieu dans le domaine de la presse opposant les journalistes à leurs employeurs. Les juges contournèrent la qualification d’œuvre collective invoquée par ces derniers pour ne pas régler de droits supplémentaires dus aux auteurs et dont les articles se trouvaient accessibles sur le site du journal: ils l’écartèrent, tout simplement5. Une recherche de solution conforme à la logique économique s’imposerait donc pour beaucoup de chefs d’entreprise dans des domaines des «arts mineurs» ou de la presse pour mettre fin à une situation peu claire. Les éditeurs de bases de données et leurs organisations professionnelles ont tenté, en vain, d’obtenir du Parlement français qu’il soit prévu, dans la loi de transposition de la directive européenne6, un système de dévolution des droits du créateur salarié à la personne morale. Ces entreprises avaient avancé comme arguments la difficulté de dissocier la base de données du logiciel, le risque de décourager l’embauche de salariés, l’impossibilité d’inscrire les bases de données dans les actifs des entreprises et la menace 3. Jurisprudence constante depuis plus de 10 ans de la Cour de Cassation. Cass. 1re Civ., 16 déc. 1992: RIDA, avril 1993, p. 193, note P.Sirinelli. 4. Voir les décisions sur <www.snj.fr>. 5. Cour d’appel de Lyon (1re ch.), 9 déc. 1999, SA groupe Progrès c. Syndicat national des journalistes, Légipresse no 168, janv.-fév. 2000, III, 7, commentaire Maître Nicolas Brault. 6. La directive du Parlement européen et du Conseil no 96/9 du 11 mars 1996 prévoit, à l’article 4 en substance, que la qualité d’auteur d’une base de données est la personne physique ayant créé la base ou, lorsque la législation interne l’autorise, la personne morale considérée comme étant le titulaire du droit. Le Parlement européen avait pourtant essayé de proposer un amendement pour reconnaître la qualité d’auteur à la personne qui prend l’initiative et la responsabilité de la constitution de la base. L’article 4-2 précise que si les œuvres collectives sont reconnues par la loi interne, les droits patrimoniaux sont détenus par la personne investie du droit d’auteur (JOCE, 27 mars 1996). L’auteur futur actionnaire de la société de l’information 833 de délocalisation des entreprises à l’étranger7. L’environnement numérique devrait, pour le professeur André Lucas, compte tenu du phénomène d’industrialisation qui l’accompagne, augmenter les problèmes d’application des règles d’interprétation strictes du droit d’auteur car on sait en effet que les œuvres qui voyageront sur les autoroutes de l’information seront de plus en plus créées au sein d’entreprises, avec des moyens considérables nécessitant des investissements importants8. Les éditeurs d’œuvres multimédia ont donc été amenés à appliquer les solutions juridiques qu’ils pensaient leur être favorables, comme la notion d’œuvre collective ou encore la qualification de logiciel. La titularité ab initio des droits présenterait pour certains secteurs d’activités regroupant des équipes de créateurs une solution plus adaptée aux marchés et à la circulation des œuvres. Or, comme le remarquent les professeurs Pierre Sirinelli et Jane Ginsburg9, les difficultés sont du même ordre dans le système français que dans le système américain à propos des œuvres collectives qui excluent l’exploitation séparée et imposent, en outre, pour les œuvres de commandes américaines la rédaction d’un écrit10. Aussi, en raison de cette insécurité juridique, certains entrepreneurs de presse et éditeurs d’œuvres multimédia souhaitent une adaptation profonde du droit d’auteur aux besoins de l’entreprise qui doit gérer la propriété intellectuelle de ses créateurs salariés. Actuellement, le Conseil Supérieur de la propriété intellectuelle mis en place par le ministère de la Culture français afin d’aménager des règles légales de dévolution des droits des créateurs salariés au profit de l’entreprise a déjà émis un avis défavorable aux agents de la fonction publique en adoptant la cession légale des droits des agents de la fonction publique à l’État. Les travaux de cette commission s’orientent vers un très large fléchissement des règles actuelles. Certaines solutions ne pourront pas être abordées par ce Conseil qui n’est pas si représentatif du monde de l’industrie 7. Voir Protection des bases de données, pas de dévolution des droits à l’employeur, Expertise, avril 1998. Il est précisé dans cette note d’actualité que le rapporteur Gouze, dans son rapport, précisait qu’une modification du projet de loi n’est pas nécessaire puisque les instruments juridiques existants permettent de satisfaire les préoccupations des partisans de la dévolution du droit d’auteur à l’employeur. Il visait le régime des œuvres collectives. 8. André Lucas, Droit d’auteur et numérique, Litec, 1998, p. 88. 9. Jane Ginsburg et Pierre Sirinelli, Les difficultés rencontrées lors de l’élaboration d’une œuvre multimédia. Analyse des droits français et américains, JCP 1996, Doct. no 3904, p. 67. 10. Voir l’affaire Tasini c. New York Times. 834 Les Cahiers de propriété intellectuelle des arts appliqués, ni même celui de la mode. Les journalistes sont sans doute les seuls à être présents et à défendre leur acquis recherché par les accords d’entreprises récemment signés par certains patrons de presse avec les syndicats. Y siègent, bien entendu, les sociétés d’auteurs mais, souvent, elles représentent des auteurs indépendants ou lorsqu’ils sont salariés, par exemple, d’une production audiovisuelle, la loi française les protège en imposant la qualification d’œuvre audiovisuelle et en y aménageant des présomptions de cession dans le cadre de relations contractuelles, les préservant ainsi du spectre d’un «film copyright». Dans notre thèse11 comparant la titularité des droits des personnes morales américaines ou françaises, nous sommes arrivée à la conclusion, après avoir comparé les techniques juridiques de la fiction permettant à l’employeur de bénéficier d’un transfert de droit et d’acquérir une qualité d’auteur apparente, qu’il serait nécessaire, dans l’intérêt de l’entreprise et du créateur, de prévoir un système de «patrimonialisation» des droits. Cette «patrimonialisation» régulariserait dans un nouveau dispositif légal le transfert des droits du créateur au sein du patrimoine de l’entreprise et ce, d’une manière pérenne. Cette solution permettrait de préserver les droits du créateur sur son œuvre et de limiter une transformation du droit d’auteur au profit de la titularité originaire des personnes morales, laquelle n’est pas souhaitable car elle déplace l’objet de protection vers l’entreprise et crée une zone de création sans prises avec les muses et souvent éloignée des «canons de la beauté». On aurait pu choisir de déplacer la protection vers les investissements et instaurer un droit sui generis à l’instar de ce qui a été mis en place en Europe pour la protection des bases de données ou du droit voisin pour les entreprises de communications audiovisuelles et des producteurs de phonogrammes ou de vidéogrammes. La loi du 3 juillet 1985 a adapté le droit de l’auteur aux industries culturelles et le rapport de M. Richard12 a exposé très clairement cette évolution du droit d’auteur: cette reconnaissance de la dimension de l’entreprise débouche sur la pleine reconnaissance législative de la fonction de producteur qui est la transcription, dans le domaine de la création, de la fonction d’entrepreneur. Nous n’aborderons pas le droit voisin qui 11. Voir notre thèse, Personne morale et droit d’auteur en France et aux États-Unis, Paris II, 2001, p. 373. 12. J.O. db. Ass. nat., séances des 28 et 29 juin 1984, p. 3822, 2e col. L’auteur futur actionnaire de la société de l’information 835 a permis de prendre en compte les intérêts des auxiliaires de la création et des artistes interprètes pour protéger leurs apports financiers ou intellectuels. Cependant, une extension du droit privatif à de nouveaux acteurs de la création n’est pas sans incidence, comme le remarque le professeur Pollaud-Dulian13, une telle conception paraît dangereuse car elle conduit à approprier toute espèce d’investissement immatériel et à ignorer les conditions traditionnelles de la reconnaissance des droits intellectuels, les frontières de ces droits et à éroder le domaine public. À trop vouloir protéger des investissements autres que la création ou les inventions, cela nous amène, comme nous le constatons actuellement en France, à affaiblir la protection de l’auteur et à rendre plus difficile sa légitimité auprès des utilisateurs. La protection des œuvres est souvent réclamée par les cessionnaires, c’est-à-dire par des entreprises à dimension parfois multinationales, ce qui est mal perçu par le public. Les revendications des entreprises culturelles ont en partie provoqué cette contestation de la légitimité du droit d’auteur. Ainsi, la volonté de substituer à la notion de droit d’auteur un droit purement financier dans les accords de l’AMI en 1998, de manière à en acquérir plus aisément la propriété, a faussé le débat. C’est, tant au sein de l’Union européenne14, qu’au sein des instances internationales (OCDE, OMPI), que les personnes morales, éditeurs ou producteurs appuient la thèse d’un droit purement économique pour encourager la diffusion des œuvres et faciliter l’échange des droits sans recourir à l’agrément de l’auteur. Rappelons que le traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, adopté à Genève en décembre 199615, mettait l’accent dans son préambule sur la nécessité de maintenir un équilibre entre les droits des 13. Frédéric Pollaud-Dulian, Droit de la propriété industrielle, Montchretien, 1999, p. 5, no 11. 14. Proposition modifiée de directive du Parlement européen et du Conseil sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information présentée par la Commission conformément à l’article 250, § 2 du traité CE le 25 mai 1999. J.O., C, 108 du 7 avril 1998, adoptée le 10 avril 2001. p. 6, Légipresse, no 164, IV-95. Le considérant 9 de la directive précise qu’une protection juridique suffisante des droits de propriété intellectuelle est nécessaire pour garantir une telle rémunération et permettre un rendement satisfaisant de l’investissement. On remarquera qu’aucun considérant ne souligne l’aspect du droit moral du créateur. 15. Traité de l’OMPI adopté à Genève le 20 décembre 1996 par la conférence diplomatique, Code de la propriété intellectuelle, Dalloz, 2e éd., 2000, p. 567, voir commentaire d’André Françon, RIDA, avril 1997. 836 Les Cahiers de propriété intellectuelle auteurs et l’intérêt public général, notamment en matière d’enseignement, de recherche et d’accès à l’information. De même, la Directive européenne sur les aspects du droit d’auteur dans la société de l’information16 montre un droit d’auteur qui s’affaiblit face à l’intérêt général. Dans le cadre du marché mondial du commerce, où se joue actuellement la diversité des modes d’exploitation par les moyens des réseaux d’information et de communication, les intérêts purement financiers ont donc tendance à s’affirmer au-delà des intérêts individuels propres aux créateurs. De plus, dans cette société de l’information, il sera de plus en plus difficile de trouver des contreparties pour les auteurs en raison de cette nouvelle donne. Seuls les fournisseurs d’accès et les opérateurs de télécommunication tirent encore aujourd’hui les fruits d’exploitation de ces nouveaux services, dans la mesure où les particuliers sont obligés de s’abonner afin d’accéder aux réseaux. Ces entrepreneurs, comme les fournisseurs de matériel informatique ou de supports permettant l’enregistrement des œuvres, bénéficieront indirectement des pratiques du copiage permises par ces nouvelles technologies. Le système du droit d’auteur, confronté à cette convergence des entreprises culturelles vers les nouvelles technologies, est ainsi menacé dans son existence propre17 car il ne permet plus aux auteurs, ni bientôt à leurs ayants droit, de bénéficier directement des fruits de leur travail et de tirer parti d’un droit exclusif. Les formes de diffusion des œuvres se sont déplacées vers d’autres intérêts et, en somme, vers d’autres entreprises culturelles (bibliothèques, musées...). Un récent rapport concernant la diffusion numérique du patrimoine18 demandé par le ministère de la Culture envisage cette mutation de l’accès aux œuvres sous l’angle de l’information et de 16. Voir Directive du Parlement européen et du Conseil sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information du 10 avril 2001. 17. Me Cohen-Tanugi écrit à ce propos que l’exploitation des œuvres dans l’univers numérique tend à multiplier les cas de titularité sur la tête des personnes morales, les rémunérations au forfait, le recours quasi obligé à la gestion collective des droits et l’atténuation des prérogatives morales des auteurs. Tout cela demeure dans les cadres formels du droit d’auteur, mais emprunte de plus en plus au système du copyright, mieux adapté à une exploitation économique complexe, dans Le Nouvel Ordre numérique, Odile Jacob, 1999, p. 198. 18. Rapport de Buno Ory-Lavollée, La diffusion numérique du patrimoine, dimension de la politique culturelle, janvier 2002. L’auteur futur actionnaire de la société de l’information 837 l’éducation. Aussi, incite-t-il à la connaissance par la numérisation des œuvres ou des catalogues des bibliothèques. La mouvance politique actuelle a pour objectif la création d’un espace numérique culturel gratuit. Pour ce faire, ce rapport souligne la nécessité de simplifier la gestion et l’apurement des droits pour les éditeurs et recommande la mise en place d’un guichet unique. Cette unicité de gestion serait en effet souhaitable pour réguler le montant global des droits qui, sinon, dépasse le budget du producteur des bases de données (c’est-à-dire celui de l’institution qui, bien souvent, oublie que les créateurs ont aussi droit d’être rémunérés pour la reproduction ou la représentation de leurs œuvres). La création d’un portail culturel francophone ouvert à des contenus gratuits est sous-tendue par la pensée qu’Internet ne cède pas à une logique marchande qui se traduirait par des inégalités d’accès. Cette gratuité des contenus culturels suppose que l’usage des œuvres par le destinataire se fasse uniquement dans un but privé et non commercial. Or, fort heureusement, pour ce type d’usage, la Directive sur le droit d’auteur dans la société de l’information a admis l’existence de compensations légales palliant l’absence de rémunération. En France, la loi du 17 juillet 2001 vient d’élargir ce droit à rémunération pour copie privée au profit des auteurs de l’écrit et d’œuvres plastiques en modifiant la loi du 3 juillet 1985 relatif au régime de la rémunération pour copie privée sonore et audiovisuelle. Les auteurs, artistes interprètes et producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes étaient déjà bénéficiaires de perception de redevances sur les ventes de Cd-rom et de cassettes vierges. Aussi, trouvera-t-on des contreparties à des usages difficilement contrôlables de copies instantanées faites par les particuliers au moyen des nouvelles technologies et permettant la création de bibliothèques personnelles multimédia au détriment de l’achat d’ouvrages dans les réseaux commerciaux traditionnels. Si bien qu’à l’aube du XXIe siècle, déjà caractérisé par cet essor fulgurant de la numérisation des œuvres permettant une communication globale, l’orientation politique culturelle française est de mettre en place un accès gratuit à la culture, ce qui implique la simplification des autorisations par la centralisation des systèmes de gestion. Cette idée a conduit naturellement le Gouvernement à poser la question d’une simplification de l’exercice des droits par les entreprises sur les créations réalisées par ses salariés. Ainsi, la notion d’un copyright unique au profit des grandes entités juridiques multimédia leur serait certainement favorable pour rechercher l’équilibre d’un marché ouvert à la gratuité des uns, et la nécessité de rentabili- 838 Les Cahiers de propriété intellectuelle ser les investissements et les coûts de la création des autres. Nous retrouvons donc cette préoccupation de l’unité de gestion des droits auprès des sociétés d’auteurs, avec la notion de «guichet unique». Si bien que l’auteur en tant qu’individu est presque obligé, afin de suivre cette mutation numérique, de se tourner vers les structures sociales, personnes morales, pour se charger de l’administration des droits appelés à être négociés par les tiers pour la diffusion ou la communication publique de ses créations. Les entreprises ne sont pas toujours prêtes à signer avec leurs salariés des actes de cession des droits sur les œuvres réalisées dans le cadre de leur mission. Or, l’apport créatif à une société en terme de patrimoine aura une durée parfois plus importante que la durée du contrat de travail du créateur. Seuls les financiers retireront leur épingle du jeu de la valeur ajoutée apportée par les créateurs, laquelle fait la richesse d’une marque et son attrait pour d’éventuels acquéreurs. Cette possible réforme législative française19 sur la question de la titularité des droits des entreprises n’est pas sans incidences sur le statut d’auteur en général. Aujourd’hui, la réflexion s’est orientée vers un assouplissement de la règle d’interdiction globale de cession de droits sur des œuvres futures (article L. 131-1 du Code de la propriété intellectuelle). Mais cela ne résout pas la contradiction qui existe entre les droits des créateurs et ceux des personnes morales, leurs entreprises. Demain, il n’est pas improbable qu’à un moment ou un autre le législateur français n’adopte, comme cela existe déjà dans d’autres pays, des présomptions légales de cession de tous les droits au profit des entreprises20. La question se pose de savoir si le droit français, dernier rempart d’une conception indépendante des auteurs en Europe, ne serait pas en passe de basculer vers le régime du copyright et de devenir comparable à un droit d’auteur économique21 en vue de répondre au 19. Philippe Gaudrat, «La titularité des droits sur les œuvres réalisées dans les liens d’un engagement de création», rapport présenté par Gilles Verken dans la revue Communication Commerce électronique, no 1 – janvier 2002, p. 19. 20. L’article L.113-9 du C.P.I. entraîne au profit de l’employeur la dévolution des droits du logiciel réalisé par un salarié, à l’exception de certains droits moraux comme le droit de divulgation, voir notre article, «Le droit moral à l’épreuve des relations auteurs/personnes morales», dans RIDA, no190, octobre 2001, p. 190. 21. Dans le même sens, le professeur André Lucas qui écrit la solution de soumettre les œuvres multimédia y compris les œuvres audiovisuelles au statut de l’œuvre collective ne défie pas la logique mais alignerait le droit français sur le système du «film copyright», reddition tout à fait inopportune et d’ailleurs non réclamée par l’industrie cinématographique, dans Droit d’auteur et numérique, p. 101, no 208. L’auteur futur actionnaire de la société de l’information 839 souhait des entreprises d’adapter le droit d’auteur à une certaine modernité? Or, si jamais le créateur devait faire apport de ses droits à l’entreprise, nous pensons qu’il serait préférable qu’il le fasse en échange d’un statut d’associé de la personne morale qui l’emploie. Cette solution permettrait à la fois pour l’entreprise d’être cessionnaire de ses apports en droits d’auteur sur ses œuvres, et pour le créateur de bénéficier d’une juste rémunération tout en ayant la maîtrise de la direction artistique ou culturelle de l’entreprise. 2. Patrimonialisation des droits d’auteur des salariés par une personne morale Partant de la nature mobilière de la propriété incorporelle, il serait possible d’envisager la «patrimonialisation» ou capitalisation des droits du créateur au sein de la société ou de l’entreprise qui exploite ses œuvres. L’apport de droits intellectuels évalués par un commissaire aux comptes peut constituer une part du capital de la société. Cette solution a été implicitement reconnue par un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation à propos des droits d’auteur sur une photographie réalisée par un associé d’une société constituée en SARL. La Cour a reconnu que la société devenait titulaire des droits de son associé22 en raison des liens sociaux qui rattachaient le créateur à la société. Le professeur Lucas, citant cet arrêt, faisait remarquer les dangers d’une telle cession implicite des droits «car la logique économique qui la sous-tend pourrait tout aussi bien être invoquée dans le cadre des rapports entre associé et société, et même au-delà du contrat de commande»23. Il convient en effet d’éviter des cessions automatiques des droits d’un associé à son entreprise. Seul un contrat d’apport pourrait organiser la cession des droits d’un auteur au capital d’une société. L’auteur disposerait ainsi des droits de vote au sein des conseils d’administration, ce qui est légitime puisque la société prospère grâce à lui et à son esprit. Leurs parts seraient alors fondées sur le transfert de leurs droits dans le patrimoine de la société. Cette solution d’associer le créateur au financier peut paraître excessive, voire utopiste, mais elle trouve déjà certaines applications quand 22. Cour de cassation, 1re ch. civ., 12 juillet 1989, Arrêt n 1046, Juris-Data, no 002545. 23. André Huguet, L’Ordre public et les contrats d’exploitation du droit d’auteur, thèse, LGDJ, Paris 1961. 840 Les Cahiers de propriété intellectuelle les dirigeants, les cadres et les employés reçoivent actions et stock-options comme elle en trouve déjà, dans une certaine mesure, dans les sociétés d’auteurs. En vertu du système de protection française, l’auteur demeure toujours attaché aux bénéfices générés par l’exploitation de son œuvre, ayant, en outre, la faculté d’adhérer à des sociétés d’auteurs pour percevoir ses droits. C’est suivant cette idée de participation de l’auteur au bénéfice de son œuvre que nous élaborerons une conception patrimoniale du droit de l’auteur salarié. La loi française du 11 mars 1957 n’est pas une loi sacrifiant les intérêts fort légitimes des intermédiaires entre l’auteur et le public24, mais on ne peut pas dire non plus qu’elle soit entièrement favorable aux créateurs. Il existe en effet certains mécanismes juridiques, comme la présomption de cession des droits au producteur, le droit de préférence, l’œuvre collective ou la dévolution des droits d’un logiciel à l’employeur. Ces dispositions, que nous ne développerons pas ici dans le détail, comportent des effets juridiques qui, dans une certaine mesure, consolident la «patrimonialisation» des droits par l’entreprise. Or, selon le droit d’auteur français, le créateur a la possibilité de conserver la maîtrise de sa propriété intellectuelle même, et surtout, si elle participe au développement de l’entreprise et à son enrichissement. Le créateur apporte une valeur ajoutée à un «produit» ou une information, ce qui va conférer l’originalité et l’image de la marque portée par l’entreprise à l’égard de sa clientèle. L’entreprise ira même parfois, comme c’est le cas dans la mode, à s’approprier le nom du créateur, allant jusqu’à le dépersonnaliser pour en faire le «label» ou la marque de la société25. La création artistique, pour une société, constitue un capital-risque assez important compte tenu de l’équilibre fragile institué par la loi du 11 mars 1957 pour la conservation des droits et leur valorisation auprès d’autres sociétés qui seraient tentées de racheter l’entreprise. Il en est ainsi à propos de l’acquisition des droits patrimoniaux portant sur des œuvres de commande ou réalisées par des salariés. Leur exploitation exige le respect par l’entreprise des règles posées pour le transfert des droits (article L.131-3 du CPI) et la 24. Voir Cass. Com 5 janvier 1988, «Balmain», JCP G, 1988.IV.258; Bull.Civ.IV, reconnaissant des utilisations limitées du nom du créateur de mode. 25. Article 1832 du Code civil. L’auteur futur actionnaire de la société de l’information 841 rémunération du créateur. Pour l’ensemble des entreprises, constituer un portefeuille de droits sur une ou des créations représente à la fois un investissement, sur un bien matériel ou immatériel, et également des rétributions parfois non négligeables pour leurs créateurs. Rappelons qu’en France, une société est instituée par l’accord de deux ou plusieurs personnes qui, conviennent d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie, en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. Quatre éléments sont nécessaires à l’existence d’une société: la mise en commun d’apports par chaque associé, la vocation aux résultats, le partage des pertes et le fait que les associés aient l’intention de se traiter à égalité dans la construction de cette entreprise dite affectio societatis. Or, pour chaque cession de droits portant sur une œuvre, l’article L. 131-4 du CPI pose le principe que l’auteur doit être rémunéré selon la règle de «la participation proportionnelle aux recettes provenant de la vente ou de l’exploitation de son œuvre». La rémunération de l’auteur doit tenir compte des ressources commerciales tirées de l’exploitation, comme le précise d’ailleurs l’article 14 du projet de loi sur la société de l’information. Certains juristes proposent, lorsque la recette d’exploitation de l’œuvre n’est pas affectée à un «produit» déterminé, comme c’est le cas en matière de création d’entreprise, de prévoir que l’assiette du droit repose sur le chiffre d’affaires ou, encore, sur la marge réalisée. Une analyse sociale de l’acte de cession pourrait être envisagée en un apport au capital d’une société. M. Pierre Noguier26 écrit dans sa thèse qu’il n’y a pas de conflit entre le droit des sociétés et le droit à rémunération proportionnelle. Il précise qu’au cas où l’auteur fait apport en société de ses droits d’exploitation, la règle de rémunération proportionnelle aux recettes d’exploitation peut constituer une règle spéciale de participation aux bénéfices en faveur de l’auteur. Il serait, dans ce cas, nécessaire de trouver les éléments qui constituent les sociétés comme l’intéressement aux bénéfices (qui résulterait d’une participation aux recettes d’exploitation et aux pertes) et l’élément de nature psychologique, c’est-à-dire, l’affectio societatis se traduisant, selon la doctrine dominante, par la volonté de tous les associés à collaborer ensemble sur un pied d’égalité. Dans ce cas, l’auteur participerait aux pertes de l’exploitation et aux frais de diffusion proportionnellement à la part 26. Pierre Noguier, La Rémunération de l’auteur, thèse, Paris, 1992, p. 142. 842 Les Cahiers de propriété intellectuelle qu’il a apportée dans la société si cette dernière prévoit un régime juridique de responsabilité limitée aux apports des associés. Dans la négociation collective des droits d’auteur par les syndicats représentant des auteurs salariés, il fut question de consentir à l’exercice des droits par l’entreprise en échange d’une participation du créateur aux résultats de l’entreprise. 3. La participation de l’auteur salarié ou indépendant aux résultats de l’entreprise Les conventions collectives conclues par des syndicats d’auteurs sont un procédé traditionnel27 et sont pratiquées dans plusieurs pays28. Les articles L. 411-1 à L. 411-17 du Code du travail autorisent, en effet, les syndicats professionnels29 ou organisations professionnelles à représenter les auteurs salariés en vue de négocier des accords collectifs cadres pour prévoir les conditions d’utilisation des œuvres par l’entreprise30. Ces conventions ont vocation de prévoir l’ensemble des conditions de travail, des garanties sociales, de rémunération (art. L. 132-1 du Code du travail) et peuvent constituer des caisses de retraite complémentaires, d’assurance-chômage et de formation continue. Le secteur de l’audiovisuel recourt généralement à des accords collectifs par branches31. Les entreprises de communications audiovisuelles ont, avec les syndicats, négocié des accords d’entreprises pour les réalisateurs de manière à fixer les conditions générales de transfert et d’exploitation des droits audiovisuels suivant lesquelles les œuvres peuvent être utilisées32. 27. Les sociétés d’auteurs sont très souvent nées de syndicats ou d’associations (exemple de la SGDL) apparus au XIXe siècle. 28. Carmita Rodrigues, Protection des auteurs et artistes interprètes par les conventions collectives conclues par des associations ou syndicats d’auteurs et d’artistes, Rapport général ALAI, Montebello 14/18 sept. 1997, Protection des auteurs et artistes interprètes par contrat, Éditions Yvon Blais, 1998, p. 841. 29. Les syndicats ont le droit d’ester en justice pour défendre les intérêts de la profession qu’ils représentent. Art. L. 411-11 du Code du travail. 30. Pierre Chesnais, Rapport français, en réponse au questionnaire de Carmita Rodrigues, Historique, typologie, objet, importance et mise en œuvre des conventions collectives négociées par des associations ou syndicats d’auteurs et d’artistes interprètes. ALAI, Montebello 14/18 sept. 1997, Protection des auteurs et artistes interprètes par contrat, Éditions Yvon Blais, 1998, p. 919. 31. Liste des conventions collectives dans le rapport de Pierre Chesnais, op. cit., p. 926. 32. Accord d’entreprise des réalisateurs de TF1. Outre les conditions d’engagement, cet accord précise les pourcentages minima pour chaque mode d’exploitation de l’émission. Le réalisateur est défini comme un professionnel auquel la société confie la mission de créer la forme télévisuelle d’un projet d’émission, à L’auteur futur actionnaire de la société de l’information 843 Cette pratique s’est également étendue aux entreprises de presse33 afin de mettre un terme aux conflits survenus à l’occasion de la diffusion en ligne du journal. Les syndicats de journalistes ont passé des accords avec certains éditeurs de presse pour prévoir les conditions de cession et de rémunération secondaire des droits des journalistes lorsque les œuvres sont exploitées par le journal sur Internet34. Cependant la portée de ces accords est restreinte car, comme le remarque Mme Carmita Rodrigues dans son rapport général sur ces accords collectifs, il est essentiel de relever qu’en signant ces accords ou conventions collectives, les syndicats d’auteurs salariés (ou artistes interprètes) n’exercent pas leur droit d’autoriser. [...] Chaque auteur en signant son contrat individuel avec le producteur ou l’entrepreneur, exerce son droit d’autoriser et ne peut accepter des conditions moins favorables que celles prévues par l’accord collectif. Il ne peut qu’obtenir des conditions plus avantageuses. Cette solution qui a trouvé un bon accueil auprès de certaines entreprises35 de presse. Dans le droit social, communément appliqué aux salariés, les articles L. 442-1 à L. 442-17 du Code du travail orgal’aide des moyens qu’elle met temporairement à sa disposition. Dans l’accomplissement de cette mission, le réalisateur apporte ses connaissances professionnelles, sa personnalité et l’expression de son talent. 33. Pierre-Yves Gautier, dans son article «Le Combat du multimédia entre journalistes et entreprise de presse: KO et chaos», Légipresse, juin 1999, LP no 162, III, p. 83, est favorable à ce que les journalistes et les entreprises s’entendent par voie d’accords collectifs, locaux ou nationaux. 34. Comme avec leurs représentants pour l’exploitation électronique du journal. Exemple de l’accord cadre sur les droits d’auteur dans la presse quotidienne régionale du 8 novembre 1999 passé entre les représentants des éditeurs de presse régionale (SPQR) et les syndicats des journalistes (FO, CFDT, CGC, CFTC). Il s’agit d’un accord très particulier puisque les éditeurs et les journalistes reconnaissent que le journal est une œuvre collective et que l’exploitation en ligne du fonds éditorial ne constitue pas une publication différente du journal et, à ce titre, ne justifie pas d’accord exprès avec l’auteur. Toutefois, les éditeurs acceptent que cette exploitation relève de l’accord cadre qui prévoit les modalités d’exploitation des fonds éditoriaux au regard du droit moral; des droits patrimoniaux, des règles sociales et des dispositions concernant les rémunérations supplémentaires des journalistes. Légipresse, déc. 1999, LP, no 167; IV 150. 35. Accord entre les Éditions des Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA) et le SILACCFDT, SNJ et FO, Légipresse, juin 1998, LP, IV-63. Cet accord cadre couvre l’ensemble des journalistes salariés ou indépendants concourant par leurs articles ou autres à la publication et pour une durée d’un an. La rémunération prévue est de 8 % de la recette brute pour la consultation payée du journal en ligne et produits dérivés (archives...) et de 10 % de la marge nette dégagée par l’activité lorsque le journal ou les produits sont d’accès gratuit. Il existe pour les journalistes permanents un forfait annuel de 200 F. Le journal procède à la répartition des droits. 844 Les Cahiers de propriété intellectuelle nisent le régime de participation aux résultats de l’entreprise36. Certaines d’entre elles y sont obligatoirement assujetties dès lors qu’elles ont atteint cinquante salariés. Pour un chiffre inférieur à cinquante, l’assujettissement est volontaire. Un accord entre les salariés et l’entreprise prévoit donc un droit personnel sur une part de la réserve de participation. Ces sommes sont libérées suivant certaines conditions. Ces fonds peuvent également être placés sur des marchés financiers ou être consacrés à des investissements pour le développement de l’entreprise. Une autre solution, comme la participation au capital37, pourrait également constituer une forme de rémunération possible de l’apport intellectuel des créateurs salariés. Introduit en France en 1970, ce régime s’inspire du modèle américain des «stocks option plans» qui permet à l’ensemble du personnel d’acquérir des actions existantes ou de souscrire à des actions à émettre pour un prix fixé pendant la durée de l’option. La plus-value peut ainsi être réalisée en cas de levée d’option dans l’hypothèse d’une hausse. Enfin, une autre forme de capitalisation possible, suivant l’ordonnance du 21 octobre 1986, serait l’instauration du système de plan d’épargne d’entreprise, ouvert aux salariés qui peuvent, avec l’aide de leur société, créer un portefeuille de valeurs mobilières. Ces derniers accords prennent une tournure plus dynamique en associant véritablement le créateur au développement de la société. Une solution plus proche du droit des sociétés pourrait être envisagée pour l’auteur employé et consister à ce qu’il fasse apport de ses droits d’auteur à sa société. 4. L’«apport en société» des droits d’auteur du créateur salarié L’«apport en société» est, en principe, le contrat par lequel un associé met en société des biens ou valeurs en contrepartie de droits sociaux38. Le droit d’auteur de l’employé pourrait faire l’objet d’un 36. L’ordonnance du 7 janvier 1967 sur la participation, remplacée par l’ordonnance du 21 octobre 1986 (modifiée le 7 novembre 1990 et le 25 juillet 1994) relative à l’intéressement et à la participation des salariés aux résultats de l’entreprise et à l’actionnariat des salariés. Voir Maurice Cozian, Alain Viandier, Droit des sociétés, 10e éd., Litec, 1997, p. 336, et Francis Lefebvre, Mémento fiscal, Éditions Sociales, Participation et intéressement des salariés, no 6950, 1998, p. 787. 37. Deux régimes existent depuis la loi du 18 juin 1987: les options de souscription ou d’achat d’actions, et les plans épargne d’entreprise, articles L. 208-1 à 208-2. 38. Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, sous la direction de Gérard Cornu, PUD, 1998, p. 62. L’auteur futur actionnaire de la société de l’information 845 apport au même titre que le brevet en raison de sa nature de bien incorporel. Il serait préférable pour l’entreprise que cet apport puisse être en propriété pour éviter les désagréments futurs d’un éventuel retrait dans le cas d’un apport en jouissance du droit à la société39. La question délicate à régler est d’évaluer cet apport40. Il conviendrait que cette attribution des droits intervienne de manière successive à chaque fois que les œuvres sont réalisées et commercialisées, ceci pour éviter des apports fictifs41. En contrepartie de ces apports de droits, l’auteur salarié pourrait recevoir, en plus de son salaire, une rémunération complémentaire sur la base d’une participation proportionnelle au chiffre d’affaires de l’entreprise, qui pourrait être évaluée au prorata de ses contributions et des gains apportés à l’entreprise pour la vente de ces «produits». Dans le but d’assurer l’unité de gestion des droits des créateurs salariés au sein de l’entreprise, nous pensons que leurs apports en société42 pourraient concilier les intérêts des personnes morales et ceux des auteurs. Il est juste de considérer que le créateur employé puisse ainsi bénéficier d’une récompense en vertu des droits exclusifs concédés à sa société mais que celle-ci soit durable et proportionnelle aux résultats de l’entreprise. Le droit d’auteur n’est pas le fruit d’un travail mais de l’esprit et résulte d’une attribution légale à son auteur. En conséquence, les règles du droit du travail ne devraient pas régir les relations de l’employé créateur avec l’employeur pour régler la cession du droit. Cette distinction faite, la propriété octroyée à l’auteur par le législateur confère des droits privatifs sur l’œuvre à la fois lors de sa première exploitation mais aussi pour toutes les formes dérivées, adaptations ou autres modes de diffusion mis en œuvre par l’entreprise ou par des tiers autorisés. L’exploitation de ces droits apporte une valeur patrimoniale à l’entreprise, même si d’autres facteurs participent aux résultats comme la collaboration d’autres employés, 39. Pour cette distinction nous renvoyons au manuel du Droit des sociétés par Maurice Cozian et Alain Viandier, 10e éd., Litec, 1997, p. 64, nos 164 à 172. 40. Suivant la nature de la Société comme pour les SARL et les SA, la désignation d’un commissaire aux apports est obligatoire pour éviter les majorations frauduleuses du capital (art. 80 et 84 pour les sociétés anonymes loi du 24 juillet 1966). 41. Civ. 11 avril 1927: DP, 1929, I, 25, note de Pic, la Cour considérant qu’est fictif l’apport d’un bien grevé d’un passif supérieur à sa valeur réelle. 42. Suivant la définition donnée dans le Vocabulaire juridique dirigé par M. Gérard Cornu, l’apport en société est un bien ou valeur que chaque associé met en société et en contrepartie desquels des parts sociales ou des actions lui sont remises ou attribuées, Association Henri Capitant, 7e éd., Paris, PUF, 1998, p. 62. 846 Les Cahiers de propriété intellectuelle de financiers, l’adaptation de l’infrastructure sociale, du marketing, de l’image de marque ou de la présence du réseau de distribution. Parfois, le nom même du créateur devient un élément de l’actif du patrimoine social et rehausse la réputation de l’entreprise. 5. Prémices d’une thèse en faveur de l’apport des droits des créateurs salariés en société Le professeur Antoon Quaedvlig43, doyen de la faculté de droit de l’université catholique de Nimègue aux Pays-Bas, exposait également cette thèse, dans cette revue. Soulignant la différence entre le fruit du travail résultant du contrat de travail et celui procédant de l’exploitation des droits, personne ne conteste que le premier appartienne à l’employeur alors qu’en revanche le droit intellectuel revient en principe à l’auctor intellectualis. Bien qu’étant dans un système néerlandais favorisant la cession automatique des droits à l’employeur, faute de stipulations contraires dans le contrat de travail, et donc d’un régime proche de la doctrine américaine du work made for hire, ce professeur voudrait que l’employé reçoive une incitation pécuniaire: elle forme une correction équitable quand le travail intellectuel a été moins facilité par l’employeur et davantage poursuivi par les propres initiatives de l’employé. Pourquoi ne pas dire que le droit intellectuel revient à l’entreprise comme un apport en société au titre d’une disposition dans la loi44? N’entrant pas davantage dans les détails du droit des sociétés sur la nature des apports, le professeur Antoon Quaedvlig précise toutefois que la contrepartie devrait être proportionnelle à son apport et au succès commercial de la création. Il fait d’ailleurs remarquer que l’auteur apporte parfois d’autres éléments rattachés à sa personnalité, tels que son nom ou sa réputation, qui favorisent la notoriété du produit car au nom sont associés la qualité ou le prestige du produit. Il est intéressant de noter que ce professeur préconise un «apport obligatoire des droits» plutôt qu’une cession automatique dans le contrat de travail car, selon lui, ceci répondra mieux à la finalité de la propriété intellectuelle de réaliser une incitation à l’innovation en accordant une rétribution pécuniaire reliée au succès commercial de l’invention ou de l’œuvre45. Nous pensons également 43. Antoon Quaedvlig, «Salaire, profit, propriété intellectuelle. Observations générales sur le droit du travail, le droit de propriété intellectuelle et le droit des sociétés», (1999) 11 C.P.I. 729, à la page 740. 44. Op. cit., p. 747. 45. Op. cit., p. 748. L’auteur futur actionnaire de la société de l’information 847 que cette forme d’apport en société des droits du créateur salarié à l’employeur serait une solution satisfaisante sur le plan juridique dans la mesure où le risque financier de l’auteur est limité à ses apports. En outre, avec ce système d’apports sociaux, l’auteur va pouvoir conserver après son départ, ou ses héritiers après son décès, la propriété de ses parts. La mise en commun des apports de droits intellectuels pourrait très bien être organisée par l’entreprise dans une structure de société de gestion ou de portefeuille indépendante de manière à distinguer les produits des redevances résultant des cessions de l’activité commerciale proprement dite. Étendre la notion d’apport en société des droits du créateur salarié permettrait de maintenir dans le patrimoine de l’entreprise les droits intellectuels des auteurs au même titre que des valeurs mobilières. Aussi s’agirait-il d’appliquer le droit des sociétés mais peut-être serait-il nécessaire de conserver aux auteurs de l’entreprise un droit de préemption et de reprise de leurs apports en cas de liquidation totale de la société46, voire introduire un système d’apport des droits sur le modèle des sociétés de perception, où les droits ne sont pas compris dans le capital de la société et dont les apports sont plus proches de cession de créance47. Outre le fait qu’une telle solution devrait faire l’objet d’aménagement juridique, il y a aussi un aspect sociologique ou politique qui serait remis en question: du côté de l’auteur, il pourrait enfin espérer «entreprendre» et participer activement aux organes de direction, conseil d’administration ou directoires. Mais d’un autre côté, certains auteurs ou hommes d’affaires pourraient trouver la solution hasardeuse en raison de la réputation de piètres gestionnaires qu’ont les auteurs. Toutefois, cette construction juridique aurait le mérite de présenter un droit d’auteur moderne et proche d’une réalité économique et correspondre à la nature incorporelle du droit d’auteur. Le seul obstacle pour l’entreprise serait le droit moral du créateur qui pourrait cons46. Il n’est pas souhaitable que l’entreprise soit liquidée avec des actifs de l’auteur, c’est-à-dire les droits sur ses œuvres, ou bien qu’il participe aux pertes de la société. Aussi, un système sur le modèle des sociétés d’auteur pourrait éviter la banqueroute des auteurs sur leurs droits. 47. Analyse qui se dégage d’une décision du Tribunal de Grande Instance d’Avignon le 9 juin 1999 à propos d’un avis à tiers détenteur notifié par le Trésor à la Sacem pour recevoir le paiement d’impôt dû par un auteur dans son Attendu: «que cette adhésion avait pour effet le transfert des droits à la Sacem [...] et ce transfert de droits s’opérera en vertu de dispositions statutaires de la Société non par voie d’apport mais sur le fondement d’une cession à titre onéreux comportant une contrepartie même si celle-ci était indéterminée.», RIDA, no 184, p. 386, note d’André Kéréver qui rappelle les autres décisions qui ont écarté cette qualification d’apport au sens de l’article 1832 du Code civil, lod. loc., p. 327. 848 Les Cahiers de propriété intellectuelle tituer une «menace» pour l’adaptation des produits ou des œuvres. Cependant, la structure collégiale des sociétés permet, en principe, de résoudre ces conflits et à défaut, l’on sait que l’absence d’affectio societatis peut constituer une cause de départ de l’associé ou encore la fin de la personnalité morale. 6. L’auteur associé d’une société d’auteur D’autres formes «d’apport en société» plus traditionnelles permettent la protection des intérêts de l’auteur, il s’agit des sociétés civiles de perception et de répartition des droits. L’auteur indépendant ne peut assurer seul la défense de ses intérêts quand bien même il en confierait la gestion «individuelle» à un cessionnaire car le droit d’auteur est, dans certains cas, sujet à une certaine forme de collectivisation en vertu des utilisations massives des œuvres. M. JeanLoup Tournier48 estime que la seule forme de gestion individuelle est la gestion collective professionnelle: la gestion individuelle, gérée par un commerçant qui se substitue à l’auteur n’est pas de la gestion individuelle. C’est de la gestion commerciale substituée. Il devient donc de plus en plus nécessaire de recourir à un organisme professionnel pour représenter et défendre les intérêts patrimoniaux de ses membres. En effet, les exigences de la gestion des droits d’auteur commandent toujours de recourir plus aux sociétés d’auteurs. Le professeur Alain Strowel49 rappelle que la gestion collective des intérêts devient la seule efficace à partir du moment où, d’une part, l’extension des modes d’exploitation et de diffusion des œuvres fait qu’il est matériellement impossible pour les auteurs de percevoir les sommes qui leur sont dues et où, d’autre part, la multiplicité des ayants droit rend très complexe la gestion des droits par les utilisateurs. Le statut de sociétés civiles d’auteur offre une autre forme de patrimonialisation des droits, mais elle ne partage pas les mêmes finalités que celles des entrepreneurs, ni les inconvénients en cas de faillite puisque les pertes sont limitées au montant des apports financiers des auteurs. Il ne s’agit pas pour les auteurs de faire apport de leur droit d’auteur dans le capital de la société civile mais seulement d’adhérer en souscrivant un droit d’entrée qui constitue cet apport numéraire nécessaire à leur qualité d’associé. Distinctes, 48. Jean-Loup Tournier, «L’avenir des sociétés d’auteurs», (1996) 170 RIDA 107. 49. Strowel, Droit d’auteur et copyright, divergences et convergences, Bruylant, LGDJ, 1993, p. 280. L’auteur futur actionnaire de la société de l’information 849 par leur vocation de gestionnaire de droits, ces personnes morales offrent ainsi l’avantage de concilier le statut de personne morale avec le droit d’auteur. Les statuts de ces sociétés d’auteurs sont rédigés de manière à écarter de la formation du capital social les apports de droits d’auteur sur les œuvres afin d’éviter, en cas de dissolution ou de faillite, l’apurement du passif social par le répertoire de la société50. Il ne peut donc s’agir de véritables apports de droits au sens social du terme51. La jurisprudence52 analyse la nature des apports comme des mandats et est assez récalcitrante à donner les effets juridiques d’une cession lorsqu’il s’agit d’apport en propriété53, bien que la première chambre civile de la Cour de cassation54 ait reconnu en 1988 à la Sacem que l’apport de ses adhérents, même non incorporé à son capital, s’analysait en une cession. Un autre arrêt de la Cour de cassation55 est venu confirmer cette analyse et reconnaissant dans l’un de ses attendus, que les auteurs et les éditeurs bien qu’ayant adhéré à la Sacem n’en conservaient pas moins l’exercice de leurs droits sur 50. Exemple de la Spadem, société d’auteur qui a fait faillite. 51. La jurisprudence l’analyse comme une cession de créance et non comme un apport en société cf. TGI Avignon 9 juin 1999, Allibert c. Sacem et Trésorerie d’Avignon, (2000) 184 RIDA 386 et Trib. Com. Paris 15 déc. 1998, RIDA, avril 1999, p. 416, Cour d’appel, Paris, 4e ch., 22 novembre 1990, commentaire Michel Gautreau; Cass. civ. 1re 28 juin 1988, RIDA, avril 1989, p. 220, la Cour a jugé que «l’apport de ses adhérents même non incorporé à son capital, s’analysait uniquement en une cession du droit d’exécution publique des œuvres lui appartenant». 52. Cour d’appel de Paris 6 mars 1933, Hugot c. Platrier, GP. 1933, p. 960; S. 1935-1-116, note Gény. André Schmidt, Les Sociétés d’auteurs Sacem-SACD, contrat de représentation, LGDJ, 1971, p. 15; A. Lucas et H.J. Lucas, Traité de la propriété littéraire artistique, 2e éd., Paris, Litec, 2001, no 695, p. 537, estimant que le mandat est l’explication la plus naturelle pour qualifier les relations des sociétés avec les titulaires de droit. Le mandat devrait pouvoir qualifier la référence faite aux «apports» de la «gérance» de certaines prérogatives de droits d’auteur que l’on retrouve notamment dans les statuts de la SACD. 53. CA Paris 4e ch., 22 novembre 1990, SA Polygram c. Vilain: Précisant que l’apport d’un droit d’auteur sur une composition musicale à une société de perception s’analysant non comme une cession emportant aliénation mais en une convention visant à faire assurer par cette société l’exploitation du droit d’auteur dans l’intérêt du titulaire, ne fait pas perdre à ce dernier la qualité pour agir en vue de faire sanctionner un défaut d’autorisation d’exploiter, JCP II 1991, no 21736, note Michel Gautreau. 54. Cass. civ., 1re, 28 juin 1988, RIDA, avril 1989, p. 290. 55. Cour de cassation, 1e civ., 24 février 1998, TF1 c. Sony Music, D.1998, jurisprudence, p. 471, note André Françon. La Cour de cassation a admis cette notion particulière d’apport en société d’auteur de droits non intégrés au capital laissant l’auteur libre d’exercer son droit d’agir contre les contrefacteurs bien que son droit fut cédé à la société. Civ., 6 déc. 1988, RIDA, avril 1989, 289. 850 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’œuvre, dont ils pouvaient demander la protection, notamment par l’action en contrefaçon. Le professeur Françon, dans son commentaire sous cet arrêt, critique cette jurisprudence qui, reconnaissant aux auteurs et à leurs éditeurs l’exercice de leur droit pour agir en contrefaçon indépendamment des apports à la société, est lourde de conséquence: dire que les auteurs conservent leurs droits, c’est laisser entendre que non seulement ils peuvent agir en justice contre les tiers contrefacteurs, mais aussi qu’ils sont autorisés à conclure des contrats avec des tiers à propos des droits cédés. Si cette interprétation de l’arrêt devait être retenue, ce serait une atteinte très sérieuse portée à la gestion collective qui suppose [...], que l’auteur qui cède ses droits à la Sacem s’interdit par-là même de contracter avec des tiers à propos de ces droits. Certains professeurs comme André Lucas56 ou Pierre Yves Gautier57 considèrent que la cession/apport sur toutes les œuvres fait penser à la propriété fiduciaire permettant une gestion du patrimoine, la gestion collective procédant de la technique très moderne de la fiducie: cession en propriété à fin de gestion, dans l’intérêt des auteurs et des artistes. Le principe de la gestion collective dégagé par la Cour de cassation est de confirmer que l’apport de droit d’auteur à une telle société n’a d’autre finalité que la gestion et ne constitue pas une aliénation des droits de l’auteur, ce qui revient finalement à respecter, une fois encore, le principe d’indépendance des auteurs sur les personnes morales quelles que soient leurs formes ou leurs fonctions. Néanmoins, les sociétés d’auteurs, tout comme les sociétés de service ou autres entreprises, sont régies par le droit de la concurrence et plus particulièrement les dispositions de l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence. Or, l’abus de position dominante peut être constitué au sens de l’article 56. A. Lucas et H.J. Lucas, Traité de la propriété littéraire et artistique, 2e éd., Paris, Litec, 2001, no 700, p. 539, considérant que la notion de cession présente le caractère fiduciaire. 57. P.-Y. Gautier, Propriété littéraire et artistique, 3e éd., Paris, PUF, 1999, p. 601 et no 403, p. 597, mais le professeur précise que les sociétés de gestion collective trouvent leur enracinement dans une conception mutualiste de la personnalité morale: se rassembler pour mieux se défendre et protéger les intérêts matériels et moraux de ses adhérents. Voir P.Y. Gautier et Ph. Malaurie et L. Aynes, Contrats spéciaux, 13e éd., nos 536 et 540, pour le caractère fiduciaire des sociétés d’auteurs. L’auteur futur actionnaire de la société de l’information 851 82 du traité de Rome (ex-article 86) dès lors qu’une société en situation de monopole applique des tarifs excessifs par rapport à ceux pratiqués dans les autres États membres de l’Union européenne, dans la mesure où la comparaison des niveaux des tarifs a été effectuée sur une base homogène58. Nous ne reviendrons pas sur les contrats généraux qui ont été largement critiqués à l’occasion des multiples procès opposant les représentants des discothèques à la Sacem59. Les utilisateurs dénonçaient le caractère monopolistique du répertoire de cette société et l’abus de position dominante qu’elle a sur une partie du territoire d’un État de la CEE. D’une manière générale, les sociétés d’auteurs se conduisant comme de véritables entreprises60 sont confrontées aux droits de la concurrence. Outre leur abus de position dominante, il leur fut également reproché d’établir des ententes ou pratiquer, entre sociétés d’auteurs, des accords de réciprocité concernant leur répertoire et susceptibles d’être prohibés par l’article 81 du traité de Rome61 (ex-article 85). Comme le remarque le professeur Pollaud-Dulian62, le monopole de fait apparaît comme une «fatalité». Cette «fatalité» correspond en réalité à la nécessité d’une gestion efficace au besoin de se rassembler pour obtenir un certain rééquilibrage de la négociation d’un côté, et au besoin qu’ont les usagers de déterminer facilement l’interlocuteur unique. Ce monopole, convient-il, ne doit pas fausser la concurrence soit par des ententes entre sociétés d’auteurs, soit par des abus 58. Principe dégagé par la Cour de Justice des Communautés européennes dans le litige qui a opposé la Sacem aux discothèques, le 13 juillet 1989, RIDA, 1989, no 142, p. 2891. 59. Jurisprudence Sacem c. Les discothèques publiée dans la RIDA de 1985 jusqu’en 1994 et notamment RIDA, no 140, avril 1989, RIDA, no 144, 1990; André Françon, «Le conflit entre la Sacem et les discothèques devant la Cour de justice des communautés européennes», CJCE, 13 juillet 1989, Min. pub c. Tournier, 395/87 et Lucazeau c. Sacem, 110, 241 et 242/88, Rec., CJCE, p. 2521 et 2811. La Cour de justice des Communautés européennes jugeait ainsi que: «l’article 86 interdit comme un abus l’imposition par une société de gestion des droits d’auteur occupant une position dominante dans une partie substantielle du marché commun d’une exigence vis-à-vis de ses clients d’avoir à payer une redevance pour l’accès à l’ensemble du répertoire de la société, quelle que soit l’utilisation effective de ce répertoire par les clients en cause, si l’imposition de cette exigence excède ce qui est nécessaire pour la gestion efficace des droits». 60. Leur activité consiste selon la décision de la Commission du 2 juin 1971 en des prestations de services tant à l’égard des adhérents qu’à l’égard des utilisateurs des œuvres, GEMA, JOCE, no 2.314115, 20 juin 1971, RTD Europ., 1971, 526. 61. B. Edelman, juriscl. PLA. Fasc. droit communautaire. 62. Frédéric Pollaud-Dulian, «L’accès au répertoire de gestion collective en droit de la concurrence», E. JCL, Contrats-concurrence-consommation, déc. 1995, p. 2. 852 Les Cahiers de propriété intellectuelle de position dominante à l’égard des auteurs ou à l’égard des utilisateurs. Les sociétés d’auteurs doivent donc veiller à ce que les statuts ne contiennent pas des clauses abusives qui entraveraient la liberté de leurs membres ou qui les empêcheraient d’adhérer à une autre société d’auteurs établie dans la communauté européenne. Elles ne doivent pas non plus pratiquer, selon la jurisprudence Sacem, à l’égard des utilisateurs des tarifs trop élevés pour l’utilisation de leur répertoire en comparaison des autres sociétés d’auteurs des États membres ni comporter des frais de fonctionnement injustifiés63. L’activité de ces sociétés remise en cause par les utilisateurs a également fait l’objet de critiques par les auteurs eux-mêmes à propos de leur gestion. C’est à l’instigation du Sénat, lors de la réforme de la loi relative à la liberté de la communication de 1986, que quelques dispositions furent adoptées par la loi du 1er août 200064 pour contrôler le fonctionnement de ces sociétés. Les articles 11 et 12 sont venus modifier les articles L.321-5 et L.321-9 du code de la propriété intellectuelle et ajouter un nouvel article L.321-13 qui institue une Commission ad hoc pour le contrôle des comptes de la société de gestion collective65. Cette dernière innovation a soulevé de nombreuses contestations de la part des Sociétés d’auteurs que l’on menaçait d’un contrôle direct par la Cour des Comptes66. Toutefois, nous devons rappeler que ces sociétés qui gèrent sur leur territoire un répertoire parfois exhaustif d’une catégorie artistique doivent faire face à des groupes de sociétés dont la taille multinationale et le poids économique dépassent largement ces sociétés d’auteurs. D’autre part, Bernard Edelman67 souligne que cette imprégnation croissante des sociétés par le droit de la concurrence a pour effet que c’est leur dimension marchande qui prend le pas sur leur dimension morale. Dès lors, écrit-il, le risque se profile que les droits d’auteur, d’une façon ou d’une autre, rentrent dans la sphère du droit de la concurrence. Ce serait le triomphe du copyright. 63. Par exemple Cass. civ., 1re, 29 janvier 1991, RIDA, 1991, avril 1991, 120. 64. Loi no2000-719 du 1er août 2000 modifiant la loi no 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication; J.O., 2 août 2000, no117, p. 11903. 65. L’article 321-13 institue cette Commission composée de cinq membres nommés par décret pour une durée de cinq ans et présidée par un conseiller maître à la Cour des comptes. Des sanctions lourdes allant jusqu’à l’emprisonnement sont prévues dans le cas où le dirigeant d’une société ne répondrait pas aux demandes d’information ou bien ferait obstacle à la mission de cette commission. 66. Proposition du Sénateur Charasse en 1re lecture devant le Sénat qui estimait que les sociétés d’auteurs comme d’autres organismes de droit privé gérant des fonds privés pouvaient relever de la compétence de la Cour des Comptes. 67. B. Edelman, Droits d’auteur droits voisins, Dalloz, 1993, p. 278. L’auteur futur actionnaire de la société de l’information 853 Le droit européen reconnaît par ailleurs le caractère monopolistique des sociétés d’auteurs et en renforce, même, le trait dans la directive câble/satellite, qui prévoit que les autorisations des transmissions simultanées seront gérées par des sociétés agréées. Les titulaires de droits pourront réclamer à ces sociétés les droits qui leur reviennent de ces diffusions alors même qu’ils n’ont aucun lien juridique avec ces sociétés. Les sociétés de perception sont dès lors impliquées par le droit européen dans la gestion de nouveaux droits tels que le prêt public et la location (directive 92/100 du 19 novembre 1992). Notre droit interne leur confère même une qualité d’intermédiaires obligatoires dans le domaine de la reprographie (art. L. 122-10 et suivants, loi no 95-4, 3 janv. 1995) et dans le domaine de la retransmission des œuvres par le câble (L. 132-20-1, introduit L. no 97-283, 27 mars 1997, art. 2). Par conséquent, certains droits d’auteur sont obligatoirement gérés par les sociétés d’auteurs, ce qui implique une certaine forme de socialisation. 7. «Socialisation» du droit d’auteur par le système des licences légales Le régime de licence légale était inconnu en France jusqu’à la loi du 3 juillet 1985 et les organisations professionnelles y jouent un rôle important. La loi française, comme d’autres législations européennes68, ont introduit la mise en place de la rémunération pour copie privée, perception qui se réalise par les sociétés de perception. Une Commission fut nommée regroupant les auteurs, les producteurs, les artistes interprètes et les fabricants de supports pour établir les barèmes de rémunérations (article L. 311-1 du Code et décision de la Commission du 30 juin 1986). Cette Commission69 est d’ailleurs à nouveau réunie pour déterminer les taux de redevances sur les disques durs des appareils permettant de stocker des œuvres. Le mécanisme de la licence légale a pour effet de déroger au consentement de l’auteur d’autoriser ou d’interdire l’exploitation de son œuvre et répond à une certaine forme de socialisation du droit. Son institution est liée, selon Alain Strowel70, à des objectifs sociaux d’augmenter l’accès des œuvres au public et à des impératifs économiques permettant de garantir l’exploitation des œuvres. Le contrôle 68. Article 55 de la loi belge du 30 juin 1994 relative au droit d’auteur et aux droits voisins. 69. Décision de la Commission du 4 janvier 2001, J.O., 4 janvier 2001, p. 436. 70. Strowel, Droit d’auteur et copyright, divergences et convergences, Bruylant, LGDJ, 1993, op. cit., p. 634. 854 Les Cahiers de propriété intellectuelle des œuvres devient de plus en plus difficile. Pour cette raison les politiques préconisent les solutions de licences légales ou de gestion des droits obligatoires pour faire face aux utilisations massives, voire gratuites, des œuvres par le public71. En conséquence, l’auteur est souvent lié aux sociétés d’auteurs et si, demain, il s’engage par un contrat social à faire apport de ses droits à son entreprise, on pourra dire qu’il fait partie des actionnaires de la société de l’information dans la mesure où il percevra des dividendes sur l’exploitation des œuvres dans l’univers numérique. 8. Conclusion En Europe, dans le nouveau domaine d’exploitation numérique des œuvres72, le rôle des sociétés d’auteurs va devenir encore plus important. Celles-ci mettent en place des procédures informatiques de gestion de droits pour simplifier l’accès aux répertoires des sociétés existantes et ont constitué des sociétés dites «guichet unique» (Sesam), de manière à centraliser les recherches pour les producteurs d’œuvres multimédia. Dès lors, les intérêts des auteurs, éditeurs et producteurs ainsi que ceux de leur entreprise sont ravivés par les nouvelles sources d’exploitations qui seront offertes par les nouveaux modes de communication des œuvres. La question de la gestion de ces droits par des sociétés d’auteurs peut devenir, d’une certaine manière, concurrente à l’activité de l’entreprise qui détiendra les droits de l’auteur. Le modus vivendi de la société de perception «écran» entre le créateur et la personne morale producteur serait fragile si l’on venait à admettre des cessions légales aux profit des entreprises. La thèse du créateur salarié devenant associé de sa société serait un pas en avant dans la construction d’un équilibre équitable entre intérêts financiers et intérêts créatifs. 71. Voir la liste très importante d’exception énoncée dans l’article 5 du projet de directive européenne sur les aspects relatifs aux droits d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information qui, depuis l’intervention du Parlement européen en mai 1999, a introduit des rémunérations équitables en compensation des copies privées numériques. 72. Jean-Louis Goutal, Multimédia et réseaux: l’influence des technologies numériques sur les pratiques contractuelles en droit d’auteur, D. 1997, chron., p. 359. Vol. 14, no 3 Le critère d’originalité en matière de dessins industriels au Canada Alexandra Steele* 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 857 2. Le dessin industriel au Canada . . . . . . . . . . . . . . . 858 2.1 Un survol historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 858 2.2 La définition contemporaine d’un dessin industriel . . 858 2.2.1 La définition d’un objet . . . . . . . . . . . . . 858 2.2.2 La définition d’un dessin . . . . . . . . . . . . 859 2.3 La définition des droits exclusifs . . . . . . . . . . . . 860 2.4 La nécessité de l’enregistrement . . . . . . . . . . . . 861 3. Le critère d’originalité en matière de dessins industriels. . 862 3.1 La définition de la notion d’originalité . . . . . . . . . 862 3.1.1 Le sens commun du mot «originalité». . . . . . 862 3.1.2 La Loi sur les dessins industriels . . . . . . . . 863 3.1.3 La notion d’originalité telle qu’élaborée par les tribunaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 863 © LEGER ROBIC RICHARD / ROBIC, 2002. * Avocate, Alexandra Steele est membre du cabinet d’avocats LEGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c. et du cabinet d’agents de brevets et de marques de commerce ROBIC. s.e.n.c. 855 856 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.1.4 Le degré d’originalité requis. . . . . . . . . . . 865 3.1.4.1 L’exigence d’originalité en matière de droit d’auteur . . . . . . . . . . . . . . 867 3.1.4.2 Le droit d’auteur et le dessin industriel . . . . . . . . . . . . . . . . 868 3.1.4.3 L’exigence de nouveauté et d’activité inventive en matière de brevets . . . . 868 3.1.4.4 Les brevets et les dessins industriels. . 869 3.2 Les critères du test d’originalité . . . . . . . . . . . . 872 4. Les autres considérations . . . . . . . . . . . . . . . . . . 873 4.1 Le moment d’évaluation de l’originalité . . . . . . . . 873 4.2 Les connaissances et variantes d’industrie . . . . . . 874 4.3 L’objet fini évalué dans son ensemble . . . . . . . . . 874 5. Les moments déterminants de l’originalité d’un dessin industriel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 875 5.1 Au moment de la demande d’enregistrement du dessin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 875 5.2 Suite à une décision de l’Examinateur . . . . . . . . . 875 5.3 En appel devant la Commission d’appel des brevets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 876 5.4 Les recours devant les tribunaux judiciaires . . . . . 876 5.4.1 Le refus d’enregistrer . . . . . . . . . . . . . . 876 5.4.2 La radiation d’un dessin industriel enregistré. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 879 5.4.3 La défense d’invalidité du dessin industriel enregistré. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 879 6. Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 879 1. Introduction Le fonctionnement de notre économie canadienne moderne dépend en partie de l’innovation des individus et des entreprises. Les produits et services offerts par ces personnes doivent se démarquer de ceux de leurs compétiteurs afin de percer les divers marchés nationaux et internationaux. Depuis l’avènement de la seconde moitié du XXe siècle, le développement industriel connaît un essor sans précédent. Les lois de la propriété intellectuelle servent alors à protéger et à «récompenser» l’esprit innovateur en accordant un monopole commercial intéressant, quoique limité dans le temps, aux personnes qui font preuve de cet esprit innovateur. C’est dans ce contexte que s’insère notre Loi sur les dessins industriels1. Cette loi a un champ d’application particulier: elle vise la protection des caractéristiques esthétiques visibles à l’œil nu d’un objet fini. L’enregistrement d’un dessin industriel peut aussi être cumulé à d’autres types de protections d’objets inédits, notamment par un brevet d’invention, une marque de commerce ou un droit d’auteur. L’existence même d’un dessin industriel et des droits exclusifs qui en découlent dépend donc de son enregistrement par les autorités compétentes. Un dessin industriel doit satisfaire à plusieurs critères avant d’être formellement reconnu comme tel et parmi ces prérequis, l’on retrouve celui de l’originalité du dessin. En pratique, l’originalité est essentielle pour assurer l’enregistrement et la validité de cet enregistrement sur le registre canadien des dessins industriels. Vu son importance en pratique, tant pour les agents de brevets qui procèdent au dépôt des demandes d’enregistrement que pour les avocats qui peuvent être appelés à en défendre la validité, la notion 1. Loi sur les dessins industriels, L.R.C. (1985), c. I-9, ci-après désignée comme «la Loi». 857 858 Les Cahiers de propriété intellectuelle d’originalité mérite un examen plus approfondi. Nous proposons d’abord de faire un bref rappel de la définition d’un dessin industriel, puis de nous attarder sur celle de l’originalité et ses critères d’appréciation, pour enfin distinguer les recours fondés sur la notion d’originalité. 2. Le dessin industriel au Canada 2.1 Un survol historique La première Loi sur les dessins industriels, inspirée des lois britanniques, fut promulguée en 1861. À cette époque, le but était d’assurer la protection des caractéristiques artistiques d’objets manufacturés. Un dessin appliqué à un objet spécifique pouvait donc bénéficier d’un «copyright», ou droit d’auteur, dont la durée de la protection variait suivant les barèmes d’un système de classification des objets manufacturés. En 1868, une nouvelle loi fut promulguée, par laquelle le système de classification des objets et les durées de protection variables avaient disparu. Cette loi ne contenait toujours pas de définition d’un «dessin industriel», mais son but était clairement de protéger les caractéristiques artistiques visibles d’un objet. Plusieurs remaniements législatifs ont eu lieu par la suite. Ce n’est qu’en 1988 que la Loi a été amendée et que la définition jurisprudentielle de «dessin industriel», telle que nous la connaissons aujourd’hui, a été codifiée dans la Loi2. 2.2 La définition contemporaine d’un dessin industriel 2.2.1 La définition d’un objet Un objet est défini comme étant «tout ce qui est réalisé à la main ou à l’aide d’un outil ou d’une machine»3. 2. Pour une étude plus approfondie sur les origines de la Loi sur les dessins industriels, voir: Amy Muhlstein et Margaret Ann Wilkinson, «Whither Industrial Design», (2000) 14 I.P.J. 1. 3. Loi sur les dessins industriels, art. 2; Milliken & Co. c. Interface Flooring Systems (Canada) Inc., [1998] 3 C.F. 103 (C.F.P.I.), motifs additionnels: (1998), 149 F.T.R. 125 (C.F.P.I.), confirmé en appel, 26 janvier 2000, dossiers A-120-98 et A-121-98 (C.A.F.). Le critère d’originalité en matière de dessins industriels 859 2.2.2 La définition d’un dessin Pour plus de clarté, nous reproduisons les textes français et anglais de l’article 2 de la Loi sur les dessins industriels, puisque les deux versions du texte comportent certaines différences qu’il convient de souligner: «dessin» «design» or «industrial design» “design” or “industrial design” «dessin» «dessin» Caractéristiques ou combinaison de caractéristiques visuelles d’un objet fini, en ce qui touche la configuration, le motif ou les éléments décoratifs “design” or “industrial design” means features of shape, configuration, pattern or ornament and any combination of those features that, in a finished article, appeal to and are judged solely by the eye [les italiques sont nôtres] La première différence entre ces textes est que la version anglaise inclut explicitement l’élément de «forme» comme caractéristique d’un objet fini. La jurisprudence reconnaît que la «forme» d’un objet est protégeable4, si, évidemment, les autres exigences prévues à la Loi sont respectées5. La seconde différence est que le texte anglais spécifie le critère d’appréciation d’un dessin industriel, soit celui de l’appréciation par l’œil des caractéristiques de forme, de configuration, de motif ou des éléments décoratifs d’un objet fini («test of the appeal to the eye»). La Loi impose aussi une restriction additionnelle à la définition de dessin industriel: celui-ci ne doit pas résulter de la fonction utilitaire de l’objet fini, que ce dernier soit utilitaire ou non, ni des princi4. Voir notamment: Cimon Ltd. c. Bench Made Furniture Corp. (1964), 48 C.P.R. 31 (C.d’É.); Carr-Harris Products Ltd. c. Reliance Products Ltd. (1969), 58 C.P.R. 62 (C.d’É.), confirmé par (1970), 65 C.P.R. 68 (C.S.C.); Global Upholstery Co. c. Galaxy Office Furniture Ltd. (1976), 29 C.P.R. (2d) 145 (C.F.P.I.); R. c. Premier Cutlery Ltd. (1980), 55 C.P.R. (2d) 134 (Ont. Prov. Ct, Crim. Div.); Algonquin Mercantile Corp c. Dart Industries Canada Ltd. (1983), 71 C.P.R. (2d) 11 (C.F.P.I.), confirmé (1984), 1 C.P.R. (3d) 75 (C.A.F.), appel à la Cour suprême refusé. 5. Loi sur les dessins industriels, art. 4, 6 et 7; Règlement sur les dessins industriels, DORS/99-460, ci-après «le Règlement»; Le dessin industriel au Canada – Guide de procédures, à jour au 27 juin 2001 et disponible sur le site de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC) à l’adresse URL: <http://napoleon.ic. ca.cipo/idexamproced.nsf> (site consulté le 2002-02-13). 860 Les Cahiers de propriété intellectuelle pes ou procédés de réalisation ou de construction de cet objet6, puisque ces éléments sont protégés par la Loi sur les brevets7. En résumé, l’enregistrement d’un dessin industriel sert à protéger les caractéristiques esthétiques8 d’un objet fini, visibles à l’œil nu. 2.3 La définition des droits exclusifs L’enregistrement d’un dessin industriel permet à son propriétaire9 de bénéficier de droits exclusifs sur ce dessin10. Plus précisément, le propriétaire a le droit exclusif11: a) de fabriquer, d’importer à des fins commerciales, ou de vendre, de louer ou d’offrir ou d’exposer en vue de la vente ou la location un objet pour lequel un dessin a été enregistré et auquel est appliqué le dessin ou un dessin ne différant pas de façon importante de celui-ci; b) d’effectuer l’une quelconque des opérations visées à l’alinéa a) dans la mesure où elle constituerait une violation si elle portait sur l’objet résultant de l’assemblage d’un prêt-àmonter. Ces droits exclusifs sur le dessin sont valides pour une période de dix ans à compter de la date d’enregistrement du dessin12. 6. 7. 8. Loi sur les dessins industriels, art. 5.1. L.R.C. (1985), c. P-4, art. 2, ci-après Loi sur les brevets. Nous entendons par l’expression «caractéristiques esthétiques visibles» non pas la beauté de cet objet, (qui serait une considération trop subjective pour être applicable en pratique), mais plutôt ce qui attire l’attention, le regard en ce qui a trait à la forme, les éléments décoratifs, la configuration et le motif. La beauté de ces éléments n’a pas à être considérée pour les fins d’enregistrement et de validité d’un dessin industriel: Datafile Ltd. c. DRG Inc. (1991), 35 C.P.R. (3d) 243 (C.A.F.). 9. Loi sur les dessins industriels, art. 12: l’auteur d’un dessin en est le premier propriétaire, à moins que, pour contrepartie à titre onéreux, il ne l’ait exécuté pour une autre personne, auquel cas celle-ci en est le premier propriétaire. 10. Loi sur les dessins industriels, art. 9. 11. Loi sur les dessins industriels, al. 11a). En anglais, le texte de loi se lit: «a) make, import for the purpose of trade or business, or sell, rent, or offer or expose for sale or rent, any article in respect of which the design is registered and to which the design or a design not differing substantially therefrom has been applied; or b) do, in relation to a kit, anything specified in paragraph (a) that would constitute an infringement if done in relation to an article assembled from the kit.» 12. Loi sur les dessins industriels, art. 10. Le critère d’originalité en matière de dessins industriels 861 2.4 La nécessité de l’enregistrement Nous avons fait référence, dans les sections précédentes, à la notion d’enregistrement. De quoi s’agit-il exactement? L’article 9 de la Loi indique que le droit de propriété sur un dessin industriel s’acquiert par l’enregistrement. Les droits et privilèges exclusifs dont bénéficie le propriétaire d’un dessin industriel sont donc de création statutaire. Le propriétaire d’un dessin doit procéder au dépôt d’une demande suivant les exigences établies à l’article 4 de la Loi sur les dessins industriels et du Règlement sur les dessins industriels. Un Examinateur procédera à l’examen de la demande13 et rendra une décision quant au caractère enregistrable ou non du dessin industriel sous examen. L’Examinateur admet le dessin à l’enregistrement si14: a) le dessin n’est pas identique à un autre dessin déjà enregistré; b) le dessin ne ressemble pas à un autre dessin déjà enregistré au point où il puisse y avoir confusion. Par contre, l’Examinateur peut refuser d’enregistrer un dessin industriel si15: a) le dessin ne paraît pas tomber sous le coup des dispositions de la Partie I de la Loi; b) le dessin est contraire à la morale ou à l’ordre public. Enfin, l’enregistrement d’un dessin industriel sera refusé16 si la demande a été déposée plus d’un an après sa publication17 au 13. Loi sur les dessins industriels, art. 5. Voir aussi le Guide de procédures, précité note 5, pour plus de détails sur la procédure de dépôt d’une demande d’enregistrement. 14. Loi sur les dessins industriels, par. 6(1). 15. Loi sur les dessins industriels, par. 6(2). 16. Loi sur les dessins industriels, par. 6(3). La version anglaise du texte se lit «The Minister shall refuse to register the design [...]»: nous comprenons que le ministre doit refuser d’enregistrer un dessin qui tombe sous le coup de cette disposition. Il est à noter que les modifications à cet article sont entrées en vigueur le 1er janvier 1994. 17. L’expression «publication» s’entend au sens d’offrir au public ou de rendre public le dessin industriel. Il s’agit d’une question d’appréciation des faits. Voir 862 Les Cahiers de propriété intellectuelle Canada, ou ailleurs dans le monde. Le fait pour un propriétaire de revendiquer une priorité de dépôt en vertu de l’article 29 de la Loi ne constitue pas une publication du dessin. Suivant les paragraphes 6(1) et 6(2) de la Loi, le ministre jouit d’une certaine discrétion sur l’octroi d’un enregistrement18. Le ministre doit évaluer si un dessin est identique à un autre dessin déjà enregistré, ou s’il y ressemble au point où il pourrait y avoir confusion. Dans ces circonstances, l’appréciation du dessin dont on demande l’enregistrement est faite en considérant l’originalité par rapport à l’art antérieur. 3. Le critère d’originalité en matière de dessins industriels L’originalité est la pierre d’assise de l’enregistrement d’un dessin industriel et du maintien de sa validité. Bien sûr, différents facteurs, autres que l’originalité, entrent aussi en ligne de compte, mais pour les fins de la présente discussion, nous ferons abstraction de ces autres notions. En pratique, l’originalité a non seulement un impact sur l’admissibilité d’un dessin à l’enregistrement, mais aussi sur le maintien de la validité du dessin sur le registre. La validité peut être attaquée dans le cadre de litiges en radiation du dessin industriel (article 22) ou dans le cadre d’une défense fondée sur l’invalidité soulevée dans une action en contrefaçon (articles 11 et 15). Les principes d’évaluation que nous avons relevés trouvent application dans chacune des circonstances susmentionnées. 3.1 La définition de la notion d’originalité 3.1.1 Le sens commun du mot «originalité» Le sens commun du mot «original» réfère à ce «qui paraît ne dériver de rien d’antérieur, ne ressemble à rien d’autre, est unique, hors du commun», inédit, neuf, nouveau; l’«originalité» est donc «le caractère de ce qui est original»19. à ce sujet: John S. McKeown, Fox Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 3e éd., Toronto, Carswell, 2000, p. 882 et s.; Ribbons (Montreal) Ltd. c. Belding Corticelli Ltd. (1961), 21 Fox Pat. C 156 (C.d’É.). 18. Sur la discrétion ministérielle, voir Rodney C. Kyle, «Canadian Industrial Design Law and Practice: An Hohfeldian Analysis», (1990) 5 I.P.J. 71, 87 à 89. 19. Définitions des mots «original» et «originalité»: Le Nouveau Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2000. Le critère d’originalité en matière de dessins industriels 863 3.1.2 La Loi sur les dessins industriels La Loi sur les dessins industriels ne définit pas la notion d’originalité. Par contre, le paragraphe 6(1) offre les indices suivants lorsque sont établis les paramètres d’enregistrement du dessin: Si le ministre trouve que le dessin n’est pas identique à un autre dessin déjà enregistré ou qu’il n’y ressemble pas au point qu’il puisse y avoir confusion, il l’enregistre [...] [les italiques sont nôtres]. Il ressort donc de la Loi que les critères d’identité et de confusion sont les principes guides pour évaluer l’originalité d’un dessin. Ces critères sont évalués par l’Examinateur lors de l’examen de l’art antérieur. Le propriétaire du dessin n’a pas à faire lui-même cette recherche20, étant tenu seulement de déclarer qu’au moment du dépôt de la demande, personne d’autre ne faisait usage du dessin en cause21. Conformément au paragraphe 7(3) de la Loi, le certificat d’enregistrement du dessin industriel est une «attestation suffisante» de l’originalité de ce dessin et ce, en l’absence de preuve à l’effet contraire. Il s’agit donc d’une présomption d’originalité réfutable par l’existence d’une preuve qui tend à démontrer, suivant la prépondérance des probabilités, que le dessin n’a pas été validement enregistré, faute d’originalité. 3.1.3 La notion d’originalité telle qu’élaborée par les tribunaux À travers les époques, les tribunaux ont eu à se pencher sur la notion d’originalité afin de pallier aux lacunes de la Loi qui, avant 1988, ne contenait aucune définition du terme «dessin industriel»! L’une des première décisions retenues en droit canadien a été rendue en 1910, dans l’affaire Dover Limited c. Nurnberger Celluloidwaren Fabrik Gebruder Wolf22, où le tribunal d’appel anglais a défini l’originalité comme suit: The word “original” contemplates that the person has originated something, that by the exercise of intellectual activity he 20. Loi sur les dessins industriels, art. 5, Guide des procédures, précité note 5, sections 1.1, 5, 5.5.2. 21. Loi sur les dessins industriels, al. 4(1)b). 22. [1910] 2 Ch. 25, 29 (Eng. C.A.). 864 Les Cahiers de propriété intellectuelle has started an idea which had not occurred to any one before, that a particular pattern or shape or ornament may be rendered applicable to the particular article to which he suggests that it shall be applied. If that state of things be satisfied, then the design will be original although the actual picture or shape or whatever it is which is being considered is old in the sense that it has existed with reference to another article before. [...] There must be the exercise of intellectual activity so as to originate, that is to say suggest for the first time, something which had not occurred to any one before as to applying by some manual, mechanical, or chemical means some pattern, shape, or ornament to some special subject-matter to which it had not been applied before. [les italiques sont nôtres] Cette définition de l’originalité a été appliquée par nos tribunaux canadiens23. Un dessin industriel doit donc être le fruit de l’exercice de l’activité intellectuelle de son auteur et les caractéristiques de forme, de configuration, de motif ou d’éléments décoratifs appliqués à l’objet fini ne doivent pas avoir été associés à ce même objet dans le passé. Nous n’avons relevé aucune autorité récente qui viendrait modifier les principes de l’arrêt Dover. Dans l’arrêt Clatworthy & Son Limited c. Dale Display Fixtures Limited24, la Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Lamont, affirme: It must be remembered, however, that to constitute an original design there must be some substantial difference between the new design and what had theretofore existed. A slight change of outline or configuration, or an unsubstantial variation is not sufficient to enable the author to obtain registration. If it were, the benefits which the Act was intended to secure would be to a great extent lost and industry would be hampered, if not indeed paralyzed. [les italiques sont nôtres] La Cour suprême ajoute un critère de plus dans l’évaluation de l’originalité d’un dessin, soit celui de l’existence de différences subs23. Par exemple dans: Clatworthy & Son Ltd. c. Dale Display Fixtures Ltd., [1929] R.C.S. 429; Bata Industries Ltd. c. Warrington Inc. (1985), 5 C.P.R. (3d) 339 (C.F.P.I.). 24. Précité, note 23, p. 433. Le critère d’originalité en matière de dessins industriels 865 tantielles entre le dessin en cause et l’art antérieur. En fait, cela apparaît logique puisque les caractéristiques de forme, de motif, de configuration ou les éléments décoratifs doivent être perceptibles à l’œil nu et le dessin en cause ne doit pas être identique, ni porter à confusion avec un dessin déjà enregistré25. Dans Bata Industries Ltd. c. Warrington Inc.26, la juge Reed de la Cour fédérale de première instance, s’inspirant de la décision de la Cour suprême dans Clatworthy, affirme: It seems to involve at least a spark of inspiration on the part of the designer either in creating an entirely new design or in hitting upon a new use for an old one. It should be noted that one of the dictionary definitions of “original” is “novel in character or style, inventive, creative” (The Concise Oxford Dictionary, 6th ed. (1976)). De ce jugement, nous pouvons dégager un critère d’inventivité et de nouveauté de la part de l’auteur du dessin pour en arriver à la création d’un dessin industriel original. Les critères constitutifs de l’originalité ont tous été retenus et appliqués par les diverses instances décisionnelles qui doivent évaluer l’originalité de dessins industriels27. 3.1.4 Le degré d’originalité requis Nous avons vu qu’un dessin doit être substantiellement différent de l’art antérieur pour être considéré original. Cependant, en pratique, la difficulté réside dans l’application du degré requis d’originalité. Dans une affaire où la Commission d’appel des brevets avait à réviser un refus d’enregistrer un dessin industriel pour le dessin d’une bouteille, la Commission a confirmé le refus par l’Examinateur d’enregistrer le dessin en l’absence de différences remarquables 25. Loi sur les dessins industriels, art. 2 et par. 6(1). 26. Précité, note 23, p. 347. 27. Deux décisions récentes de la Commission d’appel des brevets démontrent que les arrêts Dover, Clatworthy et Bata Industries sont les arrêts de principe en matière d’originalité: Re Industrial Design Application No. 1996-0991 (2000), 5 C.P.R. (4th) 317 (comm. aux brevets); Re Industrial Design Application No. 1997-2244 (2001), 14 C.P.R. (4th) 59 (comm. aux brevets). 866 Les Cahiers de propriété intellectuelle («striking differences») entre le dessin et l’art antérieur. Dans son analyse, la Commission s’est posé les questions suivantes28: Are these alterations insubstantial variations which every skilled workman would make (Simmons v. Mathieson, supra), slight variations of outline or configuration visible but not really noticed (Clatworthy v. Dale, supra)? Or, on the other hand, bearing in mind that “the standard of originality in design is not a high one” (Walker, Hunter v. Falkirk Iron, supra, and Carr-Harris v. Reliance, 58 C.P.R. 62 at p. 80) are they sufficient to hold that the design is original? The answer anyone makes to such questions rests ultimately upon subjective considerations, and is dependant upon the eye of the beholder (Dunlop Rubber Co. Ltd. v. Golf Ball Developments Ltd. (1931), 48 R.P.C. 268 and Carr -Harris, supra, at p. 84). As was said by Russell-Clarke in Copyright in Industrial Designs, 5th ed., Sweet & Maxwell, London, 1974, at pp. 36-7: Whether a design is novel is a matter of fact to be decided by the eye. As already indicated, if the same shape or pattern, or one substantially similar, has previously been thought of in connection with any article of manufacture and the idea published or registered, then the design will be deprived of its novelty. The previous idea or design will act as an anticipation of the later design and will be a bar to its protection. That the eye, and the eye alone, is to be the judge of identity, and is to decide whether one design is or is not an anticipation of another, has been laid down time and time again in numberless cases... [les italiques sont nôtres] La Commission d’appel se pose donc trois questions afin d’évaluer l’originalité de l’objet devant elle: a) s’agit-il de différences minimes qu’une personne versée dans l’art, ou ayant des connaissances dans le domaine, pourrait faire ou envisager? b) s’agit-il de différences visibles, mais peu remarquables ou imperceptibles? 28. Re An Application for Plastic Bottle for Liquid Soaps (1977), 46 C.P.R. (2d) 208, 216 (comm. aux brevets). Le critère d’originalité en matière de dessins industriels c) 867 en acceptant la prémisse que le degré d’originalité requis en matière de dessins est faible, s’agit-il de différences suffisantes pour conclure à l’originalité? La Commission d’appel affirme que les réponses à ces questions dépendent essentiellement de ce que voit et perçoit la personne chargée d’examiner les dessins. Cette perception visuelle est subjective, puisqu’elle pourra varier d’une personne à l’autre. Par contre, si la personne qui observe et compare un dessin industriel à l’art antérieur se place dans la position d’une personne versée dans l’art, ou ayant une connaissance dans le domaine, la barre du critère d’originalité ne vient-elle pas d’être rehaussée? Dans les faits, quelle est la mesure du degré d’originalité? D’autres lois canadiennes pourraient nous éclairer en la matière. 3.1.4.1 L’exigence d’originalité en matière de droit d’auteur Quel est le degré d’originalité requis en matière de droit d’auteur? Dans une affaire où la Cour suprême de l’Ontario devait déterminer si le dessin d’une pierre tombale constituait une œuvre artistique au sens de la Loi sur le droit d’auteur29, le juge Judson affirme30: (But) novelty and inventiveness are not the tests of originality in the law of copyright. The test is whether this design is original in the sense that it is the expression of thought of its originator, that it originated from him and that he did not copy it. The difficulty is to decide how much so-called originality is needed. [les italiques sont nôtres] La Cour précise que l’expression originale d’une idée par un auteur est suffisante pour conclure à l’originalité de l’œuvre31. Le 29. L.R.C. (1985), c. C-42, ci-après Loi sur le droit d’auteur. 30. Kilvington Brothers Ltd. c. Goldberg (1957), 16 Fox Pat. C. 164, 167 (Ont. S.C.). 31. Sur la notion d’originalité en matière de droit d’auteur, voir Fox Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, précité note 17, p. 57 et s. Pour une étude comparative entre le droit d’auteur et les dessins industriels, voir J. Nelson Landry, «Droit d’auteur et dessins industriels», dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle (1995), Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1995, p. 335 et s. 868 Les Cahiers de propriété intellectuelle degré requis nous apparaît donc très faible et par conséquent assez facile à atteindre. 3.1.4.2 Le droit d’auteur et le dessin industriel En regard des critères que nous avons énoncés ci-haut, le test de l’expression originale de l’idée par un auteur ne semble pas correspondre aux exigences d’originalité du paragraphe 6(1) de la Loi, ni des critères établis par les arrêts Dover, Clatworthy et Bata Industries. Le test d’originalité de la Loi sur le droit d’auteur est de peu d’assistance dans l’évaluation de l’originalité d’un dessin industriel. Le degré d’originalité d’un dessin doit donc être plus élevé que celui d’une œuvre artistique32. 3.1.4.3 L’exigence de nouveauté et d’activité inventive en matière de brevets En matière de brevet d’invention, la Loi sur les brevets requiert, d’une part, que l’invention soit nouvelle33 et, d’autre part, qu’elle soit le fruit de l’activité inventive de son auteur34. L’article 28.2 de la Loi sur les brevets énonce les conditions qui donnent lieu au rejet d’une demande de brevet pour absence de nouveauté, c’est-à-dire la divulgation des revendications du brevet avant le dépôt de la demande. En plus d’évaluer la nouveauté, l’Examinateur du Bureau des brevets doit aussi déterminer si l’invention en est une35, c’est-à-dire évaluer si l’invention démontre une activité inventive. D’ailleurs, les tribunaux ont développé un test applicable en la matière36: Est-ce qu’une personne versée dans l’art, à la lumière des connaissances générales ordinaires et de l’état de la technique, aurait pu être amenée directement et sans difficulté à la solution enseignée par le brevet. 32. 33. 34. 35. Bata Industries Ltd. c. Warrington Inc., précité, note 23. Loi sur les brevets, art. 2 et 28.2. Loi sur les brevets, art.28.3. Pour une étude plus approfondie de la notion d’activité inventive, voir Nathalie Jodoin, «Activité inventive et utilité en matière de brevets», (2000) 12 C.P.I. 659. 36. Beloit Canada Ltd. c. Valmet Oy (1986), 8 C.P.R. (3d) 289 (C.A.F.). Le critère d’originalité en matière de dessins industriels 869 Pour évaluer l’activité inventive, il faut donc se placer dans les «souliers» d’une personne qui, sans être un inventeur, possède une bonne connaissance de l’industrie. Une invention est l’expression concrète d’une idée dans un objet utile, une machine, une matière, un procédé, etc. Une invention, en plus d’être nouvelle, ne doit pas être évidente par rapport à ce qui existait auparavant37. L’appréciation d’une invention apparaît donc être une combinaison de critères objectifs et subjectifs et qui permettent éventuellement la délivrance d’un brevet et le maintien de sa validité. 3.1.4.4 Les brevets et les dessins industriels L’exigence d’activité inventive applicable en matière de brevets rappelle la combinaison des trois critères de la décision In re Application for a Plastic Bottle38 (supra, section 3.1.4). Les tribunaux n’ont jamais explicitement requis que l’originalité d’un dessin industriel rencontre les standards élevés de nouveauté et d’activité inventive applicables en matière de brevets. Cependant, certains jugements laissent entrevoir les possibilité ou nécessité d’appliquer une exigence de «nouveauté» pour conclure à l’existence d’originalité d’un dessin industriel. Dans Clatworthy & Son Limited c. Dale Display39, la Cour suprême affirme: To be entitled to registration the “design” must be original. The Act does not expressly call for novelty, but s. 27(3) provides that the Minister’s certificate of registration shall, in the absence of proof to the contrary, be sufficient evidence of the originality of the design. Just what is contemplated by “originality” the Act does not make clear. Under the English Act a design, to be registrable, must be “new or original.” As that Act uses both words it has, in a number of cases, been sought to draw a distinction in meaning between them, and it has been held that “every design which is original is new, but every design which is new is not necessarily original.” [les italiques sont nôtres] 37. Sur le critère de l’évidence: Roger T. Hughes et John H. Woodley, Hugues and Woodley on Patents, Markham, Butterworth, édition sur feuilles mobiles avec mise à jour, section 11. 38. Précité, note 28. 39. Précité, note 23, p. 431. 870 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Cour suprême semble donc faire une distinction entre les notions de nouveauté et d’originalité. La Loi sur les dessins industriels, de par le libellé de ses dispositions, ne réfère pas explicitement à une exigence de nouveauté. Les notions de nouveauté et d’originalité sont-elles identiques en matière de dessin industriel? Certains auteurs ne le croient pas 40: The act does not expressly call for novelty, but for originality. The words “novelty” and «originality» should not be indiscriminately used as having the same meaning. Le sens commun du mot «nouveau» réfère à ce qui apparaît pour la première fois, qui tire de son caractère récent une valeur de création, d’invention41, la nouveauté étant le caractère de ce qui est nouveau. Nos tribunaux canadiens acceptent généralement que les notions de nouveauté et d’originalité n’ont pas, en droit, la même signification. Malgré l’absence d’une exigence formelle à cet effet, une preuve de nouveauté semble être requise par les tribunaux dans l’évaluation de l’originalité d’un dessin industriel. Dans l’affaire Melnor Manufacturing Ltd. c. Lido Industrial Products Ltd.42, la Cour était saisie d’une action en contrefaçon d’arrosoirs de jardin intentée par Melnor. Lido avait mis de l’avant une défense d’invalidité du dessin industriel pour absence d’originalité. Dans son raisonnement, le juge Noël affirme43: Furthermore, having regard to what existed in sprinklers before the design in suit was adopted or to what existed in terms of ornament treatment available generally in the plastic art (as the housing and back of the sprinkler involved herein are made out of this material), I would conclude that there was here, on the part of whoever was the author of this design, a mental conception and sufficient intellectual activity expressed in a physical form which is substantially different from any of the old designs (including exs C and D) or any known combinations thereof and which had not existed before. I am also of the view that this difference cannot be considered as trivial. As a 40. 41. 42. 43. Fox Canadian Law of Copyright and Industrial Design, précité, note 17, p. 817. Le Nouveau Petit Robert, précité, note 19. (1968), 56 C.P.R. 212 (C.d’É.). Ibid., p. 232. Le critère d’originalité en matière de dessins industriels 871 matter of fact, the whole top of plaintiffs’ design above the motor housing, which is greater than the top of exs C and D, is purely design, as the evidence discloses that it is achieving nothing functionally even if the lowering of the top in the design in suit might, in some small way, affect its balance when pulled over the ground. There is no doubt a family resemblance between the prior art (exs C and D) in that the design is such that the outline of the silhouette of both units is similar, but the originality does not reside there but in the treatment of the housing proper, which is quite different from what existed before including Exhibits C and D. I, therefore, must find that the design in suit is sufficiently novel and original to be sustained. [les italiques sont nôtres] Antérieurement, les tribunaux ont résisté à l’imposition d’une exigence élevée d’originalité en matière de dessins industriels. Le fait est que l’originalité et la nouveauté sont indissociables44. Comme l’affirme le juge Cattanach dans Carr-Harris Products Ltd. c. Reliance Products Ltd.45: 2. Originality is a requirement. This is the clear implication from section 7(3): 7. (3) the said certificate, in the absence of proof to the contrary, is sufficient evidence of the design, of the originality of the design, of the name of the proprietor being proprietor, of the commencement and term of registry, and of compliance with the provisions of this Act. but the meaning of originality is not clear and must be derived from the decided cases. 3. As mentioned by Lamont, J. in the quotation [from the Clatworthy case] above novelty does not appear to be a requirement. It is possible that novelty might be inherent in originality. Further by s. 4, the proprietor applying for the registration of an industrial design must deposit a declaration “that the same was not in use to his knowledge by any other person than himself at the time of his adoption thereof.” [les italiques sont nôtres] 44. Angelstone Limited c. Artistic Stone Limited, [1960] R.C.É. 286 (C.d’É.); Kilvington Bros. Ltd. c. Goldberg, précité, note 30. 45. Précité, note 4, p. 78. 872 Les Cahiers de propriété intellectuelle La notion d’activité intellectuelle de l’auteur d’un dessin ne serait-elle pas assimilable à celle de l’activité inventive de l’inventeur en matière de brevets? La perception de la personne versée dans l’art ou du consommateur averti dans le domaine n’est-elle pas comparable à l’évaluation des connaissances d’une personne versée dans l’art en matière de brevets? Ce sont autant de questions qui demeurent, pour le moment, sans réponse définitive. Les tribunaux auront sans doute à se prononcer à nouveau sur l’application d’un critère de nouveauté en matière de dessins industriels. Bien qu’il n’y ait pas lieu d’évaluer un dessin industriel selon les mêmes critères que ceux établis en matière de brevets, il appert des décisions passées qu’un dessin industriel ne pourra être considéré «original» sans avoir, dans un premier temps, rencontré les exigences de «nouveauté» dont la définition reste à préciser. 3.2 Les critères du test d’originalité Rappelons que la jurisprudence a développé et appliqué un test pour évaluer l’originalité d’un dessin. Ce test est le suivant46: a) les dessins faisant l’objet de comparaison ne doivent pas être examinés côte à côte, mais séparément, pour que le souvenir imparfait puisse guider la perception visuelle de l’objet fini («imperfect recollection»); b) l’on doit regarder l’ensemble, et non les composantes individuelles, du dessin; c) tout changement par rapport à l’art antérieur doit être substantiel. Ces questions permettent de diriger le regard et l’attention de la personne qui examine le dessin sur les caractéristiques visuelles de l’objet fini. Ce test, plutôt technique, permettra à la personne qui étudie le dessin d’en arriver à une conclusion quant à son originalité. 46. Re Paramount Pictures Corporation Industrial Design Application (1981), 73 C.P.R. (2d) 278 (comm. aux brevets); Re Application of Dart Industries Inc. (1983), 3 C.P.R. (3d) 420 (comm. aux brevets). Le critère d’originalité en matière de dessins industriels 873 4. Les autres considérations 4.1 Le moment d’évaluation de l’originalité L’originalité d’un dessin s’évalue à la date de sa création et non de son enregistrement, comme pourrait le laisser sous-entendre le texte de la Loi. En effet, nous devons considérer ses paragraphes 4(1) et 6(4). L’alinéa 4(1)(b) de la Loi requiert que le propriétaire, lors de la demande d’enregistrement, dépose une attestation «qu’à sa connaissance, personne d’autre que le premier propriétaire du dessin n’en faisait usage lorsque celui-ci en a fait le choix»47. Cet alinéa doit être lu en conjonction avec le paragraphe 6(3) de la Loi: Le ministre refuse d’enregistrer le dessin si la demande d’enregistrement a été déposée au Canada: a) plus d’un an après sa publication au Canada ou ailleurs dans le monde, dans le cas d’une demande déposée au Canada à compter de l’entrée en vigueur du présent paragraphe; b) plus d’un an après sa publication au Canada, dans les autres cas. [les italiques sont nôtres] Il est à noter que le point de référence temporel de cet article est le 1er janvier 1994, date de l’entrée en vigueur de la disposition. La jurisprudence semble aussi avoir retenu la date de création du dessin comme étant le moment de référence pour l’évaluation de son originalité48: Thus, it would only seem logical that the Act intended originality to be assessed as of the date of the creation of the design, not the date of its registration. 47. La version anglaise de cette disposition se lit: «[...] a declaration that the design was not, to the proprietor’s knowledge, in use by any person other than the first proprietor at the time the design was adopted [...]». 48. Bata Industries Ltd. c. Warrington Inc., précité, note 23, p. 343. 874 Les Cahiers de propriété intellectuelle In the present case, however, there being no evidence as to the date of the creation of the design, I can only proceed by reference to the date of registration. That date, for the purposes of this case, will be deemed to be the date of the creation of the design. Il ressort de ce jugement qu’à défaut de connaître la date de création du dessin, l’Examinateur retiendra la date du dépôt de la demande d’enregistrement pour évaluer l’originalité du dessin en regard de l’art antérieur. Le moment de création du dessin prend donc, dans la pratique quotidienne, une importance moindre vu l’absence de contrainte de fournir cette date au moment de la demande d’enregistrement. Les tribunaux, saisis de procédures en radiation ou invalidité d’un dessin enregistré, pourront retenir la date d’enregistrement, la date du dépôt de la demande ou encore la date de création du dessin pour en évaluer l’originalité. 4.2 Les connaissances et variantes d’industrie Les connaissances en vigueur dans une industrie donnée constituent un élément important de l’évaluation de l’originalité d’un dessin industriel. À la lecture du paragraphe 6(4) de la Loi, l’Examinateur doit considérer l’art antérieur afin de déterminer si le dessin qui fait l’objet de la demande d’enregistrement est identique, ou ressemble à un point tel qu’il pourrait y avoir confusion, à un dessin déjà enregistré. La recherche d’art antérieur sur le registre se fait selon les classes et sous-classes dans lesquelles l’objet fini est inclus49. Pour leur part, les tribunaux estiment que les variantes de métiers ne sont pas suffisantes pour constituer une différence substantielle par rapport à l’art antérieur. Un simple changement dans la taille, par exemple, ne serait pas suffisant pour constituer un dessin original. Pour être original, un dessin doit différer de façon substantielle de ce qui a déjà fait l’objet d’une publication antérieure50. 4.3 L’objet fini évalué dans son ensemble Bien que l’enregistrement d’un dessin industriel ne protège que les caractéristiques visuelles de la forme, la configuration, le motif 49. Guide de procédures, précité, note 5, sections 5, 5.1 et 5.2. 50. Renewal Manufacturing Co. c. Reliable Toy Co., [1949] R.C.É. 188 (C.d’É.); Angelstone Ltd. c. Artistic Stone Ltd., précité, note 43; Renewal Manufacturing Co c. Reliable Toy Co., [1949] R.C.É. 188 (C.d’É.); Canadian William A. Rogers Ltd. c. International Silver Co., [1932] R.C.É. 63 (C.d’É.); Re Application of Dart Industries Inc. (1983), 3 C.P.R. (3d) 420 (comm. aux brevets). Le critère d’originalité en matière de dessins industriels 875 et les éléments décoratifs d’un objet fini51, l’originalité du dessin s’évalue par rapport à l’ensemble de l’objet. Les caractéristiques esthétiques de l’objet doivent non seulement être visibles à l’œil nu, mais aussi perceptibles ou remarquées par l’œil. Un objet fini doit donc être évalué dans son ensemble et non pas dans ses parties ou composantes. Il n’y a aucune exigence à l’effet que toutes les caractéristiques esthétiques du dessin soient nouvelles. Cependant, la combinaison d’anciens éléments de forme, de configuration, de motif ou d’éléments décoratifs doit nécessairement résulter en un dessin industriel substantiellement différent de ce qui existait auparavant52. Dans cette perspective, il est tout à fait logique qu’un dessin industriel ne puisse faire l’objet d’une «dissection»53. 5. Les moments déterminants de l’originalité d’un dessin industriel 5.1 Au moment de la demande d’enregistrement du dessin Tel que nous avons vu précédemment (supra, section 2.4), l’enregistrement est une condition sine qua non de l’existence d’un droit exclusif sur un dessin industriel. Sans enregistrement, le propriétaire ne peut pas revendiquer les droits prévus à l’article 11 de la Loi. Il serait donc prudent, avant le dépôt de la demande, de procéder à une recherche approfondie de l’art antérieur rattaché à l’objet visé par la demande. Cet art antérieur englobe non seulement les dessins industriels déjà enregistrés sur les registres canadiens et étrangers, mais aussi tous les documents ou autres objets finis de la même classe susceptibles d’être cités. Cet exercice permet de mieux définir l’originalité du dessin et ainsi connaître ce qui le différencie substantiellement de ce qui existe déjà sur les registres, les marchés ou ailleurs. 5.2 Suite à une décision de l’Examinateur Une fois la demande produite, un Examinateur devra évaluer si un dessin est enregistrable en procédant à l’analyse de toutes les conditions d’enregistrement requises par la Loi. L’Examinateur 51. Loi sur les dessins industriels, art. 2. 52. Clatworthy & Son Ltd. c. Dale Display Fixtures Ltd., précité, note 23; Carr-Harris Products Ltd. c. Reliance Products Ltd., précité, note 4. 53. Samsonite Corp. c. Holiday Luggage Inc. (1988), 20 C.P.R. (3d) 291 (C.F.P.I.). 876 Les Cahiers de propriété intellectuelle appliquera les tests d’originalité en regard de l’art antérieur existant sur le registre des dessins industriels54. Il est possible, en vertu du nouveau Règlement sur les dessins industriels, que l’Examinateur reçoive d’autres informations, différentes de celles apparaissant au registre, relativement à l’originalité du dessin dont l’enregistrement est demandé. En effet, l’article 12 du Règlement prévoit la possibilité pour un tiers de transmettre un protêt à l’Examinateur afin de contester l’enregistrement d’un dessin industriel sous examen. Il est donc possible que l’Examinateur ait à considérer des types d’art antérieur autres que ceux apparaissant au registre. 5.3 En appel devant la Commission d’appel des brevets Si l’Examinateur refuse d’enregistrer un dessin industriel pour cause d’absence ou d’insuffisance d’originalité, la décision pourra être portée en appel devant la Commission d’appel des brevets, chargée de réviser les décisions de l’Examinateur55. La Commission étudiera les motifs soulevés par le propriétaire dans sa contestation de la décision de l’Examinateur, ainsi que ceux justifiant la position prise par l’Examinateur. Une argumentation écrite est alors transmise à la Commission d’appel des brevets et une audition pourra, ou non, avoir lieu. La Commission, avec l’assentiment du Commissaire des brevets, rend alors une décision. Le dossier pourra être retourné à l’Examinateur si la Commission trouve que ce dernier a erré dans l’appréciation de l’originalité du dessin. Une nouvelle décision sera alors rendue et le dessin sera enregistré. La Commission peut aussi maintenir la décision de l’Examinateur si elle considère que le propriétaire n’a pas satisfait aux critères d’originalité. La demande d’enregistrement sera donc à nouveau rejetée. 5.4 Le recours devant les tribunaux judiciaires 5.4.1 Le refus d’enregistrer Advenant le refus par la Commission d’admettre le dessin à l’enregistrement, le recours prévu par la Loi sur les dessins industriels est l’appel devant le Gouverneur en Conseil, suivant les termes 54. Guide de procédures, précité, note 5. 55. Ibid., sections 2.8 et 2.9. Le critère d’originalité en matière de dessins industriels 877 du paragraphe 6(2) de la Loi. Ce mécanisme demeure théorique et archaïque. Comme le soulignait d’ailleurs la Cour d’appel fédérale, saisie de l’appel d’une ordonnance de mandamus ordonnant à l’Examinateur de procéder à l’enregistrement du dessin industriel56: Much was made in argument of the provision in s. 6 of the Act of an appeal to the Governor in Council as indicating the kind of objection to registration that must be contemplated. On any view the requirements contemplated by the words “within the provisions of this Part” an appeal to the Governor in Council on subject-matter of this kind is a curious remedy in this day and age. But there appears to be an assumption that this appeal would be the only recourse open to the applicant from a refusal to register. I do not so read the provisions of the Act. The words “subject to an appeal to the Governor in Council” create a right of appeal but not in language that would exclude, or even make such an appeal a condition precedent to the exercise of, the recourse provided for by s. 22 of the Act. This section provides a recourse to the Federal Court from “any omission, without sufficient cause, to make any entry in the register of industrial designs,” or from “any entry made without sufficient cause in any such register.” Since the latter words clearly confer a jurisdiction to expunge the registration of a design that is not a proper subject-matter for registration I cannot see why the former words do not confer a jurisdiction to order registration of a design which has been refused registration on such a ground. [les italiques sont nôtres] Si l’appel devant le Gouverneur en Conseil ne peut être considéré, pour des raisons pratiques, comment faut-il alors procéder pour en appeler d’une décision refusant l’enregistrement d’un dessin industriel? Dans l’arrêt Gandy c. Commissioner of Patents, la Cour Fédérale, section de première instance, saisie d’une requête en mandamus pour forcer le ministre à rendre la décision qu’il aurait dû rendre, propose le recours suivant57: An appeal such as this lies under s-s. 22(1) of the Industrial Design Act. It is not appropriately to be pursued by way of an 56. Commissioner of Patents c. Goodyear Tire & Rubber Co. (1979), 43 C.P.R. (2d) 219 (C.A.F.), p. 225-226. 57. (1980), 47 C.P.R. (2d) 109 (C.F.P.I.), p. 114-115, confirmé (1980), 47 C.P.R. (2d) 118 (C.A.F.). 878 Les Cahiers de propriété intellectuelle application under either s-s. 17(5) or s. 18 of the Federal Court Act. The proper procedure to follow in appealing under s-s. 22(1) of the Act, is to commence an action. Nothing has been brought to my attention that would disturb the authority of Rose v. Commissioner of Patents et al., [1936] 1 D.L.R. 558, [1935] Ex. C.R. 188, on that point. [...] Short of an amendment to the Act, whose general revision is long overdue, some modification of the Rules of the Court to permit the expeditious prosecution to judgement of an action under s-s. 22(1) would appear essential to vest a reasonably diligent applicant with something more than an illusory right of appeal. [les italiques sont nôtres] Il appert de ces deux arrêts que l’appel d’un refus d’enregistrer un dessin industriel pourrait être logé par voie d’action58 suivant les dispositions de l’article 22 de la Loi. Il s’agit, somme toute, d’un recours statutaire que les tribunaux semblent avoir permis pour contourner l’exigence d’un appel devant le Gouverneur en Conseil. La question demeure de déterminer dans quel délai un tel appel pourrait être logé, puisque l’article 22 de la Loi n’en prévoit aucun59. Le législateur, ou les tribunaux, auront sans doute à se prononcer sur cette question. Il semblerait qu’un recours en révision judiciaire de la décision de la Commission d’appel des brevets soit aussi possible en regard des arrêts Goodyear Tire60 et Gandy61 suivant l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale62. Une demande de révision judiciaire doit être entreprise dans les trente jours de la décision attaquée. Cependant, le recours en révision judiciaire nous apparaît impossible vu les termes de l’article 18.5 de la Loi sur la Cour fédérale, qui empêche le recours à la révision judiciaire lorsqu’il existe un droit d’appel statutaire prévu. Nous devrons donc attendre les décisions des tribunaux qui n’ont pas encore eu l’occasion de se prononcer définitivement sur 58. Règles de la Cour fédérale, DORS/98-106, art. 169 et s. 59. Par analogie, l’article 41 de la Loi sur les brevets prévoit qu’un appel peut être interjeté dans les six mois de la décision du commissaire aux brevets de refuser une demande de brevet. 60. Précité, note 56. 61. Précité, note 57. 62. L.R.C. (1985), c. F-7, ci-après Loi sur la Cour fédérale. Le critère d’originalité en matière de dessins industriels 879 l’existence d’un droit d’appel autre que celui devant le Gouverneur en Conseil. Le législateur pourrait aussi être appelé sous peu à revoir les mécanismes d’appel sous la Loi sur les dessins industriels en matière de refus d’enregistrement du dessin63. 5.4.2 La radiation d’un dessin industriel enregistré Suivant l’article 22 de la Loi, il est possible de demander à la Cour fédérale de radier l’enregistrement d’un dessin industriel64. L’un des motifs qui pourraient être soulevés est l’absence d’originalité du dessin dont on recherche la radiation. L’article 22 de la Loi prévoit que la Cour fédérale a juridiction exclusive pour entendre les litiges et rendre des ordonnances en vertu de cette disposition. La Cour fédérale peut aussi décider de toute autre question affectant l’inscription sur le registre des dessins industriels. Les procédures judiciaires en radiation sont instituées par voie d’action selon les articles 169 et suivants des Règles de la Cour fédérale (1998). 5.4.3 La défense d’invalidité du dessin industriel enregistré Dans le cadre d’une action en contrefaçon, l’on peut toujours soulever une défense d’absence d’originalité du dessin enregistré qui fait l’objet de la contrefaçon alléguée. Il s’agit alors de demander à la Cour de se prononcer sur la validité de l’enregistrement du dessin industriel et ce, avant de considérer les faits entourant la contrefaçon. Si la Cour juge qu’il y a absence d’originalité et, par conséquent, que le dessin industriel enregistré est invalide, la Cour n’aura d’autre alternative que de rejeter l’action en contrefaçon. Il s’agit d’un argument efficace pour mettre fin à un litige en contrefaçon, mais qui demeure difficile à gagner vu la présomption inhérente de validité d’un dessin industriel enregistré. 6. Conclusion Le critère d’originalité en matière de dessins industriels demeure une notion difficile à cerner. L’enregistrement d’un dessin 63. Au moment de la rédaction du présent article, l’Office de la propriété intellectuelle du Canada sollicitait les commentaires et suggestions en prévision d’un remaniement législatif de la Loi sur les dessins industriels, notamment en matière d’appel. Les informations sont disponibles sur le site de l’OPIC à l’adresse URL: <http//strategis.ic.gc.ca/sc_mrks/cipo/id/id_ip_letter-f.html>. 64. Par analogie, articles 18 et 57 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), c. T-13. 880 Les Cahiers de propriété intellectuelle permet à son propriétaire de protéger les caractéristiques de forme, de configuration, de motif et les éléments décoratifs d’un objet fini pour une période maximale de dix ans, lui conférant ainsi un monopole sur la reproduction de ces caractéristiques esthétiques appliquées à l’objet industriel. La Loi sur les dessins industriels rattache une présomption d’originalité à tout dessin enregistré. À la base, l’originalité est une considération subjective: deux personnes pourraient percevoir différemment les caractéristiques visuelles d’un objet donné et conclure différemment quant à son originalité. C’est pourquoi les tribunaux ont développé certains critères d’évaluation de l’originalité d’un dessin industriel afin d’ajouter une certaine objectivité à l’exercice. Il ne fait aucun doute que les critères d’originalité développés par le passé continuent de trouver application en regard des dispositions actuelles de la Loi sur les dessins industriels. Par contre, la multitude d’interprétations possibles découlant de ces tests et critères, notamment quant au degré d’originalité requis, pose un problème dans la pratique quotidienne. Comment expliquer à nos clients pourquoi certains dessins satisfont aux critères d’originalité malgré l’existence d’art antérieur semblable, alors que d’autres dessins ne sont pas jugés suffisamment originaux pour mériter l’enregistrement ou son maintien? Considérant l’importance commerciale de protéger les caractéristiques visuelles des objets commerciaux qui amènent les consommateurs à les distinguer les uns des autres, ne serait-il pas opportun, voire nécessaire, de parfaire la définition de l’originalité d’un dessin industriel en y ajoutant un élément d’analyse objective? Cela permettrait sans doute d’éviter, en pratique, des appréciations contradictoires de l’originalité difficilement justifiables. Nous ne pouvons qu’attendre et espérer que les prochains amendements à la Loi sur les dessins industriels viendront mettre un terme à ces difficultés. Vol. 14, no 3 Incidences de la redélivrance d’un brevet sur une instance judiciaire et interprétation du mot «identique» Louis-Pierre Gravelle et David Enciso* Dans un arrêt rendu le 15 janvier 2002 dans l’affaire Urea Casale S.A. c. Stamicarbon B.V.1, la Section d’appel de la Cour fédérale du Canada, s’est penchée, entre autres, sur l’incidence de la redélivrance d’un brevet dans le cours d’une instance judiciaire et, plus particulièrement, sur l’interprétation du mot «identique» que l’on retrouve à l’article 47 de la Loi sur les brevets2. L’action avait été intentée à l’origine le 16 mai 1997 par l’intimée (ci-après «Stamicarbon»). Dans sa déclaration, Stamicarbon alléguait que le brevet canadien 2,141,8863 (ci-après «brevet») appar© Louis-Pierre Gravelle, David Enciso LEGER ROBIC RICHARD / ROBIC, 2002. * Avocat et agent de brevets, Louis-Pierre Gravelle est membre du cabinet d’avocats LEGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c. et du cabinet d’agents de brevets et de marques de commerce ROBIC, s.e.n.c.; ingénieur, David Enciso est membre des mêmes cabinets. 1. Urea Casale S.A. c. Stamicarbon B.V. (2002-01-15), [2002] CarswellNat 75, [2002] F.C.J. 44, 2002 FCA 10, <http://decisions.fct-cf.gc.ca/cf/2002/2002caf10. html> (C.A.F.; coram les juges Stone, Sexton et Evans). Les motifs de l’arrêt de la Cour sont écrits par le juge Stone, auxquels souscrivent ses collègues. 2. L.R.C. (1985), c. P-4. On pourrrait ainsi résumer l’effet de l’article 47: le paragraphe 47(1) de la Loi autorise le commissaire à délivrer un nouveau brevet s’il y a abandon du brevet original jugé défectueux à cause d’une erreur commise par inadvertance, accident ou méprise alors que le paragraphe 47(2) prévoit qu’à l’abandon, i) le brevet redélivré remplace le brevet original, ii) le brevet original devient inopérant et iii) l’abandon du brevet original donne lieu à l’annulation d’un motif d’instance alors existant sauf dans la mesure où le brevet redélivré comporte des revendications identiques à celles du brevet original. 3. Qui a pour titre Réacteur pour réactions biphasiques, notamment pour la synthèse d’urée à haute pression et température. 881 882 Les Cahiers de propriété intellectuelle tenant à l’appelante (ci-après «Urea») était invalide et ce, pour différents motifs. Le 10 octobre 1997, Urea déposait une défense contre ces allégations. Dans sa demande reconventionnelle, Urea alléguait que Stamicarbon contrefaisait son brevet 2,141,886 de par les fabrication, utilisation, vente et offre de vente du produit faisant l’objet des revendications 14 et 15 de ce brevet. Il est important de noter que le brevet en question, délivré le 24 janvier 1997 et résultant d’une demande déposée le 6 février 1995, avait fait l’objet d’une redélivrance accordée le 12 octobre 1999, conformément à l’article 47 de la Loi sur les brevets. En effet, Urea avait déposé une demande de redélivrance le 16 décembre 1998 comme moyen de défense stratégique contre les allégations de Stamicarbon qui prétendait, entre autres, que le brevet était évident4 au vu du brevet japonais no 38813 délivré en décembre 1970. L’article 47 de la Loi sur les brevets se lit comme suit: Délivrance de brevets nouveaux ou rectifiés 47. (1) Lorsqu’un brevet est jugé défectueux ou inopérant à cause d’une description et spécification insuffisante, ou parce que le breveté a revendiqué plus ou moins qu’il n’avait droit de revendiquer à titre d’invention nouvelle, mais qu’il apparaît en même temps que l’erreur a été commise par inadvertance, accident ou méprise, sans intention de frauder ou de tromper, le commissaire peut, si le breveté abandonne ce brevet dans un délai de quatre ans à compter de la date du brevet, et après l’acquittement d’une taxe réglementaire additionnelle, faire délivrer au breveté un nouveau brevet, conforme à une description et spécification rectifiée par le breveté, pour la même invention et pour la partie restant alors à courir de la période pour laquelle le brevet original a été accordé. Effet du nouveau brevet (2) Un tel abandon ne prend effet qu’au moment de la délivrance du nouveau brevet, et ce nouveau brevet, ainsi que la description et spécification rectifiée, a le même effet en droit, 4. Le test d’évidence en matière en brevets consiste essentiellement à déterminer si un technicien peu imaginatif ayant des connaissances générales ordinaires pourrait, en consultant l’art antérieur, aboutir directement et ce, sans difficulté, à l’invention proposée; dans le cas présent, celle couverte par le brevet 2,141,886. Incidences de la redélivrance d’un brevet sur une instance 883 dans l’instruction de toute action engagée par la suite pour tout motif survenu subséquemment, que si cette description et spécification rectifiée avait été originalement déposée dans sa forme corrigée, avant la délivrance du brevet original. Dans la mesure où les revendications du brevet original et du brevet redélivré sont identiques, un tel abandon n’atteint aucune instance pendante au moment de la redélivrance, ni n’annule aucun motif d’instance alors existant, et le brevet redélivré, dans la mesure où ses revendications sont identiques à celles du brevet original, constitue une continuation du brevet original et est maintenu en vigueur sans interruption depuis la date du brevet original. [Les italiques sont nôtres.] Brevets distincts pour éléments distincts (3) Le commissaire peut accueillir des demandes distinctes et faire délivrer des brevets pour des éléments distincts et séparés de l’invention brevetée, sur versement de la taxe à payer pour la redélivrance de chacun de ces brevets redélivrés. Pour contrer la redélivrance du brevet, Stamicarbon avait demandé un jugement sommaire5 visant à rejeter la demande reconventionnelle déposée par Urea sous prétexte que la cause d’action cessait «d’exister» puisque, de par la redélivrance du brevet, le brevet d’origine avait été abandonné. Plus précisément, Stamicarbon a argumenté que les revendications 14 et 15 du brevet d’origine n’étaient pas «identiques» aux revendications 21 et 22 correspondantes du brevet redélivré, tel que l’exige l’article 47. Entre autres, l’expression «characterized in that it comprises» de l’ancienne revendication 14 avait été remplacée par l’expression «comprising» dans la nouvelle revendication 21 du brevet redélivré. En première instance6, le juge s’est fondé sur une interprétation de l’article 47 de la Loi sur les brevets ainsi que sur une étude 5. Procédure que décrit ainsi le juge de première instance: «[8]Le droit se rapportant à la procédure de jugement sommaire en Cour fédérale est régi par les règles 213 et 216 des Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-106]. Les dispositions concernant les jugements sommaires visent à permettre à la Cour de statuer sommairement sur les affaires qui ne devraient pas être instruites parce qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse. En outre, si la seule véritable question litigieuse porte sur un point de droit, la Cour peut statuer sur celui-ci et rendre un jugement sommaire en conséquence». 6. Stamicarbon B.V. c. Urea Casale S.A. (2000-07-27), [2000] CarswellNat 1608, [2001] 1 C.F. 172, 8 C.P.R. (4th) 206, 192 F.T.R. 267, [2000] F.C.J. 1227 <http:// www.cmf.gc.ca/fc/2001/pub/v1/2001fc27099.html> [en anglais], [2000] A.C.F. 1227 <http://www.cmf.gc.ca/cf/2001/pub/v1/2001cf27099.html> [en français] 884 Les Cahiers de propriété intellectuelle comparative des formulations utilisées dans les revendications pertinentes du brevet d’origine et du brevet redélivré. Il en a conclu que ces revendications n’étaient pas «identiques», accordant la requête pour jugement sommaire, et rejetant ainsi l’action. Selon le juge de première instance, l’interprétation de l’article 47 et des revendications en cause relevait de questions de droit pouvant être résolues dans le cadre d’une requête sans le besoin d’un procès. Le juge précisait que Urea ne pouvait plus poursuivre Stamicarbon pour contrefaçon de son brevet car la revendication 14 étant présumément contrefaite par Stamicarbon n’était pas, tel que le requiert l’article 47 de la Loi sur les brevets, «identique» à la revendication 21 correspondante du brevet redélivré. Cette décision de première instance a été portée en appel devant la Section d’appel de la Cour fédérale, qui s’est attardée principalement sur la question suivante: est-ce que la cause d’action avancée par Urea dans la demande reconventionnelle a été effacée en raison de l’abandon du brevet d’origine résultant de la redélivrance? Pour répondre à cette question, la Cour a divisé cette question principale en trois points subsidiaires: • Le premier étant l’interprétation de l’article 47 et, en particulier, du mot «identique»; • Le second point, relié au premier, étant si la jurisprudence américaine portant sur la définition de ce mot dans la législation américaine sur les brevets pouvait être consultée au Canada pour l’interprétation du mot «identique» utilisé à l’article 47 de la Loi canadienne; • Le troisième étant l’étude comparative de l’interprétation de la revendication 21 du brevet redélivré par rapport à celle de la revendication 14 du brevet d’origine. En effet, si ces revendications sont «identiques», alors, selon l’article 47, la cause d’action plaidée dans la demande reconventionnelle ne serait pas affectée par l’abandon du brevet d’origine. D’un autre côté, si les revendications en question ne sont pas «identiques», la cause d’action pourrait-elle toujours être poursuivie devant les tribunaux? (C.F.P.I.), le juge McKeown. La décision de la Section de première instance est donc infirmée par la Section d’appel. Incidences de la redélivrance d’un brevet sur une instance 885 Dans son analyse, la Cour d’appel explique qu’au Canada, depuis plusieurs années, il semble y avoir une tendance à modeler la codification législative en matière de brevets avec celle des États-Unis, bien que des différences substantielles existent. La Cour cite ainsi plusieurs décisions et estime raisonnable d’étudier la jurisprudence américaine concernant l’interprétation du mot «identique» dans les dispositions semblables de la loi américaine traitant de redélivrance, pour interpréter ce même mot «identique» utilisé à l’article 47 de la loi canadienne. En effet, plusieurs décisions américaines portant sur l’interprétation du mot «identique» et sur des questions de redélivrance ont été rendues dans les trois dernières décennies. Une étude de ces décisions révèle que la Cour conclut qu’une interprétation littérale stricte ne devrait pas être utilisée pour comparer la revendication 21 du brevet redélivré à la revendication 14 du brevet d’origine. La Cour est plutôt d’avis qu’il faut vérifier s’il y a eu un changement substantiel dans la portée des revendications pour voir si ces revendications sont bel et bien «identiques». Avec cette interprétation du mot «identique» apparaissant à l’article 47, le juge a comparé les revendications 21 du brevet redélivré et 14 du brevet d’origine et a souligné, tel que remarqué par le juge de première instance, que la formulation de la revendication 21 différait de celle de la revendication 14 en ce que l’expression «characterized in that it comprises» originale avait été remplacée par «comprising» dans le brevet redélivré. Il est à noter qu’en matière de brevets, l’expression «characterized in that it comprises» est souvent utilisée dans une revendication pour séparer les composantes et caractéristiques de l’invention identifiées avant cette expression, considérées comme étant connues, de celles venant après l’expression, considérées comme étant nouvelles et inventives, et donc «essentielles» à l’invention. D’autre part, l’expression «comprising» a une connotation beaucoup plus ouverte, semblable à l’expression «including», et conséquemment pourrait laisser sous-entendre que les composantes et caractéristiques de l’invention suivant cette expression, ou du moins certaines d’entre elles, ne seraient plus essentielles à l’invention. Il y aurait donc possiblement une différence dans la portée des revendications 14 et 21 de par leur utilisation respective des expressions «characterized in that it comprises» et «comprising». 886 Les Cahiers de propriété intellectuelle Bien que plusieurs arguments aient été avancés en première instance par les différentes parties pour jauger l’incidence de l’utilisation de ces deux expressions différentes sur la portée des revendications, la Cour d’appel n’a pas manqué de rappeler que l’impact d’un tel changement de formulation sur la portée des revendications requerrait un examen plus approfondi. De plus, la Cour a exprimé des doutes quant au fait que cet impact sur la portée des revendications puisse avoir été résolu par jugement sommaire. D’ailleurs, la Section d’appel a rappelé que l’interprétation des revendications d’un brevet est réservée à la Cour et que le langage utilisé dans les revendications doit être interprété par une personne versée dans l’art. Selon la Cour d’appel, il n’était pas opportun de tenter de résoudre cette question par jugement sommaire. Si la revendication 21 n’était pas «identique» à la revendication 14, alors la demande reconventionnelle aurait complètement échoué, à moins d’un procès au fond. Toutefois, si les deux revendications étaient «identiques» du point de vue de leur portée, alors la demande reconventionnelle aurait pu être maintenue pour fins d’un procès au fond. La Section d’appel a précisé qu’afin de déterminer si les revendications 14 du brevet d’origine et 21 du brevet redélivré étaient «identiques» en portée, le témoignage d’experts était nécessaire pour éclaircir ce qui serait connu de ce qui serait considéré nouveau dans la revendication 21, ainsi que pour déterminer si des éléments essentiels de cette revendication avaient été «supprimés» et, par le fait même, si sa portée avait été modifiée de façon à la rendre «non identique» à la revendication 14 d’origine. En conclusion, la Section d’appel a décidé qu’un procès au fond permettrait à la Cour de mieux décider si la cause en action plaidée dans la demande reconventionnelle serait effacée ou non en raison de l’abandon du brevet d’origine. Cette décision est intéressante et mérite une attention particulière pour différentes raisons. Premièrement, elle souligne l’importance du rôle de l’agent de brevet dans la présente affaire. Jusqu’ici, il était pour certains de pratique courante de remplacer l’expression restrictive «characterized in that it comprises» par l’expression beaucoup plus ouverte «comprising». Cet arrêt pourrait sonner le glas de cette pratique au vu du risque que la nouvelle revendication du brevet redélivré soit considérée «non identique» et ce, non seulement au plan textuel, mais également en portée. En l’espèce, cela pourrait avoir pour résultat que Urea n’ait plus aucun recours contre Stamicarbon. Incidences de la redélivrance d’un brevet sur une instance 887 De façon générale, on peut aussi se poser la question de la responsabilité professionnelle de l’agent de brevets qui, par des modifications contraires aux exigences de l’article 47 ou une formulation défaillante, ferait perdre sa cause d’action au breveté. Certes, la redélivrance d’un brevet durant des procédures judiciaires n’est pas ce qu’il y a de plus fréquent et obéit parfois à des considérations tactiques dont seuls les protagonistes sont généralement au fait. Toutefois, la présente affaire nous rappelle que, dans le cadre d’une procédure de redélivrance, il est préférable de n’apporter aucune modification aux revendications du brevet d’origine faisant l’objet d’une instance judiciaire, même pas aux expressions transitives s’y retrouvant. En effet, même ces simples changements qui, a priori, semblent avoir été apportés dans l’intérêt du breveté, peuvent en bout de ligne lui devenir grandement préjudiciables. Cette décision est d’autant plus intéressante car elle nous indique que le juge de première instance a erré dans sa façon de traiter le dossier, car la détermination, au vu de l’article 47, du caractère «identique» des revendications du brevet d’origine et du brevet redélivré ne devrait pas résulter d’une simple étude textuelle comparative stricte, mais plutôt d’une étude approfondie de la différence en portée des revendications en cause. Selon la Cour d’appel, cette question ne peut pas être résolue par jugement sommaire, mais doit faire l’objet d’un procès au fond. En effet, cette question en est une mixte de faits et de droit et la réponse à celle-ci nécessitera, entre autres, le témoignage d’experts sur la portée des revendications pour ainsi établir si elles sont bel et bien «identiques». La Cour rappelle néanmoins que l’identification des éléments essentiels d’une revendication se fait suivant une interprétation téléologique des revendications. Reste à voir quel effet l’utilisation des mots «comprising» ou «characterized in that it comprises» peut avoir sur l’interprétation téléologique. Le jugement au fond est donc attendu avec impatience et intérêt par la communauté des agents de brevets. Vol. 14, no 3 Hypothèque grevant une invention non brevetée Commentaire d’arrêt Louis Payette* Ceux qui s’intéressent au financement du développement ou de la mise en marché de technologies nouvelles auront remarqué le jugement rendu par la Cour supérieure en septembre dernier dans l’affaire C.É.G.E.P. de Trois-Rivières c. Leblanc et Lafrance Inc.1. Ce jugement accueille une requête en radiation d’une hypothèque mobilière grevant des éléments de propriété intellectuelle. 1. Les faits En octobre 1995, le C.É.G.E.P. de Trois-Rivières («Cégep») devient partie à une convention avec deux autres partenaires: Mercier Lamontagne et ass. inc. et Cascades Inc. Le Cégep y convient de mettre au point une méthode de mise en pâte de tiges de maïs par procédé chimicomécanique. La convention attribue la propriété de la technologie à développer aux partenaires, dans une proportion égale à leur mise de fonds. À toutes fins, Mercier et Lamontagne et ass. inc. défraie seule les coûts du projet2; sa mise de fonds provient, pour partie, d’un prêt de quatre cent cinquante mille dollars (450 000 $) © Louis Payette, 2002. * Avocat, Desjardins Ducharme Stein Monast. 1. C.S. Trois-Rivières, no 400-05-002883-008, 24 septembre 2001, J.E. 2001-1887, REJB 2001-26361 (C.S.). 2. Par. 5 du jugement: ceci explique sans doute pourquoi le tribunal ignore les droits de Cascades Inc., dans la suite de son jugement. 889 890 Les Cahiers de propriété intellectuelle consenti par Leblanc et Lafrance Inc. Celle-ci n’avance ces fonds qu’après avoir obtenu de son emprunteur une hypothèque mobilière sur la technologie. L’acte d’hypothèque décrit les biens grevés comme suit: [...] tous les droits de Mercier Lamontagne et ass. inc. A) dans la technologie et les procédés, brevetables ou non brevetables, de mise en pâte chimicomécanique et semichimique des tiges de maïs, des tiges de blé ou autres végétaux ayant un cycle de croissance annuel, en triturateur à moyenne consistance, en vue de leur utilisation pour la fabrication de papier et autres substances semblables; B) dans la technologie et les procédés, brevetables ou non brevetables, de conservation des tiges de maïs et des tiges de blé, ou autres végétaux ayant des cycles de croissances annuels, en vue de leur mise en pâte; C) dans la demande de brevet du 12 mars 1996 numéro 7807.3805 en vertu de la législation des États-Unis; D) dans la demande de brevet du 13 mars 1996 numéro 2171681 en vertu de la législation canadienne. En mars 1998, le Cégep réclame en justice de Mercier Lamontagne et ass. inc. un solde de compte, pour services de recherche. Cette poursuite se règle dans une transaction, close en août 1999, aux termes de laquelle Mercier Lamontagne et ass. Inc. abandonne au Cégep tous ses droits titres et intérêts dans les biens hypothéqués; le Cégep reconnaît l’existence de l’hypothèque mais se réserve le droit d’en contester la validité. Leblanc et Lafrance Inc., le bailleur de fonds de Mercier Lamontagne et ass. inc., prend connaissance en mars 2000 de l’écrit constatant la transaction intervenue et le transfert de propriété de la technologie en faveur du Cégep; quelques mois plus tard, en juin 2000, Leblanc et Lafrance Inc. inscrit au Registre des droits personnels et réels mobiliers un avis de conservation de son hypothèque sur cette technologie. Le Cégep présente subséquemment une requête en radiation d’hypothèque mobilière devant la Cour supérieure du district de Trois-Rivières. Cette requête fait l’objet d’une exception déclinatoire, Hypothèque grevant une invention non brevetée 891 que rejette un premier jugement3. Elle fait ensuite l’objet d’un jugement au fonds, présentement commenté. Le Cégep plaide ce qui suit: les droits en litige ne pouvaient faire l’objet d’une hypothèque; celui qui a constitué l’hypothèque n’avait pas la propriété des biens qu’il a prétendu grever et, au surplus, avait consenti cette hypothèque en fraude des droits de ses créanciers; enfin, l’hypothèque n’avait pas fait l’objet de l’inscription en temps utile d’un avis de conservation conforme à l’article 2700 C.c.Q., suite au transfert de propriété de la technologie survenu lors de la transaction. Le tribunal rejette ces prétentions, sauf la dernière, sur laquelle il se fonde pour ordonner la radiation de l’hypothèque. Le tribunal constate en effet que la transaction intervenue comportait un transfert de la propriété des biens hypothéqués et que ce transfert effectué hors du cours des activités de l’entreprise, avait pour effet d’éteindre l’hypothèque à moins qu’un avis de conservation ne soit inscrit en temps utile4, ce qui ne fut pas le cas. Nous nous intéresserons dans ce commentaire à ces portions du jugement qui traitent de la première et de la dernière prétentions du requérant, savoir: la propriété intellectuelle concernée ne pouvait faire l’objet d’une hypothèque et, deuxièmement, l’absence d’inscription dans les délais prescrits d’un avis de conservation. 2. Les biens grevés pouvaient faire l’objet d’une hypothèque au sens du Code civil du Québec On aura noté que dans cette affaire les rédacteurs du document constitutif d’hypothèque avaient prévu que celle-ci grèverait «les droits» du constituant dans les quatre éléments d’actifs suivants: (i) la technologie et les procédés, brevetables ou non brevetables, de conservation de certains végétaux en vue de leur mise en pâte; (ii) la 3. CEGEP de Trois-Rivières c. Leblanc & Lafrance Inc., C.S. Trois-Rivières, no 400-05-002883-008, 27 septembre 2000, J.E. 2000-1988 (C.S.Q.). L’intimé demandait le renvoi de l’instance devant la Cour supérieure du district de St-Hyacinthe (présumément le tribunal du domicile du débiteur et constituant de l’hypothèque). La cour juge que le dossier démontrait que le Cégep était propriétaire de la technologie et, dès lors, que le tribunal de son domicile était compétent, aux termes du deuxième alinéa de l’article 804 C.p.c. 4. Soit «dans les quinze jours qui suivent le moment où le créancier a été informé, par écrit, du transfert du bien»: art. 2700 C.c.Q. 892 Les Cahiers de propriété intellectuelle technologie et les procédés, brevetables ou non brevetables de mise en pâte de certains produits en vue de leur utilisation pour la fabrication du papier; (iii) une demande de brevet américain; et (iv) une demande de brevet canadien. Il semble qu’on n’ait pas invité le tribunal à analyser distinctement ces éléments; le tribunal en effet les considère tous ensemble et se pose la question suivante: «une invention non brevetée peut-elle faire l’objet d’une hypothèque?»5. 2.1 L’article 2684 C.c.Q. Le requérant plaide que l’article 2684 C.c.Q. ne permet pas la création d’une hypothèque mobilière sur une invention non brevetée. Cet article se lit comme suit: Seule la personne ou le fiduciaire qui exploite une entreprise peut consentir une hypothèque sur une universalité de biens, meubles ou immeubles, présents ou à venir, corporels ou incorporels. Celui qui exploite une entreprise peut, ainsi, hypothéquer les animaux, l’outillage ou le matériel d’équipement professionnel, les créances et comptes clients, les brevets et marques de commerce, ou encore les meubles corporels qui font partie de l’actif de l’une ou l’autre de ses entreprises et qui sont détenus afin d’être vendus, loués ou traités dans le processus de fabrication ou de transformation d’une bien destiné à la vente, à la location ou à la prestation de services. Le requérant fonde son argument sur une technique d’interprétation: puisqu’une invention non brevetée ne se retrouve pas parmi les biens énumérés au second alinéa de l’article 2684 C.c.Q., on ne peut l’hypothéquer. Le tribunal ne retient pas cette interprétation. En effet, juge-t-il, l’article 2684 C.c.Q. traite d’hypothèques sur universalités de biens et n’entre pas ici en jeu puisque l’hypothèque en cause porte sur un bien particulier ainsi que ses accessoires6; de toute façon, juge-t-il également, l’énumération contenue à l’article 2684 C.c.Q. 5. Par. 10 du jugement. 6. Par. 12 du jugement. Hypothèque grevant une invention non brevetée 893 n’a rien de limitatif: dût-il s’appliquer, cet article n’empêcherait donc pas la constitution d’une hypothèque sur une invention non brevetée7. 2.2 Le concept d’«universalité de biens» Le Code civil du Québec consacre plusieurs articles à l’hypothèque portant sur une «universalité de biens», mobiliers ou immobiliers. En référant à cette espèce d’hypothèque, le Code emploie le plus souvent l’expression «une universalité», ce qui laisse beaucoup de liberté aux parties contractantes. Elles peuvent décider de l’étendue de l’universalité. En matière de créances, par exemple, le débiteur pourrait tout aussi bien hypothéquer l’universalité de ses créances, ou l’universalité de ses créances garanties par hypothèque immobilière, ou l’universalité de ses créances garanties par des hypothèques immobilières grevant des immeubles situés au Québec; l’universalité peut aussi se restreindre autrement: ainsi le débiteur pourrait hypothéquer l’universalité de ses créances dues par des clients remplissant telle ou telle caractéristique ou encore l’universalité des créances que lui doit et lui devra dans le futur un seul client. Une universalité peut ainsi s’établir relativement à des biens qui font l’objet de rapport entre deux seules personnes; le Code civil en propose quelques exemples: la vente par un vendeur à un acheteur de «plusieurs biens considérés comme une universalité» (art. 1453 C.c.Q.), les réserves de propriété devant porter sur l’universalité de biens de même nature susceptibles d’être vendus par une entreprise à une autre (art. 2961.1 C.c.Q.) ou la cession de l’universalité des droits contractuels résultant des réserves de propriété en pareilles circonstances (art. 2961.1 C.c.Q.). Le Code n’exige pas des biens composant l’universalité sur laquelle l’hypothèque porte qu’ils soient de même nature (tandis qu’il l’exige à propos de l’inscription globale de ventes à tempérament – art. 2961.1 C.c.Q.). Le Code fait de la «nature» de l’universalité – qu’il demande d’indiquer dans l’acte constitutif d’hypothèque (art. 2697 C.c.Q.) – le critère de rattachement ou le dénominateur commun; l’application de ce critère ou de ce dénominateur à un bien précis doit permettre de conclure que l’hypothèque le grève ou ne le grève pas. Dans cette perspective, une hypothèque sur une universalité de biens meubles peut grever des biens qui n’ont pas la même 7. Par. 15 à 21 du jugement. 894 Les Cahiers de propriété intellectuelle nature, mais qui se retrouvent à l’intérieur de l’universalité. Par exemple, l’hypothèque grevant l’universalité des placements inscrits en compte par un courtier pour le bénéfice du constituant pourrait, suivant les circonstances, grever des actions, des obligations, des unités de fonds communs de placement ou du numéraire. Ce concept d’universalité permet de décrire d’une manière générique un ensemble de biens partageant une nature commune8 ou se rattachant à une même exploitation9 et faire porter commodément le contrat (i.e. vente, hypothèque) sur les biens futurs qui entreront un jour dans cette universalité. Il peut s’avérer fort utile, voire indispensable, lorsqu’il s’agit de grever certains biens d’une sûreté. On peut penser ici à la création d’une sûreté sur l’information confidentielle, les secrets de commerce et les connaissances techniques. Une hypothèque spécifique exigerait une «description suffisante» de chaque bien grevé (art. 2697 C.c.Q.), ce qui peut avoir un effet de divulgation et enlever toute valeur à la propriété: le créancier, au contraire, veut s’assurer que le constituant de l’hypothèque prendra les moyens requis pour protéger le caractère confidentiel du secret de commerce10. Ce concept d’universalité est étranger aux lois fédérales sur la propriété intellectuelle; lorsque celles-ci traitent de cession, il s’agit de la cession d’un droit spécifique et identifié: un brevet, une demande de brevet, un droit d’auteur sur une œuvre déterminée. Cependant, les concepts du Code civil entrent en jeu à propos du droit de propriété portant sur des droits régis par ces lois fédérales ou de contrats à leur sujet. Ainsi, a-t-on jugé, le co-titulaire d’un brevet doit se conformer aux dispositions du Code civil qui interdisent au co-propriétaire d’utiliser seul le bien indivis sans le consentement de l’autre co-propriétaire et sans lui remettre sa part des profits11; le paragraphe 57(3) de la Loi sur le droit d’auteur (L.R.C. (1985), 8. 9. V.g. art. 2961 C.c.Q. V.g. l’universalité des biens en stocks de l’une ou l’autre des entreprises de celui qui crée l’hypothèque d’une entreprise: art. 2684 C.c.Q. 10. Des commentateurs américains écrivent: «Customer lists, business and marketing secrets as well as technological confidences comprise a vast stock of intangible assets which are useful as collateral»: T. Ward et W.S. Murphy, «Security interest in intellectual property under U.S. law: The existing dissonance and proposed solutions», dans Leveraging knowledge assets: Security interests in intellectual property, London, Ontario, 16-17 novembre 2001, Commission du droit du Canada, Faculty of Law & Richard Ivey School of Business, University of Western Ontario, p. 6, note 6. Les textes de cette conférence doivent faire l’objet d’une publication prochainement. 11. Marchand c. Péloquin, [1978] C.A. 266 (C.A.Q.). Hypothèque grevant une invention non brevetée 895 c. C-42) ne donne pas au second cessionnaire d’un droit d’auteur, qui a enregistré sa cession à l’OPIC après que soit intervenue une deuxième cession du même droit, préséance sur le titre de propriété que ce second cessionnaire fondait sur les dispositions du Code civil du Bas-Canada relatives à la protection de l’acquéreur de bonne foi du bien d’autrui en matières commerciales12. À titre d’exemple encore, on a jugé que l’article 1374 C.c.Q., permettant qu’un bien futur fasse l’objet d’une obligation, rend efficace la cession d’un droit d’auteur encore non existant13. Dans l’arrêt sous étude, le tribunal décide que l’hypothèque en cause ne porte pas sur une universalité mais sur un bien particulier et ses accessoires, sans élaborer sur les raisons qui l’ont mené à cette conclusion. 2.3 La propriété intellectuelle et l’hypothèque du Code civil Aucun passage du jugement sous étude ne traite de l’interrelation entre le Code civil du Québec et les lois fédérales portant sur le droit d’auteur, les brevets ou sur d’autres éléments de propriété intellectuelle. Il y est pris pour acquis que ces droits sont des «biens incorporels» susceptibles d’être grevés par l’hypothèque prévue au Code civil. Le chevauchement des juridictions fédérales et provinciales en matière de propriété intellectuelle et de contrats portant sur celle-ci – en particulier les contrats constitutifs de sûreté – a fait l’objet de nombreux commentaires14. Il déborde du cadre du présent texte d’en présenter la substance. Mentionnons cependant ce qui suit. Il nous apparaît raisonnablement certain, dans l’état actuel du droit, que les dispositions du Code civil sur les sûretés régissent celles créées sur la propriété intellectuelle. Le Code civil du Québec traite des droits de propriété intellectuelle sous certains aspects15; on reconnaît généralement qu’il les fait tomber dans la catégorie des «biens incorporels», sur lesquels le droit de propriété peut porter16 et 12. Poolman c. Eiffel Productions S.A. (1991), 35 C.P.R. (3d) 384 (C.F.P.I.). 13. Diffusion YFB Inc. c. Les disques Gamma (Québec) Ltée, [1999] R.J.Q. 1455 (C.S.Q.). 14. Voir autorités citées dans L. Payette, Les sûretés réelles dans le Code civil du Québec, 2e éd., Éditions Yvon Blais, 2001, p. 561 à 606, plus spécialement aux notes 1705, 1711 et 1712. 15. Voir art. 458 (acquêts), 909 (distinction entre capital et revenu), 1612 (usage sans droit d’un secret commercial), 2088 (devoirs d’un salarié). 16. Art. 947 et 899 C.c.Q. 896 Les Cahiers de propriété intellectuelle qu’une hypothèque peut grever17; l’article 2684 C.c.Q. mentionne d’ailleurs expressément les brevets et les marques de commerce parmi les biens susceptibles d’hypothèque, tel que souligné dans ce jugement. Les lois fédérales, de leur côté, n’élaborent pas de régime de sûretés (création, publicité, rang, recours) en matière de droits d’auteur, de brevets ou autres droits de propriété intellectuelle. Elles n’abordent pas expressément ces questions; elles traitent de cession de droits mais il n’est pas évident que leurs dispositions sur les cessions s’appliquent à la constitution de sûretés. La Loi sur le droit d’auteur comporte une référence furtive à une situation où le titulaire d’un droit d’auteur hypothèque son droit: le paragraphe 58(1) traite en effet des formalités à respecter pour la validité d’une cession par un «cédant», par un «concédant» ou par un «débiteur hypothécaire». L’article 14 de la Loi sur les topographies de circuits intégrés (L.R.C., c. I-14.6) permet au tribunal de rendre un jugement à propos d’un circuit importé au Canada en contravention avec la loi; l’alinéa 14(4)a) précise que «l’hypothèque ... selon le Code civil du Québec» qui grève le circuit intégré en question n’a d’effet que dans la mesure compatible avec l’existence du jugement. Compte tenu des modifications apportées en 2001 à la loi fédérale sur l’interprétation18, il ne fait guère de doute que les mots «hypothèque» ou «débiteur hypothécaire» employés dans ces lois réfèrent, au Québec, à l’hypothèque du Code civil ou au débiteur hypothécaire du Code civil19. 2.4 Les demandes de brevet L’hypothèque en cause grevait une demande de brevet en vertu des lois canadiennes et une demande de brevet en vertu des lois américaines. 17. Art. 2666 C.c.Q. 18. 49-50 Elizabeth II, 2001, chapitre 4. 19. Les articles 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation se lisent comme suit: «8.1. Le droit civil et la common law font pareillement autorité et sont tous deux sources de droit en matière de propriété et de droits civils au Canada et, s’il est nécessaire de recourir à des règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d’assurer l’application d’un texte dans une province, il faut, sauf règle de droit s’y opposant, avoir recours aux règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l’application du texte. 8.2. Sauf règle de droit s’y opposant, est entendu dans un sens compatible avec le système juridique de la province d’application le texte qui emploie à la fois des termes propres au droit civil de la province de Québec et des termes propres à la common law des autres provinces, ou qui emploie des termes qui ont un sens différent dans l’un et l’autre de ces systèmes.» Hypothèque grevant une invention non brevetée 897 Le dépôt d’une demande de brevet est constitutif de droits; la Loi sur les brevets (L.R.C. (1985), c. P-4) en prévoit la cession20; aussi, a-t-on déjà considéré une demande de brevet comme un «bien»21. Dans ce contexte, l’hypothèque peut avoir pour objet les demandes de brevet aussi bien que les brevets eux-mêmes. La Loi sur les brevets prévoit l’enregistrement d’une cession du brevet et protège le cessionnaire enregistré contre un cessionnaire subséquent. Elle n’accorde pas cette protection au cessionnaire qui n’enregistre pas; celui-ci peut donc perdre ses droits au profit d’un cessionnaire subséquent qui, lui, enregistre22. Contrairement à la Loi sur le droit d’auteur (L.R.C. (1985), c. C-42) elle accorde cette protection au cessionnaire subséquent sans exiger de lui qu’il soit de bonne foi, rendant ainsi plus vulnérable une cession antérieure non enregistrée à l’OPIC et du même coup – si une «cession» devrait comprendre une hypothèque – une hypothèque antérieure sur brevet ou demande de brevet non enregistrée à l’OPIC. La Loi sur les brevets n’emploie toutefois nulle part l’expression «mortgagor» ou «débiteur hypothécaire»23. Ces questions ne sont pas discutées dans l’arrêt sous étude, dont le rapport n’indique pas s’il y avait eu enregistrement de l’hypothèque à l’OPIC. 3. L’aliénation des biens grevés et l’absence d’inscription en temps utile d’un avis de conservation En introduisant l’hypothèque mobilière dans notre droit, le Code civil du Québec a du même coup reconnu l’existence d’un droit de suite en faveur du créancier titulaire de cette hypothèque. L’hypothèque confère en effet au créancier «le droit de suivre le bien en quelques mains qu’il soit» afin d’y exercer ses recours (art. 2660 C.c.Q.). 20. Art. 49, 50 et 90 de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), c. P-4. 21. Allseas Engineering B.V. c. Marine Structure Consultants (MSC) B.V. et al., 13 C.P.R. (3d) 84 (C.S. Qué.). 22. 3288731 Canada inc. c. Poinçons de Waterloo inc., C.S. Bedford, no 460-05000290-960, 7 avril 1998, B.E. 98BE-605 (C.S.Q.), confirmé par Poinçons de Waterloo inc. c. 3288731 Canada inc., C.A. Montréal, no 500-09-006534-986, 26 février 2001, [2001] J.Q. no 804 (octroi, par le détenteur d’un brevet, d’une licence exclusive de fabrication; absence d’enregistrement de cette licence; enregistrement d’une cession subséquente du brevet; inopposabilité de la licence au nouveau détenteur du brevet). 23. Contrairement au Patents Act 1977 du Royaume Uni dont les alinéas 33(3)(a) et (b) font tomber un «mortgage» de brevet sous la même règle que l’«assignment» du brevet. 898 Les Cahiers de propriété intellectuelle Compte tenu de la circulation des biens meubles, de la nécessité de protéger les acquéreurs de ces biens et le commerce en général, compte tenu également des limites du système de publicité réelle en matière mobilière24, le législateur a dû mettre en place des mécanismes pour protéger les tiers contre l’exercice de ce droit de suite. Un premier mécanisme, drastique, consiste en rien de moins que l’extinction de l’hypothèque mobilière grevant un bien lorsque celui-ci fait l’objet d’une aliénation dans le cours des activités d’une entreprise (art. 2694, 2700 C.c.Q.). Un second mécanisme entre en jeu dans le cas d’une aliénation faite hors le cours des activités de l’entreprise. Il consiste également en l’extinction de l’hypothèque, faute par le créancier, une fois informé par écrit de l’aliénation du bien et du nom de l’acquéreur, d’inscrire au Registre des droits personnels et réels mobiliers un avis de conservation de son hypothèque dans les quinze jours où il a ainsi acquis connaissance de l’aliénation (art. 2700 C.c.Q.). L’inscription de cet avis permet aux tiers qui effectuent une recherche au registre sous le nom de l’acquéreur de découvrir l’existence de l’hypothèque. La Cour d’appel a jugé que l’article 2700 C.c.Q. n’impose aucun formalisme quant à l’information écrite reçue par le créancier: il peut tout autant s’agir d’un échange de correspondance, de la remise au créancier – ou à ses procureurs – d’un contrat constatant cette aliénation, que d’un avis à proprement parler25. L’application de cet article 2700 C.c.Q. ne se limite pas aux seuls biens meubles corporels. Dans l’affaire en cause, il ne faisait guère de doute que la transmission de la propriété de la technologie hypothéquée ne résultait pas d’un geste posé dans le cours des activités de l’entreprise. Cette transmission, rappelons-le, était l’aboutissement d’une transaction relative à une réclamation litigieuse: le Cégep s’est porté acquéreur de l’invention dans le contexte de cette transaction, qui mit fin à un procès au sujet du coût de sa mise au point. 24. Une recherche au Registre des droits personnels et réels mobiliers sous la description du bien (comme celle qui s’effectue au registre foncier sous la description cadastrale de l’immeuble) n’est possible que pour les véhicules routiers. 25. Caisse populaire St-Zacharie c. J.G. Allen Industries Inc., [2000] R.J.Q. 58 (C.A.Q.) (aliénation d’un effet de commerce hypothéqué non suivie d’un avis d’inscription). Hypothèque grevant une invention non brevetée 899 Le tribunal en vient à la conclusion que l’inscription de l’avis de conservation dans les quinze jours s’imposait. Elle n’eut pas lieu dans ce délai. Le tribunal juge par conséquent l’hypothèque éteinte et en ordonne la radiation. Comme on peut le constater, la connaissance par l’acquéreur de l’existence de l’hypothèque sur le bien acquis par lui n’a eu aucune incidence sur la mise en application de la règle de l’article 2700 C.c.Q. Il faut ici noter la rigueur du droit: «L’avis donné ou la connaissance acquise d’un droit non publié ne supplée jamais le défaut de publicité» (art. 2963 C.c.Q.). Compte rendu Droit d’auteur et numérique: logiciels, bases de données, multimédia Droit belge, européen et comparé* Céline François** Dans un contexte où les technologies se développent plus rapidement que nos modes de pensée, nombreux sont les juristes qui s’improvisent auteurs, «vulgarisant» les notions de propriété intellectuelle adaptées aux nouvelles techniques de création. Cet ouvrage constitue donc une exception; seule l’excellente maîtrise de chacun des principaux systèmes de droits d’auteur, nationaux, communautaire et international permet une analyse profonde et complète du droit positif comparé en la matière. En effet, la première partie traitant des principes généraux des droits d’auteur présente une jurisprudence très riche de manière concrète et les concepts juridiques y sont si clairement exposés que la logique de la matière devient une évidence. Après l’étude des règles communes essentielles aux contrats de droits d’auteur, avec une nette distinction entre les droits économiques exclusifs, les droits à rémunération et les droits moraux, les dispositions régissant les con© * ** LEGER ROBIC RICHARD, 2002. Alain STROWEL et Estelle DERCLAYE, Droit d’auteur et numérique: logiciels, bases de données, multimédia – Droit belge, européen et comparé, édition Bruylant (Bruxelles 2001), 488 pages; ISBN 2-8027-1518-6. Stagiaire française auprès du cabinet d’avocats LÉGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c et du cabinet d’agents de brevets et de marques de commerce ROBIC, s.e.n.c. 901 902 Les Cahiers de propriété intellectuelle trats «particuliers» comme le contrat de commande sont décrites avec des considérations pratiques décisives, preuves du recul nécessaire à la compréhension de leur équilibre, trop souvent «instable». Les trois autres parties, le cœur de l’ouvrage réactualisé, traitent des protections offertes par le droit d’auteur aux nouvelles formes de création: les programmes d’ordinateur et les bases de données harmonisées par des directives communautaires ainsi que ce qui est qualifiable de «multimédia». L’appréhension des caractéristiques «à part» de ces nouvelles œuvres permet la compréhension de la nécessité de dispositions spécialement adaptées. Mais comme le soulignent justement les auteurs, ces droits ne naissent pas «ex-nihilo», et on apprend à user avec parcimonie de concepts tels que le «vide juridique», prôné par tant de professionnels lors de l’avènement de ces nouvelles techniques de communication. Cette étude exhaustive n’omet pas les moyens dits «résiduels» de protection, par le brevet, les semi-conducteurs et les codes source dans le cas des programmes d’ordinateur, et par le droit sui generis et la concurrence déloyale notamment concernant les bases de données. Les auteurs se livrent ensuite à la très controversée et donc nécessaire qualification juridique de l’œuvre multimédia en se fondant sur le modèle des jeux vidéo pour en dessiner le régime actuel et en anticiper les développements futurs. Ainsi, Alain Strowel et Estelle Derclaye marquent cette œuvre de collaboration de l’empreinte de leurs personnalités et l’on ne peut que les féliciter d’avoir ici exercé leur droit moral de divulgation. Compte rendu Le commerce électronique européen sur les rails? Analyse et propositions de mise en œuvre de la directive sur le commerce électronique* Vincent Gautrais** Le droit du commerce électronique est un droit «bâtard». Comprenons par là qu’il s’agit d’un droit qui se prête difficilement à l’autarcie et au recroquevillement. C’est d’autant plus vrai que ce domaine s’est d’abord forgé à l’échelle internationale1 pour ensuite donner lieu, comme c’est le cas partout le monde, à des lois nationales ou régionales. Ici, au Québec, une loi spécifique vient d’ailleurs d’intégrer notre droit positif2 en apportant, notamment, des changements significatifs au Code civil du Québec. Ainsi, depuis le début des années 2000, on assiste dans chaque pays à l’émergence d’une flopée incroyable de textes spécifiques à cette matière3 qui présen© Vincent Gautrais, 2002. * Étienne MONTERO (dir.), Le commerce électronique européen sur les rails? Analyse et propositions de mise en œuvre de la directive sur le commerce électronique, Cahiers du CRID, vol. 19 (Bruxelles, Bruylant, 2001), 435 p.; ISBN 2-80271510-0. ** Professeur, Faculté de droit, Université de Montréal. Codirecteur de la Maîtrise pluridisciplinaire en commerce électronique. Courrier électronique: vincent. [email protected]. Site Internet: <http://www.droit.umontreal.ca/cours/ Ecommerce/accueil.htm>. 1. Il est d’abord possible de citer la Loi type de la CNUDCI sur le commerce électronique (1996) (avec article 5 bis tel qu’ajouté en 1998). 2. Loi québécoise concernant l’encadrement des technologies de l’information mise en vigueur le 1er novembre 2001 et disponible à: <http://www.droit.umontreal. ca/cours/Ecommerce/loi.pdf>. 3. Cette émergence de lois est la même mais aussi dans la plupart des pays industrialisés. À titre d’exemple, nous retiendrons la Loi ontarienne sur le commerce 903 904 Les Cahiers de propriété intellectuelle tent, on pouvait s’y attendre, sa série de ressemblances et de distinctions. Le droit du commerce électronique est donc un domaine désormais fortement encadré et cet état de fait constitue une nouveauté par rapport à il y a de ça quelques années. C’est particulièrement le cas en Europe, où la matière dispose déjà d’une pléthore de documents, fruit d’une réflexion véritable et poussée de plus d’une dizaine de documents ayant une portée directe ou indirecte sur les différents acteurs du réseau de réseaux4. Afin d’éviter le risque de voir certaines distinctions apparaître entre les différentes législations des États membres, l’approche européenne, qui vise à l’intégration et à l’harmonisation des normes, utilise le système de la directive européenne, savoir un texte érigé à l’échelon supranational qui établit les principes de base, à charge pour les États membres d’ensuite appliquer des modalités plus précises. Aussi, dans un domaine aussi central et porteur que le commerce électronique, les instances européennes ont donc élaboré la Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur5. Ce texte constitue la pierre angulaire de la construction juridique européenne de la société de l’information et présente certains éléments majeurs qui auraient dû déjà être transposés dans électronique (http://192.75.156.68/DBLaws/Statutes/French/00e17_f.htm), les deux lois américaines (Uniform Electronic Transaction Act (http://www.law. upenn.edu/bll/ulc/uecicta/eta1299.htm) et UCITA (http://www.law.upenn.edu/ bll/ulc/ucita/ucita01.htm) et la loi française du 13 mars 2000 (http://www. legifrance.gouv.fr/citoyen/jorf_nor.ow?numjo=JUSX9900020L) et évidemment le texte phare que constitue la Loi modèle de la CNUDCI sur le commerce électronique (disponible à http://www.uncitral.org/french/texts/electcom/ml-ecommf.htm). (sites visités le 1er décembre 2001). 4. Par exemple, Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données; Directive 97/66/CE du Parlement européen et du Conseil du 15 décembre 1997 concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des télécommunications; Directive 97/7/CE du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 1997 concernant la protection des consommateurs en matière de contrats à distance; Directive 1999/93/CE du parlement européen et du conseil du 13 décembre 1999 sur un cadre communautaire pour les signatures électroniques; Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. 5. Texte disponible à <http://europa.eu.int/eur-lex/fr/lif/dat/2000/fr_300L0031. html>. Le commerce électronique européen sur les rails? 905 les différents droits nationaux depuis le 17 janvier 2002. La plupart des pays membres sont déjà en retard, ce qui est généralement la norme6. Le présent ouvrage constitue à notre connaissance la toute première étude exhaustive de cette Directive et, de ce seul fait, peut être considéré comme un événement dans la communauté juridique. Il permet ainsi de tracer une vision complète de l’économie générale de la Directive, le tout par une équipe de chercheurs qui constitue sans aucun doute la source européenne première de doctrine sur la question. 1) Économie de la Directive Ce qui choque en analysant ladite Directive, c’est que sa portée est à la fois générale et spécifique. D’abord, la globalité de ce texte se matérialise à plusieurs égards. Ainsi, plusieurs des questions classiques que l’on trouve dans la plupart des lois nationales sont évidemment traitées dans cette Directive. Par exemple, les questions fort communes de contrats électroniques ou de responsabilité des intermédiaires de services disposent, pour ne citer qu’elles, d’un traitement fort naturel dans ce document. À titre d’illustration, il est possible de citer le principe de neutralité technologique qui a été presque universellement utilisé afin d’éliminer les éventuels empêchements juridiques au commerce électronique. Un autre élément qui ressort de la Directive est qu’elle a pour vertu de s’appliquer tant dans les relations de consommation que celles mettant en contact des commerçants entre eux, des spécificités étant souvent de mise, comme ailleurs, pour la première catégorie. Mais la Directive va plus loin et cherche à s’attaquer à un certain nombre de questions spécifiques. Il est par exemple notoire de constater que des questions aussi précises que l’encadrement de certaines professions réglementées (avocats, architectes, médecins, pharmaciens, etc.), la résolution des différends, la gestion des fichiers «cache», certaines méthodes de publicité comme le pourriel («spamming»), etc., sont autant d’objets qui bénéficient d’un traitement au sein de cette Directive. Il s’agit donc de questions souvent très particulières qui demeurent néanmoins encore évasives du fait 6. À titre d’exemple, la Directive européenne sur la protection des renseignements personnels de 1995 n’a toujours pas été transposée dans cinq États membres. Un processus de rétorsion par la Commission européenne a dans chaque cas été mis en place. 906 Les Cahiers de propriété intellectuelle de la portée indirecte des Directives qui ne servent qu’à poser les principes généraux. Cette édiction des normes en deux étapes est assurément un gage fort intéressant à la fois d’adaptation et d’harmonisation, le tout en laissant aux États suffisamment de souplesse pour ne pas annihiler certaines de leurs spécificités nationales. Sur le plan international, il est possible de constater qu’à bien des égards, lorsque l’on compare la Directive avec d’autres textes de portée nationale, et notamment ceux dont on dispose au Canada, elle possède son lot d’éléments distincts et de ressemblances. Par exemple, les obligations de tous commerçants quant à l’information qu’ils ont le devoir de dispenser, tant sur eux que sur les produits qu’ils proposent, ressemblent sensiblement aux principes qui apparaissent, à quelques détails près, dans les lignes directrices du Bureau de la Consommation7. En revanche, quant aux obligations d’un commerçant qui contracte avec un consommateur, et comme nous le montrent plusieurs des coauteurs du livre, la Directive constitue un exemple d’un texte assez protecteur, notamment quant aux obligations relatives à l’accusé de réception. Un autre élément assez significatif que l’on est capable de distinguer dans cette Directive est la progression logique qui a tendance à suivre la mise en place du processus contractuel, même si plusieurs éléments sont clairement de nature délictuelle. Ainsi, on devine une volonté d’encadrer les différentes étapes de la mise en marché électronique en passant par la façon de divulguer l’information, les méthodes transactionnelles à proprement parler et, enfin, tout ce qui constitue le nécessaire suivi post-transactionnel de service à la clientèle. L’avant, le pendant et l’après contrat sont donc encadrés par la Directive, qui propose en certains cas des mesures précises quant à la façon de procéder. 2) L’économie de l’ouvrage Quant à l’ouvrage en tant que tel, il est d’abord notable de constater qu’il provient d’un centre de recherche fort réputé et très prolifique, le CRID (Centre de Recherches Informatique et Droit)8 qui, 7. Bureau de la Consommation, «Principes régissant la protection des consommateurs dans le commerce électronique et documents connexes», (1999), disponible à: <http://strategis.ic.gc.ca/SSGF/ca01185f.html>. Notons qu’en ce cas, il ne s’agit pas d’un vrai texte formel mais davantage d’une source que l’on pourrait qualifier d’usage. 8. Le site du CRID est disponible à: <http://www.droit.fundp.ac.be/crid/default. htm>. Le commerce électronique européen sur les rails? 907 depuis plus de vingt ans, produit notamment cette collection d’ouvrages sur la question, dont le présent recueil constitue la dix-neuvième réalisation9. Aussi, et afin de répondre promptement à la demande, l’interprétation de la Directive qui est proposée dans cet ouvrage est le fruit du travail de huit collaborateurs de ce centre de recherche, qui ont suivi le découpage de la Directive pour en faire une lecture article par article. Face à ce texte fondamental de la construction de l’Europe électronique, ce livre illustre par lui-même qu’il n’est pas de trop et que les plus de quatre cents pages qui le constituent sont toutes nécessaires à la compréhension de ce nouvel outil juridique. En effet, malgré l’apparente simplicité de la Directive, il persiste un certain nombre d’interrogations qui ne manqueront pas de survenir dans l’avenir, notamment lors de l’étape de la transposition. Aussi, les professeurs, enseignants et chercheurs du CRID ont eu la riche initiative de mettre rapidement à profit leur expertise unique pour élaborer ce qui constitue un vrai ouvrage de doctrine alors que, comme nous le signalions plus tôt, la Directive n’est pas encore transposée dans plusieurs pays. Pour le lecteur nord-américain, il est néanmoins possible de déceler deux légers éléments qui auraient pu améliorer la portée didactique de l’ouvrage. D’une part, ces experts sur la question eurent été plus fortement compris en intégrant tout simplement ladite Directive dans l’ouvrage lui-même et ce, même si des passages en sont fréquemment repris au fur et à mesure de son interprétation et si, encore une fois, il ne s’agit pas d’un droit d’application directe comme peut l’être, par exemple, un règlement. Aussi, l’ouvrage, et on le comprend tout à fait (cela apparaît dans son titre même), est directement dirigé dans une perspective nationale et donc dans la perspective de transposition de la Directive en Belgique. À cet égard, l’ouvrage se termine avec une proposition intéressante des auteurs eux-mêmes d’un Avant projet de loi belge sur certains aspects juridiques des services de la société de l’information10. Cet ouvrage constitue donc, en dépit d’une substance propre, un exemple instructif d’un encadrement légal complet, très complet même. Face à cet ensemble de principes généraux qui sont reproduits dans les soixante-cinq considérants, les vingt-quatre articles et 9. L’ensemble de la collection des Cahiers du CRID est disponible à: <http:// www.droit.fundp.ac.be/crid/cahiers.htm>. 10. Page 403. 908 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’annexe qui constituent cette Directive et qui pourraient rendre jaloux tout juriste friand de règles à appliquer et à interpréter, il est en effet possible de se rendre compte que tout encadrement législatif dans un domaine aussi neuf soulève immanquablement des doutes quant à son application. À ce titre, la présente Directive constitue la première étape législative, à laquelle la Commission entend déjà apporter certains ajouts (sur le «spamming» notamment). Mais il faut bien commencer quelque part, et cet ouvrage constitue le premier guide d’interprétation de ce premier texte, une sorte de Directive annotée qui traduit en termes clairs mais néanmoins scientifiques le traitement européen de l’encadrement juridique du commerce électronique. Compte rendu Copyright Limitations and Contracts: An Analysis of the Contractual Overridability of Limitations on Copyright* Christel Lacarrière** Thème qui restera d’actualité même avec l’avancée des technologies nouvelles de communication: le système du droit d’auteur. Cet ouvrage, publié chez Kluwer, s’intéresse au droit d’auteur et plus particulièrement à la délicate question de ses limites et de l’équilibre à maintenir dans les relations contractuelles privées en raison des diverses approches qui en sont faites et, surtout, au regard du principe de la liberté de contracter. L’analyse comparative qui nous est proposée dans cet ouvrage permet de mettre en lumière ces différents points. L’auteure, qui nous expose ici de façon magistrale sa thèse doctorale, contribue aux recherches de l’Institut de l’Information et du Droit (Institute for Information Law IViR) et est conférencière à l’Université d’Amsterdam1. © LEGER ROBIC RICHARD / ROBIC, 2002. * Lucie GUIBAULT, Copyright Limitations and Contracts: An Analysis of the Contractual Overridability of Limitations on Copyright, coll. Information Law Series no 9 (La Haye, Kluwer Law International, 2002), 377 pages. ** Étudiante française en stage auprès du cabinet d’avocats LEGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c et du cabinet d’agents de brevets et de marques de commerce ROBIC, s.e.n.c. 1. Elle est également membre du Comité de rédaction des C.P.I., ce qui n’a d’ailleurs été révélé à l’auteure qu’après la remise de son compte rendu. 909 910 Les Cahiers de propriété intellectuelle En guise d’introduction à son ouvrage, Lucie Guibault expose les données du problème lié au droit d’auteur et la manière avec laquelle elle souhaite nous exposer ses travaux de réflexion. Le livre est divisé en trois principaux volets: les règles sur le droit d’auteur et les limites au droit d’auteur, le principe de liberté contractuelle et ses limites inhérentes et la liberté contractuelle à l’égard de l’objet protégé par le droit d’auteur. Examinant d’abord les règles sur le droit d’auteur et les limites au droit d’auteur, l’auteure traite des disparités qui existent entre les régimes de droit d’auteur, disparités qui sont liées aux deux écoles de pensée: la première, qui concerne les droits d’auteur en Europe continentale et qui trouve ses fondements dans une approche de droit naturel, tandis que la deuxième école de pensée concerne la tradition américaine, qui trouve ses fondements dans une approche plus concrète et pratique, une approche «utilitaire». L’auteure traite par la suite du principe de la liberté contractuelle et de ses limites inhérentes en exposant certains recoupements entre les règles propres au droit des contrats et celles relatives au droit d’auteur. Dans la troisième et dernière partie de son ouvrage, l’auteure aborde la liberté contractuelle à l’égard de l’usage de l’objet protégé par le droit d’auteur. Les clauses contractuelles spécifiques à chaque pays sont envisagées pour en vérifier leur conformité avec l’esprit de la législation sur le droit d’auteur. Ainsi sont mises en évidence, d’une part, certaines des limites législatives existantes et, d’autre part, la question de déterminer si une clause doit être jugée comme abusive ou déraisonnable à l’égard d’un usager d’objets protégés. Enfin, l’auteure résume son étude en soulignant les divergences de chacun des régimes de droit d’auteur et en apportant des éléments de réponse aux interrogations de la validité de certaines clauses ou contrats soulevées par le monde du numérique. Cet ouvrage présente de façon claire [ce qui, hélas, n’est pas toujours le cas dans le domaine] une analyse approfondie [sinon exhaustive] du droit d’auteur et de ses limites au regard de la liberté contractuelle. Ce livre est un outil précieux que l’avocat pratiquant dans le domaine de la Propriété Intellectuelle doit avoir dans sa bibliothèque. Compte rendu Intellectual Property Assets in Mergers and Acquisitions* Stéphane Larochelle** Les fusions et acquisitions, voilà un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre au cours des dernières années tant dans la doctrine que dans l’actualité. Que l’on pense à AOL et Time Warner, à GE et Honeywell... les fusions et acquisitions semblent être un aspect omniprésent de la réalité économique actuelle. C’est dans cette veine que l’ouvrage Intellectual Property Assets in Mergers and Acquisitions traite de la propriété intellectuelle. En effet, ce «guide», qui traite sous la lumière de la propriété intellectuelle des fusions et acquisitions, a gagné le pari d’établir une synthèse de l’ensemble des éléments relatifs à la propriété intellectuelle qui doivent être pris en considération lors d’une fusion ou d’une acquisition. Divisé en 16 chapitres ayant chacun fait l’objet de recherches approfondies comme le démontre les notes infrapaginales, ce livre comporte une foule de renseignements qui se révèlent être d’une utilité certaine pour le praticien. Les trois premiers chapitres donnent un aperçu ou une vue d’ensemble des fusions et acquisitions et de l’importance de la propriété intellectuelle dans de telles transactions bien souvent à conno© LEGER ROBIC RICHARD / ROBIC, 2002. * Laning BRYER et Melvin SIMENSKY, Intellectual Property Assets in Mergers and Acquisitions, New York, John Wiley & Sons, Inc., 2002; ISBN 0-47141437-9. ** Étudiant à l’École de formation professionnelle du Barreau du Québec, en stage auprès du cabinet d’avocats LEGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c. et du cabinet d’agents de brevets et de marques de commerce ROBIC, s.e.n.c. 911 912 Les Cahiers de propriété intellectuelle tation internationale. Dans les chapitres 4 et 5, le lecteur bénéficie de l’expertise de certains auteurs en matière d’évaluation ainsi qu’en ce qui concerne l’aspect comptable de la gestion de la propriété intellectuelle dans une transaction d’acquisition ou de fusion. Les aspects acquisition de propriété intellectuelle, vérification diligente, avis juridiques et sûretés font aussi l’objet de chapitres distincts. Étant donné la connotation internationale des transactions de fusions et acquisitions, le livre contient aussi des chapitres sur le droit de la concurrence et de la propriété intellectuelle américain ainsi que sur le droit européen et canadien. Toujours dans cette veine internationale, un chapitre a été réservé à l’analyse de l’utilisation de compagnies offshore. L’utilisation d’une compagnie de gestion pour les fins de détenir la propriété intellectuelle est aussi analysée dans un chapitre consacré à cette pratique. Finalement, le dernier chapitre s’attarde sur l’étude spécifique du transfert de propriété intellectuelle lors d’une fusion ou d’une acquisition. Les premiers mots qui nous viennent à l’esprit lors de la consultation de ce livre sont: novateur, pratique, complet et exhaustif. Cette première impression se confirme d’ailleurs lors d’un examen plus approfondi de ce «guide» sur la propriété intellectuelle. Cet ouvrage est novateur car il constitue une source intégrée de renseignements et de conseils sur différents aspects des fusions et acquisitions en regard de la propriété intellectuelle. La collaboration de nombreux intervenants réputés provenant de différents milieux professionnels, nécessaire à la réalisation d’un tel ouvrage, en fait un «outil» complet et exhaustif. S’agissant d’un ouvrage multidisciplinaire, le lecteur y trouvera une vue d’ensemble de tous les aspects d’une fusion ou d’une acquisition en ce qui concerne la propriété intellectuelle. De par la qualité des recherches et de ses textes cet ouvrage constitue très certainement un excellent ouvrage de référence pour tout praticien, peu importe son domaine de pratique, qui a ou aura à s’impliquer dans des transactions de fusions ou d’acquisitions impliquant des portefeuilles de propriété intellectuelle. Vol. 14, no 3 LIVRES PARUS Ghislain Roussel ASSERAF-OLIVIER, Frédérique et Éric BARBY, Le droit du multimédia: du CD-ROM à l’Internet, 3e éd., Paris, PUF (Que sais-je? # 3219), 2001, 128 pages, 42,64 FF, ISBN: 2-13-0522063-4. BAETENS, Jan, Collectif, Le combat du droit d’auteur: anthologie historique, suivie d’un entretien avec Alain Berenboom, Paris, Les Impressions nouvelles, 2001, 187 pages, 21,19 Euros, ISBN: 2-906131-32-6. BÉCOURT, Daniel et Sandrine CARNEROLI, Dépôt légal, de l’écrit à l’électronique, Paris, Litec, 2001, 200 pages, 143,98 FF, ISBN: 2-7111-3339-7. DEBBASCH, Charles, Droit de la communication: presse, audiovisuel, Internet, Paris, Dalloz, 2001, 600 pages, 45 Euros, ISBN: 2-247-04114-0. GAUTIER, Pierre-Yves, Propriété littéraire et artistique, 4e éd., Paris, PUF, 2001, 800 pages, 298 FF, ISBN: 2-13-052091-X. GILL, A. KELLY et Scott JOLLIFFE, Fox on the Canadian Law of Trade-marks and unfair Competition, 4e éd., Toronto, Carswell, 2001, 1 000 pages, 195 $, ISBN: 0-459-26184-3. JANSSENS, Marie-Christine, Merkenrecht in de kering = Le droit des marques en mutation, Bruxelles, Bruylant, 2001, 254 pages, 405 FF, ISBN: 2-8027-1524-0. LUCAS, André, Le droit de l’informatique, 2e éd., Paris, PUF, 2001, 736 pages, 337,82 FF, ISBN: 2-13-051822-2. 913 914 Les Cahiers de propriété intellectuelle MONTELS, Benjamin, Les contrats de représentation des œuvres audiovisuelles: salles de cinéma, télévision et réseau Internet, Aixen-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2001, 414 pages, 32,01 Euros, ISBN: 2-7314-0265-2. 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