L`île enchantée Derrière chaque artiste se cache une femme, une

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L`île enchantée Derrière chaque artiste se cache une femme, une
L’île enchantée
Derrière chaque artiste se cache une femme, une inspiratrice, une égérie et je suis
de celles-là. Depuis plus de 20 ans, je suis la compagne de l’ombre d’un des plus
grands artistes de tous les temps. Si son génie est parvenu à une telle maîtrise, c’est
un peu grâce à moi. Ces premières œuvres, je dois le dire, étaient un peu brouillon.
Des ébauches certes talentueuses, mais il manquait encore toute cette force et cette
détermination qui confèrent le génie au talent. En arrivant dans sa vie, je l’ai aidé à
véritablement conceptualiser son chef d’œuvre, un hommage éternel à la femme,
composé de vingt-six tableaux éphémères. Sans vanité, j’avoue que je suis
convaincue que sans moi il ne serait jamais parvenu à une telle notoriété, se
contentant de quelques actes ici et là, sans véritable consistance. Francis est d’un
naturel modeste : il a choisi de s’effacer devant son œuvre. Une œuvre à laquelle il
se consacre entièrement tout en restant dans l’anonymat le plus parfait. Pour lui,
seule la performance compte. Et c’est à moi que revient la lourde tâche, de préparer
tout ce qui est nécessaire à la performance. Mais je m’emploie aussi à mieux faire
connaître son œuvre tout en respectant son vœu de discrétion. Ce qui me désole,
c’est qu’il ne soit pas encore reconnu pleinement du public, Mais n’était-ce pas,
avant lui, le sort d’un Van Gogh et de bien d’autres ? Pourtant, je sens les prémices
de la postérité. Il a déjà une page de fans sur Facebook qui se questionnent la portée
et la signification de son œuvre. J’y distille, sous pseudonyme bien entendu, de
temps en temps des informations sur l’œuvre. Oui, Francis, est à lui seul le créateur
d’un style tout aussi innovant et important que l’impressionnisme ou le cubisme,
même si ces termes ne sont pas ceux qui le définissent habituellement. On dit que
l’Art est l’interprétation du réel, mais Francis, lui par le réel interprète l’Art. Une
vraie révolution ! Beaucoup ont essayé d’interpréter, de comprendre le sens de ses
performances. Aucun n’y est réellement parvenu. Un psychiatre américain, un soidisant spécialiste, s’est même penché sur ses réalisations. Il a vu dans son œuvre,
je cite « une frustration et une perversité sexuelles démesurées ». Pure jalousie !
Frustré ! N’importe quoi ! Sans rentrer dans des confidences intimes, de ce côté-là,
et je suis bien placée pour le savoir, tout va bien, merci ! Personne, pour l’instant,
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ne semble comprendre, qu’au contraire, son œuvre est une ode à la féminité. La
femme rousse au centre représente la sensualité incarnée et la nuance qui le
démarque de tous ces – devrais-je dire confrères ? Concurrents ? – ce sont les fleurs.
Les fleurs, j’en suis fière, c’est mon idée. Les bouquets, désormais, font partie
intégrante de sa grande œuvre. Chaque tableau est numéroté avec le nombre de
bouquets correspondant à sa place dans l’œuvre globale, les fleurs, elles-mêmes
choisies selon l’ordre alphabétique. Ainsi, la neuvième œuvre était entourée de neuf
bouquets de joubarbe, la dixième, de dix bouquets de kalanchoé etc. Vous
n’imaginez pas, les mois de préparation du sol, le travail en serre, la patience et la
dextérité qu’il m’a fallu pour obtenir des joubarbes à l’apogée de leur floraison,
pour le solstice. Oui, Francis, ne fait qu’une performance par an, au solstice d’été,
mais elle doit être sublime. Cette année, Francis, pour sa quatorzième pièce, a voulu
une touche aquatique.
Après mûre réflexion, notamment sur les problèmes
techniques que cela pouvaient représenter, j’ai choisi d’agrémenter l’œuvre de
nénuphars. Quatorze bouquets de nénuphars, je suis persuadée que cette pièce sera
une des plus marquantes, surtout quand on voit le sujet. Non seulement je l’aide
avec l’aspect technique du projet, sans jamais cependant interférer dans la
réalisation, mais je peux également être considérée comme son coach. Avec une
seule performance par an, il est évident qu’il n’a pas droit à l’erreur. Et dans son
cas, comme pour un sportif de haut niveau, il faut impérativement qu’il
s’entretienne et s’entraîne régulièrement. Bien sûr je me charge de tout travail qui
pourrait nuire à ses mains : pas de jardinage, pas de cuisine ni de bricolage. La
moindre blessure pourrait avoir des conséquences désastreuses sur la qualité de
l’œuvre. Je lui fais d’ailleurs venir spécialement une crème du Japon, élaborée dans
un monastère Zen de l’ile de Sisho. Et pour les protéger, je lui ai fait confectionner
des gants de soie, sur mesure, dans un atelier de Shanghai. Une des soies les plus
fines au monde. Une fibre, fine, et dense qui ne s’effiloche pas et ne polluerait pas
l’œuvre. Caprice d’artiste, il continue à utiliser de vulgaires gants de latex. Mais la
clé de la réussite, qui lui apporte précision et rapidité, c’est la pratique quotidienne
du piano que j’ai réussi à lui imposer. Deux heures minimum par jour, pour des
mains fermes et musclées absolument exceptionnelles. Rachmaninov, en ce
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moment, je reconnais que pour la souplesse des doigts c’est excellent. Et moi,
attentive et dévouée, à ses côtés, je tourne les pages de la partition.
Il a eu, comme tous les grands artistes, ses moments de doute. Après le numéro 6,
et les six bouquets de fritillaires, il voulait tout abandonner. Par malchance, un
animal, un sanglier ou un chevreuil, avait dévoré la moitié des fleurs avant que
l’œuvre ne soit portée à la connaissance du grand public, laissant un goût
d’inachevé. Francis a été anéanti pendant des semaines. Il me disait que ça n’avait
aucun sens, qu’il était sur la mauvaise voie, que tout cela était vain et qu’il fallait
tout arrêter. Il était au bord de la dépression, il a même failli, vous ne le croirez pas,
faire une bêtise, et attenter à ses jours. Mais, heureusement, j’étais là et je l’ai retenu.
J’ai su trouver les mots, lui redonner confiance, lui rappeler que son œuvre était la
chose la plus importante, qu’il était sur la voie de la postérité et qu’il fallait qu’il
continue. Je lui ai montré la presse, qui commençait déjà à voir en lui quelque chose
de vraiment nouveau. Et là, j’ai fait le pari, risqué s’il en est, l’année suivante du
bois de Vincennes. Ce choix, si proche de la capitale, s’est révélé un immense
succès, et a d’un seul coup lancé sa carrière. Au lieu d’être connu d’un petit groupe
de chercheurs poussiéreux, son travail a été mis sous les projecteurs et si, modestie
oblige, son nom n’est toujours pas connu, plus un seul Français, n’ignore ses
performances.
Il faut se rendre compte que le choix du lieu est primordial. C’est d’ailleurs un sujet
sur lequel ses nombreux fans sur Facebook s’interrogent actuellement. Quel sera le
prochain ? Nord ? Sud ? Mer ? Montagne ? Il faut bien comprendre que ce lieu doit
rester secret jusqu’à la dernière minute : Il ne faudrait pas que connu d’avance, le
lieu soit souillé par des admirateurs inconditionnels, ou pire - parce que je dois
reconnaître qu’ils existent – des détracteurs acharnés. Ainsi, je parcours la France
pour trouver ce lieu toujours unique et différent, mais, qui fait écho au précédent.
C’est évidemment lui, qui choisit parmi ma sélection, selon ses priorités artistiques.
Il doit s’agir d’un lieu facilement accessible, sans être trop passant, plutôt
bucolique. L’endroit doit valoriser l’œuvre, proposer un cadre unique et grandiose,
mais qui ne doit en aucun cas faire de l’ombre au tableau. Les meilleures
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performances que nous avons faites se sont déroulées dans des clairières. Mais cette
année, c’est l’Orne qui apportera une nuance inhabituelle. Au cours de mes
pérégrinations, on m’avait recommandé, à la sortie de Caen une auberge au nom
prédestiné « l’Auberge de l’Ile enchantée ». Après m’être laissé tenter par un menu
du terroir, je suis allée me promener au bord de l’Orne. Et là, le coup de foudre :
dans une boucle paresseuse du fleuve, est apparue à quelques encablures des berges
l’ile enchantée. Accessible avec une petite barque, si proche de la ville et déjà si
loin. J’ai su tout de suite que ce serait là, que Francis réaliserait sa prochaine œuvre.
Fleury réunit tous les critères : petite ville accueillante et vivante, un peu à
l’extérieur des grands axes, mais facile d’accès. Et cette île enchantée charmante et
discrète qui saura mettre en valeur l’accomplissement des efforts de Francis. Cette
fois encore je prédis un triomphe.
Je suis aussi un peu son service de ressources humaines, puisque c’est à moi que
revient la mission délicate de lui trouver ses modèles. Il faut dire qu’en dépit des
apparences, Francis est un grand timide et il a parfois du mal à établir la
communication avec des inconnues. Et pour des raisons qui n’appartiennent qu’à
lui, il décline tout contact avant la performance. De plus il refuse absolument de
travailler avec des professionnelles, actrices ou modèles, qui enlèveraient cette
fraîcheur et ce charme qu’ont les amateurs. Aussi, j’assiste aux concerts de chorales,
représentations théâtrales d’un nombre incalculable d’associations locales pour
trouver la perle rare. Combien d’Agnès et de « Le petit chat est mort » plus
médiocre les uns que les autres ai-je dû subir ? Je vous assure que je préférerais la
plupart du temps, être chez moi, à lire un bon polar au coin du feu. Mais à force
d’obstination, je finis chaque année, à la trouver, l’élue de l’année. Il ne me reste
plus qu’à la persuader de participer. Et là, mon expérience et mon savoir-faire
d’ancienne attaché de presse me sont d’un grand secours. J’ai dû effectivement
renoncer à travailler comme salariée lorsque j’ai rencontré Francis. Cela a été un
déchirement, au départ, mais il fallait se consacrer entièrement à Francis, et ce
n’était pas compatible avec une activité professionnelle. Face à ces jeunes femmes,
immédiatement, je retrouve mes anciens réflexes. Aucunes ne résistent à mes
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arguments, et en quelques jours, curieuses et impatientes elles sont prêtes à se
consacrer elle aussi à l’art.
Je pourrais être envieuse, toutes ces jeunes femmes superbes, jeunes et rousses, qui
participent si pleinement à son œuvre. J’ai bien sûr à chaque fois un petit pincement
de cœur, en les rencontrant. Peut-être un peu jalouse de ne pas être moi aussi au
centre, qui ne le serait pas ? Mais je me console en disant qu’elles n’ont pas, comme
moi, véritablement conscience de la grandeur de l’œuvre à laquelle elles participent,
avec, je dois le dire beaucoup d’inertie.
On sonne la porte, ce doit être ma nouvelle petite voisine, Laurine, une charmante
jeune femme, avec ses longs cheveux. Plus je la regarde, plus je vois en elle,
l’incarnation de l’Ophélie de Millais flottant au fil de l’eau.
— Alors c’est d’accord, vous partez avec nous pour ce week-end ? Rester un si
beau week-end à Paris, ce serait dommage ! Vous verrez l’Ile Enchantée est si belle
fin juin. Qui pourrait imaginer ce coin de verdure dans un méandre de l’Orne ? A
peine sort-on de la ville qu’on est à la campagne au milieu de la douceur normande.
Et le gite que nous avons loué si calme, si original avec ses tipis, un vrai repos.
— Oui, me dit-elle, je crois que ça me fera du bien de me changer les idées... J’ai
fait comme vous me l’avez conseillé, je pars sans portable ni tablette : pas d’email,
ni de texto pendant un week-end. Une vraie cure de désintoxication ! rajoute-t-elle
en riant et en rejetant la boucle rousse qui masque ses yeux verts.
— Mais mon petit vous avez entièrement raison… on ne se rend pas compte à quel
point on est dépendant de la technologie de nos jours. Mon mari et moi, nous serons
ravis de nous occuper de vous le temps d’un week-end. Vous verrez, à la fin de ce
week-end, tout sera différent. Tenez, en attendant, donnez-moi ce journal, et prenez
une tasse de thé, pendant que je charge les nénuphars dans la voiture. »
Et je replie délicatement le journal, sur lequel s’étale à la une :
« L’étrangleur aux rousses fleuries va-t-il encore frapper demain, pour le
solstice ? »
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