Aguirre, la colère de Dieu
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Aguirre, la colère de Dieu
teledoc le petit guide télé pour la classe 2008 2009 Aguirre, la colère de Dieu Un film allemand Conduite par un aventurier halluciné, une expédition de de Werner Herzog (Aguirre, conquistadores à la recherche d’un improbable Eldorado der Zorn Gottes, 1972), s’enfonce dans la luxuriante forêt amazonienne. Le film avec Klaus Kinski (Lope de Aguirre), de Werner Herzog prend les allures d’une chronique Helena Rojo (Inez de Atienza), aux accents réalistes et d’une saisissante parabole sur Ruy Guerra (Pedro de Ursua), la folie du pouvoir. Del Negro (Gaspar de Carvajal). 1 h 33 min ARTE JEUDI 27 NOVEMBRE, 21 h 00 Une quête de l’impossible Éducation au cinéma, lettres, allemand, lycée En 1560, des conquistadores espagnols à la recherche de l’Eldorado s’enfoncent dans la forêt amazonienne. Une petite expédition est constituée, placée sous la conduite de Pedro de Ursua et de son second, Lope de Aguirre, qui devra reconnaître l’aval du fleuve sur des radeaux. Aguirre, aventurier ambitieux, manœuvre habilement pour imposer un nouveau chef, le falot Fernando de Guzman, promu solennellement « empereur du Pérou et de l’Eldorado ». La troupe dérive le long du fleuve, harcelée par les Indiens. Bientôt, Guzman et Pedro de Ursua, devenus gênants, sont assassinés. Demeure seul Aguirre, frappé de folie, qui entraîne tyranniquement ses compagnons décimés par la faim et les fièvres dans une errance sans fin. Rédaction Loïc Joffredo, CNDP Crédit photo Werner Herzog Film, München Édition Anne Peeters Maquette Annik Guéry Ce dossier est en ligne sur le site de Télédoc. www.cndp.fr/tice/teledoc/ De l’histoire à l’épopée > Étudier la manière dont Aguirre se donne comme historiquement avéré en relevant les différentes notations réalistes qui soulignent cette «véracité». Préciser à quels genres cinématographiques il pourrait se rattacher et en quoi il est une épopée. Analyser le personnage d’Aguirre. Aguirre se donne comme la relation d’un fait historique avéré. D’emblée, un carton préliminaire replace l’histoire dans son contexte historique et souligne avec exactitude que ce qui va suivre se rapporte à un document : le journal du moine Gaspar de Carvajal, tenu durant l’expédition. Une voix off vient ensuite relayer le préambule du carton et, à plusieurs reprises, des scènes confirment la mise par écrit de décisions et affirment l’existence de documents historiques (délégation de l’expédition à Pedro de Ursua par Pizzaro, signée par ce dernier ; proclamation de la déchéance du roi d’Espagne et de la création de l’empire de l’Eldorado). Or le récit repose sur une fausse véracité, l’histoire étant inventée, bien qu’elle s’inspire de faits similaires (des expéditions de conquistadores parties à la recherche de l’Eldorado), qu’elle s’appuie sur des référents historiques (gravures, tableaux du XVIe siècle, etc.) et que des notations réalistes soient soulignées comme à dessein, pour avérer le récit (la marque de signature, les armures qui rouillent). Aguirre est donc une fiction. L’histoire repose sur un schéma dramatique aux contours assez traditionnels : un groupe d’hommes est plongé dans un environnement hostile ; ils doivent surmonter une nature luxuriante qui entrave la progression de l’expédition, un fleuve capricieux, des Indiens cannibales, la faim, la maladie. Aguirre pourrait ainsi se rattacher à des genres connus: le film de guerre, le western, le film d’aventures, etc., dont la trajectoire est à la fois géographique et morale, initiation émaillée de péripéties de plus en plus violentes. Le film est ainsi proche de l’épopée. Transmis par un narrateur omniscient (la voix off qui relate le voyage, l’œil démiurgique et céleste qui ouvre le film et le clôt), le récit est centré sur un personnage: le héros, Aguirre, qui se place à la tête d’une communauté et accomplit un itinéraire qui le conduira à une apothéose personnelle (il s’investit d’une mission divine et devient « colère de Dieu»). Quand tous les autres personnages semblent éclipsés par sa force de caractère, Aguirre présente des traits empruntés au soleil : il est comme lui puissant et invincible (il échappe ainsi aux flèches décochés par les Indiens); sa chevelure blonde et ses yeux bleus en font un personnage plutôt apollinien. Épique, le film se révèle ainsi proche de l’esprit des récits de voyage des conquistadores et surtout des romans de chevalerie qui constituaient l’essentiel de leur imaginaire. Une tragédie > Étudier chacun des personnages, outre Aguirre lui-même et la manière dont il se définit, et dégager leurs traits propres aux personnages de tragédie. Justifier le rapprochement avec le nazisme, qui a été fait à la sortie du film. Le récit demeure empreint d’une tonalité toute tragique. Les conflits, les enjeux rappellent en effet les schémas de grands drames shakespeariens. Aguirre lui-même ne fait-il pas penser, par sa violence tyrannique, son machiavélisme et sa difformité, à Richard III? Chacun des autres personnages traduit une passion ou un type humain : Ursua incarne la fierté et l’idéal de la noblesse, Guzman l’avidité et la stupidité, Carvajal le fanatisme et la cupidité, Inez la piété et la compassion, Flores de Aguirre la pureté et l’innocence. Courtisans et sbires qui agissent pour le compte de l’un ou l’autre, bouffons et chœur indien composent le reste d’une troupe tragique en représentation dans la forêt amazonienne. À l’annonce de son nom, lorsque Pizzaro notifie à l’expédition sa nouvelle mission, chacun est saisi en plan rapproché ou en plan américain dans une attitude qui le désigne dans sa fonction tragique. Le film décrit certes les manœuvres qui conduisent un aventurier à se saisir du pouvoir. Il en décrit les étapes, les tours machiavéliques. Mais Aguirre est avant tout le récit d’un échec et surtout celui d’une révolte. Au-delà de l’échec d’une équipée de conquistadores dans sa recherche de l’Eldorado, c’est l’échec d’un homme qui a voulu se mesurer à Dieu, l’égaler dans sa soif de puissance et de pouvoir. Aguirre est, comme il le clame finalement, «le traître suprême». Il en a en tout cas l’apparence : tout « solaire » qu’il apparaît, il est affecté de cette claudication et de ce mouvement qui le font se pencher sur le côté et marcher presque de travers, comme peuvent l’être les félons dans des rôles de théâtre outranciers. Mais ce n’est pas la cupidité qui le meut. Sa quête est celle d’un révolté. Il se rebelle contre Dieu, qu’il blasphème à l’instar d’un Don Juan, contre la couronne d’Espagne, contre l’idéal noble de Pedro de Ursua auquel il oppose une souveraine folie. Il apparaît ainsi comme un grandiose personnage faustien qui poursuit jusqu’au bout une chimère : à la fin du film, unique survivant sur le radeau à la dérive, il est un pur mythe, qui choisit le néant pour accomplir l’unique destin qu’il s’est assigné. À la sortie du film, certains ont établi un parallèle entre la quête hallucinée du conquistador et celle du maître du IIIe Reich. Le passé nazi de la société était alors, il est vrai, une préoccupation majeure du jeune cinéma allemand. «Peut-on penser que le cinéaste et son interprète ont évoqué le passé de leur pays ? N’ont-ils pas reproduit plus ou moins consciemment, en Aguirre, le Führer Adolf Hitler qui avait coupé les ponts avec le Dieu juif de tendresse et d’espérance pour établir un dieu aryen de force et d’ordre impeccable? Le Führer qui avait osé « trahir » – le courage du dépassement – la démocratie pour s’aventurer en terres nouvelles? Le Führer qui avait entraîné l’ensemble de son peuple dans sa folie et sa mort, comme Aguirre le fait avec ses compagnons? Aguirre est plus proche de nous qu’il paraît.» (Jean-François Six, Le Monde, février 1975.) Le temps suspendu > Analyser les choix de mise en scène qui donnent au film un côté « documentaire », puis la temporalité du film et la manière dont celle-ci régit le cours du récit. Repérer les figures et motifs récurrents et étudier leur symbolisme dans le cadre du film. Soutenu par un schéma dramatique théâtral, Aguirre est cependant marqué, dans sa mise en scène, par un refus de la théâtralisation. Werner Herzog a choisi de filmer les faits comme s’il s’agissait d’un reportage, ce qui renforce l’impression de récit vécu. La caméra portée suit donc l’action en cours, la saisit souvent lorsqu’elle a déjà commencé, comme si elle n’avait pu la prévoir et l’anticiper. Les visages des membres de l’expédition sont surpris et scrutés en de longs plans-séquences; certains s’autorisent même à regarder la caméra. À l’imitation de ces reportages de guerre tels qu’ils étaient faits au moment de la guerre du Viêtnam, contemporaine du film. De ce côté documentariste, il résulte une impression de lenteur, de dilatation du temps. Les faits les plus anodins, les moins significatifs sont captés. Lors des moments les plus forts, Werner Herzog gomme toute dramatisation de l’action, refuse de souligner celle-ci par un montage serré ou une musique propre à créer un suspense. De la même manière, la relation que la voix off fait du périple demeure objective, sans passion, pleine de distanciation. La nature est un personnage à part entière, à échelle inhumaine, qui engloutit peu à peu toute l’expédition, absorbe toute action et la vide de son énergie. À la fin, épuisés par la maladie et les privations, les conquistadores agissent de moins en moins. Le film se révèle alors un rêve extatique que souligne une musique répétitive et céleste. Dans ces conditions, qu’est-ce qui est de l’ordre de la réalité et de l’ordre de l’hallucination? Une flèche fichée dans le corps du soldat perd de sa réalité, tandis qu’un bateau au sommet d’un arbre n’est peut-être pas l’objet de la vision d’un fou. Le spectateur, contraint à imaginer, comble les ellipses, toujours plus nombreuses, par l’illusion que les choses se sont ainsi déroulées. Le mouvement général du film, perçu comme une lente descente aux enfers, va donc vers un ralentissement du temps, vers un engourdissement des actions. Les repères, géographiques, mentaux, moraux, s’estompent. À la fin, l’expédition ne sait plus quelle orientation prendre, quel sens avoir : le récit n’a plus qu’à se clore sur lui-même, et le radeau à tourner en rond. La figure du cercle est d’ailleurs un motif omniprésent dans Aguirre. Présent dans la figure du soleil, dans la ronde des chenilles, dans le mouvement de la caméra autour de l’expédition et dans la mise en boucle de la musique, le cercle symbolise l’achèvement du destin, l’éternel recommencement, en même temps que l’enfermement. Seul à vouloir briser cette circularité d’un mouvement clos sur lui-même et à se libérer du fatum, le personnage d’Aguirre demeure isolé, debout sur son radeau, et oppose au cercle la dérisoire verticalité d’un corps pourtant déséquilibré. Le dernier plan, saisi par une caméra qui, depuis un hélicoptère, tourne autour du radeau ivre, laisse Aguirre halluciné, inexorablement prisonnier de ses rêves. Pour en savoir plus • « Aguirre, la colère de Dieu », Avant-scène cinéma, n° 210, 1978. Le découpage du film. • CASTELLS Ricard, CAVA Felipe Hernandez, Lope de Aguirre, Fréon, 1999. Un récit de la rébellion du conquistador contre le roi d’Espagne, sensiblement différent de l’histoire du film. Pour son cinquième film, le réalisateur allemand Werner Herzog a choisi une histoire dont le point de départ (les aventures d’un noble espagnol perdu en Amazonie lors de la conquête) donne lieu à une fiction entièrement imaginée. Le cinéaste, cultivant un goût pour les expériences extrêmes, a filmé l’action sur les lieux mêmes où elle est censée se dérouler : sur les contreforts des Andes, puis dans la forêt, sur le fleuve Urubamba. Le tournage se confond ainsi avec l’épopée des conquistadores et devient, sept semaines durant, une véritable aventure pleine de dangers, où les hasards et les conflits avec le principal interprète, Klaus Kinki, ont été intégrés à l’action. Le caractère de la chronique, du carnet de bord n’en prend ici que plus de vérité. La naissance du mythe Plans rapprochés [1] [2] [3] [4] Suspendue entre rêve et réalité, la toute dernière séquence du film parachève l’échec d’une histoire, celle des aventuriers espagnols en quête de l’Eldorado, et la fin de l’Histoire. Avec elle, le temps du mythe advient… Le radeau, cette nef des fous, s’est immobilisé au milieu du fleuve. Le temps semble s’être figé, une lumière étrange baigne la scène, le décor de la jungle et ses bruits inquiétants sont renvoyés plus loin, hors de portée de l’embarcation, exprimant sans brutalité le changement d’espace physique et la mise en place d’un espace devenu mental. Marquée par la déraison de son principal protagoniste, cette dernière séquence du film ne cherche plus à rendre compte dans ses détails matériels de la réalité quotidienne d’une expédition de conquistadores, mais multiplie les signes, gestes et paroles insensés qui traduisent le passage d’un temps à un autre temps : de celui de l’histoire à celui du mythe. La narration de cette aventure était jusqu’alors assurée par Carvajal dont la voix off, depuis le début du film, inscrivait les faits dans un souci d’authenticité historique. Au seuil de cette ultime séquence, la voix du moine se tait. Et pour cause : « Le soldat Justo Gonzalès a bu mon encre, croyant que c’était une potion. Je ne peux plus écrire. Nous dérivons en rond.» Plus d’écriture possible, plus d’Histoire. Dès lors la narration peut être prise en charge par Aguirre lui-même, qui assoit son pouvoir définitif sur les faits : sa voix, off, ou plutôt intérieure, succède à celle du moine historien. Les actions s’annulent. Tout au plus un dernier coup de canon en direction des rives du fleuve où sont tapis les Indiens lanceurs de flèches affirme encore une volonté de maîtriser les choses. Il n’y a plus qu’inaction, anesthésie, confusion des choses (le ciel et l’eau, les morts et les vivants, la réalité et le rêve). Le bateau dans l’arbre [1] est-il réel ou pas ? s’interrogent eux-mêmes les personnages. Les corps ne souffrent même plus : les flèches décochées par les Indiens invisibles ne font pas mal [2] ; Flores, frappée d’une flèche, s’écroule dans les bras de son père mais ses yeux ouverts laissent planer le doute sur sa mort réelle. Dans cette dissolution du réel, les références aux mythes surgissent peu à peu : le bateau au sommet de l’arbre renvoie au mythe de Sisyphe (qui prendra corps, quelques années après le tournage d’Aguirre, dans l’épopée de Fitzcarraldo, où un autre personnage de Werner Herzog entreprend de faire passer un bateau par-dessus une montagne) ; les soldats frappés de flèches sont comme des saint Sébastien que le martyre, loin d’héroïser, rend ridicules. Sous le signe de la dérision là encore, la « scène du radeau », très théâtralisée, se peuple de petits singes. Métaphorique, leur nuée qui s’agite désordonnément sur l’embarcation, contrastant avec la fixité des corps épuisés, renvoie l’image d’une humanité bouffonne à celui-là même qui veut en devenir le roi [3]. Dans l’imaginaire occidental, si le singe est le miroir de l’homme dégradé par ses vices, incapable de maîtriser ses forces instinctives, les mythes indiens d’Amérique latine (et notamment ceux des Bororos d’Amazonie) en font un héros civilisateur, source de l’humanité naissante. Avec eux, Aguirre refonde l’histoire. Est arrivé le temps du mythe comme récit des origines. C’est bien ce que traduit le discours sur les temps à venir que tient le conquistador fou : « Je suis la colère de Dieu. J’épouserai ma propre fille. Je fonderai la plus pure dynastie connue des hommes. Et ensemble nous règnerons sur la totalité de ce continent. » Rompant la linéarité du cours historique de l’aventure des conquistadores (qui s’accordait au cours à direction unique du fleuve qu’ils descendent), la circularité du mouvement de la caméra, d’abord autour des personnages, et surtout de celui d’Aguirre, enferme tout à la fin le radeau dans son immobilité [4]. Tournant autour (en un plan tourné depuis un hélicoptère), elle exprime le temps cyclique des mythes, répète celui de l’éternel retour. La musique en boucle de Popol Vuh s’accorde à ce mouvement. N’ayant pas, au bout de sa quête, découvert l’Eldorado tant rêvé, Aguirre manifeste l’échec de l’Histoire, mais il est consacré par son propre mythe.