UNE SÉCURITÉ LIBÉRALE

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UNE SÉCURITÉ LIBÉRALE
Compte
rendu
UNE SÉCURITÉ LIBÉRALE ?
LA POLITIQUE DES RETRAITES AUX ÉTATS-UNIS
Daniel BÉLAND (2001)
Paris, LGDJ/Monchrestien
234 p., ISBN 2-2750-2123-X
FONDS DE PENSION ET « NOUVEAU CAPITALISME »
L’Année de la régulation, économie, institutions, pouvoirs, no 4, 2000
(Association Recherche et régulation)
Paris, La Découverte
396 p.
RALPH ROUZIER
Professionnel
de recherche
CRISES
Université Concordia
Rouzierr@
vax2.concordia.ca
C
e compte rendu fait état de deux ouvrages dans lesquels
est analysée la question des retraites à partir d’un point
de vue (néo)institutionnaliste.
Dans le premier livre, Daniel Béland analyse la genèse
du Social Security Act et ses amendements. Son principal
objectif théorique est de « réconcilier une approche orientée
vers l’analyse des institutions politiques et une réflexion sur
les transformations économiques et les ruptures idéologiques
qui infléchissent les interventions de l’État ». Il se propose
d’analyser des réactions face à des politiques sociales.
Son point de départ est l’existence d’un régime de
pension militaire au XIXe siècle. La gestion d’un tel régime
donnant lieu à une rétroaction négative, les réformateurs
éprouvaient des difficultés à créer un programme fédéral de
retraite. S’ils considéraient que l’intervention de l’État était
nécessaire pour contrer le laisser-faire, cela n’était pas l’avis
des libéraux qui étaient en faveur du paradigme de l’action
volontaire. Néanmoins, entre la fin du siècle et le début des
années 1920, certaines entreprises contribuent à la retraite de
leurs employés. Quelques rares organisations syndicales
mettent sur pied leur propre régime de pension. Comme il
existe deux courants, individuel et collectif, l’État décide
d’intervenir, cela étant justifié par un contexte de crise économique. Avec la grande dépression, les questions entourant
la sécurité sociale des personnes âgées reviennent au cœur
des débats.
Si, en 1933, 28 États instaurent des régimes d’assurancevieillesse, la plupart ne disposent pas des moyens financiers
suffisants. Avec le New Deal, la Présidence, le Congrès et des
experts fédéraux élaborent le Social Security Act en 1935. Pour
contrer les problèmes dus au chômage et au vieillissement,
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les employeurs et les employés devront contribuer à un régime assuranciel.
Aux yeux du Fédéral, il apparaît essentiel de centraliser le régime. Quant à
l’assistance sociale et l’assurance-chômage, les systèmes sont décentralisés. Si
le Social Security Act visait à réduire à long terme la pauvreté, le chômage, il
concernait toutefois une partie restreinte de la population active. Le nombre
fut encore réduit après les interventions du Sénat et de la Chambre des représentants. Le régime étant menacé de disparition, les acteurs ayant un poids
politique en arrivent en 1939 à un compromis pour sauvegarder ce qui reste
du régime d’assurance-vieillesse.
Si, durant les années 1940, les syndicats jouent un plus grand rôle dans les
débats, il faut attendre les années 1950 afin que le régime fédéral d’assurancevieillesse prenne de l’expansion pour devenir un système moderne de maintien
du revenu. Avec la fin de la guerre, la prospérité stimule la protection sociale
offerte par l’entreprise privée. La participation du Trésor fédéral permet aux
entreprises de réduire leurs dépenses dans ce domaine et leur permet de
développer leur propre régime. L’expansion du système fédéral de protection
sociale contre les grands risques sociaux va dans le prolongement du Social
Security Act. Quant au régime d’assurance-vieillesse, avec les années 1960, une
logique de redistribution remplace une logique individualiste.
Avec les années 1970, le régime d’assurance-vieillesse devient un système
moderne de maintien du revenu. Toutefois, la crise financière qui suit le premier
choc pétrolier en 1973 et qui s’intensifie durant les années 1980 favorise la remise
en cause du bien-fondé de la protection sociale. Avec les années 1980, le paradigme financier prend les devants. Selon ce dernier, il serait souhaitable que
les individus fassent administrer les épargnes destinées à leur retraite par
des gestionnaires privés.
L’ouvrage de L’Année de la régulation poursuit la réflexion dans ce sens,
c’est-à-dire qu’il s’attarde à ce paradigme.
On y analyse, dans le premier article, « Retraite complémentaire et
marchés financiers aux États-Unis » de Sabine Montagne, le système américain
de fonds de pension à partir d’une perspective institutionnelle et historique. Il
s’agit ici de retraites complémentaires ou de retraites par capitalisation individualisée dont le développement se transforme durant les années 1970
(loi ERISA1 ), et se diffuse à partir des années 1980 (création de fonds de pension
à cotisations définies). L’auteure considère que la capitalisation retraite est
intimement liée au rapport salarial et au financement de l’économie. Il existe
donc une interdépendance entre les institutions économiques, sociales et
politiques, et l’auteure examine les changements institutionnels américains en
comparant les caractéristiques organisationnelles et institutionnelles de ces
différentes dimensions.
Économie et Solidarités, volume 34, numéro 2, 2003
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Si les fonds de pension sont les principaux investisseurs institutionnels
dans le capital des entreprises étasuniennes, soutient Mary O’Sullivan dans
son article « Le socialisme des fonds de pension, ou “ plus ça change... ” : financement des retraites et corporate governance aux États-Unis », ni eux, malgré
parfois leur activisme, ni encore moins les ménages américains ne contrôlent
pour autant l’allocation des ressources des entreprises. Le centre du pouvoir
des compagnies américaines demeure entre les mains des cadres dirigeants
(capitalisme managérial américain), parce que l’environnement institutionnel
le permet. Cette analyse va donc à l’encontre de l’idée d’une mainmise des
fonds de pension sur les entreprises à travers la grande quantité d’actions qu’ils
détiennent et la présumée démocratisation de l’actionnariat qui en découlerait.
Il en serait de même de l’activisme des fonds de pension syndicaux
américains qui, recherchant la maximisation des rendements boursiers, se
placeraient en contradiction avec les conditions des salariés. C’est ce que
défendent Catherine Sauviat et Jean-Marie Pernot dans leur article « Fonds de
pension et épargne salariale aux États-Unis : les limites du pouvoir syndical ».
Dans ce cas précis, la loi ERISA de 1974 joue un rôle important étant donné
qu’elle stipule entre autres que les régimes de retraite doivent être gérés dans
l’intérêt des participants et des bénéficiaires à partir de la norme financière
des marchés. Il s’agit donc en principe de les gérer de manière prudente. Cette
loi restreint la portée des investissements économiquement ciblés jusqu’aux
années 1990 du moins, alors que ce type d’investissement connaît de bons
résultats financiers, toutefois dans un contexte où les fonds de pension
syndicaux recherchent une maximisation de leurs investissements avant tout.
Dans son article « La “création de valeur”comme rhétorique et comme
pratique. Généalogie et sociologie de la “valeur actionnariale” », Frédéric
Lordon se demande d’où vient la valeur et quels en sont les usages ? S’il existe
de multiples interprétations de ce qu’elle constitue, s’il existe de multiples ratios
qui prennent comme point de départ la valeur actionnariale et qui cherchent à
mesurer la performance économico-financière, l’EVA (Economic Value Added)
en serait la représentation la plus répandue. Comment naissent alors les idées
de la valeur actionnariale et plus particulièrement l’EVA, poursuit-il ? Elles ont
leur origine dans des transformations institutionnelles qui se traduisent par
des changements au niveau de l’organisation de la sphère financière qui
permettent au groupe social des créanciers d’acquérir un plus grand pouvoir
auquel se juxtapose la formulation de concepts exprimant cette nouvelle
situation. Lordon examine donc les paysages institutionnel et intellectuel de la
valeur actionnariale.
Pierre Concialdi, dans son article « Débats et enjeux autour des retraites :
un état des lieux », cherche à démontrer la capacité d’adaptation des systèmes
de protection sociale face aux mutations socioéconomiques. À travers l’analyse
de diverses projections, il remet ainsi en cause les discours catastrophiques
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sur l’avenir des retraites. Autrement dit, le financement des retraites, en France
cette fois-ci, ne relève pas uniquement d’arguments de nature économique mais
plutôt de nature politique. De ce point de vue, le débat entourant la retraite
par capitalisation ou par répartition selon lequel la première serait supérieure
à la seconde ne tient pas. L’auteur cherche à démontrer qu’il n’y aurait probablement aucun avantage à adopter la retraite par capitalisation, cela d’un point
de vue économique. Ce sont essentiellement des arguments politiques en faveur
de la capitalisation qui remettent en cause la retraite par répartition entre autres
en minant la confiance des futurs retraités. Afin peut-être de ne pas se faire
dire que lui aussi utilise essentiellement des arguments politiques, Concialdi
considère que « la régulation des systèmes de retraite nécessite la mise en place
d’institutions permettant le développement d’un débat ouvert et pluraliste qui
ne serait plus monopolisé par les discours d’experts ».
Dans leur article « La montée en puissance des fonds de pension : une
lecture des réformes des systèmes de retraite, entre modèle global et cheminements nationaux », Bruno Palier et Giuliano Bonoli constatent qu’au cours des
années 1990 les pays industrialisés, dans la plupart des cas, ont réformé leur
système de retraites. Cependant, s’il est question de remplacer des systèmes
de retraites par répartition par des systèmes de retraites par capitalisation, les
changements ne sont pas nécessairement radicaux. D’une part, des configurations institutionnelles spécifiques peuvent temporiser les changements, d’autre
part, des coalitions qui détiennent un poids politique peuvent parvenir à contrer
la diffusion du système par capitalisation et du coup la conservation du système
par répartition, sinon en totalité, au moins en partie. Si les réformes diffèrent
d’un pays à l’autre, les retraites par capitalisation occupent cependant une place
importante, alors que des organismes internationaux telle la Banque mondiale
en font la promotion de manière progressive dessinant ainsi les contours d’un
modèle global au centre duquel la puissance des fonds de pension prend de
l’ampleur. Cet article examine les raisons politiques et institutionnelles bloquant
ou justifiant les diverses réformes qui s’appliquent aussi bien au système de
protection sociale dans son ensemble.
Dans son article « Expertise et politique de retraites : l’influence des think
tanks aux États-Unis », Daniel Béland se penche sur ces organisations de
recherche appartenant à la société civile et qui prennent part au débat entourant
la vie politique étasunienne. Certaines le font à titre de groupes de pression,
comme c’est le cas des think tanks conservateurs. Ces derniers prennent part
au débat entourant l’avenir des retraites. Étant en faveur de la privatisation du
régime fédéral de retraites, ils s’attaquent d’abord à briser la confiance du public
face à ce régime dès les années 1970. Comme cela ne porte aucun fruit, ils
poursuivent une campagne idéologique en vue de discréditer, encore une fois,
le régime fédéral afin de le remplacer par des fonds de pension ou afin de
favoriser la retraite capitalisation au détriment de la retraite répartition. La
logique financière que les think tanks conservateurs mettent de l’avant triomphe
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à partir des années 1990. En effet, c’est durant cette décennie que le marché
boursier est considéré comme une partie de la solution à la réforme des retraites,
entre autres à cause de ses performances remarquables. Si leur influence intellectuelle et médiatique est ancrée dans le paysage politique étasunien, cette
influence demeure cependant à être évaluée.
Dans l’article « Économie et démographie mondiales au XXIe siècle : le
nombre et le savoir », l’Équipe Ingénue examine la relation entre démographie
et économie marquée par une transition démographique. Cette dernière est
caractérisée par un vieillissement de la population résultant de l’accroissement
de la durée de vie et de la baisse de fécondité. Cette transition aura des implications économiques considérables, c’est pourquoi des acteurs sociaux se
penchent sur la question de la viabilité des régimes de retraite par répartition.
Mais là n’est pas le cœur du problème. Les auteurs se penchent plus spécifiquement sur la viabilité d’un régime de croissance de l’économie mondiale à
long terme et de la nécessité de dispositifs institutionnels capables de réguler
un tel régime. Les excédents d’épargne des pays riches pourraient participer
à cette viabilité.
Les deux livres démontrent que les sociétés définissent des choix dans
un contexte institutionnel et historique particulier. Cela soulève une question :
comment se fait-il que la majorité des pays qui possèdent des systèmes de
retraite apparaissent les réformer selon une même formule ? L’idée du mimétisme ne serait-elle pas une réponse insatisfaisante ?
Note
1.
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Employee Retirement Income Security Act.
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