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histoire & liberté
Brigades rouges.
L’histoire secrète des BR
racontée par leur fondateur
Alberto Franceschini
Éditions du Panama, 2005, 373 p., 21 €
ans son important ouvrage: Une Guerre civile.
Essai historique sur l’éthique de la Résistance
italienne [1], Claudio Pavone s’attarde sur la
manière dont les partisans communistes (appelés
Garibaldiens) ou autres (Giustizia i Liberta) envisagent l’après-Libération. La démobilisation des
Garibaldiens communistes s’est effectuée dans
une Italie où la présence des forces anglo-américaines en fut la garantie mais certains
d’entre eux se refusèrent à livrer leurs armes considérant nécessaire de conserver leur capacité d’organisation pour « s’armer à nouveau ». Dès 1943, le dirigeant communiste Pietro
Secchia avait laissé entendre que la « forme de légalité » qui accompagnait la présence
anglo-américaine pourrait bien ne pas perdurer. Secchia: ce nom ressurgit dans le témoignage d’Alberto Franceschini…
Pavone cite un partisan aux propos explicites: « Pendant toutes les années cinquante, il y a
eu cette conviction que la guerre de libération n’était pas terminée. » Dans cette perspective,
des armes ont été cachées dans des dépôts clandestins. L’idée selon laquelle un « mouvement
national comme celui des partisans » avait été trahi […] par cette chienne de bourgeoisie des
villes » s’est enracinée dans une partie non négligeable des militants communistes.
L’histoire aurait pu en rester là, mais la force de cette frustration et les circonstances ont
redonné une actualité à ce discours lorsque l’Italie connut après 1968 une nouvelle vague
révolutionnaire.
Fondateur des Brigades rouges, Alberto Franceschini établit explicitement le lien entre la
fin des années 1970 et l’époque de l’après-Libération. Son grand-père a été emprisonné sous
le fascisme avec Pietro Secchia. Lui-même, comme nombre de ses camarades venaient du PCI
ou, plus précisément, de cette frange de militants qui avaient participé à la résistance et
n’avaient pas renoncé à une prise de pouvoir violente. La nouvelle génération, celle de
D
[1]
Le Seuil, collection « L’univers historique », 2005, 987 pages.
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Livres
Franceschini, était fascinée par la lutte armée. La transmission entre les jeunes et les anciens
s’est déroulée quasi naturellement: les anciens avaient gardé « les armes qu’ils avaient utilisées
[…] en attendant de nous les passer, à nous les jeunes », explique Franceschini qui donne
beaucoup d’informations sur le soutien logistique (contacts, planques, etc.) dont les Brigades
rouges bénéficièrent de la part de ces communistes jusqu’au début des années 1980.
Les BR sont nées à Reggio Emilia, où en 1960 une manifestation avait tourné au
drame: cinq jeunes manifestants y avaient été tués. Les tout jeunes militants issus pour la
plupart de familles de résistants communistes, constitueront, après ce baptême sanglant, le
noyau des Brigades quelques années plus tard, rejoint par de jeunes catholiques très engagés à gauche. « Nous avons sélectionné vingt à trente camarades parmi les plus déterminés,
ceux-là mêmes qui plus tard allaient former le noyau le plus aguerri des premières
Brigades. Et nous avons commencé à nous entraîner en allant tirer dans les montagnes
avec les mitraillettes que nous donnaient les anciens résistants » (p. 76), raconte
Franceschini. Ensuite vient la seconde phase : celles des braquages de banques et des
« expropriations » d’armurerie.
Les rapports avec le PCI n’étaient pas dépourvus d’ambiguïté: d’un côté, il espionnait
les Brigadistes, de l’autre il tentait de les récupérer. Ce qui était rendu possible par les liens
anciens, presque familiaux: Le responsable de la commission fédérale de contrôle de la
région de Reggio Emilia, Fausto Pattacini était l’ancien commandant de la brigade
Garibaldi dans laquelle le grand-père de Franceschini avait combattu. « Entre nous et le
PCI, il existait des liens personnels très forts », explique-t-il (p. 83). Et, peut-on ajouter, une
connivence de culture.
En connaissance de cause, Franceschini affirme que la décision de s’engager dans la
lutte armée a été décidée avant l’attentat du 12 décembre 1969 à la piazza Fontana de
Milan: « Notre projet de lutte armée a mûri avant la piazza Fontana, indépendamment du
massacre » (p. 100). C’est en 1967 que son groupe s’oriente vers la violence armée. Ce point
est particulièrement important parce que, aujourd’hui encore, en France, les défenseurs des
Brigadistes italiens ou des membres d’autres groupes mettent toujours en avant l’idée
d’une lutte armée née en réaction aux attentats organisés par l’extrême droite, puis au
comportement violent de la police. La lutte armée aurait, en quelque sorte, été une réponse
au processus de « fascisation » du pouvoir[2].
[2] On ne saurait trop conseiller la lecture de l’excellent essai que Guillaume PERRAULT a consacré au soutien d’écrivains
et dirigeants politiques français et, au grand effarement de la société italienne, à Cesare Battisti. Son livre, préfacé par
Gilles Martinet, s’intituleGénération Battisti. Ils ne voulaient pas savoir, Plon, 2005, (voir dans ce numéro l’article de
Pierre Rigoulot, p. 49-55.). Le défenseur attitré de Battisti, l’auteur(e) de romans policiers Fred Varga, poursuit sa
défense aveugle du fuyard dans La Règle du Jeu (janvier 2006), revue de Bernard Henri-Lévy. On ne peut être que
frappé du contraste entre l’attitude de Franceschini qui a effectué dix-huit ans de prison et celle de Cesare Battisti qui
refuse de se confronter à la justice italienne.
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Après 1968, les militants révolutionnaires italiens étaient influencés par les analyses des
groupes maoïstes français avec lesquels ils entretinrent des contacts: « Vive la révolution! »
et la « Gauche prolétarienne » dont les dirigeants fondaient l’action sur l’inéluctabilité de la
guerre civile. Incidemment est posée la question du lien intellectuel et pratique entre la
« théorie » de la lutte armée et sa mise en œuvre. Quelle est la nature de la responsabilité
des intellectuels qui, par leur discours, ont « autorisé » les activistes à exercer une forme de
terreur par l’assassinat de personnes désignées comme ennemis?
Alberto Franceschini insiste sur les relations idéologiques et matérielles entre l’extrême
gauche italienne et le groupe qui décida de la naissance des Brigades rouges: « Les autres
groupes de la gauche révolutionnaire ont commencé à s’intéresser à nous: en particulier
Lotta continua, Potere operaio, les Groupes d’action partisane (les Gap) de Feltrinelli. Nous
avions un point de départ commun, le recours à la violence » (p. 143). Et il précise que ces
groupes « étaient des structures avec des leaders charismatiques: Adriano Sofri pour Lotta
continua, Franco Piperno et Toni Negri pour Potere operaio. Et chacun de ses chefs charismatiques avait un homme à lui pour les « opérations spéciales » » (p. 144). Les liens entre
BR et ces groupes étaient parvenus à un tel degré de confiance que les membres de ces
organisations ont commis ensemble des attentats (p. 149).
Dans le livre de Franceschini, l’éditeur italien Feltrinelli, celui-là même qui avait acquis
les droits mondiaux du Docteur Jivago de Boris Pasternak et l’avait publié en dépit des pressions soviétiques et communistes italiennes, occupe une place à part. Disposant de fonds
considérables, il avait mis sur pied ses propres groupes terroristes, les GAP, et joua le rôle de
mentor des BR jusqu’à sa mort en 1972. « Et puis, sur le plan politique, il répétait qu’une
alliance avec le « camp socialiste », comme il le désignait, était essentielle pour nous. C’est-àdire, avec les Soviétiques, les pays de l’Est. C’étaient ses leitmotivs » (p. 158), rapporte
Franceschini. Selon lui, Feltrinelli considérait qu’une « alliance avec l’Est » était indispensable pour faire la révolution. Il précise que Feltrinelli se rendait régulièrement à Prague
pour aller à Cuba et qu’il devint comme une sorte de représentant des BR à l’étranger, vraisemblablement auprès des services des « pays de l’Est ». Il se s’agit pas d’une simple hypothèse: après 1989, l’ouverture des archives a apporté la confirmation de l’inféodation de la
bande à Baader (RAF) à la Stasi est-allemande. Nombre d’éléments fournis par Franceschini
Vous pouvez consulter la base de données
de notre Bibliothèque sur notre site Internet
w w w. s o u v a r i n e . f r
ou vous renseigner auprès de notre bibliothécaire à
[email protected]
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Livres
sur ce sujet renvoient l’histoire du terrorisme à la
stratégie soviétique des années 1970-1980.
Dès 1979, le situationniste Gianfranco
Histoire & Liberté ?
Sanguinetti, dans son livre Du terrorisme et de
(Cahiers d’Histoire sociale)
l’État[3], avait dénoncé l’inféodation des groupes
terroristes et en particulier des Brigades rouges à
Commandez-les à :
la stratégie et aux moyens d’un secteur de l’État
Bibliothèque d’Histoire sociale
italien, jouant la carte de la « stratégie de la ten4, av. Benoît-Frachon
sion ». Il était parvenu à cette conclusion par
92023 Nanterre Cedex
l’analyse serrée des faits connus et il fut le seul à
dénoncer publiquement l’intervention de l’État
13 € par exemplaire
dans le terrorisme. Par contre, il attribuait toute
(frais de port inclus)
la responsabilité du terrorisme au seul État itaChèques à l’ordre de ABHS 92
lien et à ses alliés occidentaux. Le livre de
Franceschini fait apparaître en demie teinte une
autre dimension capitale: celle de la présence des services des pays du bloc de l’Est. Un
groupe se lançant dans la lutte armée se constitue dans un environnement idéologique et
organisationnel auquel il lui est difficile d’échapper: lié au PCI à l’origine, il devait rencontrer plus tard, sur le terrain de la subversion armée, les services de l’Est et demeurer pris
dans ces réseaux. En plus de causes endogènes, le terrorisme en Italie fut aussi un épisode
de violence à la frontière de la guerre froide et de la guerre chaude. Pietro Secchia, ce personnage au rôle complexe évoqué plus haut, réapparaît au fil de l’entretien de Franceschini.
Il aurait d’ailleurs écrit un texte, jamais publié, favorable aux BR.
Un dernier point soulevé par Alberto Franceschini concerne directement la France: il
est persuadé qu’à partir de 1974, après son arrestation et celle de Renato Curcio, le cerveau
des Brigades rouges résidait à Paris. À la faveur de l’arrestation des fondateurs des BR, leur
direction a changé de mains. Ensuite, ce fut, en 1978, l’affaire de l’enlèvement et de l’assassinat d’Aldo Moro dont Franceschini tente de cerner les arrière-plans.
Le livre se conclut avec une postface de Rosario Priore, juge d’instruction dans l’affaire
Moro, qui propose une synthèse des questions soulevées par Franceschini. Dans sa
recherche de la vérité, il a lui-même conscience de n’être pas parvenu au terme de l’histoire
du terrorisme des « années de plomb ».
Vous avez manqué
les précédents numéros de
Jean-Louis Panné
Historien, spécialiste du monde communiste
[3] Gianfranco SANGUINETTI, Du terrorisme et de l’État. La théorie et la pratique du terrorisme divulguées pour la première
fois, Paris, Le fin mot de l’histoire, 1980, 140 p.
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