La Turquie et l`orientalisme artistique

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La Turquie et l`orientalisme artistique
1 La Turquie et l'orientalisme artistique : actualité de la recherche Christine PELTRE Avec Gentile Bellini qui séjourne au XVe siècle à Constantinople s'ouvrent très précocement les échanges artistiques entre les peintres européens et la Turquie et cette précocité se retrouve au sein de l'orientalisme artistique, mouvement qui tire sa singularité d'un répertoire de formes et de sujets orientaux étudiés sur le motif au XIXe siècle. C'est ainsi à la Turquie que, dans le domaine historiographique, est consacrée la première grande étude sur l'orientalisme, le livre fameux d'Auguste Boppe, Les peintres du Bosphore au XVIIIe siècle, en 1911. Cette étude remarquable qui a justifié de nos jours une réédition illustrée témoignait de la précocité et de la longévité d'une inspiration née avec les séjours d'artistes au XVIIIe siècle, avant la campagne d'Egypte à laquelle on fait souvent remonter le mouvement. L'étude d'Auguste Boppe était inspirée par sa fonction de diplomate et s'attachait à montrer les relations qui existaient entre l'Europe et la Turquie : autant qu'un ouvrage d'histoire de l'art, elle se voulait déjà le reflet d'interférences culturelles. Ce rôle fondateur de la Turquie au sein du mouvement orientaliste a été ensuite souligné dans d'autres recherches d'ensemble, sur le plan artistique et sur le plan littéraire, indissociables, et je voudrais rendre hommage en particulier aux travaux de Jacques Huré sur Gautier ou Loti, travaux d'autant plus remarquables qu'ils associent l'érudition universitaire à une connaissance intime du pays. A ces recherches liées au voyage, il faut ajouter celles qui mettent en valeur le rayonnement d'un imaginaire. La récente exposition consacrée à Delacroix à la Kunsthalle de Karlsruhe, dans laquelle l'orientalisme avait une place privilégiée, montrait le cheminement dans l'inspiration de l'artiste et jusqu'à la fin de sa vie d'une vision du Turc et de la Turquie, transmise par les Contes turcs de Byron ou par les manifestations du philhellénisme en France. Cette vision s'est développée aussi avec la réflexion qu'il avait dû mener pour sa commande de 1841, L'Entrée des Croisés à Constantinople pour la salle des Croisades du Musée de Versailles, et cette constante stimulation "turque" a abouti à des compositions très tardives. On remarquait que cette inspiration n'avait pas été balayée par le voyage au Maroc, territoire resté à l'écart de la domination ottomane.
2 Cette remarque a son importance car l'Orientalisme qu'on peut appeler "africain" est au XIXe siècle passé au premier plan, avec l'expansion de la vogue pour l'Egypte et la conquête de l'Algérie. La Turquie n'aurait­elle pas payé une entrée prématurée sur la scène orientaliste du XIXe siècle ? Les témoignages sur ce recul dans les préférences d'artistes ne manquent pas, parfois suscité par les initiatives du pays comme la modernisation du costume : "Il n'y a plus d'Orient pour les poètes. Chateaubriand et Byron sont les derniers qui l'auront vu. Plus d'Orient pour les peintres. La terre est restée, le ciel n'a pas changé, mais les moeurs, les costumes ont disparu." Les Turcs :"Si depuis longtemps on avait cessé de les estimer et de les craindre, du moins on aimait à les voir".(L'Artiste, 1836). Horace Vernet, bien connu pour sa commémoration picturale des campagnes d'Algérie, s'exprime ainsi dans les années 1840, tandis qu'il séjourne à Constantinople en arrivant d'Egypte : "Nous sommes donc dans cette fameuse ville, chère amie; je suis désappointé! Le plus beau point du monde me joue le mauvais tour de me laisser froid comme une glace. Mais rien de ce pittoresque, rien de cette originalité de cette belle Syrie, rien de cette brutalité de l'homme qui donne du charme et fait ressortir les oeuvres de la civilisation. Tout est rond, tout est mou, c'est le sérail de la pensée! Enfin je me sens énervé, et il ne faudrait pas longtemps pour que mes idées prissent du ventre, comme tous ces gros vilains Turcs que je rencontre dans les rues. ". Les expositions consacrées en 2003 à l'année de l' Algérie en France ont contribué à souligner l'existence d'un exotisme propre à la "Barbarie" plus apte à procurer la sensation factice d'une énergie primitive, notamment dans le culte du cheval, ce qui est bien traduit par Fromentin. D'autre part, si les Femmes d'Alger de Delacroix, fortement influencées par la vision des peintres de turqueries du XVIIIe siècle, par les sultanes de Boucher ou de Van Loo, restent selon Renoir le plus beau tableau au monde et si elles ont été souvent copiées au XIXe siècle, le thème des Odalisques, de ces femmes orientales passives, s'effacent progressivement avec le réalisme au profit des fellahs au travail, portant amphores et enfants sur les bords du Nil. Pourtant, le rôle phare de la Turquie et le rayonnement du monde ottoman dans le développement de l'orientalisme et des recherches qu'ils engendrent n'ont cessé de se développer ces dernières années, avec l'apparition de ramifications jusqu'alors sous­ estimées ou inconnues, avec aussi l'apparition de problématiques nouvelles. Celles­ci font heureusement de l'orientalisme artistique autre chose qu'un album de belles images et témoignent du rôle clé qu'il a à jouer dans des réflexions semblables à celle qui nous rassemble aujourd'hui. Au travers des expressions artistiques se sont engagés des dialogues qui confrontent les civilisations et dessinent de façon pacifique, parfois même apparemment légère et justement d'autant plus convaincante, les rapprochements
3 Orient­Occident. Je voudrais ainsi évoquer de manière non exhaustive quelques exemples qui me paraissent concourir à cet enrichissement. D'abord, si la peinture est un domaine privilégié de l'expression artistique, il est loin d'être le seul à définir l'orientalisme et certaines spécialités de l'histoire de l'art ont ces dernières années apporté à ce domaine un concours précieux. L'intérêt marqué ces dernières années pour les "figures de l'orientalisme en architecture" ont suscité des recherches novatrices et isolé des aspects méconnus de ces interférences culturelles. Par exemple, le livre de Nathalie Bertrand, Tamaris, entre Orient et occident (Actes Sud, 2003) étudie l'aventure de Marius Michel, né à Sanary en 1819 (mort en 1907), mais plus connu sous le nom de Michel Pacha. Ce marin qui prend en charge la modernisation ou la réalisation des phares et balises dans l'empire ottoman a ensuite construit dans sa région natale, à Tamaris, une ville balnéaire qu'il voulait semblable à un petit Bosphore, réalisation qui subiste aujourd'hui, dans plusieurs villas ou hôtels, notamment dans un institut de biologie marine qui semble l'un des palais de Constantinople. Autre spécialité : A côté des réalisations artistiques, l'étude des pratiques et des institutions a donné lieu à diverses recherches qui complètent la connaissance des milieux qui favorisent les échanges ou qui les voient naître. La pratique de la collection est au centre de ces problématiques, étudiée par Michèle Haddad en 2000 (Editions de l'amateur) à propos de Khalil Bey, montrant le rôle de "passeur" entre deux rives de celui qui fut le propriétaire du Bain Turc et de l'Origine du Monde. Inversement l'article de Remi Labrusse sur les collections d'art islamique en France ("Paris, capitale des arts de l'Islam ?", BSHAF, 1998) a aidé à comprendre comment à la fin du XIXe siècle se dessine un engouement pour ce qui n'est plus considéré seulement comme un artisanat, avec en apothéose la grande exposition d'art islamique à Munich en 1910. Les relations entre les différentes institutions font aussi l'objet d'études récentes, comme celle que Xavier Du Crest a publiée sur le rôle d'André Joubin, archéologue et futur éditeur des écrits de Delacroix, au musée impérial ottoman en 1893­1894 (Histoire de l'Art , n° 51, novembre 2002) Cet élargissement du champ de recherches marque ces dernières années d'études sur l'orientalisme, sans que pour autant la peinture soit oubliée dans de nouvelles investigations. On note par exemple que certains pays, qui n'avaient pas participé à l'engouement général sur l'orientalisme se sont manifestés : je pense à l'importante exposition qui s'est tenue à la Residenzgalerie de Salzburg en 1997, Orient.Osterreischische Malerei, qui montre entre 1848 et 1914 la variété des inspirations, notamment portant sur la région des Balkans, peu parcourue par les autres écoles européennes. On note d'autre part aussi l'extension du rayonnement de l'art ottoman par de nouveaux éclairages scientifiques. Ainsi les travaux récents sur le
4 miniaturiste algérien Mohammed Racim (exposition IMA 1992) ont mis en lumière , à la fois dans les sujets comme dans son portrait de Barberousse, organisateur et amiral de la flotte ottomane, et dans son style, les références à une époque antérieure à celle de la colonisation française ­ production encouragée par des intellectuels français qui veulent sauvegarder le vieil Alger, l'Alger pré­colonial. A cet enrichissement du domaine géographique se joint celui de problématiques nouvelles. La Turquie est le pays de l'orientalisme qui a suscité une certaine image de la femme orientale : On sait le rôle décisif joué à cet égard par les lettres de lady Montagu au XVIIIe siècle, leur influence sur Ingres notamment dont l'œuvre est scandée sous l'influence de l'ambassadrice par l'image de la femme orientale au bain. De façon générale, l'image de la femme du harem lui est redevable en grande partie. Sur cette image se sont greffées les études actuelles qui stimulent la réflexion. L'ouvrage de Reina Lewis, Gendering Orientalism : Race, Feminity and Representation, paru en 1996, a renouvelé l'approche du genre en s'attachant au parcours d'une artiste française, Henriette Browne, qui visitant les harems de Turquie au XIXe siècle les voit autrement : comme un espace social et non comme un theâtre de l'érotisme. Le livre de la sociologue marocaine Fatema Mernissi, Sheherazade goes West (2000) traduit en français en 2001 sous le titre Le harem et l'Occident a poursuivi le débat en montrant le décalage entre la femme cérébrale, à la parole brillante, évoquée par les Mille et Une nuits et la représentation purement sensuelle des peintres occidentaux, le plus souvent suscitée par une inspiration "turque". Fatema Mernissi a notamment consacré dans son livre et ses expositions (Barcelone, Lyon) un face à face entre Atatürk et Matisse, le premier accordant aux femmes de Turquie le droit de vote tandis que Matisse fait son Odalisque à la culotte rouge. Tout le livre est régi par cette réflexion sur l'image de la femme orientale en Occident, diffusée par la peinture, et la Turquie, sur plusieurs plans, en est l' inspiratrice privilégiée. Mais pour finir, je souhaiterais évoquer la participation significative des artistes turcs à la scène artistique européenne, d'abord au sein du mouvement orientaliste, et l'intêret que leur prêtent les historiens. Cette réflexion a été déjà engagée par Adolphe Thalasso au début du siècle dans L’art ottoman. Les peintres de Turquie. Osman Hamdi Bey, premier peintre orientaliste oriental formé auprès de peintres français comme Boulanger et Gérôme, exprime une manière particulière de traiter des scènes orientalistes, notamment religieuses. Et au­delà de l'orientalisme, se confirme avec Osman Hamdi Bey le dialogue artistique Orient­ Occident, source de récents travaux, comme la thèse de Cemren Altan , sous la direction de François Georgeon, qui a analysé la démarche des peintres turcs sous le règne d'Atatürk pour créer par l'image une histoire nationale, en dialoguant avec les modèles de la peinture d'histoire française. . Ces échanges enfin sont au centre du roman de Nedim Gürsel, Les turbans de Venise (
5 2001), où un professeur d'histoire de l'art, Kâmil Uzman, venu à Venise pour faire des recherches sur Bellini apparaît bien comme la figure du "passeur" de ces échanges artistiques entre Orient et Occident , évoquant à plusieurs reprises le séjour provençal du peintre Fikret Muallâ. Autant qu'une austère recension bibliographique ce livre me paraît refléter l'essence féconde des interférences artistiques entre l'Europe et la Turquie. Christine PELTRE Professeur d'Histoire de l'Art à l'Université Marc­Bloch, Strasbourg Derniers ouvrages parus : Les Orientalistes, P aris, Hazan, 1997, 2003 (version anglaise Orientalism in Art, A bbeville P ress, 1998) Dictionnaire culturel de l'Orientalisme, P aris, Hazan, 2003.