Les firmes multinationales : évolutions - Maison franco

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Les firmes multinationales : évolutions - Maison franco
Les firmes multinationales :
évolutions structurelles et stratégies face à la mondialisation
Michel Delapierre, Chargé de recherches CNRS
FORUM/CEREM, Université de Paris-X, URA CNRS 1700
Avec la globalisation les firmes sont entrées dans un monde turbulent, marqué par une
forte incertitude. La déréglementation, l'internationalisation et l'accélération du rythme des
innovations ont conduit au démantèlement de nombreuses barrières à l'entrée. La concurrence
dans la plupart des industries s'est exacerbée du fait de la multiplication de nouveaux arrivants
en provenance de l'étranger, par la multinationalisation ou venant d'autres secteurs en
s'appuyant sur des technologies ou des produits nouveaux. Dans leur mouvement de
globalisation les industries mondiales sont entrées dans un processus de déstructuration et de
recomposition de leurs modes d'organisation et de fonctionnement. Les modalités de la
concurrence, les types de barrières à l'entrée, mais aussi les formes d'organisation des firmes,
des industries et des systèmes productifs nationaux se transforment.
L'accroissement de la complexité qui caractérise la globalisation se traduit par une
augmentation de la densité des relations qui sont tissées entre les activités. On constate alors
la conjonction de deux tendances. On observe, en premier lieu, l'intégration croissante des
fonctions qui assure le renforcement de la cohésion d'activités autrefois spécialisées : au sein
des firmes la R&D, la production et la commercialisation sont organisées en ensembles
étroitement imbriqués afin d'améliorer le suivi de la demande et de réduire les temps d'accès
au marché. On assiste, en second lieu, à un net mouvement de décentralisation et
d'autonomisation des unités intégrées, dans des firmes structurées en réseau. La densification
des interrelations déborde même du cadre de l'entreprise et s'étend à la structuration des
industries qui apparaissent, à leur tour, comme des réseaux de firmes interdépendantes.
1. Les firmes multinationales face à la mondialisation
Les deux principaux effets de la globalisation sur l'environnement des firmes sont
l'internationalisation des activités et l'accentuation du rôle et du rythme des innovations. Elles
se traduisent, d'une part, par la multiplication du nombre des concurrents, d'autre part, par la
diversification des modes de la concurrence.
1.1. L'augmentation du nombre des concurrents.
La multiplication des concurrents découle tout à la fois de l'accentuation du
mouvement de multinationalisation des firmes et de l'apparition de firmes innovantes.
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p.1
L'accentuation de la multinationalisation
Pendant la période des crises des années soixante-dix les investissements directs à
l'étranger ont connu une forte croissance qui s'est interrompue dans la première moitié des
années quatre-vingt, avant de reprendre de manière très vigoureuse à partir de 19851 .
Tableau 1 : répartition des flux d'investissements directs selon les zones d'implantation
part du total des flux
70-79 80-85 86-90 91-93
Total monde
100
100
100
100
Pays en développement
25
17
21
31,5
-dont Asie de l'est, du
6
9
9
18,8
sud et du sud est
croissance annuelle
70-79 80-85 86-90 91-93
16
-1
24
5,6
21
4
22
56,3
16
7
28
33,6
Source : World investment report 1992. transnational corporations as engines of
growth, UNCTC 1992, ST/CTC/130. P.23 et World investment report 1995, Transnational
corporations and competitiveness, 1995 UNCTAD/DTCI/26, p.52.
Une des caractéristiques du mouvement accru de multinationalisation est sa
polarisation sur les pays de la Triade : l'Amérique du Nord, l'Europe et le Japon.
L'entrecroisement des flux rompt avec la distinction antérieure des pays en pays exportateurs
d'investissements et pays récepteurs d'investissements. Les entrées de capitaux aux Etats-Unis
ont été multipliés par 7,5 entre 1975 et 1986 et le pays est devenu, au cours de cette période,
un importateur net de capitaux. Corolairement, la part des firmes américaines dans les
investissements directs à l'étrangers mondiaux est passée de plus de la moitié au quart,
l'Europe et le Japon apparaissant comme les investisseurs internationaux les plus
dynamiques2.La conséquence, pour les firmes, est l'accroissement du nombre des concurrents
auxquels elles ont à faire face sur leur marché d'origine et sur leurs marchés d'implantation.
Dans le même temps la diffusion rapide des produits et des procédés de fabrication, le
développement de moyens de circulation des marchandises à l'échelle mondiale, la mise en
place de stratégies d'industrialisation par la remontée des filières industrielles ont permis
l'émergence de nouveaux producteurs et donc de nouveaux concurrents, originaires des
Nouveaux Pays Industrialisés (NPI).
D'une manière générale, la division internationale du travail qui reposait sur une
spécialisation des tâches entre les pays, avec une hiérarchisation claire, dominée par les EtatsUnis, et une orientation des flux d'investissement directs, du plus avancé vers les moins
développés, s'estompe. La logique de la distribution des activités ne suit plus seulement la
donnée du coût des matières premières ou de la main d'oeuvre, mais également celle des
sources d'innovations et de la localisation des marchés finaux. De plus, la hiérarchie à
l'intérieur des industries globalisées n'est plus le strict reflet de la hiérarchie des systèmes
productifs nationaux. La composition selon la nationalité d'origine des pelotons de tête des
principales industries mondiales s'est diversifiée, même si seules n'y ont accès que les firmes
de la triade.
L'accélération du rythme des innovations.
1 Il est difficile d'analyser le dynamisme de la croissance des firmes à l'étranger à partir de la seule donnée des
investissements directs tirée des Balances des paiements. Dans la plupart des cas les réinvestissements des profits
réalisés sur place ne sont pas pris en compte. Echappent également au recensement les investissements effectués
à partir d'emprunts locaux et qui ne donnent donc pas lieu à un transfert international de capitaux. Plus
fondamentalement encore, dans une période où se généralisent d'autres formes de croissance des firmes - cf. infra
-, les modalités autre que la croissance externe par prise de contrôle sont occultées.
2. UNCTC, Transnational corporations in world development, op. cit. p.74.
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p.2
La globalisation s'est accompagnée d'une formidable prolifération d'innovations, dans
la plupart des domaines, mais principalement dans ceux qui ont de la sorte échappé largement
à la crise. L'électronique en fournit un exemple classique : l'électronique grand public avec le
développement des produits vidéo ou laser, l'informatique avec les ordinateurs personnels,
sans oublier la base des composants avec le formidable développement des semi-conducteurs.
L'accélération du rythme des innovations s'est opérée par l'expansion très rapide du
phénomène des création d'entreprises nouvelles ("start up"). De nouvelles entités ont été
crées, avec le soutien financier du capital risque, dans des domaines non couverts par l'offre
des grands groupes. Elles contournent les barrières à l'entrée fondées sur la taille et
recherchent des niches relativement étroites qu'elles s'efforcent de développer.
Confrontées à la saturation de leurs marchés de masse traditionnels, les grandes firmes
multinationales ont été contraintes de rechercher de nouveaux types de débouchés, et donc en
particulier d'apprendre à intervenir sur des segments de taille réduite parce que en émergence.
Elles ont visé à renouveler leur bases de débouchés par l'introduction de nouveaux produits,
les constructeurs automobiles ont ainsi raccourci la durée de vie de leurs modèles ; à susciter
de nouvelles demandes en segmentant leur offre, ainsi dans l'habillement où la mode est
aujourd'hui structurée selon les tranches d'âge ; à faire face à l'apparition de nouveaux
concurrents en développant des procédés de fabrication plus efficaces. Le lancement de
nouveaux marchés, les stratégies de renouvellement continu et de segmentation fine de l'offre
impose alors le recours à de nouvelles formes d'organisation de la production qui privilégient
la variété et la flexibilité.
L'apparition rapide de produits et de procédés nouveaux ne conduit pas seulement à
une remise en cause permanente des situations acquises sur les marchés traditionnels. Elle
provoque l'émergence de nouveaux domaines d'activité, à côté des domaines traditionnels,
comme dans l'espace des services. Elle établit également des passerelles entre des industries
autrefois distinctes, comme l'électronique grand public et l'informatique.
1.2 La multiplication des formes de la concurrence.
La multiplication des formes de la concurrence découle de la rupture du modèle
dominant dans les années soixante soixante-dix, principalement fondé sur l'exploitation des
effets de taille et reflet de l'organisation de l'industrie américaine. Elle apparaît en premier lieu
du fait de l'émergence de firmes globales issues d'autres systèmes productifs nationaux, tout
particulièrement du Japon et, en deuxième lieu, de la diversification/complexification des
facteurs de compétitivité.
La rencontre de firmes issues de systèmes productifs nationaux distincts.
La rencontre de firmes issues de systèmes nationaux différents conduit à la
confrontation de plusieurs modes de concurrence, reflets des différences dans les modes
d'organisation et de fonctionnement de leurs systèmes industriels nationaux. L'application du
diamant de l'avantage compétitif des nations élaboré par M. Porter permet de spécifier les
facteurs stratégiques privilégiés par les firmes selon leur origine nationale3. Les quatre pointes
du diamant concernent :
-les conditions des facteurs de production, y compris les infrastructures
-les conditions de la demande domestique
-les industries de soutien, fournisseurs d'équipements, de services, de produits
intermédiaires
-les stratégies et la structure des firmes et les conditions de la concurrence entre elles.
3.Porter, M. The competitive advantage of Nations, The Free Press, 1990
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p.3
Les firmes américaines ont traditionnellement bénéficié d'infrastructures de recherche
et de développement, dont une large part avec un soutien financier de l'Etat. La R&D des
industries manufacturières, en pourcentage de la valeur ajoutée y est la plus importante au
monde. Elle passe même de 5,7% en 1971 à 7,6% en 1986, dans la même période le Japon
passe de 2,8% à 5,6% et l'Allemagne de 3,4% à 5,2% 4. Elles se sont développées sur un vaste
marché intérieur qui les a conduit à favoriser les évolutions en termes d'organisation du travail
et de procédés de fabrication fondées sur l'exploitation des effets de taille. Les firmes sont
intégrées verticalement avec des réseaux de sous-traitants, ce qui a plutôt conduit à la
constitution de groupes relativement spécialisés dont les stratégies privilégient l'innovation et
surtout les coûts.
Par contraste, les firmes japonaises ont été confrontées à une pénurie du système
national de la science et ont donc privilégié les stratégies d'acquisitions des technologies
étrangères. Elles ont bénéficié de conditions de demande interne protégée, avec une forte
rapidité d'absorption des produits nouveaux et donc une rapide montée en volume des
producteurs domestiques. L'organisation industrielle s'appuie sur des groupes horizontaux qui
s'efforcent de maximiser les gains de spécialisation et de coordination, avec des stratégies
axées sur la qualité et le service. De plus, la concurrence entre groupes horizontaux les a
conduit à s'engager dans les mêmes activités au même moment, ce qui s'est traduit par la
constitution de fortes surcapacités et donc la contrainte de chercher des débouchés à l'étranger,
en bénéficiant de coûts optimums5.
Les groupes européens, pour leur part, ont pâti de conditions de la demande
caractérisées par des marchés nationaux étroits, que la pratique des commandes publiques et
le protectionnisme ont tenté de compenser. Ils se sont donc efforcés, le plus souvent,
d'atteindre une puissance financière par diversification de leurs activité, sans pouvoir
véritablement bénéficier d'effets d'échelle au niveau de la production.
Les firmes, selon leur nationalité, bénéficient donc de combinaisons spécifiques
d'avantages. Leurs stratégies globales s'appuient sur ces avantages autant que sur ceux qu'elles
peuvent avoir développés de manière propre et sur ceux qu'elles peuvent s'approprier dans les
pays où elles s'implantent6.
La variété croissante des barrières à l'entrée.
La diversité des formes de la concurrence dans les industries de type oligopolistique se
traduit par la variété des types de barrières à l'entrée. La globalisation marque le passage d'un
système où les barrières dominantes, statiques, étaient fondées sur la taille, à un système où
viennent s'ajouter des barrières, dynamiques, fondées sur la flexibilité, la connaissance et les
réseaux.
La période antérieure à la globalisation se caractérise principalement par les barrières
fondées sur la taille. A l'heure actuelle encore, si certaines situations comme celle des marchés
en émergence ou certaines évolutions comme le renouvellement des procédés de fabrication
provoquent la disparition de certaines barrières de taille, elles demeurent ou se reconstituent
dans de nombreux domaines. La taille joue à tous les niveaux. La surface financière, mise en
évidence par les classements des grandes banques (AAA, AA,..), permet un accès plus aisé
4. OCDE, La technologie et l'économie, les relations déterminantes, Paris, OCDE, Programme TEP, 1992, p36.
5. Turcq, D. L'inévitable partenaire japonais, repères dans un dédale. Paris, Fayard, 1992, chap.IV.
6. Cf la classification des facteurs de multinationalisation, selon les facteurs liés à la firme (Ownership), liés au
pays d'implantation (Localisation) et liés à l'internationalisation (International), dans le modèle ILO de la Théorie
Eclectique de l'investissement international de J. Dunning. Dunning, J. Explaining international production,
Londres, Unwyn Hyman, 1988. Sur les particularités des comportements des firmes selon leur origine nationale
voir également Delapierre, M. et Zimmermann, J.B. "Les multinationales de l'électronique : des stratégies
différenciées." Revue d'Economie Industrielle, n°28, 1984.
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aux capitaux nécessaires. Pour la recherche développement les seuils de coûts de mise au
point de produits complexes ont très fortement augmenté, qu'il s'agisse des grands centraux de
commutation téléphonique, des nouveaux microprocesseurs ou encore des avions long
courrier. Le développement d'un appareil long courrier de 150 places coûterait aujourd'hui au
minimum 2,5 milliards de dollars7. La fabrication reste encore fortement marquée par les
effets de taille, en particulier pour la production de composants standards qui seront ensuite
utilisés pour l'assemblage de produits diversifiés. Les composants pour l'automobile,
l'aéronautique, les produits électroniques, mais aussi les produits de base pour la chimie et la
pharmacie sont toujours tributaires d'unités de fabrication de grande capacité. La
commercialisation, enfin implique généralement l'acquisition d'une part significative du
marché mondial et exige souvent la mise en place d'un service de distribution et de
maintenance couvrant une aire géographique de plus en plus étendue.
Les effets de variété reposent à la fois sur l'exploitation de la taille dans la mesure où
des synergie peuvent apparaître entre les activités ou des complémentarité et des externalités
entre des segments de marché. Au plan global, la constitution d'un portefeuille d'activités
permet une réduction des risques, la compensation d'activités ayant des cycles différents où se
trouvant à des stades différents de leur cycle de vie. Les industries pétrolières se sont souvent
engagées dans l'industrie chimique dans cet esprit. En effet la baisse des prix du pétrole
diminue les coûts d'approvisionnement de la chimie, tandis que leur hausse rétablit la
rentabilité de l'industrie pétrolière. Dans la R&D la variété devient une des conditions de
production d'innovations par la combinaison de technologies8. Au stade de la fabrication, la
recherche de variété passe par la mise en place d'ateliers flexibles pour la production de
produits spécifiques. L'offre de produits spécifiques implique un contact plus étroit avec la
demande et donc induit un critère de compétitivité de type qualité plutôt que prix.
La maîtrise, l'appropriation et l'accumulation des connaissances constituent une
troisième catégorie de barrières à l'entrée9. L'incertitude qui caractérise l'environnement
industriel impose aux groupes de maintenir une veille stratégique sur leurs concurrents,
actuels et potentiels, sur leurs principaux marchés comme à l'étranger. Les société de
commerce japonaises sont connues pour leur rôle de recueil et de centralisation de
l'information sur les marchés mondiaux, au bénéfice des autres sociétés de leur groupe.
L'importance de la connaissance à tous les niveaux d'activité des firmes à été mise en
évidence à de multiples reprises. La croissance des investissements immatériels, R&D, mais
aussi logiciels, publicité, études de marché illustre ce type de barrières10.
Tableau : 2 Les principaux types de barrière à l'entrée, par type de domaine ou de
fonction
Domaine\type
taille
variété
global
surface financière du groupe
portefeuille d'activités diversifié
R&D
seuils d'investissement en R&D
combinatoire des technologies
7. Mowery, D.C. et Rosenberg, N. Technology and the pursuit of economic growth, Cambridge, Cambridge
University Press, 1989, pp.171-173, cité in OCDE, La technologie et l'économie, op. cit.
8. La combinatoire de technologies constitue le fondement des stratégies de grappes technologiques, dont le
principe est la valorisation systématique par la recherche d'applications diversifiées, du potentiel de
connaissances de la firme. Cf. GEST, Grappes technologiques. Les nouvelles stratégies d'entreprise, Paris,
McGreaw-Hill, 1986.
9 Sur ces barrières fondées sur la connaissance, voir Ernst, D and David O'Connor [1992] Competing in the
Electronics Industry Paris, OCDE, Centre de Développement, 1992, et Mytelka, L.K. "The Growth of Strategic
Alliances: A Stock Taking", à paraître, 1993.
10 Caspar, P et Afriat, C. L'investissement intellectuel. Essai sur l'économie de l'immatériel , Paris, Economica,
1988.
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p.5
fabrication
capacité optimale
fabrication de produits standards
commercialisation
parts de marché minimales
implantations mondiales
concurrence par les prix
Domaine\type
global
connaissance
veille stratégique
R&D
veille technologique
accroissement du contenu en
connaissances
apprentissage par la fabrication
développement de connaissances
tacites
connaissance des conditions
d'usage des produits : offre de
performances
concurrence par la qualité
fabrication
commercialisation
ateliers flexibles
fabrication de produits
spécifiques
couverture d'une gamme
complète de produits
différenciation des produits
concurrence par la qualité
réseau
intégration des fonctions
normes
liens avec la science (Universités,
Organismes de Recherche)
relations avec les sous-traitants
fourniture de produits-systèmes
relations avec les utilisateurs
offre de solutions
Un quatrième type de barrières à l'entrée est formé par ce que l'on peut appeler les
effets réseau. Ils mettent l'accent sur les bénéfices de la coordination sur l'intégration. Ils
recouvrent la capacité pour un groupe d'établir un tissu dense de relations non seulement de
manière interne entre ses divers départements et unités, mais aussi externe avec ses clients,
des universités et des organismes de recherche, ses fournisseurs, ses concurrents. L'avantage
ne provient pas ici de l'appropriation d'un actif, matériel ou immatériel, mais plutôt de
l'appartenance à un ensemble d'acteurs dont les stratégies sont coordonnées. La participation à
des espaces de normalisation est caractéristique de ce type de barrière. Les fournisseurs qui
n'obtiennent pas le label de conformité sont exclus de cette zone de marché, tandis que ceux
qui bénéficient du label demeurent concurrent entre eux, mais dans le cadre d'une concurrence
régulée par la fixation de la norme.
Ces divers types de barrières ne constituent pas néanmoins une taxonomie des modes
de concurrence, mais plutôt une classification des dimensions de la concurrence. Dans ce sens
les modalités de la concurrence effective sont des combinaisons de ces diverses dimensions11.
Il faut y ajouter l'importance de la vitesse, vitesse de réaction, vis-à-vis des mouvements de la
concurrence, réduction des délais de mise sur le marché, travail en juste à temps. L'impératif
de vitesse joue à la fois dans la recherche de la maximisation de la productivité de l'ensemble
des facteurs de production et non plus principalement du travail comme dans le système
fordiste, et comme facteur stratégique. La rapidité est fondamentale dans un environnement
incertain, tant pour rattraper un innovateur que pour abandonner une direction qui se révèle
sans avenir.
La firme multinationale est touchée en profondeur par ce phénomène. Il n'est
désormais plus possible de privilégier une fonction qui réponde au mieux aux conditions, ou
qui constitue un facteur dominant, de compétitivité. L'excellence dans un domaine isolé ne
permet plus de compenser des insuffisances dans les autres. Il faut rechercher l'optimum à
11. On s'écarte de ce fait de la conception développée par R. Salais et M. Storper qui présentent quatre types
d'industries en fonction des caractéristiques des produits, des types d'économie d'échelle ou de variété et du
niveau de prédictibilité des marchés et dont notre analyse s'est directement inspirée, dans la mesure où la
multiplicité des formes de la concurrence nous semble beaucoup plus importante et provenir de la combinatoire
plutôt que de la distribution des caractéristiques. Salais, R. et Storper, M. "The four 'worlds' of contemporary
industry", Cambridge Journal of Economics, 1992, 16, pp. 169-193.
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tous les niveaux de l'entreprise. Il importe d'insister ici sur le fait que la relation au marché
revêt dans la globalisation une importance aussi grande, même si elle n'est pas mise en avant
avec autant d'insistance, que la R&D. L'intensification de la connaissance dans les activités
industrielles ne se limite pas aux technologies de produits et de procédés de production, mis
au point dans les laboratoires, elle recouvre l'accroissement de l'ensemble des compétences
mises en oeuvre à tous les stades12. L'intensification de la concurrence exige, en effet, de
resserrer autant que possible les liens avec la clientèle et ce, d'autant plus, que la segmentation
croissante des marchés amène les entreprises à chercher à se situer au plus près des
particularités de la demande. Le sur-mesure supplante de plus en plus le standard sur la
plupart des marchés.
Une des conséquences majeures de la multiplication des modes de la concurrence est
la disparition des modèles uniques. La triade voit l'affrontement de plusieurs modèles
industriels, en lutte pour assurer leur hégémonie ou pour défendre leur identité. Au sein des
industries les plus marquées par le progrès technique le palmarès des groupes de tête est en
permanence bouleversé. De ce fait il est de plus en plus rare que s'installe à la tête d'une
industrie, une firme qui en oriente et définit l'évolution de manière durable et donc trace la
voie pour les suivantes. L'existence de ce type d'entreprise constituait un élément important de
régulation dans de nombreuses industries oligopolistiques de type traditionnel. Elle servait à
fixer les solutions techniques aussi bien que le niveau des prix, créant de la sorte une zone de
stabilité qui permettait aux autres de faire des plans à moyen terme et de procéder à des
investissements avec un niveau de risque acceptable.
12. Cf. Mytelka, L.K., "The evolution of knowledge strategies.." op. cit.
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2. Les stratégies des firmes multinationales face à la globalisation
La globalisation conduit les firmes multinationales à mettre en oeuvre leurs stratégies
et à structurer leurs activités à l'échelle de la planète toute entière. Les contraintes de rapidité
et de flexibilité les amènent à privilégier, d'une part, les stratégies de croissance externe pour
couvrir les marchés mondiaux et, d'autre part, les structures de type coopératif pour faire face
à la turbulence et à l'incertitude de leur environnement. La combinaison de ces deux types de
stratégie débouche sur de nouveaux modes de structuration : la firme réseau.
2.1. Les stratégies de croissance
Dans la logique des modes de concurrence analysés dans la section précédente, les
firmes déploient des stratégies de croissance fondées à la fois sur la recherche d'effets de
taille, par le jeu des prises de contrôle et d'effets de réseau, par le développement des
alliances..
2.1.1 Les stratégies de contrôle.
Le phénomène des prises de contrôle par fusion ou acquisition n'est pas une nouveauté.
Ils est tout d'abord apparu dans les pays anglo-saxons, Etats-Unis et Grande Bretagne, grâce
au rôle majeur qu'y joue le marché boursier dans le financement des entreprises. Il est
cependant resté principalement circonscrit aux territoires nationaux jusque vers la moitié des
années quatre-vingt13. C'est à partir de 1985 que les fusions-acquisitions transfrontières, c'està-dire impliquant des firmes de nationalités différentes, prennent un essor marqué. Le
graphique ci-après met en évidence la très rapide croissance des prises de participation
majoritaires transfrontières en Europe jusqu'en 1989, tant d'origine communautaire qu'extracommunautaires. Pour la même période l'accentuation de la pénétration des investissements
directs étrangers aux Etats-Unis s'est largement opéré par des acquisitions de firmes nationales
par des groupes étrangers : les groupes américains ont vendu quatre fois plus d'actifs qu'ils
n'en ont acheté14.
Le principe stratégique à la base des prises de contrôle est avant tout la recherche des
économies de dimension, effets de taille et d'envergure. Dans les stratégies des entreprises
multinationales elles présentent sur les stratégies de croissance interne le double avantage de
la vitesse d'abord, de la sécurité ensuite. Il est, en effet, plus rapide d'acheter un ensemble
d'actifs représentant une activité entièrement constituée que de la bâtir ex nihilo. C'est
également plus sûr dans la mesure où l'on acquiert une solution qui fonctionne déjà, une part
d'un marché existant, tout en réduisant le nombre de concurrents. Elles suivent deux logiques,
une logique financière et une logique industrielle.
13. Pour un historique du phénomène voir Prot, B. et de Rosen, M. Le retour du capital.. op. cit., chap 1.
14id.
Michel Delapierre, CEREM/FORUM 1996
p.8
Fusions-acquisitions dans la CEE
4000
3000
2000
1000
0
1987
1988
Opérations nationales
Opérations internationales
1989
+
1990
1991
1992
Opérations communautaires
Source : Buigues, "Les fusions-acquisitions en Europe." Economie et Prospective
Internationale, 1993.
La logique industrielle
La logique industrielle se situe dans le cadre de systèmes industriel de type
oligopolistique, caractéristiques de la globalisation. Elle met l'accent sur les contraintes de
taille. Il ne faudrait cependant pas en rester à une approche traditionnelle, limitant les
contraintes de taille à la capacité des installations de fabrication. Les effets de seuil ou de
taille critique interviennent à tous les niveaux de l'activité des firmes.
De plus, La logique de la concentration économique peut recouvrir des types de
situations contrastés de l'environnement des firmes qui y ont recours. Elle intervient, en
premier lieu, dans des buts de rationalisation de l'outil de production dans les industries en
situation de surcapacité 15. Les opérations de rationalisation interviennent le plus souvent par
des reprises et échanges d'actifs entre grands groupes. Elle correspond, en second lieu, à des
stratégies de consolidation dans des industries naissantes, après une phase de bouillonnement
d'innovations assurée par de petites et moyennes entreprises 16. La consolidation touche alors
plus particulièrement les PMI.
15. CF. les restructurations dans l'industrie chimique et dans la fabrication des téléviseurs.
16. Cf. Les mouvements d'expansion et de contraction au sein de l'industrie électronique, voir McClellan, S.T.
The coming computer industry shakeout, New York, John Wiley and sons, 1984.
Michel Delapierre, CEREM/FORUM 1996
p.9
La logique financière
La logique financière répond à une stratégie de rentabilisation des actifs financiers.
Elle se fonde sur le fonctionnement du marché boursier, plus que sur l'état des industries et
des marchés. On en trouve une preuve manifeste dans le fait que les pays où la pratique des
prises de contrôle est la plus fréquente sont ceux où le marché boursier est le plus développé,
en particulier ceux qui ont un fort niveau de capitalisation boursière, les Etats-Unis et la
Grande Bretagne, par opposition à l'Allemagne et au Japon. Les entreprises cotées en Bourse
représentent 37% de l'emploi total aux Etats-Unis, 51% en Angleterre et seulement 10% en
Allemagne17, quand au Japon, les firmes appartenant aux grands groupes sont détenues à plus
de 70% par des sociétés alliées dans une imbrication étroite de participations croisées18.
On pourrait opposer les opérations de fusion-acquisition selon qu'elles répondent à une
logique industrielle ou à une logique financière. La logique industrielle trouverait sa légitimité
dans la rationalisation d'industries en déclin où la structuration d'industries parvenant à
maturité. La logique financière reviendrait à la généralisation d'une économie de type casino,
gouvernée par la rentabilité à court terme et les opérations de caractère purement spéculatif. Il
faut néanmoins prendre en compte que les instruments financiers qui ont facilité l'explosion
des fusions-acquisitions ont de ce fait rendu plus flexible la structure industrielle en période
de transformation. La revente d'actifs ne peut s'opérer que si des repreneurs industriels se
présentent. La logique industrielle et la logique financière sont donc articulées.
Stratégies de prise de contrôle et globalisation.
L'internationalisation des intermédiaires financiers, l'ouverture internationale des
marchés nationaux de valeur favorisent largement la globalisation des groupes industriels19.
Les stratégies de croissance externe correspondent à l'entrecroisement et à l'intensification des
relations au sein de la triade. Les groupes, dans leurs stratégies de pénétration à l'étranger,
entrent sur des territoires déjà structurés par des industries solidement installées. L'acquisition
directe de capacités installées et de parts de marché consolidées apparaît donc un
comportement adapté. De plus, la globalisation financière, la circulation internationale des
moyens de paiement accompagne et facilite ce mouvement20.
On est ainsi amené à constater que les pays qui étaient restés en dehors de la vague des
fusions-acquisitions, spécifiquement l'Allemagne et le Japon sont en train d'entrer dans ce
processus. Ils y sont d'une part contraints par le mouvement de restructuration qui touche
l'environnement industriel mondial. Les groupes et les banques sont à la recherche de
nouvelles activités et de repreneurs pour les actifs dont ils veulent se défaire. La récession qui
touche l'Allemagne et l'éclatement de la bulle financière au Japon vont pousser les entreprises
qui recherchent des capitaux à envisager des fusions ou des acquisitions
2.1.2. Les stratégies d'alliance
17. Prot, B. et de Rosen, M. Op. cit.
18. Gerlach, M.L. op. cit. p.55.
19. C.A. Michalet fait du primat de la croissance externe une des caractéristiques de la globalisation, cf.
Michalet, C.A. "Attractivité des pays en développement et stratégies des multinationales." contribution au
colloque de l'Association Française de Science Economique sur La localisation des activités économiques dans
l'espace mondial, sept. 1992.
20. La fièvre des acquisitions s'est nettement ralentie depuis 1991 du fait de multiples facteurs, en tout premier
lieu la crise qui réduit l'attrait des cibles potentielles et alourdit l'endettement des repreneurs, la difficulté de
trouver des financements, ensuite, avec en particulier le maintien des taux d'intérêts élevés et enfin le mouvement
des privatisations, tant en Europe que dans les Pays de l'Est qui assèchent les disponibilités. cf Financial Times
special survey on "Corporate finance", 19/07/93.
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Les stratégies d'alliance constituent le complément des stratégies de fusion-acquisition.
Alors que ces dernières visent à obtenir le contrôle exclusif, propriétaire, d'une opération, elles
cherchent, elles, plutôt la coordination des activités des partenaires. Pas plus que les fusions et
acquisitions, les alliances ne constituent un phénomène nouveau, mais, au même titre qu'elles,
elles présentent des aspects caractéristiques de la globalisation aujourd'hui. Leur analyse pose
des problèmes particuliers du fait qu'elles s'inscrivent dans un éventail de modalités plus varié
que les fusions acquisitions.
Figure 2 : Partenariats stratégiques incluant des groupes européens
évolution entre 1980 et 1989.
600
CATI
500
400
CEREM
300
200
nombre d'accords
100
0
1980198119821983198419851986198719881989
Source : Base de données CEREM 1992 et
Schakenraad 1992.
Parallèlement aux opérations de fusion et d'acquisition, elles se sont développées
depuis le début des années quatre-vingt, avec deux caractéristiques majeures, la multiplicité
des alliances de type international d'une part, et leur fréquente polarisation sur la production
commune de connaissances.
L'alliance établit une relation entre des partenaires, pour une durée déterminée, avec un
objectif fixé. Elle est contraignante pour chacun d'entre eux, mais sans qu'aucun ne perde son
autonomie stratégique, en dehors des domaines couverts par leur engagement réciproque. La
durée de l'accord peut être fixée par une date de cessation ou déterminée par l'obtention du but
fixé.
Deux types de relations entre partenaires peuvent être définis dans le cadre des
alliances21. Le premier concerne principalement le partage ou l'addition d'actifs ou de
compétences, le second recouvre la coopération véritable. Le premier cas fait référence à des
opérations qui s'inscrivent fondamentalement dans une logique d'échange. Ce sont les
21. Cette distinction s'appuie sur Delapierre, M. "Les accords inter-entreprises, partage ou partenariat ? Les
stratégies des groupes européens du traitement de l'information." Revue d'Economie Industrielle, n° 55, 1er trim.
1991 pp 135-161. Elle recoupe celle établie par E. Brousseau cf. L'économie des contrats. Technologies de
l'information et coordination interentreprises. Paris, PUF, 1993, pp. 52-60.
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alliances dont l'objet se réalise dès la mise en place de l'accord. Ainsi le contrat par lequel une
firme apporte sa technologie ou ses produits à une autre pour qu'elle les produise et les
distribue sur son marché. De nombreux accords organisent l'échange entre des compétences
ou une avance technologique contre un accès au marché22. Dans ces relations la mise en
commun des ressources, technologie et base de clientèle, porte déjà en elle-même le résultat
final. Il y a risque, comme dans toute opération industrielle, mais les conditions de mise en
oeuvre sont connues, l'avenir n'est pas incertain, il est probabilisable.
L'approche en termes de coûts de transaction rend bien compte de cette forme
d'alliance. Elle est en effet, proche de l'échange, avec une situation dans laquelle il est difficile
d'évaluer les contreparties proposées, technologie comme fidélité de la clientèle, et où une
bonne partie des actifs concernés sont fortement spécifiques23.
Le deuxième type de relations concerne les coopérations qui ont pour objet de produire en
commun de la valeur. Elles associent les compétences complémentaires des partenaires dans
un objectif à atteindre par la mise en oeuvre de ces actifs. En d'autres termes le but est
incertain. Entrent typiquement dans cette catégorie les coopérations en R&D portant sur la
production de connaissances. C'est sans doute pour cette raison que les analyses des alliances
comme phénomène nouveau se sont souvent focalisées sur les coopérations technologiques.
L'alliance n'est pas alors réductible à un échange, mais présente un caractère de producteur de
valeur.
Les alliances de type partage
L'approche en termes de partage met l'accent sur la mise en commun d'actifs dont
l'effet est relativement attendu et prévisible. Ils répondent à un type de contrainte relativement
simple, celui de la taille. L'alliance revient à découper le problème en éléments gérables par
chacun des participants, souvent même déjà individuellement maîtrisés par chacun d'eux,
chacun apportant des compétences complémentaires bien établies. L'ensemble équivaut à une
quasi-grande entreprise. Les participants s'associent pour combiner leurs actifs et atteindre
ainsi la taille critique.
La question se pose alors de la raison du choix de l'alliance par opposition à
l'intégration par internalisation. Un premier élément de réponse concerne le rapport de forces
entre les partenaires. Pour une firme qui cherche à pénétrer sur un marché étranger de type
oligopolistique, les firmes locales déjà en place risquent d'être des départements de grands
groupes diversifiés. Le rachat d'un groupe tout entier pour accéder à une activité particulière
s'avère peu souhaitable. Une alliance permet une relation limitée entre grands groupes. Un
deuxième élément renvoie à l'acquisition de compétences ou d'actifs étroitement spécialisés
sans avoir à acquérir leur détenteur dans sa totalité.
Les alliances de type partenariat
Le partenariat joue principalement sur les effets réseau, c'est à dire le jeu des
complémentarités. Il résulte à la fois de la nature de plus en plus combinatoire des activités au
sein des industries globalisées et de leur contenu croissant en connaissance. La conception et
la fabrication d'un nombre croissant de produits impliquent le recours à des compétences
couvrant un éventail de plus en plus large. Les constructeurs automobiles doivent maîtriser
l'utilisation des matériaux nouveaux et de l'électronique aussi bien que leurs savoirs
traditionnels concernant les moteurs et l'aérodynamique. Plus encore, à tous les stades de la
fabrication les savoir faire mis en oeuvre deviennent de plus en plus complexes et les
22. Cf. Hamel, G.Y., Doz, Y. et Pralahad, C.K. "Collaborate with your competitors - and win.", Harvard
Business reviewn n°1, 1989.
23. Pour une présentation des conditions d'efficacité des hiérarchies face aux coûts de transaction voir
Williamson, O.E. The economic institutions of capitalism, New York, The Free Press, 1985.
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connaissances exigées des opérateurs, plus pointues. Le savoir et le savoir faire sont des
éléments dont l'appropriation est difficile. Ils sont souvent constitués par des compétences
individuelles plutôt qu'incorporés à des actifs ayant une contre valeur financière :
équipements, brevets, réputation. Leur mobilisation ressort donc plus de l'organisation du
travail que d'une logique de gestion d'actifs. Les stratégies de coopération doivent ici venir en
complément aux stratégies de contrôle.
La R&D constitue, à l'évidence, un terrain particulièrement favorable au
développement des partenariats, combinatoire et connaissance y sont fondamentales. Le
partenariat joue ici un rôle très important dans les domaines les moins ouverts à la prévision :
ceux du lancement d'un nouveau marché. Il y a en effet une différence essentielle entre les
nouveaux produits qui apparaissent sur un marché existant et le lancement d'un produit qui
crée un marché nouveau. Dans le premier cas le marché existant définit une règle du jeu,
rassemble un certain nombre de fournisseurs identifiés, les produits répondent à un ensemble
de critères de définition ou de performance. La firme qui veut lancer un nouveau produit sur
ce type de marché peut établir avec une relative sécurité le cahier des charges à respecter.
Dans le deuxième cas l'innovateur entre dans un monde totalement inconnu. La nouveauté de
son produit ne s'exprime pas relativement à des produits existants qu'il concurrence, mais de
manière absolue, il n'a pas d'équivalent auquel se comparer.
Le partenariat permet alors d'organiser des relations de coopération/concurrence à
l'origine d'un marché nouveau. La conception en commun d'un appareil enregistreur-lecteur
de disques compacts par des groupes de l'électronique, s'il permet une répartition des frais et
des risques, garantit aussi que la solution technique retenue étant identique, elle conduira à
une offre de produits substituables sur le futur marché qui donne confiance aux
consommateurs sur le maintien d'une telle offre sur le long terme, justifiant ainsi une décision
d'achat de leur part. A l'origine d'une nouvelle activité, la coopération est un préalable à la
concurrence 24.
Au stade de la production, le partenariat instaure des modalités de relation nouvelles
entre clients et fournisseurs ou entre sous traitants et donneurs d'ordres. Dans le cadre de la
définition de produits modulaires ou de produits systèmes, un donneur d'ordre ou un
intégrateur conçoit l'architecture du produit final,. Chacun des fournisseurs de composants
procède alors à la conception de son module et en assure la fabrication. L'avantage ici est
double. Tout d'abord cette procédure de travail en parallèle permet de gagner du temps sur les
procédures en séquentiel où chaque élément est mis au point à la suite l'un de l'autre. Elle
permet surtout, ensuite, d'associer les compétences spécifiques de chacun des producteurs
spécialisés25.
La commercialisation voit aussi le développement de véritables partenariats avec
l'intervention de revendeurs dits à valeur ajoutée. Au contact étroit avec la clientèle, ils
peuvent fournir une adaptation des produits à des modalités particulière d'application. Ces
revendeurs doivent acquérir une connaissance à la fois des besoins et des types d'utilisation
d'une catégorie particulière de clientèle et des caractéristiques du produit ou de la gamme de
produits qu'il commercialisent. Le partenariat apporte ici une flexibilité à l'offre, en lui
permettant de coller plus étroitement à ses fluctuations.
L'opposition entre les accords de partage et les accords de partenariat marque un
clivage entre deux types de situations. Les accords de partage tendent à réduire la concurrence
par la concentration des forces des partenaires. Les accords de partenariat mettent en place
24. Ce qui ne veut pas dire que les stratégies actuelles des firmes visent à maintenir systématiquement la
concurrence. Une fois le marché établi, le type d'application ou de produit accepté par les consommateurs, les
stratégies traditionnelles de contrôle du marché retrouvent toute leur vigueur.
25. On entrouve de nombreuses illustrations dans la transformation des relations de sous-traitance dans
l'industrie automobile, cf. Coriat, B. L'atelier et le robot, Paris, C. Bourgois, 1990.
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une relation de coopération-concurrence. Ils réduisent l'incertitude en organisant un certain
nombre de règles que les partenaires s'engagent à respecter. Plus fondamentalement, les
accords de partage concernent avant tout l'organisation du marché, les partenariats touchent
directement la production, c'est-à-dire l'organisation du travail. A ce titre, ils ne sont pas
seulement une modalité de relation entre entreprises indépendantes, ils interviennent de plus
en plus comme modalité d'organisation des relations à l'intérieur des firmes elles-mêmes,
entre départements et fonctions.
2.2. Les nouvelles formes de structuration des entreprises : la firme réseau.
Le nouveau principe de structuration des entreprises est fondé sur le partage des
connaissances plus que sur la spécialisation, c'est-à-dire leur appropriation exclusive, sur la
coordination plus que sur la hiérarchie. Il conduit tout d'abord à la décentralisation des
activités. Les grands groupes sont éclatés en unités opérationnelles indépendantes, sous la
tutelle d'une holding maison-mère.
Le découpage en lignes de produits autonomes, s'il permet une mise en concurrence
des unités au sein du groupe, présente cependant un inconvénient majeur, le caractère
monolithique, abandonné au niveau du groupe tout entier, se retrouve à celui de l'unité. De
plus, la cohérence de l'entreprise, au sens industriel, risque de disparaître en ne lui laissant
qu'une signification purement financière. La responsabilité mondiale d'une ligne de produit
peut conduire à une rigidification de l'offre sous la forme d'un standard universel du produit
proposé sur le marché mondial. Ce serait perdre de vue la relative différenciation des goûts
des consommateurs qui résistent encore fortement aux tendances à l'homogénéisation ; c'est
oublier aussi les stratégies des firmes qui s'efforcent de segmenter leurs marchés pour rendre
plus difficile la mobilité de leur clientèle. Les firmes sont ainsi confrontées au double
problème de produire au moindre coût, c'est-à-dire en recherchant les économies d'échelle et
de suivre au plus près les demandes de la clientèle en offrant des solutions adaptées, du surmesure. Nous avons vu que la modularité des produits se prête assez bien à cette double
exigence : elle permet le sur-mesure grâce à la combinatoire des composants et elle bénéficie
des économies d'échelle par la forte standardisation des éléments de base.
Une telle contrainte conduit à la mise en place de structures encore plus souples que la
ligne de produit mondiale. Le choix retenu par IBM dans sa dernière restructuration, à l'image
de nombreuses autres compagnies, a été de distinguer entre le niveau de la fabrication et celui
de la distribution. Les unités de production sont dotées de capacité de R&D et de fabrication.
Elles doivent produire des éléments de qualité au moindre coût. Les unités de
commercialisation sont des sociétés de service, elles sont au contact de la clientèle qu'elles
doivent satisfaire au mieux. Les unités en aval ne sont plus strictement tenues d'utiliser les
produits des unités amont : elles négocient avec elles les qualités et les prix. Chacune peut
faire appel à des fournisseurs extérieurs ou est encouragée à rechercher des clients non liés au
groupe. Pour l'entreprise, la perception de l'intérieur et de l'extérieur est relativement
brouillée : on peut être amené, dans certains cas, à travailler pour les concurrents et à
s'affronter aux unités soeur. La firme s'efforce de la sorte de faire face à chacune des
modalités de la concurrence qu'elle rencontre dans une industrie globalisée : les coûts, la
qualité, le service.
Les unités indépendantes, qui se rapprochent du mode d'organisation des petites
entreprises26, sont responsables de leurs activités à l'échelle mondiale, et leurs relations les
unes aux autres entrent dans le cadre du partenariat. L'autonomisation répond à la
généralisation des produits de type modulaire : systèmes constitués par combinaison de
composants élémentaires, ou activités résultant de combinatoires de compétences. Cette
26. On évoque à ce propos le développement de "l'intraprise", indication d'une tendance au renforcement des
qualités caractéristiques de l'entrepreneur, l'innitiative, la rapidité d'ajustement et de prise de décision, face à
celles du gestionnaire, l'application de régles précises.
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évolution ne concerne pas que les industries d'assemblage, de manière croissante les industries
de procès sont soumises à ce phénomène, les matériaux composites sont formés par
assemblage de constituants tels que trames, colles et résines. Certaines divisions fournissent
des composants à d'autres ou partagent des composants entre elles.
La gestion d'un tel ensemble devient particulièrement complexe dans la mesure où il se
traduit par la mise en place de hiérarchies enchevêtrées. En effet, chaque filiale dans un pays
donné est soumise à une double ligne hiérarchique : celle du produit qui dispose d'un mandat
mondial, et celle du marché qui a le plus souvent une responsabilité territoriale nationale. Il
n'est alors plus possible d'affecter à chaque responsable une autorité complète sur l'ensemble
des personnes qui doivent concourir au résultat qui lui a été assigné. La coordination des
tâches se substitue nécessairement à la relation hiérarchique.
Le réseau est la structure qui caractérise le mieux ce type de situation. Chaque activité
doit se maintenir en relation avec les activités de même niveau fonctionnel, entre les unités
autonomes et garder une articulation étroite au sein de chacune d'elles, avec les autres
fonctions. L'ensemble est de ce fait beaucoup plus facilement reconfigurable27.
Les réseaux assurent une circulation de l'information entre les divers niveaux sans
emprunter des lignes de nature hiérarchique, c'est pourquoi ils correspondent à une forme
d'organisation de travail fondée sur la coopération, le travail en équipe. Ils ne constituent
cependant pas des structures simples. La firme apparaît de plus en plus comme un ensemble
de plusieurs réseaux, enchevêtrés. La R&D par exemple, en tant que fonction spécifique d'un
groupe peut être le réseau qui joint les divers départements de recherche appartenant aux
lignes de produits entre eux et à un laboratoire central chargé de la recherche plus
fondamentale ou à horizon plus lointain. Pendant le même temps, la ligne de produit peut se
définir comme un réseau reliant le département de R&D, les unités de fabrication spécialisées
et les services commerciaux sur les divers marchés nationaux. En ce sens on pourrait parler
d'entreprise virtuelle dans la mesure où la configuration physique de la firme n'est pas un
ensemble verticalement intégré, fixe, mais un regroupement mobile, évolutif de fonctions,
R&D, fabrication, distribution, remplies tour à tour par les départements de l'entreprise, mais
dont la configuration est en recomposition permanente, même si le consommateur, confronté à
une offre homogène de la part de la firme, n'en a pas conscience. De la même manière, les
communications téléphoniques suivent des lignes virtuelles dans la mesure où les
conversations transitent d'un support physique à l'autre en permanence, alors que les
interlocuteurs pensent utiliser une ligne unique durant tout le temps de leur liaison 28.
Simultanément, les réseaux de relations ne sont pas strictement limités à l'espace
interne de l'entreprise. Les coopérations lient, nous l'avons vu, les firmes entre elles et avec
d'autres acteurs de leur environnement. La circulation des connaissances n'est pas un
phénomène purement interne. On constate ainsi que les départements des groupes, dans des
fonctions de recherche, de fabrication comme de commercialisation, participent à des réseaux
d'échange d'information ou de coopération avec leurs homologues d'autres groupes. Les
centres de recherche, en particulier, entretiennent des relations avec des laboratoires publics
ou des centres universitaires 29. Les associations professionnelles permettent aux ingénieurs et
aux commerciaux d'échanger des expériences. Le jeu des alliances et des coopérations
structure l'environnement industriel aussi bien que l'espace des firmes.
2.3. Partenariat et nouvelles formes de structuration des industries et des marchés.
27. Pache, G., et Paraporanis, C., L'entreprise réseau, Paris, PUF, Coll. Que-sais-je ? 1993, p. 63.
28. voir aussi Business Week du 8/02/93
29. Imai, K.I., "The Japan's national system of innovation", contribution to the NISTEP conference on Science
and technology policy research -- what should be done ? what can be done ?, Septembre 1990.
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Les alliances et coopérations constituent en période de globalisation, un mode notable
de régulation des industries. L'exacerbation de la concurrence, le caractère turbulent et
changeant de l'environnement risquent de décourager l'investissement. Les firmes ne peuvent
plus compter sur la stabilité des règles de fonctionnement des marchés soumis aux ruptures
provoquées par l'accélération des cycles d'innovation, elles recourent alors aux coopérations
pour créer des zones de stabilité qui autorisent de prendre des engagements sur l'avenir, en
d'autres termes qui permettent d'investir.
Un élément caractéristique de nombreuses industries globalisées ou en cours de
globalisation est la disparition des leaders qui apparaissaient autrefois comme des modèles à
suivre pour l'ensemble de l'industrie. L'entrée continue de nouveaux venus, avec des solutions,
des applications ou des produits nouveaux, provoque une recomposition permanente du
classement des principaux acteurs. Il est alors particulièrement difficile pour une entreprise de
repérer les tendances majeures de l'industrie : ses concurrents les plus dangereux, les
orientations technologiques les plus probables. L'incertitude et l'imprévisibilité sont très
fortes. Cette imprévisibilité est une préoccupation d'autant plus importante que l'évolution
technologique accélérée interdit ou limite sévèrement la stabilité des règles de fonctionnement
des industries et des marchés. En d'autres termes, le jeu concurrentiel n'a pas de règles figées
et il n'y a aucun pionnier reconnu par tous pour montrer la voie de l'évolution.
Dans ces conditions, les alliances assurent une régulation de l'industrie. Elles
interviennent, en premier lieu, pour organiser la compatibilité des éléments, équipements ou
composants qui entrent dans la constitution des produits systèmes30. On assiste ainsi à la
généralisation des associations ou des organismes de normalisation. Ces derniers accueillent
d'ailleurs un nombre croissant d'utilisateurs à côté des fournisseurs, ce qui montre l'importance
du rôle qu'elles jouent, parallèlement et dans bien des cas antérieurement, aux marchés dans le
processus d'adaptation de l'offre à la demande. En ce sens l'accord crée les conditions de la
concurrence plutôt qu'il ne la supprime. En posant les conditions de compatibilité des
équipements, la norme assure la substituabilité entre les éléments de même type. Les bases
d'apparition d'un marché véritable sont alors ainsi définies. La fixation d'une norme
permettant l'intégration des composants fait remonter la standardisation du niveau du produit
final à celui du produit intermédiaire. A ce stade la substituabilité permet l'exploitation des
économies d'échelle et assure les conditions de réalisation d'une concurrence par les coûts.
Les alliances concourent à la fixation des règles du jeu de la concurrence et non pas à leur
élimination.
Les alliances internes à l'industrie ont, en deuxième lieu, un effet de régulation de la
dynamique de l'évolution. Nous avons vu dans l'analyse de la justification des accords, le rôle
que ces derniers peuvent jouer dans l'apparition d'un nouveau marché, en assurant un
consensus sur les solutions techniques. Compte tenu de l'accroissement des investissements
unitaires nécessités par le lancement d'une nouvelle ligne de fabrication ou le développement
d'un nouveau produit, rares seraient les firmes qui pourraient s'y engager sans avoir au
préalable un minimum d'assurance de pouvoir déboucher sur un marché effectif. Une
coopération technologique entre plusieurs constructeurs, non seulement permet de partager les
coûts, mais plus encore, établit un ensemble de normes techniques qui serviront de cadre et de
base au futur marché.
La généralisation des formes réseau touche à la fois la structure interne des firmes
multinationales et l'organisation de nouveaux espaces industriels. On assiste en effet à
l'émergence de nouvelles formes de structuration d'oligopoles en réseau fondés sur la
30. Les constructeurs indépendants d'imprimantes et d'unités centrales doivent être assurés que leurs matériels
fonctionneront ensemble. Les fabricants de carburateurs ou de systèmes de freinage doivent s'entendre avec les
constructeurs automobiles pour que leurs pièces soient montées sans difficulté sur les moteurs ou les châssis.
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connaissance. Ces nouveaux oligopoles ne se définissent pas par des marché dominés par un
petit nombre de producteurs, mais bien plutôt par des espaces de technologies génériques
contrôlés par des groupes multinationaux qui en maîtrisent la valorisation et l'évolution31. La
mise au point du multimédia intéresse des groupes industriels de l'électronique grand public,
des composants, des télécommunications, de l'informatique, des industries des programmes.
Ils ne sont pas tous directement concurrents entre eux, mais sont tous concernés par les
développement des technologies à la base de ces nouveaux produits et de ces nouvelles
applications. La formation de consortium pour la définition des nouvelles normes
technologiques est tout à la fois une forme de sélection des participants aux segments à venir
et une modalité de détermination des formes de la concurrence qui s'y déploieront. Les firmes
multinationales contribuent de manière de plus en plus déterminée à la mise en place des
formes d'organisation et de régulation des industries mondialisées.
31. Voir à ce sujet, Delapierre M. et L. K. Mytelka, "Blurring boudaries: new interfirms relationships and the
emergence of networked, knowledge-based oligopolies", contribution au colloque de l'EMOT, Come,
Septembre 1994.
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