La Turquie en Asie centrale

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La Turquie en Asie centrale
Revue Internationale de Politique Comparée, Vol. 21, n° 1, 20149
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La Turquie en Asie centrale : acteurs
privés et étatique dans le développement
d’une influence islamique turque dans les
républiques post-soviétiques
Bayram BALCI
Islamisée dès les premiers temps de la conquête arabe, l’Asie centrale a été
tout aussi profondément marquée par sa longue cohabitation avec la culture
russe et soviétique que par la culture musulmane. Toutefois, les 150 ans
qu’a duré la domination russo-soviétique achevée en 1991 n’ont pas suffi
à anéantir complètement les liens qui relient les peuples d’Asie centrale au
reste du monde musulman 1.
Dans cet espace comprenant les cinq républiques issues de l’ex-URSS
(Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan),
et malgré les campagnes antireligieuses, il y a toujours eu continuité en
matière d’éducation islamique. Au côté des établissements officiels, certes
en nombre très limité, fonctionnaient des cercles privés, plus ou moins
clandestins, qui n’ont jamais cessé de pourvoir une éducation islamique
transmise aux jeunes générations 2. Et pourtant, malgré cette relative
tolérance du régime soviétique vis-à-vis de la pratique islamique, la fin de
l’URSS en 1991 constitue incontestablement une rupture fondamentale dans
la vie de tous les peuples d’Asie centrale, plus particulièrement dans leur
rapport à l’islam 3. Les nouveaux pouvoirs politiques adoptent une attitude
tout à fait bienveillante vis-à-vis de la religion, tant qu’elle reste sous le
contrôle étroit du système politique. Cette nouvelle attitude du pouvoir
1. Sur la colonisation russe en Asie centrale, voir GORSHENINA S., ABASHIN S., « Le Turkestan
russe : une colonie comme les autres ? », dossier spécial des Cahiers d’Asie centrale, n° 17/18, 2011
(http://asiecentrale.revues.org/index1130.html).
2. KELLER S., To Moscow, Not Mecca : The Soviet Campaign Against Islam in Central Asia, 1917-1941,
Praeger, 2001.
3. McGLINCHEY E., Chaos, Violence, Dynasty: Politics and Islam in Central Asia, University of
Pittsburgh Press, 2011.
DOI: 10.3917/ripc.211.0009
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politique vis-à-vis de l’islam, faite de libéralisme et de contrôle, favorise
une certaine intégration de l’islam d’Asie centrale avec l’islam du reste
du monde 4. Ainsi, dès la fin de l’ère soviétique, des réseaux religieux de
différentes nature et originaires de différents pays s’organisent et renouent
des liens entre les musulmans d’Asie centrale. Le pèlerinage à la Mecque 5,
hadjj ou oumra, mais aussi les petits pèlerinages sur les lieux saints en Asie
centrale (mausolée de Bahauddin Nakshibend à Boukhara ou mausolée
d’Ahmed Yesevi dans le sud kazakh 6, pour ne donner que ces deux
exemples) redynamisent les relations entre l’islam d’Asie centrale et les
islams arabe, turc et indo-pakistanais. De même, l’établissement de relations
commerciales entre les pays d’Asie centrale et certains pays musulmans
favorise là aussi des retrouvailles, des nouveaux contacts et des influences
réciproques entre musulmans d’Asie Centrale et leurs coreligionnaires.
L’objectif du présent article est d’analyser un des aspects de cette
nouvelle ère dans l’histoire récente de l’Islam en Asie centrale, à savoir le
développement de réseaux éducatifs islamiques, tant publics que privés,
entre la Turquie et l’Asie centrale. La Turquie n’est en effet pas un pays
anodin pour la plupart des pays de la région. Des liens historiques anciens,
mais aussi une certaine parenté ethnique et linguistique la lient à tous les
pays de la région, y compris au Tadjikistan dont la culture persanophone ne
l’empêche pas d’avoir d’intenses relations avec la Turquie 7. Trois aspects
de cette coopération seront étudiés. Il s’agira dans un premier temps
d’analyser les actions et les objectifs des principaux acteurs islamiques
turcs impliqués dans cette coopération religieuse, et que sont l’État turc
lui-même par le biais de la Diyanet, et diverses mouvances privées, dont
la plus active est celle de Fethullah Gülen. Suivra ensuite l’analyse des
interactions entre ces diverses influences turques et les principaux acteurs
de l’islam centrasiatique, aussi bien privés qu’étatiques. À partir de ces deux
strates d’analyse, nous développerons dans un chapitre conclusif l’impact
de cet islam turc en Asie centrale en le replaçant dans le débat plus large
des implications de la politique d’influence turque en Asie centrale depuis
la fin de l’URSS. On verra ainsi que le volet religieux est dans une large
mesure une des plus grandes réussites de la politique turque dans cet espace
turcophone.
4. KARIM M., « Globalization and Post-Soviet Revival of Islam in Central Asia and the Caucasus »,
in Journal of Muslim Minority Affairs, vol. 25, n° 3, 2005, p. 439-448.
5. BALCI B., « Central Asian Refugees in Saudi Arabia: Religious Evolution and Contributing to the
Reislamization of their Motherland », in Refugee Survey Quarterly, vol. 26, n° 2, 2007, p. 12-22.
6. ZARCONE T., « L’islam d’Asie centrale et le monde musulman, restructuration et interférences »,
in Hérodote, n° 84, 1997, p. 57-76.
7. AYDIN M. (ed.), Türkiye’nin Avrasya Macerası, 1989-2006 – Avrasya Üçlemesi II, Ankara, Nobel
Yayinevi, 2008.
La Turquie en Asie centrale…11
Le contexte politique et religieux en Turquie et en Asie centrale
au début des années 1990
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Pour comprendre l’état actuel des relations islamiques entre la Turquie et
l’Asie centrale, il est indispensable de s’arrêter un instant sur le contexte
dans lequel évoluent les élites dirigeantes dans ces pays durant les
premières années de l’indépendance. Celui-ci, favorable à la coopération
multisectorielle se caractérise par trois aspects. En tout premier lieu, la volonté
politique turque rencontre un fort soutien populaire pour un rapprochement
avec les peuples frères d’Asie centrale. Ankara ambitionne de bâtir des
relations fortes et intégrées avec les nouvelles républiques turcophones 8.
L’intérêt stratégique est tel, que la Turquie se dote d’un véritable ministère
des relations avec le monde turcophone. Action symbolique, ce ministère
est confié à un turc d’origine ouzbèke, Ahat Ajdijan dont la famille avait
fui la répression soviétique dans les années 1940 pour trouver refuge en
Turquie. L’idée est de créer une force politique turcique capable de peser sur
la scène politique internationale 9. Cette politique turque en Asie centrale a
facilité les contacts et les échanges, dont la circulation des idées religieuses
entre la Turquie et les nouvelles républiques centrasiatiques. Le deuxième
aspect de ce contexte favorable réside dans le fait que les grandes puissances
occidentales, Europe et États-Unis en tête, ont encouragé la Turquie à être
active et influente en Asie centrale pour contrer une hypothétique influence
saoudienne et/ou iranienne et par crainte de la propension des nouveaux États
à épouser islamisme et radicalisme religieux 10. Enfin, le troisième aspect est
que le développement des flux, commerciaux, mais pas seulement, entre la
Turquie et l’Asie centrale montre la bienveillance des autorités politiques
centrasiatiques vis-à-vis de la Turquie. Ainsi, pendant les premières années
de l’indépendance, angoissées face à un contexte international méconnu, et
poussées par l’Occident et la Turquie à se rapprocher du « modèle turc de
transition vers le marché, la laïcité et la démocratie » les élites centrasiatiques
ont initialement accueilli favorablement les diverses influences turques,
y compris religieuses. Toutefois, leur attitude changera par la suite, mais
il faut bien souligner que leur ouverture initiale aux influences turques a
facilité le travail des divers acteurs islamiques turcs venus s’implanter en
Asie centrale. Parmi eux figure la Diyanet dont on va détailler les actions
en Asie centrale. Pour comprendre dans quelles conditions elle opère,
analysons tout d’abord les politiques des États en Asie centrale en matière
8. FIDAN H., « Turkish Foreign Policy Towards Central Asia », in Journal of Balkan and Near
Eastern Studies, vol. 12, n° 1, March 2010, p. 109-121.
9. Entretien avec Ahat Andijan, Istanbul, juin 2012.
10. BAL I., « Turkish Model and the Turkic Republics », in Perceptions, Journal of International
Affairs, vol. III, n° 3, 1998, p. 1-17 (http://sam.gov.tr/wp-content/uploads/2012/02/IdrisBal.pdf).
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de religion, des politiques religieuses qui sont à la fois en continuité et en
rupture avec la période soviétique.
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Cette nouvelle politique est d’abord un changement, dans la mesure
où le religieux n’est plus interdit, clandestin et chassé de l’espace public,
mais bien au contraire, valorisé et fortement soutenu par une panoplie de
mesures institutionnelles quand il répond aux besoins de la population et
aux valeurs traditionnelles telles que définies par l’État comme conformes à
une certaine vision officielle de l’islam. Cet islam, traditionnel et populaire,
tel que pratiqué par la majeure partie de la population, est associé et intégré
dans la nouvelle politique identitaire du pays 11. L’héritage islamique et
les grandes figures religieuses, de préférence celles qui ont été les moins
politisées, sont réhabilitées et revalorisées. Ainsi, le soufisme, en tant que
branche mystique et apolitique de l’islam traditionnel centrasiatique fait
l’objet d’une vénération nouvelle, entretenue par les régimes, au motif
qu’il constitue un rempart contre l’extrémisme et le radicalisme 12. En
Ouzbékistan, par exemple, le mausolée du grand mystique Bahauddin
Nakshibend à Boukhara, fondateur de la nakshibendiyya, a été restauré,
agrandi, et ouvert à la population. Au Turkménistan, de la même manière, le
mausolée de Najmeddin Kubra a également été rénové et transformé en lieu
de pèlerinage. Au Kazakhstan, le fondateur de la yasaviyya, Ahmed Yesevi,
fait l’objet d’un même culte de la part du pouvoir kazakh. Et bien sûr depuis
l’ouverture des frontières soviétiques en 1991, la plupart des dirigeants
centrasiatiques effectuent le pèlerinage à La Mecque et dans les autres lieux
saints de l’islam, se présentant ainsi respectueux de l’islam.
Parallèlement, il est intéressant de noter que les nouveaux régimes n’ont
jamais rompu avec les pratiques de l’ancien régime soviétique, en matière
de surveillance des intellectuels et des religieux, quels qu’ils soient. Le
contrôle d’État sur le fait religieux s’est même intensifié, dans le sens où la
répression des vecteurs d’un islam non conforme aux normes fixées par les
nouvelles autorités se révèle bien plus brutale 13. Cette surveillance accrue et
répressive du religieux s’est mise en place progressivement, au fur et à mesure
que le pouvoir a vu se développer une religiosité et un activisme religieux
échappant à son contrôle et défiant son autorité. En Ouzbékistan, s’est
développé à partir de 1993 un islamisme ouvertement politique et radical,
11.KHALEED A., Islam aft Communism: Religion and Politics in Central Asia, University of
California Press, 2007.
12.BRILL M., BRILL O., « Sufism in Central Asia: A Force for Moderation or a Cause of
Politicization ? », in Carnegie Paper, Carnegie Endowment for International Peace, June 6, 2007, (http://
carnegieendowment.org/files/cp84_olcott_final2.pdf).
13. International Crisis Group, Central Asia: Islam and the State, 10 July 2003 (http://www.crisisgroup.
org/~/media/Files/asia/central-asia/059%20Central%20Asia%20Islam%20and%20the%20State.pdf).
La Turquie en Asie centrale…13
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avec l’émergence du Mouvement islamique d’Ouzbékistan 14. Surveillée,
muselée, réprimée, cette fraction marginale de radicaux, opérant depuis le
Tadjikistan voisin en proie à la guerre civile, a commis plusieurs attentats
en Ouzbékistan. L’escalade et la diffusion de cet islamisme radical au
Kirghizstan et au Tadjikistan ont incité les autorités à adopter des politiques
religieuses quasi exclusivement sécuritaires, par ailleurs alimentées par la
crainte, quasi obsessionnelle et en partie fondée, de voir l’islamisme des
talibans et celui d’Asie centrale œuvrer insidieusement à l’instauration d’un
ordre islamique dans les nouvelles républiques. Ce sentiment de collusion
s’est avéré justifié quand effectivement ont commencé à coopérer de façon
effective le Mouvement islamique d’Ouzbékistan, les Talibans et Al Qaeda
en Afghanistan 15.
Ainsi, pour des raisons tant objectives (l’existence d’un incontestable
phénomène djihadiste sur le territoire national, comme l’ont montré les
attentats de Tachkent en 1999 et 2004) que subjectives (le sentiment que
tout phénomène islamique non contrôlé est potentiellement politique et
radical), tous les régimes en Asie centrale ont progressivement adopté des
politiques religieuses autoritaires plus sévères. Ce contrôle sans concession
s’effectue par le biais de deux organismes. Le premier est la Direction des
affaires spirituelles, une instance religieuse héritée de la période soviétique,
elle-même inspirée d’une structure similaire qui existait déjà pendant la
période russe. Dirigée par la plus grande autorité spirituelle du pays, le
mufti de la république, elle gère et organise l’islam. Elle nomme les imams,
supervise la construction et la restauration des mosquées, l’ordonnancement
des prières, etc. Elle est censée partager ses prérogatives avec une autre
structure, mise en place dans chaque pays quelques années après l’accession
à l’indépendance, le comité d’État pour les affaires religieuses. Contrôlés
par des technocrates n’ayant pas forcément une formation religieuse, ils
surveillent surtout la conformité des nouvelles organisations religieuses aux
normes sécuritaires de l’État. Ces deux instances ont donc pour mission de
surveiller l’évolution de l’islam 16. Elles définissent la norme et décident de
ce qui est admis ou admissible depuis l’étranger, que ça soit en termes de
littérature ou d’idées religieuses ou encore de formation de cadres à l’étranger.
Elles sont seules légitimes pour permettre ou non l’enregistrement officiel
en qualité d’association religieuse, de même qu’elles ont le pouvoir absolu
de décider avec quel pays et quels organismes la coopération religieuse doit
14. RAHSID A., Taliban: Militant Islam, Oil and Fundamentalism in Central Asia, New Haven, Yale
University Press, 2000.
15. CHAUDET D., « Islamist Terrorism in Greater Central Asia: The ‘Al-Qaedaization’ of Uzbek
Jihadism », Paris, IFRI, 2008, (http://www.ifri.org/files/Russie/ifri_uzbek_jihadism_chaudet_ENG_
december2008.pdf).
16. HANN C., PELKMANS M., « Realigning Religion and Power in Central Asia: Islam, Nation-State
and Post-Socialism », in Europe-Asia Studies, vol. 61, n° 9, 2009, p. 1515-1541.
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être privilégiée. La Turquie et ses divers courants d’influence, dont le plus
officiel qui est la Diyanet, sont, du fait de la parenté entre la Turquie et les
États de la région, les plus sollicités dans cette coopération.
La Diyanet, à l’avant-garde de la coopération islamique
entre la Turquie et l’Asie centrale
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La Diyanet İsleri Başkanlığı, Présidence des affaires religieuses, plus
communément appelée Diyanet est sans doute l’institution la plus singulière
qui atteste de la complexité et des ambiguïtés des relations en Turquie
entre État et religion. S’inspirant partiellement d’une structure ottomane
préexistante, la Diyanet est une vraie création du système républicain turc
dont l’objectif était de gérer les relations entre État et islam. Elle supervise
le fonctionnement des lieux de culte et l’organisation de l’enseignement
religieux 17. Elle est souvent l’objet de vives interrogations et polémiques,
sur sa compatibilité avec la laïcité qui est l’un des principes fondamentaux
de l’État turc. Active dans la vie politique intérieure turque, la Diyanet s’est
invitée aussi dans la politique extérieure d’Ankara, et ce bien avant la fin
de l’URSS. En Europe, à partir des années 1980, elle envoie des imams,
et divers autres services religieux répondant à une demande exprimée
par les migrants turcs. Ainsi, dans les ambassades et consulats turcs en
Europe officient des attachés aux affaires religieuses chargés de servir,
et éventuellement surveiller, les expatriés turcs. Toutefois, cette présence
hors du territoire national se limite aux services rendus aux expatriés turcs
et la Diyanet n’a alors pas vocation à coopérer avec d’autres États, si ce
n’est avec l’Arabie saoudite ou l’Égypte dans le cadre de l’organisation du
pèlerinage ou de l’envoi d’étudiants à l’université al Azhar. À partir de la
chute du bloc de l’Est, elle commence cependant à accompagner la politique
extérieure dans des régions autrefois ottomanes (les Balkans) ou faisant
partie de l’espace culturel turcophone (Caucase, Asie centrale) 18. Dès 1991,
la Diyanet, et avec elle l’islam et la coopération islamique, devient un outil
fondamental dans la politique d’influence turque dans tout l’ancien bloc
socialiste, et plus particulièrement dans les républiques turcophones où elle
s’implique directement dans plusieurs programmes d’action.
Le premier volet de la coopération concerne la Avrasya Islam Şurası 19,
Conseil islamique eurasien, qui est une organisation rassemblant la Diyanet
17. GÖZAYDIN I., « Diyanet and Politics », in The Muslim World, vol. 98, n° 2/3, 2008, p. 159-176.
18. KORKUT S., « The Diyanet of Turkey and its Activities in Eurasia after the Cold War », in Acta
Slavica Iaponica, vol. 28, 2010, p. 117-139.
19. Voir son site spécifique http://www.avrasya-is.org/
La Turquie en Asie centrale…15
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et les directions des affaires spirituelles d’une quinzaine de pays du bloc
de l’Est (Bosnie, Kossovo, Albanie, Azerbaïdjan, Fédération de Russie, et
tous les États d’Asie centrale sauf l’Ouzbékistan dont la coopération avec
cette instance fut de courte durée). L’objectif de cet organisme qui s’est
réuni 8 fois depuis 1995, le plus souvent en Turquie, est de permettre le
dialogue, et à terme de favoriser une certaine convergence dans la manière
de concevoir la place de l’islam vis-à-vis de la société et de l’État. Lors
de ces rencontres au sommet, les autorités religieuses tentent de se mettre
d’accord sur des questions aussi précises et rudimentaires que les dates des
principales fêtes musulmanes. De fait sous patronage turc, cet organisme
permet à la Turquie de véhiculer sa vision de l’islam, et d’œuvrer ainsi
à l’exportation de son modèle politico-religieux dans ces pays où Ankara
cherche à être influent.
Ainsi, la Turquie par le biais de la Diyanet construit ou restaure des
mosquées dans tous ces pays. À Bakou et Achkhabad, les plus grandes
mosquées de la ville, en tout cas celles qui attirent le plus de fidèles lors
de la prière de vendredi, sont celles construites par la Diyanet. Dans le
domaine éducatif, dans tous les pays turcophones, sauf en Ouzbékistan, la
Turquie crée des facultés de théologie, sur le modèle de celle de l’Université
de Marmara, pour former les nouvelles élites islamiques. Des étudiants
centrasiatiques sont accueillis par la Diyanet dans diverses facultés de
théologie où ils sont formés pour servir dans leur pays à leur retour. De la
même manière des imams turcs sont envoyés dans ces pays, certes en petit
nombre et souvent dans les mois de ramadan uniquement, pour prêcher dans
des mosquées en Asie centrale, en coopération avec les autorités religieuses
locales. Enfin, une abondante littérature islamique de base, sur la vie du
prophète, l’essentiel de l’éthique musulmane et l’histoire de l’islam, est
imprimée en Turquie dans toutes les langues d’Asie centrale et distribuée
gratuitement dans tout l’espace centrasiatique. Le bilan de ces actions vingt
ans après la fin de l’URSS est plutôt positif pour Ankara, mais il doit être
mis en perspective avec les autres contributions turques au renouveau de
l’islam en Asie centrale, celles des mouvements privés.
En effet, et c’est sans doute le plus intéressant à analyser, la contribution
turque au renouveau de l’enseignement de l’islam est surtout l’œuvre
de nombreux mouvements privés. Il convient de se pencher sur les plus
importants qui portent le nom de leur maître fondateur : Osman Nuri Topbaş,
Süleyman Tunahan, Saït Nursi et Fethullah Gülen. Parmi ces mouvances,
les plus simples à étudier sont celles d’Osman Nuri Topbaş et de
Suleyman Tunahan, deux autorités religieuses appartenant à des branches
différentes de la confrérie dite nakshibendiyya, et qui affichent ouvertement
la nature religieuse de leur présence en Asie centrale. Elles déploient leur
action religieuse dans un cadre négocié avec le pouvoir local, si bien que leur
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Bayram BALCI
progression est totalement transparente et contrôlée. Par contre, l’influence
des disciples de Saït Nursi et ceux de Fethullah Gülen, deux mouvements
historiquement liés, échappent partiellement à l’analyse par le caractère
relativement secret et sibyllin de l’entreprise.
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Le groupe de Suleyman Hilmi Tunahan dont les disciples sont appelés
Suleymanci est incontestablement le mouvement qui, sans être le plus influent,
est celui qui affiche le plus ouvertement ses ambitions prédicatives en Asie
centrale. Il a été fondé par Suleyman Tunahan, né en Bulgarie ottomane en
1889 et décédé en Turquie en 1959. Appartenant à la nakshibendiyya, il a
été toute sa vie durant en conflit avec l’État turc, dont il désapprouvait la
politique religieuse, et plus particulièrement son monopole, via la Diyanet,
sur l’enseignement religieux 20. La doctrine et l’action fondamentales de
son mouvement sont axées sur la mission sacrée d’enseigner la lecture du
Coran en arabe à tout un chacun. Selon les Suleymanci, n’est pleinement
musulman que celui qui lit le Coran dans le texte, dans la langue du Prophète.
De cet impératif découle la spécialisation du mouvement en Turquie, mais
aussi en Asie centrale. En Turquie, les Suleymanci, qui se sont par ailleurs
réconciliés avec la Diyanet dès 1972, administrent des madrasas et des écoles
coraniques. En Asie centrale, mais davantage encore en Azerbaïdjan et en
Géorgie, le mouvement a créé des petites madrasas dans le cadre d’accords
signés avec les autorités locales. En Asie centrale, le mouvement est surtout
présent au Kazakhstan et au Kirghizstan où les autorités sont plus ouvertes
que celles dans les pays voisins envers les influences religieuses étrangères.
Au Kirghizstan, cette mouvance gère une madrasa dans la ville d’Osh, une
autre dans la ville voisine d‘Ozgen, ainsi qu’un important centre religieux
dans la capitale Bichkek. Il s’agit toutefois d’établissements modestes,
accueillant peu d’élèves pour des périodes de deux ou trois mois, le temps
d’assimiler les rudiments de la lecture du Coran.
Osman Nuri Topbaş est une autre figure nakshibendie importante en
Turquie à avoir noué des liens particuliers avec l’étranger 21. Depuis Istanbul,
et plus précisément Uskudar et le mausolée de Mahmut Hudayi Vakfi qui
lui sert de quartier général, il gère d’importantes œuvres caritatives et
éducatives. Ses œuvres mystiques ont été traduites en russe, kazakh et azéri
et distribuées dans toute l’ex-URSS, là aussi à l’exception de l’Ouzbékistan
et du Turkménistan, qui importent très peu de littérature religieuse. Ce
mouvement a surtout acquis une certaine notoriété en Azerbaïdjan et au
Kazakhstan. À Bakou, sa Fondation d’aide à la jeunesse azerbaïdjanaise
20.AYDIN M., « Süleymancilik », in BORA T., GULTEKINGIL M., Modern Turkiyede Siyasi
Düsünce: Islamcilik, Istanbul, Ilestisim Yayinlari, 2004, p. 308-322.
21. Sur sa vie et ses œuvres, voir son site internet : http://www.osmannuritopbas.com/osman-nuritopbas-hocaefendi-nin-hayati.html. Cette autorité religieuse a également des disciples en France, voir :
http://www.terredepaix.com/soufisme/osman-efendi-paroles-dor/
La Turquie en Asie centrale…17
dispose d’un grand centre religieux avec une importante bibliothèque et
plusieurs salles de cours. En coopération avec la direction des affaires
spirituelles d’Azerbaïdjan, elle gère aussi des établissements religieux en
province. Au Kazakhstan, sa présence est plus discrète et se limite à des
cercles informels de lecture et de réflexion sur l’islam et la place de ce
dernier dans la société. En cela, la mouvance se rapproche d’une autre
mouvance turque très active dans tout l’espace post-soviétique, celle fondée
par Saït Nursi.
Sait Nursi est né en 1876 à l’est de la Turquie, près d’Erzurum. Marqué par
un islam mystique, il devient d’abord une autorité religieuse influente dans
sa province d’origine, puis il accroît sa notoriété grâce à son engagement
pendant la Première Guerre mondiale sur le front de l’Est, contre la Russie.
Au moment de la fondation de la République turque sur les débris de
l’Empire ottoman, il milite en faveur d’un régime politique nouveau fondé
sur l’islam. En désaccord profond sur ce point avec Mustafa Kemal Atatürk
et sa vision laïque et séculière, il renonce à l’engagement politique, et
crée un mouvement quasi mystique, apolitique et piétiste 22. Il est en cela
comparable à d’autres autorités islamiques, comme Muhammad Ilyas et
Mawdudi en Inde par exemple, qui, conscientes de la crise que traverse
le monde musulman, cherchent à y remédier en prônant un plus grand
attachement à un islam modernisé. Pour Saït Nursi, l’idée centrale est
de prouver qu’islam, science et modernité sont compatibles, à condition
que les sciences religieuses entrent à l’école moderne et que la madrasa
s’ouvre aux sciences profanes. Entre clandestinité et semi-légalité, son
mouvement devient populaire à travers tout le pays. Se développent un peu
partout des cercles de lecteurs de son œuvre fondamentale, la Risale i Nur,
lettre de la Lumière, une exégèse du Coran. Le contenu de cette lettre n’est
pas politique, mais uniquement spirituel, et il n’a d’autres ambitions que
d’expliquer le Coran et les autres textes fondamentaux de l’islam et hadith
notamment. Saït Nursi meurt en 1960, laissant derrière lui un mouvement
actif dans tout le pays, mais qui ne résiste pas aux tendances sécessionnistes
entre différents groupes, chacun dirigé par un de ses disciples, et dévoué
à une tâche particulière : diffusion de son œuvre maîtresse, promotion de
ses idées dans les cercles académiques, ou encore l’éducation. Les plus
notables disciples sont Mehmet Kutlular qui dirige toujours le quotidien
Yeni Asya, Mehmet Kirkinci et Mustafa Sungur (décédé en décembre 2012).
Fethullah Gülen est un autre disciple de Saït Nursi 23, le plus influent à l’heure
22. Sur Saït Nursi et sa pensée, il existe une abondante littérature en turc et anglais. Voir, entre autres,
MARDIN S., Religion and Social Change in Modern Turkey: The Case of Bediuzzaman Said Nursi,
New York, State University of New York, Albany, 1989, 278 p. Voir éventuellement aussi un site en
français appartenant à des disciples de Sait Nursi : http://www.hayratvakfi.org/fr/
23. Précisions ici toutefois que Fethullah Gülen s’est inspiré autant de Saït Nursi que d’autres figures
religieuses de son époque. Parmi elles, le poète Sezai Karakoç et le philosophe Nurettin Topçu.
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Bayram BALCI
actuelle, mais qui s’est tellement autonomisé des enseignements classiques
de Nursi, qu’il fera l’objet d’un traitement à part. Mais auparavant, faisons
le point sur les actions en Asie centrale des autres branches se réclamant des
enseignements de Saït Nursi.
Appelés Nurcu, de par leur affiliation à la philosophie de Saït Nursi, divers
groupes peu structurés sont partis de Turquie dès 1990 dans tout l’espace
musulman post-socialiste, mais plus particulièrement dans les républiques
turcophones pour diffuser l’œuvre centrale du mouvement nurcu, la Risale
i Nur, l’exégèse du Coran écrite en turc prérépublicain, mais traduite depuis
dans pratiquement toutes les langues d’Asie centrale. La présence de ces
cercles de lecture de l’œuvre de Saït Nursi est toutefois peu visible. En effet,
ces réseaux n’opèrent pas dans le cadre d’établissements éducatifs visibles,
mais plutôt dans des appartements privés. Ces cercles ne se considérant pas
eux-mêmes comme un mouvement spécifique, ils ne demandent pas à être
reconnus officiellement en tant que communauté religieuse dans les pays où
ils opèrent. Dans toutes les républiques d’Asie centrale sauf en Ouzbékistan
où toute présence nurcu est bannie, les Nurcus diffusent les idées de leur
maître dans le cadre de leurs activités commerciales ou estudiantines, car bon
nombre d’expatriés turcs en Asie centrale sont par ailleurs des responsables
de petites et moyennes entreprises ou de jeunes étudiants inscrits dans des
universités centrasiatiques dans le cadre d’échanges universitaires entre la
Turquie et les pays turcophones. Pour ces cercles nurcu dont le poids et
l’influence sont souvent exagérés par les autorités politiques, l’intention de
véhiculer les idées du maître est parfaitement claire, et c’est précisément là
que le groupe fondé par Fethullah Gülen, le plus influent en Asie centrale,
fait dissension.
La communauté de Fethullah Gülen en Asie centrale,
éducation moderne et séculière, et spiritualité islamique
Né en 1938 à l’est de la Turquie au sein d’une famille conservatrice, Gülen
reprend le discours de Saït Nursi, mais en valorisant tout particulièrement
la dimension éducative. Ancrée au départ dans une pensée religieuse
quasiment mystique, mais qui s’est progressivement politisée, la pensée de
Fethullah Gülen vise à former une nouvelle génération « en or » (Altin
Nesil), qui soit à la fois moderne, en adéquation avec son temps et fidèle à
ses traditions turco-islamique 24. La structuration du mouvement est lente,
mais décisive : dans les années 1960, Fethullah Gülen forme ses premiers
24. HAKAN Y., Toward an Islamic Enlightenment, The Gülen Movement, Oxford University Press,
2013, p. 71-116.
La Turquie en Asie centrale…19
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disciples dans la région d’Izmir, où il officie comme imam officiel au
service de la République ; la décennie suivante voit les idées du mouvement
se diffuser dans les autres régions de Turquie. Quand la Turquie bascule
vers l’économie de marché à partir de janvier 1980, la mouvance, forte
de centaines de milliers de sympathisants qui financent ses activités, se
renforce en alliant réussite économique et foi islamique 25. À partir de 1989,
l’ouverture turque vers les Balkans, le Caucase et l’Asie centrale, permet
aux disciples de Fethullah Gülen, appelés fethullahci ou güleniste (deux
désignations qui plaisent peu aux intéressés) d’entrer dans la mondialisation
tant économique que religieuse. Aussi bien en Turquie que dans tous les
pays où elle est implantée, la mouvance de Fethullah Gülen privilégie quatre
domaines d’action où elle est particulièrement influente.
Dès le passage à l’économie de marché, la mouvance güleniste privilégie
d’abord l’éducation et crée des milliers d’établissements éducatifs privés.
Viennent ensuite les médias qui constituent l’autre socle du mouvement.
Le quotidien Zaman (et sa version anglophone Todayzaman) est l’un des
meilleurs quotidiens à paraître actuellement en Turquie. Plusieurs chaînes
de télévision, comme STV, sont connues pour être des plateformes de
promotion des idées de Fethullah Gülen. Troisième domaine privilégié par
la communauté de Gülen, le milieu des intellectuels, à travers la création
de forums dédiés au dialogue interreligieux, d’abord en Turquie puis
progressivement à l’étranger 26. Enfin, ces domaines de prédilection ne
peuvent se passer de la présence de la mouvance dans des secteurs clés de
l’économie et du commerce. Des centaines de grandes compagnies, mais
surtout des milliers de petites et moyennes entreprises sont gérées par des
hommes d’affaires qui se reconnaissent dans les idées de Fethullah Gülen.
La mouvance se définissait au départ comme une communauté, cemaat,
avant de préférer s’appeler hareket, mouvement. Depuis quel­ques années,
du fait de la diversification de ses domaines d’activités, elle se définit
comme hizmet, c’est-à-dire comme une communauté de services motivée
exclusivement par la promotion des idéaux de dialogue et de paix sociale,
à l’échelle planétaire. Pour appuyer cette affirmation, elle met en avant les
rencontres interreligieuses qu’elle organise régulièrement dans tous les
pays où elle est présente et les soutiens dont bénéficient les initiatives du
mouvement dans des milieux non musulmans, chrétiens, juifs et autres.
25. HENDRICK J., Gülen: The Ambiguous Politics of Market Islam in Turkey and the World, New York,
New York University Press, 2013.
26. En Turquie, la fondation qui organise les débats et rencontres intra et interreligieux est Turkiye
Gazeteciler ve Yazarlar Vakfi (Fondation des Écrivains et des Journalistes de Turquie) : http://www.gyv.
org.tr/. Des centaines d’autres structures similaires ont été lancées dans le monde. Voir par exemple
celle de Paris, La plateforme de Paris : http://www.plateformedeparis.fr ou alors celle de Washington,
Rumi Forum : http://www.rumiforum.org/
20
Bayram BALCI
Fethullah Gülen est en effet un des rares penseurs musulmans à être soutenu
et publiquement loué par des leaders religieux, juifs ou chrétiens en Turquie
et dans la plupart des pays où sa mouvance est présente 27.
Pour les organisations islamiques rivales du mouvement, notamment
les plus fondamentalistes, comme celle des Kaplanci qui fut assez acti­ve
dans la diaspora turque en Europe, les initiatives de Fethullah Gülen sont
condamnables dans la mesure où, par leur apolitisme, leur modération et
leur collaboration avec les « ennemis de l’islam », elles vident l’islam de
son esprit combatif et perpétuent ainsi la soumission du monde musulman
à l’Occident.
Quant aux milieux séculiers et kémalistes turcs, notamment l’armée
turque et sa hiérarchie, ils sont persuadés que les Gülenistes, sous couvert
d’islam modéré, de paix sociale et de dialogue entre les civilisations,
cherchent en réalité à travers un agenda caché, à islamiser les esprits pour à
moyen ou long terme favoriser l’avènement d’un État islamique 28.
À notre sens, chacune des assertions recèle un bout de vérité. Le
mouvement güleniste diffuse incontestablement un esprit généreux
et humaniste, qui n’est toutefois pas incompatible avec la progressive
politisation qui lui est reprochée par les milieux laïques. Le mouvement
de Gülen s’apparente, dans une version turco islamique, au phénomène
jésuite. Il s’est probablement inspiré des écoles missionnaires créées par
les Occidentaux dans l’Empire ottoman, et qui ont formé les élites postottomanes et républicaines 29. L’idée ingénieuse de Gülen fut d’opérer
une simple transposition de ce modèle occidental pour éduquer des élites
turco-islamiques capables à leur tour de former les élites d’autres pays, en
Asie centrale et dans le Caucase au départ, puis dans le reste du monde.
Comme les jésuites avant eux, les Gülenistes mettent l’éducation « totale »
au centre de leurs préoccupations et comme eux, ils cultivent un élitisme
et un entrisme, qui dissimulent mal leur engouement pour l’influence et le
pouvoir 30. L’Asie centrale a été le terrain d’expérimentation de la mouvance,
avant qu’elle ne devienne un mouvement transnational actif sur tous les
continents.
27. HAKAN Y., op.cit., 2013.
28.Voir, à titre d’exemple, CETINKAYA H., Fethullah Gülen’in 40 Yıllık Serüveni, Istanbul,
Cumhuriyet Kitaplari, 2010.
29. BALCI B., Missionnaires de l’islam en Asie centrale, les écoles turques de Fethullah Gülen, Paris,
Maisonneuve et Larose et Institut français d’études anatoliennes, 2003.
30.COMPAYRÉ G., « Grandeur et limite de l’enseignement jésuite », Encyclopédie de l’Agora,
(http://agora.qc.ca/documents/jesuites--grandeur_et_limites_de_lenseignement_jesuite_par_gabriel_
compayre).
La Turquie en Asie centrale…21
Implantation et actions des disciples de Fethullah Gülen en Asie centrale
Les services éducatifs rendus par la communauté de Gülen, cemaat, à
toutes les sociétés post-soviétiques sont certainement ce qui a le plus
favorisé et légitimé ses actions dans tous ces pays. De l’Azerbaïdjan
jusqu’au Kazakhstan, les disciples de Fethullah Gülen ont créé des lycées
et des universités qui répondaient à un véritable besoin des populations
locales. Affaiblies par la sortie de l’Union soviétique, et en perte de repères
identitaires, les sociétés d’Asie centrale, mais aussi les régimes en place
ont répondu très favorablement aux sollicitations de la communauté pour
ouvrir des écoles dans leurs pays. Mais précisons toutefois que les écoles
de Fethullah Gülen ne se sont pas présentées comme telles en Asie centrale.
Des entrepreneurs sont arrivés en premier en Asie centrale en tant que
représentants d’associations d’hommes d’affaires, pour développer la
coopération économique entre leur région d’origine en Turquie et diverses
villes centrasiatiques, avant de proposer aux partenaires locaux de créer
des écoles sur l’exemple des établissements privés en Turquie. Le contexte
était alors très favorable à une telle coopération à la fois économique et
culturelle et éducative. En effet, si au début de la décennie 1990 l’État turc,
les élites kémalistes et l’armée se méfiaient de cette mouvance, la figure
centrale de la vie politique turque de l’épo­que, Turgut Ozal, pour des raisons
tant pragmatiques et politiques et du fait de ses convictions religieuses,
a fortement soutenu les actions de Fethullah Gülen. Par ailleurs, les
gouvernements d’Asie centrale, bien qu’ils le nient aujourd’hui, étaient très
favorables à l’influence turque, avant de rejeter ce nouveau « grand-frère ».
Pour tous ces pays, la Turquie et son influence multiforme étaient source
d’inspiration pour un développement libéré de l’héritage soviétique. Ainsi,
dans les premières années des indépendances, les services éducatifs de la
cemaat, qui sur place n’affichait pas ouvertement ses liens spirituels avec
Fethullah Gülen, étaient bien appréciés. En l’espace de quelques années,
plusieurs entreprises éducatives ont développé un solide réseau éducatif
dans toute l’Asie centrale. Au Kazakhstan il y a toujours, en décem­bre 2013,
plus de trente lycées, une université et divers centres linguistiques 31. Même
en Ouzbékistan où toutes les écoles ont fermé en 2000, il y avait au départ
une attitude très positive vis-à-vis de ces écoles dont le nombre approchait
la vingtaine d’établissements, tous genres confondus. Leur fermeture était
plus liée à la détérioration des relations entre la Turquie et l’Ouzbékistan
qu’à la nature même des activités du mouvement de Fethullah Gülen. Au
Kirghizstan, il y a à l’heure actuelle une dizaine de lycées et une université
31. Voir le site de la Société Katev, qui gère les écoles turques au Kazakshtan : http://www.katev.kz/
22
Bayram BALCI
gérés par des disciples de Fethullah Gülen 32. Au Tadjikistan, et encore plus
en Azerbaïdjan, il y a aussi une forte présence éducative de la mouvance
de Fethullah Gülen dont le développement se poursuit malgré certaines
appréhensions des autorités locales 33.
Le succès de ces écoles de la cemaat a fait la popularité du mouvement en
Asie centrale, et c’est encore à l’heure actuelle grâce à elles que la communauté
se maintient bien dans tous ces États, à l’exception de l’Ouzbékistan. Les
attentats du 11 septembre 2001, qui ont contribué à la crispation des régimes
d’Asie centrale vis-à-vis de tout phénomène religieux, ont considérablement
freiné les capacités d’action des mouvements islamistes, même les plus
modérés, en Asie centrale, mais n’a guère entamé la bonne image des écoles
de Fethullah Gülen. Deux raisons au moins expliquent cette exception.
En premier lieu, les Gülenistes ne se sont jamais présentés en tant que
communauté religieuse en Asie centrale. D’ailleurs, ces écoles sont appelées
« écoles turques », et rarement identifiées à Fethullah Gülen, sauf peut-être
depuis quel­ques années maintenant que la communauté est mondialement
connue. Par ailleurs, on constate qu’au lendemain des attentats du
11 septem­bre, les Gülenistes ont commencé à afficher plus ouvertement leur
attachement à Fethullah Gülen, tout en prenant soin de le présenter davantage
comme un intellectuel que comme une autorité religieuse. Invisibles
jusqu’en 2001, les livres de Gülen apparaissent désormais davantage sur les
bureaux des directeurs généraux des lycées, surtout pour mettre en avant et
promouvoir ses travaux sur la paix, sur le dialogue entre les religions, sur
la tolérance et le caractère modéré de ses convictions religieuses. De son
côté, Fethullah Gülen, au lendemain des attentats du 11 septembre, a écrit
un nombre considérable de livres et d’articles pour dénoncer toute forme
de violence, perpétrée au nom de l’islam 34. Son discours modéré, ouvert au
dialogue interreligieux, s’est étoffé encore après les attentats du 11 septembre,
et est évidemment diffusé partout dans les établissements s’inspirant de son
mouvement. Faisant un pas considérable vers plus de transparence dans
leurs activités, les écoles s’en sont retrouvées renforcées après 2001, malgré
un contexte défavorable de suspicion et méfiance antireligieuse. Toutefois,
l’Ouzbékistan, qui avait manifesté son hostilité aux écoles en les interdisant,
bien avant le 11 septembre, et ce par opposition l’ensemble de la politique
turque en Asie centrale, reste un cas à part 35.
32. Sur les écoles turques au Tadjikistan, voir le site de la société qui les gère, Selale : http://www.
shelale.org/tj/
33. ALIYEV F., « The Gulen Movement in Azerbaijan », in Current Trends in Islamist Ideology, n° 5,
December 2012. (http://www.currenttrends.org/docLib/20130124_CT14Aliev.pdf).
34. GÜLEN F., Terror and Suicide Attacks: An Islamic Perspective, New jersey, The Light, 2004, 120 p.
35. DEVLET N., « Taking Stock: Turkey and the Turkic World 20 Years Later », in The German
Marshall Fund of United States, November 10 2011, (http://www.gmfus.org/wp-content/blogs.dir/1/
files_mf/1321555956_magicfields_attachment__1_1.pdf).
La Turquie en Asie centrale…23
Évolution du discours islamique de Gülen en Asie centrale
Cette question est difficile à analyser, car depuis les premiers temps de son
implantation en Asie centrale, la cemaat (ou hizmet selon la terminologie
actuelle) n’a jamais avoué aucun objectif de prosélytisme vis-à-vis des
sociétés d’Asie centrale, traditionnellement musulmanes, mais sécularisées
depuis plusieurs décennies de répression et d’athéisme forcé soviétique. Or,
le renforcement de la foi et sa conciliation avec la science et la modernité,
objectifs fondamentaux chez Saït Nursi demeurent les buts ultimes de son
disciple Fethullah Gülen. Pourtant, ses intentions n’ont pourtant jamais été
ouvertement dévoilées en Asie centrale. Toutefois, on sait qu’au départ,
entre 1990 et 1995, des responsables du mouvement en Asie centrale
souhaitaient diffuser un discours islamique, et pourvoir concrètement en dehors
des écoles à une instruction religieuse pour former des cadres bien éduqués,
mais aussi si possible respectueux des préceptes de l’islam 36. Cette première
phase dans la stratégie globale d’implantation de la cemaat n’a pas duré
longtemps, car assez rapidement les Gülenistes ont pris conscience que cela ne
ferait qu’alimenter la méfiance des autorités locales et entraver voire remettre
en question toutes leurs actions éducatives. Mais les cadres du mouvement
ont surtout très vite compris que la population locale appréciait davantage les
écoles par pragmatisme et intérêt personnel que par quête spirituelle.
Se met alors en place une nouvelle stratégie, que Fethullah Gülen appelle
le temsil. Il ne s’agit plus de diffuser l’islam par la dawa ou la tabligh qui
désignent les méthodes classiques de prédication et de diffusion de l’islam,
mais par le temsil, c’est-à-dire par l’exemplarité. Cette méthode suggère
que le porteur du message vive noblement sa religion, en étant moralement
propre, bien éduqué, et vertueux. La séduction par l’exemple devait ainsi
attirer les interlocuteurs, spontanément tentés d’adopter la vision religieuse
de la cemaat sans que cette dernière ne l’impose 37. En ce sens, le temsil
fonctionne comme une sorte de soft power, de méthode de persuasion
qui s’impose naturellement. On constate même que le temsil précède le
soft power et en inspire d’autres formes. La cemaat a vu son influence se
renforcer en Asie centrale, et à partir de là, sur d’autres continents.
Il est curieux de constater que cette stratégie de prosélytisme subtil « par
l’exemple », qui a pourtant fait ses preuves, soit abandonnée aujourd’hui.
36.BALCI B., « Les écoles néo-nurcu de Fethullah Gülen en Asie centrale : implantation,
fonctionnement et nature du message véhiculé par le biais de la coopération éducative », in Revue des
mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 101-102 | juillet 2003, mis en ligne le 12 mai 2009,
consulté le 24 février 2013 (http://remmm.revues.org/54).
37. BALCI B., « Fethullah Gülen’s Missionary Schools in Central Asia and their Role in the Spreading
of Turkism and Islam », in Religion State and Society, vol. 31, n° 2, 2003, p. 151-177.
24
Bayram BALCI
Ou du moins elle n’occupe plus de place centrale dans la stratégie des
Gülenistes pour se renforcer en Asie centrale. En effet, ici comme partout
dans le monde, la cemaat évolue vers une forme de communauté qui ne
parle plus de religion, mais de services, de hizmet, notamment éducatifs.
Aussi, à l’heure actuelle, même si les disciples de Gülen en Asie centrale
suivent un mode de vie conservateur musulman, leur engagement ne l’est
pas à proprement parler. À la différence des autres mouvements religieux
qui opèrent dans la région, ils ne créent pas des madrasas, des mosquées ou
des écoles coraniques, et ne s’affichent même plus comme une communauté
islamique. En effet, il n’y a rien de commun entre les activités éducatives de
Fethullah Gülen et les actions purement islamiques du groupe de Suleyman
Tunahan ou des nakshibendis de Osman Nuri Topbaş, deux communautés
islamiques dont on a analysé les services islamiques précédemment.
Autant ces deux groupes se focalisent sur la construction de mosquées et
de madrasas et la diffusion d’une abondante littérature islamique, autant
les disciples de Gülen ne donnent aucunement le sentiment d’être une
organisation islamique. Les membres du mouvement préfèrent s’attacher à
une pratique de la foi discrète et exclusivement réservée à la sphère privée.
Or, malgré leur discrétion, à partir de 2002, dans certains pays d’Asie
centrale, la peur de l’islamisme fait peser sur la cemaat de lourdes menaces,
moins du fait des attentats du 11 septembre que de l’arrivée de l’AKP au
pouvoir en Turquie. C’est d’abord dans la Fédération de Russie, dans la
région caucasienne, au Tatarstan et au Bachkortostan que les premiers
ennuis commencent. Au sein de l’État russe, notamment dans les structures
de renseignement, la méfiance vis-à-vis des écoles turques s’est peu à peu
installée. Les écoles sont rapidement interdites et obligées de fermer, au motif
qu’elles servent de canal de diffusion de l’islamisme et du panturquisme.
En Asie centrale, tradition et passé soviétique obligent, ce qui se passe à
Moscou résonne dans la périphérie. Aussi, les mesures de rétorsion en Russie
convainquent certains pays d’Asie centrale à accroître la surveillance sur les
activités de la mouvance. En Ouzbékistan, la question ne se posait pas, car
les écoles avaient déjà fermé. En revanche au Turkménistan, où pourtant les
relations avec la Turquie sont excellentes, et où un proche de Fethullah Gülen,
Ahmet Calik, fut conseiller du président Turkmenbashi plusieurs années
durant, la décision a été prise de fermer certains établissements, à l’exception
de l’Université internationale turkmeno-turque et du lycée Turgut Ozal situés
dans la capitale. En Azerbaïdjan, où l’image de la Turquie est également
excellente depuis près de vingt ans, le gouvernement s’interroge de plus
en plus sur le renforcement du contrôle nécessaire de la cemaat et de ses
écoles 38. Pourquoi alors les autorités cèdent-elles à l’inquiétude aujourd’hui
38. ALIYEV F., op. cit., 2012.
La Turquie en Asie centrale…25
alors que jusque-là elles appréciaient leurs services éducatifs sans trop se
préoccuper de leur potentiel impact politique futur ?
La raison de cette soudaine méfiance réside probablement dans l’arrivée
au pouvoir de l’AKP en Turquie. Les élites centrasiatiques sont encore pour
la plupart les vieilles élites soviétiques, profondément sécularisées, et elles
interprètent le succès des islamistes modérés de l’AKP comme le signe que
des activités éducatives, comme celles de Gülen, engendreront à terme un
pouvoir politique conservateur et elles en rejettent l’idée. Il est excessif de
taxer l’AKP d’islamisme, mais leur conservatisme jugé « trop musulman »
par les Centrasiatiques suffit à attirer sur la cemaat les critiques et le regard
suspicieux. De plus, la progressive politisation du mouvement en Turquie,
ses bonnes relations avec l’équipe AKP au pouvoir (une situation qui change
en automne 2013), le retentissement de l’affaire Ergenekon 39, ont été perçus
en Asie centrale comme des preuves tangibles que la cemaat n’était ni un
ordre mystique aussi innocent qu’elle veut bien le laisser penser, ni une
organisation pieuse impliquée dans l’éducation et dépourvue de toute
ambition politique comme elle le prétend.
Pourtant, tandis que la cemaat suscite la méfiance, elle continue d’être
très présente dans tous les pays de la zone (à l’exception de l’Ouzbékistan),
et continue d’y exercer une certaine influence, avec toute la subtilité du soft
power dont elle est passée maître. Ses établissements au Kazakhstan, au
Kirghizstan, au Tadjikistan et au Turkménistan fonctionnent encore sans
trop d’entraves, et bénéficient ouvertement des soutiens de la diplomatie
turque, qui intègre leur action dans sa politique régionale.
En effet, en matière de contribution au prestige et à l’influence de la
Turquie dans cette région, il convient de faire trois remarques. Plus que l’État
turc et ses rares centres culturels, ce sont les écoles de Gülen qui ont permis
à la langue turque d’être diffusée partout en Asie centrale. Dans la capitale
turkmène d’Achkhabad, le turc est devenu une langue de communication
intercommunautaire presque aussi utile que le russe, et bien avant l’anglais.
39.L’affaire Ergenekon (nom mythique désignant une région de Sibérie d’où seraient originaires les
Turcs) désigne un complot, raté, découvert en 2007, impliquant des centaines de personnalités militaires,
mais aussi civiles, qui cherchaient par divers moyens (assassinats, agitation, attentats) à provoquer
une forte instabilité dans le pays pour rendre légitime une intervention de l’armée et renverser le
gouvernement civil islamoconservateur de Recep Tayyip Erdoğan. Découvertes et évitées, ces tentatives
de coup d’État ont donné lieu à des procès historiques, dont celui de septembre 2012 qui a vu des
centaines d’officiers et quelques généraux condamnés à de lourdes peines de prison. Perçus comme
la preuve d’un progrès démocratique par certains et comme des règlements de compte politiques par
d’autres, ces procès marquent la fin de l’omnipotence de l’armée, désormais soumise au pouvoir civil.
Il a été reproché à la mouvance de Gülen de profiter de ces procès, grâce à ses réseaux d’influence dans
l’appareil judiciaire, pour régler ses comptes avec l’armée et les cercles kémalistes par lesquels elle
estime avoir été longtemps brimée.
26
Bayram BALCI
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Dans le domaine économique, les entrepreneurs proches de la mouvance
ont créé des liens solides entre la Turquie et les pays d’Asie centrale. De
plus, le mouvement de Gülen, devenu transnational, permet aux étudiants et
aux hommes d’affaires d’Asie centrale de voyager partout dans le monde,
de participer à des rencontres et compétitions scolaires internationales ou
à des forums de business. Le prestige et la réputation de la cemaat en Asie
centrale profitent en réalité plus à la Turquie qu’à la cemaat même. En
témoigne comme nous l’avons dit précédemment le fait que ces écoles sont
plus connues des communautés, des autorités et des médias comme les
« écoles turques » que comme des écoles gülenistes, directement affiliées
au mouvement de Fethullah Gülen.
Quelle influence ces écoles exercent-elles sur l’islam en Asie centrale ?
La question fondamentale qui se pose désormais quand on s’intéresse à la
mouvance de Gülen en Asie centrale est d’estimer son impact sur les sociétés
locales et sur l’islam centrasiatique. Ces écoles ont-elles une influence, et si
oui laquelle, sur les sociétés locales et plus particulièrement sur les jeunesses
et les élites de ces pays ? Mesurer cette influence est difficile à réaliser,
car nous manquons encore de recul pour établir le profil sociologique d’un
échantillon représentatif d’élèves sortis de ces établissements et juger de
leur place dans la hiérarchie sociale, de leur rapport à la religion, de l’impact
des enseignements gülenistes dans la société. Cette recherche est en cours,
mais nous pouvons d’ores et déjà énoncer quelques débuts de réponse.
Premièrement, la très forte majorité des élèves issus de ces écoles
intègrent les meilleures universités de leurs pays et/ou à l’étranger, et pas
seulement en Turquie. À l’issue de leurs études supérieures, ils obtiennent
souvent des emplois prestigieux dans divers domaines, administrations
publiques, milieu académique et secteur privé. On les retrouve à divers
degrés de l’administration, dans les représentations diplomatiques de leur
pays à l’étranger. Deuxièmement, on constate que ces jeunes élites ne sont
pas forcément religieuses dans le sens où la religion ne relève pas de leurs
préoccupations quotidiennes fondamentales et n’influe pas sur leur vie
professionnelle. Elles sont certes conservatrices dans la plupart des cas, mais
pas exclusivement, et se distinguent fondamentalement des jeunes cadres
religieux. En cela, la ressemblance avec le phénomène jésuite tel qu’il a
existé en Occident est saisissante. Dans les deux cas, la socialisation des
élèves dans une structure éducative tenue par un ordre religieux ne fait pas
d’eux des individus particulièrement pratiquants, mais dans un cas comme
dans l’autre, le phénomène est totalisant, c’est-à-dire que la communauté
absorbe l’individu, sans toutefois anéantir la part d’individualité de chacun.
La Turquie en Asie centrale…27
Perceptions en Asie centrale des influences islamiques turques et leurs
interactions avec les autres acteurs de l’islam centrasiatique
Dès lors que les influences turques ne sont pas les seules à participer à la
recomposition de l’islam en Asie centrale comme on l’a vu précédemment,
se pose la question de la manière dont elles sont perçues sur place par les
autres acteurs islamiques, publics et privés, tous engagés dans la compétition
religieuse.
Premièrement, comment les autorités religieuses officielles de chaque
pays perçoivent-elles les influences turques ? Dans une très large mesure,
en Asie centrale les États préfèrent la coopération interétatique aux
initiatives privées, dont ils se méfient constamment de crainte de ne pouvoir
totalement les contrôler. Ainsi, les directions des affaires spirituelles ont,
en général, une très bonne image de la Diyanet dont elles apprécient les
services rendus, notamment dans le domaine de l’éducation et la formation
des nouvelles élites religieuses. Cette bonne perception de la Diyanet n’est
toutefois pas effective en Ouzbékistan dont les relations avec la Turquie
sont tendues notamment à cause de l’installation en Turquie dès 1993
des grandes figures de l’opposition nationaliste ouzbèke. À vrai dire,
outre les tensions politiques, les autorités ouzbèkes n’ont jamais été très
demandeuses de coopération islamique internationale, préférant former sur
place leurs propres élites religieuses 40. Quant aux influences turques autres
que la Diyanet, les autorités d’Asie centrale ont tendance à les accepter avec
réticence, et très souvent après avoir consulté le représentant de la Diyanet
pour en savoir davantage sur leur vraie nature. Par exemple, les disciples
de Suleyman Tunahan au Kirghizstan, comme au Kazakhstan, se voient
accorder le droit d’opérer à la seule condition que la Diyanet émette un avis
positif, et à la condition absolue qu’ils respectent sur place la tutelle et les
orientations de la direction des affaires spirituelles.
La question de la perception de la mouvance de Fethullah Gülen par
les États est plus complexe. En effet, comme on l’a vu précédemment,
l’action et le comportement de la mouvance ont évolué avec le temps et
ont abandonné tout prosélytisme ouvert. La mouvance ne s’est jamais
présentée comme institution religieuse ni comme institution tout court. Tout
au plus, des associations éducatives se reconnaissant et s’inspirant des idées
de Fethullah Gülen sans toujours l’exprimer ouvertement d’ailleurs, ont
fondé divers établissements éducatifs, sans visées religieuses apparentes.
Toutefois, même discrètes et relayées au second plan, les motivations
40. ABRAMSON D., « Foreign Religious Education and the Central Asian Islamic Revival: Impact
and Prospects for Stability », in Central Asia-Caucasus Institute, Silk road Papers, March 2010. (http://
www.silkroadstudies.org/new/docs/silkroadpapers/1003Abramson.pdf).
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religieuses des établissements de Gülen ne sont plus un secret pour les
autorités d’Asie centrale qui donc se positionnent sur la mouvance en toute
connaissance de cause. Ainsi, l’attitude vis-à-vis du mouvement ne se juge
plus seulement à leur apport en termes d’éducation, mais aussi à l’aune de
leur possible impact religieux sur la jeunesse qui fréquente ses écoles. Pour
se prémunir contre d’éventuelles influences néfastes et ne privilégier que
l’apport éducatif, les autorités surveillent avec vigilance le fonctionnement
des écoles et le comportement des enseignants turcs.
Les mouvements turcs n’étant pas les seules influences étrangères à
laisser leur empreinte sur l’islam d’Asie centrale, il convient de mettre
leur action en perspective avec les initiatives issues du monde arabe et
du sous-continent indien. Celles-là, principalement représentées par le
Hizb ul Tahrir et Jama’at al Tabligh, parmi les plus influents, n’ont ni les
mêmes stratégies, ni les mêmes audiences dans cet encore vaste et vierge
marché qu’est l’islam centrasiatique.
Le Hizbul Tahrir (HT) est un mouvement islamiste politisé, mais
pacifique, qui projette de faire chuter tous les régimes d’Asie centrale
pour les remplacer par un même califat agrégé au califat mondial 41. Né en
Jordanie dans les années 1950, ce mouvement a eu un succès retentissant en
Asie centrale, difficile à expliquer tant il est étranger aux traditions locales.
À partir 1995, il s’implante solidement, notamment en Ouzbékistan et
au Kirghizstan, et bien sûr secrètement puisqu’il est fortement combattu
par les autorités. Opposé aux mouvances turques piétistes apolitiques,
il n’entretient à notre connaissance aucun contact avec les mouvements
originaires de Turquie. Le fait qu’il soit issu du monde arabe est une
raison supplémentaire pour s’attirer le dédain des Turcs qui ont tendance à
considérer l’Asie centrale comme leur espace d’influence réservé.
La même indifférence prédomine entre les mouvements islamistes turcs
et un autre courant, de plus en plus actif en Asie centrale, la Jama’at al
Tabligh, originaire du sous-continent indien 42. La JT se développe surtout
au Kirghizstan et au Kazakhstan, où la législation en matière religieuse est
plus souple et permet à plus de courants extérieurs de s’implanter 43. Comme
dans tous les pays où elle opère, la JT donne la priorité à la prédication
41. KARAGIANNIS E., Political Islam in Central Asia: the Challenge of Hizb-ul-Tahrir, Routledge,
2010.
42. MASUD M.K., Travellers in Faith: Studies of the Tablighi Jama at As a Transnational Islamic
Movement for Faith Renewal, Brill, 2000.
43.BALCI B., « La jama’at al Tabligh en Asie centrale : réactivation des liens islamiques avec le
sous-continent indien et insertion dans un islam mondialisé », in Revue des mondes musulmans et de la
Méditerranée [En ligne], 130 | février 2012, mis en ligne le 23 février 2012, consulté le 24 février 2013
(http://remmm.revues.org/7478).
La Turquie en Asie centrale…29
par le biais de tournées à travers toutes les villes et villages du pays, mais
aussi de plus en plus par le biais d’échanges entre les villes d’Asie centrale
et le sous-continent indien. Mais là aussi, les interactions entre la JT et
les mouvances turques sont quasi inexistantes. La JT est encore dans une
phase où elle vise et séduit surtout les couches populaires et la jeunesse
marginalisée, alors que les influences turques privilégiant l’action éducative
et s’adressent davantage aux élites et classes aisées de la population. Les
mouvements turcs diffusent un islam plus savant, plus complexe, tandis que
les tablighis formés en Inde, au Pakistan ou au Bangladesh véhiculent un
islam plus « minimaliste », qui insiste davantage sur la pratique quotidienne
des principaux commandements de l’islam. Pour ces raisons, et parce que,
une fois de plus, ils s’estiment chez eux dans cette Asie centrale, synonyme
pour eux de Turkestan, les courants turcs entretiennent très peu de relations
avec la JT, même si épisodiquement, certains tablighis fréquentent aussi les
cercles religieux formés par les Turcs.
Conclusion : quel bilan de la politique turque dans ces pays ?
S’interroger sur le bilan de la politique religieuse de la Turquie en Asie
centrale nécessite une mise en perspective de l’ensemble des influences
turques dans la région depuis une vingtaine d’années. En termes politiques
et géopolitiques, il est indéniable que l’influence de la Turquie fut bien en
deçà de ce qu’en espéraient les dirigeants turcs. En effet, l’union politique
turcique solidaire tant rêvée par Ankara dans les années qui ont succédé la
fin de l’URSS n’a pas vu le jour. De plus, le poids lourd géopolitique de la
région, l’Ouzbékistan, est un farouche adversaire de l’influence de la Turquie
en Asie centrale et de tous les projets intégrationnistes interturciques qu’elle
propose. En termes économiques, l’influence de la Turquie semble avoir été
plus remarquable, grâce au grand nombre de PME qui se sont implantées
dans la région, mais qui sont toutefois loin de pouvoir concurrencer la
présence économique de la Chine. En réalité, c’est dans le domaine culturel
et religieux, deux domaines étroitement liés, que l’influence de la Turquie
est la plus notable. Pour mesurer cette influence religieuse, nous manquons
d’indicateurs concrets, malgré l’existence de certains travaux sérieux, mais
incomplets, sur la coopération religieuse entre l’Asie centrale et plusieurs
pays musulmans. Il n’existe pas, par exemple, de données officielles
comparatives sur le nombre d’imams centrasiatiques formés par la Turquie
et les autres pays musulmans, et nous n’avons pas non plus de données
fiables sur la quantité de livres religieux distribués par la Turquie dans la
région. Aussi, faute d’outils précis pour mesurer cet impact religieux turc,
nous sommes obligés de procéder à une démarche combinatoire qui s’appuie
30
Bayram BALCI
sur nos données récoltées sur le terrain, ainsi que sur l’analyse dans ces pays
des rapports entre État et religion et où l’on sent l’inspiration de la Diyanet.
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Le fait que la Diyanet maintienne encore des bureaux dans la plupart des
pays atteste de l’importance de l’influence de l’islam turc en Asie centrale.
Les attachés turcs aux affaires religieuses continuent de gérer une importante
coopération islamique. À cela on peut objecter que la Diyanet ferme ses
représentations au Turkménistan et en Azerbaïdjan, mais ces fermetures ne
sont pas le signe d’une crise comparable à celle vécue avec l’Ouzbékistan.
Au contraire, elle montre que la Turquie a formé suffisamment de cadres
religieux et que cette coopération n’a plus lieu d’être soutenue par une
instance spécifique. Par ailleurs, cela montre que grâce à la Turquie ces
États sont en mesure désormais de former leurs propres élites islamiques.
En outre, la Turquie est le seul pays à avoir envoyé dans ses représentations
diplomatiques en Asie centrale un attaché aux affaires religieuses, de même
qu’elle est le seul pays à avoir ouvert dans ces pays des facultés de théologie
et des madrasas privées.
L’influence religieuse de la Turquie se ressent également dans la
création dans tous ces pays post-soviétiques de comités d’État pour les
affaires religieuses. Ces structures de régulation des relations entre l’État
et l’islam sont calquées sur le modèle turc de la Diyanet et de son mode de
fonctionnement comme un ministère des cultes pensé par un État républicain
fortement séculier. De fait, ce que fait la Diyanet en Turquie les comités
d’État le font en Asie centrale. Dans les deux cas, en Turquie comme en
Asie centrale, il y a une fonctionnarisation du personnel religieux, et par le
fait d’un habillage administratif ambigu, on accorde de facto à la religion
majoritaire, sunnite hanafite et traditionnelle, le statut de religion officielle.
Si elle est difficile à quantifier, l’influence turque est bien là, et s’entend
au quotidien, jusque dans la langue et la maîtrise du turc par une très large
majorité des élites et cadres religieux locaux rencontrés, qui ont la plupart
séjourné en Turquie ou étudié dans des établissements turcs dans leurs
propres pays.
Il est en revanche plus difficile de mesurer l’impact bien particulier de la
mouvance de Gülen en Asie centrale et encore plus difficile de dire si cette
influence est religieuse ou non. Les écoles de Gülen ont déjà formé des
centaines voire des milliers d’élèves, dont certains commencent à occuper
des positions importantes dans l’administration, les universités et le secteur
privé.Toutefois, les premiers indices concernant leur impact sur les jeunes
générations ne permettent pas de parler d’une influence fondamentalement
islamique. En effet, l’islam développé et prôné par Gülen et les siens
est davantage une synthèse entre islam mystique, nationalisme turc et
La Turquie en Asie centrale…31
humanisme transnational. Et les élèves issus des écoles de Gülen ont un
rapport à la religion fort divers, certains étant religieux, mais d’autres
indifférents à la chose religieuse.
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Au final, en vingt ans de coopération multisectorielle entre la Turquie et
les républiques d’Asie centrale, c’est, paradoxalement, le volet religieux qui
a été le plus actif et qui a créé le plus de liens entre les Turcs anatoliens et
les populations turciques d’Asie centrale. Cette participation de la Turquie
au renouveau de l’islam en Asie centrale est pour le moins paradoxale et
ironique, quand on sait qu’en 1991 le modèle turc pour l’Asie centrale était
vanté et encouragé pour sa laïcité et son sécularisme.

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