L`espace compris entre la rue Grange Batelière et celle de la

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L`espace compris entre la rue Grange Batelière et celle de la
Le boulevard de Gand
L’espace compris entre la rue Grange-Batelière et celle de la Chaussée d’Antin, n’a pas, comme
vous savez, Madame, plus d’une portée de fusil de long. C’est un endroit plein de boue en hiver, et
de poussière en été. Quelques marronniers qui y donnaient de l’ombre ont été abattus à l’époque des
barricades. Il n’y reste pour ornement que cinq ou six arbrisseaux et autant de lanternes. D’ailleurs,
rien qui mérite l’attention, et il n’existe aucune raison de s’asseoir là plutôt qu’à toute autre place du
boulevard, qui est aussi long que Paris.
Ce petit espace, plein de poussière et de boue, est cependant un des lieux les plus agréables qui
soient au monde. C’est un des points rares sur la terre où le plaisir s’est concentré. Le Parisien y vit,
le provincial y accourt, l’étranger qui y passe s’en souvient comme de la rue de Tolède à Naples,
comme autrefois de la Piazetta à Venise. Restaurants, cafés, théâtres, bains, maisons de jeu, tout s’y
presse; on a cent pas à faire: l’univers est là. De l’autre côté du ruisseau ce sont les Grandes-Indes.
Vous ne connaissez sûrement pas, Madame, les mœurs de ce pays étrange qu’on a nommé le
boulevard de Gand. Il ne commence guère à remuer qu’à midi. Les garçons de café servent
dédaigneusement quiconque déjeune avant cette heure. C’est alors qu’arrivent les dandys; ils
entrent à Tortoni par la porte de derrière, attendu que le perron est envahi par les barbares, c’est-àdire les gens de la Bourse. Le monde dandy, rasé et coiffé, déjeune jusqu’à deux heures, à grand
bruit, puis s’envole en bottes vernies. Ce qu’il fait de sa journée est impénétrable: c’est une partie
de cartes, un assaut d’armes, mais rien n’en transpire au dehors et je ne vous le confie qu’en secret.
Le boulevard de Gand, pendant le jour, est donc livré à la foule qui s’y porte depuis trois heures
environ jusqu’à cinq. Tandis que les équipages poudreux règnent glorieusement sur la chaussée, la
foule ignorante ne se promène que du beau côté parce que le soleil y donne. Quelle pitié! Il n’en
faut pas moins remarquer en passant la taille fine de la grisette, la jolie maman qui traîne son
marmot, le classique fredon du flâneur et le panache de la demoiselle qui sort de sa répétition. À
cinq heures, changement complet: tout se vide et reste désert jusqu’à six heures; alors les habitués
de chaque restaurant paraissent peu à peu et se dirigent vers leurs mondes planétaires. Le rentier,
amplement vêtu, s’achemine vers le Café Anglais avec son billet de stalle dans sa poche, le courtier
bien brossé, le demi fashionnable vont s’attabler chez Hardy; de quelques lourdes voitures de
remise débarquent de longues familles anglaises qui entrent au Café de Paris sur la foi d’une mode
oubliée; les cabinets du Café Douix voient arriver deux ou trois parties fines, visages joyeux, mais
inconnus. Le Club de l’Union s’illumine et les équipages s’y arrêtent; les dandys sautillent çà et là
avant d’entrer au Jockey Club. À sept heures, nouveau désert; quelques journalistes prennent le café
pendant que tout le monde dîne. À huit heures et demie, fumée générale; cent estomacs digèrent et
cent cigares brûlent; les voitures roulent, les bottes craquent, les cannes reluisent, les chapeaux sont
de travers, les gilets regorgent, les chevaux caracolent; c’est le beau moment. Les femmes, que la
fumée suffoque1 et qui abhorrent cet affreux tabac, arrivent à point nommé, cela va sans dire; elles
se pressent, s’entassent, toussent et bavardent; le monde dandy s’envole de nouveau; ces messieurs
sont au théâtre et ces dames pirouettent. À dix heures, les fumeurs ne restent plus qu’en petit
nombre, et les femmes, qui commencent à respirer, s’en vont.
La compagnie, qui était plus que mêlée, devient de plus en plus mauvaise; on entend, dans la
solitude, le crieur du journal du soir; les désœuvrés seuls tiennent bon. À onze heures et demie les
spectacles se vident; on se casse le cou devant Tortoni pour prendre une glace avant de s’aller
coucher; il s’en avale mille dans une soirée d’été. À minuit un dandy égaré reparaît un instant; il est
brisé de sa journée, il se jette sur une chaise, étend son pied sur une autre, avale un verre de
limonade en bâillant, tape sur une épaule quelconque, en manière d’adieu, et s’éclipse. L’homme au
gaz arrive, tout s’éteint. Quelques groupes restent encore; on se sépare en fumant, au clair de la
lune; une heure après, pas une âme ne bouge et trois ou quatre fiacres patients attendent seuls
devant le Café Anglais des soupeurs qui ne sortiront qu’au jour.
Voilà, Madame, le fidèle portrait du boulevard de Gand. Et, me direz-vous peut-être, quels plaisirs
extraordinaires y trouve-t-on? Il faut savoir d’abord que c’est un paradis masculin et que, par
conséquent, il me serait difficile de vous le faire comprendre. Je ne vous ai peint que le dehors. Ce
qu’il faudrait vous montrer maintenant, c’est le dedans, l’intérieur des indigènes, l’âme du
boulevard en un mot, et comment m’y prendrai-je?
Si je vous dis que, pour un jeune homme, il peut y avoir une exquise jouissance à mettre une botte
qui lui fait mal au pied, vous allez rire. Si je vous dis qu’un cheval d’allure douce et commode,
passablement beau, restera peut-être chez le marchand, tandis qu’on se précipitera sur une méchante
bête qui va ruer à chaque coin de rue, vous ne voudrez pas me croire. Si je vous dis qu’assister
régulièrement à toutes les premières représentations, manger des fraises presqu’avant qu’il n’y en
ait, prendre une prise de tabac au rôti, savoir de quoi on parle et quand on doit rire, et quelle est la
dernière histoire d’une coulisse, parier n’importe sur quoi le plus cher possible et payer le
lendemain en souriant, tutoyer son domestique et ne pas savoir le nom de son cocher, sentir le
jasmin et l’écurie, lire le journal au spectacle aux endroits qu’il faut et à propos jouer le distrait et
l’affairé en regardant les mouches, boire énormément ou pas du tout, couronner les femmes d’un air
ennuyé avec une rose de Tivoli à sa boutonnière, avoir enfin pour maîtresse une belle dame qui
montre pour trois francs à tout un parterre ce qu’il y a de plus de secret dans tout son ménage; si je
vous dis que c’est là le bonheur suprême, vous allez vous moquer de moi.
Eh bien! vous avez tort; je vous assure que c’est la vérité.
1
Pléiade p. 1107: suffoquent.
Une botte qui fait mal va presque toujours bien; un méchant cheval peut être plus beau qu’un autre;
à une première représentation, s’il n’y a pas d’esprit dans la pièce, il y a du monde pour l’écouter;
rien n’est si doux qu’une primeur quelconque; une prise de tabac fait trouver le gibier plus
succulent; rire, bavarder, parier et payer sont choses louables et permises à tous; l’odeur de l’écurie
est saine et celle du jasmin délectable; tutoyer les gens donne de la grandeur; l’air ennuyé ne déplaît
point aux dames, et une femme qui vaut la peine qu’on aille au parterre, quel que soit le prix de la
place, est assurément digne de faire le bonheur d’un homme distingué.
Nous ne nous entendons pas, n’est-il pas vrai? C’est ce qui fait, Madame, que je n’essaierai pas de
vous faire goûter les charmes du boulevard de Gand, et que je suis obligé de m’en tenir à ce que je
vous ai dit tout à l’heure: c’est un des lieux les plus agréables qui soient au monde.
Un jeune homme, nommé Valentin, s’y promenait beaucoup il y a deux ans. Ce préambule n’est
que pour l’introduire.

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