Andromaque préfaces
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Andromaque préfaces Comment les passions nous gouvernent 2 Andromaque préfaces Comment les passions nous gouvernent Pourquoi étudier la dédicace et les préfaces d'Andromaque ? J'imagine que, d'ordinaire, vous ne prêtez pas attention à ces textes préliminaires... mais ce serait une erreur grave car, au XVIIe siècle, elles constituent en quelque sorte la défense de l'auteur par lui-même. Elles ne se réduisaient pas au vague commentaire introductif que nous font parfois subir certaines maisons d'édition. Dans le cadre de notre programme, elles rendent compte des intentions - donc de l'esthétique - de Racine, telles qu'il a pu les exposer à son public pour le gagner à sa cause. Donc elles s'inscrivent dans une perspective à la fois argumentative et vulgarisatrice. En outre, elles témoignent de l'évolution de Racine, puisque la première est rédigée à chaud, en réaction aux critiques de ses contemporains - ce qui nous permet de bien comprendre les enjeux de la pièce en son temps, de nous mettre à la place du public du XVIIe siècle dans une certaine mesure. La seconde, elle, s'inscrit dans le cadre d'une relecture postérieure, contemporaine de la rédaction de Phèdre, LA pièce janséniste de Racine ; elle s'accompagne aussi d'une transformation radicale du sens global de la pièce avec la variante apportée au dénouement. Bref, pour toutes ces raisons, il est nécessaire de bien lire les préfaces d'Andromaque. © Le signe bleu – Le blog des lettres - 2015 3 La dédicace 1667 à Henriette d'Angleterre (1644-1670), duchesse d'Orléans. Rappel historique. Fille du roi Charles 1er d'Angleterre et de la soeur de Louis XIII, père de Louis XIV. Après la fin tragique de son père décapité durant la révolution anglaise (30 janvier 1649), la petite fille rejoint la France dans des conditions rocambolesques. Fraîchement accueillie, sa mère se réfugie au couvent de Chaillot où elle fait dispenser à son enfant une éducation religieuse et artistique. Mais la restauration de Charles II, en 1660, fait rentrer les deux femmes en grâce et Louis XIV décide de faire épouser son frère, Philippe d'Orléans, à Henriette d'Angleterre. Le mariage a lieu le 31 mars 1661. La beauté de la jeune femme séduit Louis XIV et, comme on le faisait fréquemment à cette époque, elle envisage de dissimuler leurs relations en donnant en pâture à la cour un leurre : Mlle de La Vallière, une de ses demoiselles d'honneur, une boiteuse. Or, le roi s'éprend vraiment de Louise de La Vallière... Notons l'importance des femmes dans la vie et la création de Racine. que vous l'aviez honorée de quelques larmes dès la première lecture que je vous en fis." Dès lors, les théoriciens ne peuvent recevoir que du mépris pour leurs fausses raisons : "la dureté de ceux qui ne voudraient pas s'en laisser toucher". De la relativité du goût, propre aux théoriciens, Racine passe à l'universalité du sentiment, du coeur, des émotions. Quel est son but ici ? Il veut se justifier devant une autorité du bon goût à la cour - une autorité qu'il veut bien reconnaître comme telle. Pour faire taire ses détracteurs, il s'adresse à Henriette-Anne d'Angleterre parce que • • Elle incarne l'autorité, certes, Mais aussi elle a une expérience vécue des passions. 1er paragraphe de la dédicace. Il énonce les qualités de la princesse : 1 elle est capable de collaborer à une création ["On savait que VAR avait daigné..."] 2 elle administre la preuve que Racine a bien atteint le but de la tragédie : la lecture d'Andromaque l'a émue, elle : "On savait enfin © Le signe bleu – Le blog des lettres - 2015 Dès lors, Henriette-Anne d'Angleterre décide de devenir la reine des fêtes : elle protège les arts et les lettres, donc des auteurs comme Molière et Racine. De santé fragile, elle est encore affectée par ses grossesses : son fils (1664-1666), et ses deux filles - mais plus encore par son rythme de vie effréné. Elle vit dans les plaisirs : la danse, le théâtre, la chasse, etc. Elle trompe son mari, très jaloux (et homosexuel), avec son amant, le comte de Guiche. Elle a aussi un rôle politique : en mai 1670, elle s'entremet avec son frère, Charles II, pour négocier un traité par lequel il déclare la guerre à la Hollande, ennemie de la France. Mais, le mois suivant, elle meurt brutalement, à vingt-six ans. 3. Elle a aussi "une intelligence qu'aucune fausse lueur ne saurait tromper" De la relativité du goût, propre aux théoriciens, Racine passe à l'universalité du sentiment, du coeur, des émotions. Il s'agit de l'intelligence au sens classique = capacité à comprendre la signification profonde des êtres et des choses. Ici (lire 1er paragraphe, p. 12), Racine insiste sur • La connaissance, 3 • • Le déroulement logique, la cohérence interne de l'action ["une intrigue dont vous ne pénétriez tous les ressorts"], La noblesse et la délicatesse des sentiments. Donc : c'est parce qu'elle est considérée par tous "comme l'arbitre de tout ce qui se fait d'agréable" que Racine peut se revendiquer du choix qu'elle a pu faire de ses productions. Il plaide sa cause devant le seul juge qu'il reconnaisse. Et pourquoi la reconnaît-il comme juge ? Il veut plaire à une altesse tout en se justifiant de le faire • • Par l'éminence de sa connaissance des lettres - c'est une femme instruite ; Mais surtout par son expérience concrète, réelle, des passions humaine: Henriette d'Angleterre a vécu l'exil et le revirement des passions puisque Louis XIV la trouvait, jeune, assez laide et maigrichonne puis fut un moment attiré par elle au moment où elle lui échappait pour se marier avec son frère. Elle a donc une "intelligence" émotionnelle des situations mises en scène par Racine. Les deux préfaces d'Andromaque Elles ont pour but de défendre la pièce contre ses détracteurs. I. Quelles critiques sont intentées à Racine ? (voir le dossier de l'édition GF, p. 127, à lire). On lui a reproché De ne pas avoir respecté l'unité d'action - d'avoir dispersé l'intérêt entre Pyrrhus / Andromaque et Hermione / Oreste ; • • De faire de Pyrrhus un homme sans manières, sans aucune courtoisie - donc de manquer à l'obligation de bienséances De faillir au tragique. Pour Subligny, la pièce de Racine manque • • De vraisemblance en ce sens qu'Oreste n'est pas traité comme il se doit en fonction de son rang - argument d'ordre social : critique à faire sur les passions sociales qui inspirent sa critique à Subligny lui-même - ; D'esprit chevaleresque : elle ne respecte pas l'esprit héroïque des pièces à la manière de Corneille. En effet, Pyrrhus n'a pour but que de conquérir une femme fidèle à son mari : © Le signe bleu – Le blog des lettres - 2015 n'est-ce pas là le principe même de la conduite morale ? Or, la pièce de Racine ne fait rien pour rétablir les lois éthiques de la conduite puisque, dans une pièce de Corneille, Oreste aurait combattu ce projet et arraché Astyanax à son persécuteur, donc Andromaque à son tourmenteur. En outre Hermione aurait cherché à se venger et non à déclencher une passion sauvage ; elle se serait satisfaite du plaisir pris à la vengeance ; • De rationalité : dans la philosophie de Descartes comme le théâtre de Corneille, les passions peuvent se dompter par un exercice lucide de la raison. Pas chez Racine pour qui l'homme ne peut rien contre des passions qui le submergent. Ainsi, Subligny attaque Racine sur le plan des valeurs - sociales, chevaleresques, philosophiques - Racine ne respecterait ni la morale sociale ni la morale religieuse. 1 II. Légitimité de ces critiques ? Oui, elles sont légitimes dans la mesure où Racine attaque les valeurs sociales pour mieux montrer qu'elles ne peuvent satisfaire l'exigence d'absolu qui torture ses personnages et prend l'apparence de la passion - il relira lui-même Andromaque en fonction de son écriture de Phèdre parce qu'un janséniste ne peut avaliser les passions sociales. De fait, ses personnages n'obéissent pas au code de l'honneur chevaleresque ou alors quand ils le font ils ne parviennent pas à réveiller leur ancien sens des valeurs : ils sont la proie de leurs passions et subissent les impératifs de leurs instincts. Ils sont donc très loin des héros cornéliens, qui savent ce qu'ils se doivent ou, du moins, quels sont leurs devoirs vis-à-vis de leurs proches et de la société. Le personnage racinien ne peut éprouver de haine que furieuse et destructrice : l'idée que la vengeance puisse être noble, inspirée par l'honneur blessé n'est que très secondaire - pour Hermione, c'est davantage un prétexte que la raison se donne pour mieux encourager la fureur de la passion. En outre, Racine accorde beaucoup d'importance à l'élément féminin : les femmes, c'est bien connu, ne savent pas autant maîtriser leurs passions que les hommes - elles sont beaucoup plus extrémistes qu'eux, comme en témoignent toutes les héroïnes raciniennes. Mais, et là se trouve l'élément signifiant, dans son théâtre, ce sont plutôt les femmes qui déclenchent l'empathie car, dans Andromaque, qui peut s'identifier au violent Pyrrhus ? ou à un amant aussi conventionnel qu'Oreste ? A l'inverse, le jeu des passions s'organise à partir des deux femmes : La résistante, Andromaque, femme plus mûre, veuve et mère, digne mais parfois ironique La jeune fille dure, Hermione pleine de fougue et de jalousie. Andromaque incarne la passion inactive face à Hermione, la passion débridée. Les femmes donnent corps aux visages multiples de la passion: elles l'inspirent et la vivent de multiples manières car elles n'incarnent pas une seule passion mais toutes les facettes d'une passion qu'elles savent vivre en toute conscience. Et cette lucidité sur leur monstruosité fait le tragique de personnages raciniens comme Phèdre. Les femmes sont clairvoyantes : au fond d'elle-même, Hermione sait que Pyrrhus ne veut plus d'elle mais elle s'entête tout en sachant qu'elle a tort de le faire, etc. III. Comment Racine se défend-il? Thèse de Racine : les critiques célèbrent une représentation dépassée de l'amour chevaleresque, qui n'a rien de commun avec la réalité de la passion car elle engage toute la personne et ne peut être soumise à des impératifs © Le signe bleu – Le blog des lettres - 2015 sociaux liés à la mise en scène de valeurs propres à une catégorie comme la noblesse. Quels arguments avance-t-il pour étayer son plaidoyer ? 1 1. Quelle passion ? Dans sa première préface (1668-1673), pour mieux contextualiser l'action, il reprend le texte de Virgile, un extrait de l'Enéide (29-19 av. J-C), autrement dit un poème épique consacré à l'évocation des origines légendaires de Rome ainsi que de la folie amoureuse de Didon. Remarquons que Racine ne cite pas Homère alors que l'action découle du conflit qui opposa Grecs et Troyens. Concernant le respect des bienséances : Il distingue • • Ce qui relève des bienséances autrement dit des habitudes du public au XVIIe siècle) De ce qui revient aux convenances autrement dit ce qui caractérise les personnalités de l'action théâtrale. Il laisse entendre, en effet, que ses critiques ne connaissent pas vraiment les textes anciens : "Mais véritablement mes personnages sont si fameux dans l'Antiquité, que pour peu qu'on la connaisse, on verra fort bien que je les ai rendus tels que les anciens poètes nous les ont donnés (p. 14)." Plus encore, Racine oppose l'amour courtois, chevaleresque à la passion brutale : il affirme avoir "adouci" le caractère de Pyrrhus - et c'est vrai - mais qu'il ne peut se conformer à la représentation des passions propre aux romans de son époque : Céladon incarne le héros de la pastorale baroque. Honoré d'Urfé entame son œuvre en 1580 et la poursuit jusqu'à sa mort en 1626. C'est un roman fleuve qui fonctionne sur le mode du syncrétisme symbolique. Il raconte les amours d'Astrée et de Céladon. Son but ne consiste pas à représenter des hommes "parfaits" selon le goût de ses censeurs mais, à travers les héros antiques tels que la tradition nous transmet leur histoire, des hommes réels, investis par des passions puissantes - c'est la réalité de l'existence qu'il met en scène et non l'image que prétendent donner les aristocrates d'eux-mêmes dans la perpétuelle comédie jouée à la cour. Racine renvoie donc à son public sa réalité: la passion ne peut se soumettre à une prétendue "vertu" sociale ; elle ne vise que la volonté de puissance (la fameuse hubris antique), donc la jouissance et la possession. Projet esthétique. Racine veut inciter à l'empathie pour que ses spectateurs se reconnaissent dans ses personnages. Il avance l'argument d'autorité en se réclamant d'Horace et d'Aristote : ses héros sont donc dotés d'une moralité mixte, ni tout à fait méchant ni tout à fait vertueux. Les hommes ne sont jamais "parfaits": la passion les définit. 2. Les spécificités de Racine. Racine affirme avoir modifié le caractère d'Hermione. p. 14 : "la jalousie et les emportements sont assez marqués dans l'Andromaque d'Euripide". Euripide est un dramaturge de la Grèce classique (e s. av. J-C); dans sa pièce, Hermione traverse une crise, un moment de folie, et s'enfuit avec Oreste, © Le signe bleu – Le blog des lettres - 2015 devenu criminel, une fois leur forfait accompli, autrement dit après l'assassinat de Pyrrhus. Nous retrouvons le principe de la faute tragique, propre à l'antiquité : un individu commet une erreur, sous l'influence d'un dérèglement passionnel; il doit être châtié pour son hubris, sa démesure. 6 • • • Hermione s'oppose à Andromaque par jalousie car elle ne peut pas avoir d'enfant et risque la répudiation alors que sa "rivale" a eu un enfant de Pyrrhus, Molossos. Le fils d'Andromaque se trouve au cœur du conflit. Mais le père d'Achille, grand-père de Pyrrhus, empêche Hermione de nuire. Oreste est jaloux de Pyrrhus qui lui a pris la femme qu'il aimait. Par crainte de la réaction de Pyrrhus, Hermione demande à Oreste de la protéger ; il tue son rival. Elle fuit avec lui. Chez Euripide, les personnages sont rivaux entre eux et jaloux les uns des autres. Dans la pièce de Racine : comme le dit Charles Mauron, le caractère de Pyrrhus se trouve totalement transformé parce que Racine le rend amoureux d'Andromaque. Il répond au goût de ses contemporains, qui voulaient des héros amoureux, mais surtout selon la loi de son propre théâtre. Dans l'antiquité, il n'avait pas "besoin" d'être amoureux d'une concubine - mais à la cour de France non plus : les mariages étaient des contrats d'association plus que des unions sentimentales. En témoigne le mariage d'Henriette d'Angleterre elle-même. Dans la pièce de Racine : amoureux, Pyrrhus devient infidèle à sa parole - le personnage antique pouvait avoir plusieurs femmes. Le Grand Condé jugeait la version racinienne de Pyrrhus tout à fait détestable : "un malhonnête homme qui manque à sa parole à Hermione". De fait, dans la pièce de Racine, il ne se sent pas engagé par une parole politique - sa parole a été engagée par ses ambassadeurs ; il la retire. En somme, Racine souligne le redoublement des passions sociales (les Grecs veulent que Pyrrhus épouse Hermione et supprime Astyanax) et individuelles (Hermione veut se marier avec lui). © Le signe bleu – Le blog des lettres - 2015 Une constante = Pyrrhus se trouve au centre des décisions, c'est de lui que tout émane mais, dans la pièce de Racine, il ne peut pas tout décider puisqu'il est amoureux... Variantes introduites par Racine = • • • Pyrrhus doit choisir entre Andromaque et Hermione ; Il est amoureux ; Oreste est devenu faible ; il n'est plus son égal comme dans la pièce d'Euripide. Donc, il y a bien une unité d'action : l'action est centrée sur Pyrrhus et son sujet peut se formuler ainsi : qui va épouser Pyrrhus ? L'action concerne le mariage de Pyrrhus et le choix qu'il suppose. Pourquoi l'enfant demeure-t-il au centre de la tragédie ? Parce qu'il représente un double enjeu, capital, sur le plan sentimental et politique ; en effet, il est le fils d'Hector, donc il fait courir un risque aux Grecs si on se place sous l'angle des passions, du monde qu'elles déterminent. Oreste vient donc réclamer l'enfant. Mais ce n'est plus de lui qu'Hermione est jalouse : elle est jalouse de la femme Andromaque, qui, elle ne s'envisage plus que comme mère. C'est là que se trouve l'unité d'intérêt : l'empathie pour l'enfant et donc sa mère, Andromaque. Quel est le nœud de l'intrigue ? Qu'est-ce qui doit susciter l'empathie des spectateurs ? qui crée les revirements de l'action en fonction des hésitations des personnages ? Le destin d'Andromaque, personnage qui donne son nom à la pièce, soit dit en passant. Elle ne change pas de perspective et se définit en fonction de sa fidélité à Hector. Infidèle, traître à la foi donnée et jurée, Pyrrhus est le "coupable" d'où découle la tragédie : c'est le maître des passions alors qu'il ne maîtrise pas la sienne - là est le propre du théâtre, janséniste, 7 de Racine. Ce dernier donne une interprétation particulière du péché tragique : Pyrrhus viole la foi donnée et il exige d'Andromaque la même chose puisqu'elle doit trahit le souvenir d'Hector et s'unir à lui - ce qui n'a aucun sens dans l'antiquité mais beaucoup au XVIIe siècle. Dès lors, la question tragique renvoie à la capacité à dépasser les conflits anciens, à opérer sa mue pour vivre sur un nouveau plan. Est-ce que Pyrrhus peut incarner le principe de paix ? Est-il vraiment le pacificateur qui cherche à dépasser les passions destructrices pour construire un monde de paix et devenir un père pour Astyanax comme il le prétend pour séduire Andromaque ? On peut en douter si l'on considère les moyens de pression dont il use : comme le dira Pierre Janet, ce passionné cherche à déclencher chez Andromaque une passion imposée. Autrement dit, il est trop aliéné lui-même à ses propres passions pour incarner la loi, la légitimité d'une conscience lucide. Cependant, Andromaque finit par regretter sa mort, dans le premier dénouement (voir Dossier dans l'édition GF). Ou, du moins, après sa disparition, elle se réclamait de lui, elle se présentait comme sa veuve puisqu'elle se disait "doublement veuve". 3. Deuxième préface (1676) Dans sa deuxième Racine change de ton : il est en train d'écrire Phèdre, sa dernière tragédie. Il reprend sa thèse précédente (la nécessité de déclencher l'empathie) mais il avance de nouveaux arguments : Premier point : il retient, dit-il, du mythe antique la version la mieux connue de ses contemporains ; 1 ce qui lui permet de justifier la présence d'Astyanax, un changement important par rapport au mythe - où les chefs grecs décident de tuer Astyanax dans Troie même, afin d'éviter qu'il ne cherche à venger son père, Hector, plus tard ; 2en outre, il élimine Molossus, qui était le fils d'Andromaque et de Pyrrhus ; 3enfin, il supprime le dénouement où Andromaque se disait "deux fois veuve". Pourquoi ? parce qu'il faut concentrer l'intérêt, l'émotion sur un personnage fidèle à ses attachements passés, en l'occurrence à Hector : Andromaque ne doit pas incarner autre chose qu'une martyr de la fidélité. La passion de Pyrrhus se fait alors, comme le dit Charles Mauron, sacrilège : si, dans la logique de son personnage, Andromaque, dans la dernière version de la pièce, © Le signe bleu – Le blog des lettres - 2015 incarne une sorte de "sainte", la passion de Pyrrhus est d'autant plus scandaleuse qu'elle est égoïste et mondaine. En somme, il est incapable de respecter ce qu'elle représente. Andromaque doit représenter l'épouse et la mère parfaites. C'est cette pureté qui l'isole des autres, qui fait peut-être aussi d'elle une passionnée d'une pureté, d'une quête passionnée de l'absolu (comme Adeline dans La Cousine Bette ?). Dès lors, on peut aussi se demander si, dans sa quête d'amour, Pyrrhus n'est pas, aussi, un martyr de la vie, qui se fait tuer parce qu'Andromaque est passionnément fidèle à un mort ? Elle ne peut, dès lors, épouser Pyrrhus parce qu'elle ne peut avoir pour fils qu'Astyanax - qu'elle ne peut plus vivre que sur un mode symbolique et non plus pour elle-même. Conclusion : Racine relit sa pièce, fait en sorte qu'Andromaque incarne la femme fidèle par définition. Elle est attachée à une image du passé en fonction de laquelle elle construit sa vie : c'est une version réussie de Phèdre car elle reste fidèle à son mari, elle a conservé sa pureté totale - alors 7 que Phèdre est horrifiée par sa propre monstruosité dont les effets ne sont autres que la mort d'Hippolyte, autrement dit le fils, l'enfant de l'Amazone - encore un fils comme enjeu tragique du rapport de forces. Deuxième point : Racine s'autorise de l'exemple de Ronsard pour justifier ses libertés avec la fable. Retenons cette référence à la Franciade (1572). Dès 1550, Ronsard veut célébrer la grandeur de la nation française et raconter ses origines illustres : il ne commence à écrire qu'à la fin des années 1560. Il raconte l'initiation du jeune Francus (Francion est l'autre nom d'Astyanax), fils d'Hector et d'Andromaque. Il quitte son pays mais sa flotte essuie une tempête et deux navires seulement abordent en Provence. Alors il inspire une passion violente aux deux filles du roi : l'une, Clymène, se meurt d'amour et s'identifie aux flots où elle se noie ; l'autre, Hyante, possède la science des sortilèges. Même amoureuse du jeune homme, elle lui révèle la nécessité de maîtriser ses passions, de dissocier l'âme du corps. Elle lui révèle l'avenir de la France... L'œuvre de Ronsard resta inachevée ; elle n'a pas eu de succès en soi mais son projet eut un effet certain sur l'inconscient collectif : on retient la volonté de célébrer une histoire, un poème national, à travers l'évocation de ses origines fabuleuses. Que vient faire ce roman national dans la tragédie de Racine ? Cette invention, cette lecture légendaire de l'Histoire font écho à la dynamique classique : la volonté de transformer le réel pour le rendre conforme aux valeurs affichées. • Dans le mythe : Astyanax est tué, à cause de la violence des Grecs, de leurs passions collectives, en relation avec leurs valeurs. © Le signe bleu – Le blog des lettres - 2015 • Dans la légende d'Astyanax réinterprétée par Ronsard, rationalisée à postériori : il est sauvé par Pyrrhus. Donc, cette légende nationale s'inscrit dans le cadre de la célébration de l'esprit chevaleresque que Racine, lui, met à mal parce qu'il ne réinterprète pas, lui, la réalité en fonction de valeurs historiquement datées ; il s'intéresse à l'universel dans l'homme = ses passions. Donc, il met en perspective les passions culturelles, collectives, avec sa création personnelle. En somme, Racine se justifie d'avoir transformé le mythe en suivant la dynamique de l'esprit français, de la passion française des origines. Conclusion : le but d'un poète n'est pas de flatter le goût de ses contemporains pour l'amour aimable et chevaleresque ; il veut mettre en scène les aspirations contradictoires de l'esprit humain, incompatibles avec une lecture théorique édulcorée. • • Les valeurs structurent le monde classique = l'esprit chevaleresque, la courtoisie exigent du moi la mise à distance de l'autre ; mais, pour Racine, ils ne constituent que l'habillage d'une réalité beaucoup plus tourmentée et cruelle. La passion aspire à la réalisation d'une exigence personnelle qui semble ramener tout à soi - mais qui vise autre chose, un absolu inaccessible ici-bas : la passion se condamne elle-même par sa propre violence autodestructrice. L'action dans Andromaque tient au déchirement intérieur vécu par le personnage central, Pyrrhus, qui doit choisir entre ses valeurs - son pays - et sa passion. Charles Mauron interprète le rôle de Pyrrhus en référence à la topique freudienne et fait de Pyrrhus l'incarnation du moi, tiraillé entre 8 • Les exigences du surmoi - les Grecs, l'héroïsme, son passé grandiose et son père écrasant • Les pulsions du ça, dévorant. C'est pour cette raison qu'on ne peut reprocher, comme on l'a fait, à Racine, d'avoir failli à la règle de l'unité d'action. n'est pas susceptible d'être endiguées par la raison ou la loi de l'honneur. C'est le cerveau limbique qui réagit - et pas le cortex supérieur. Or, la passion se révèle impuissante à assurer la cohérence du moi : elle le fait exploser parce qu'elle n'est pas susceptible d'accommodement elle suit sa pente : elle ne permet pas le compromis. Spécificité de Racine : l'esprit humain est la proie de passions archaïques - la démesure passionnelle Les personnages. La tragédie saisit les événements au moment de la crise : en quelque sorte catalysée par l'arrivée d'Oreste. Mais elle vient de beaucoup plus loin car elle tient aux tempéraments des personnages - aux réalités sociales - ainsi qu'au complexe familial dont ils sont issus. • Tempérament : Oreste est un mélancolique (17)1 - Hermione est très instable • Pratiques sociales : Andromaque est échue à Pyrrhus - en somme, ce sont les Grecs qui l'ont remise entre les mains de son vainqueur mais, en même temps, ils ne supportent pas qu'il éprouve pour elle d'authentiques sentiments. De même, Oreste est resté fidèle à son amour de jeunesse, Hermione : c'est son premier amour. Mais les sociétés traditionnelles ne croient pas au mariage d'amour, qui leur semble trop instable pour décider de toute une vie - donc, d'une certaine manière, Racine donne à voir des pratiques sociales liées à une culture • Complexe familial : les personnages sont aussi des "fils de" ; ils doivent leur situation à leurs parents, à leur lignée, à leurs liens de parenté. 1 La mélancolie désigne un déséquilibre de la "bile noire" ou atrabile - c'est une des quatre humeurs identifiées par Hippocrate - elle désigne un trouble de l'humeur équivalant à notre moderne dépression c'est-à-dire un sentiment d'incapacité, une impuissance de la volonté, une perte du goût de vivre pouvant, dans les cas les plus graves, conduire au suicide : Oreste est donc, en un sens, déjà suicidaire. © Le signe bleu – Le blog des lettres - 2015 Ils n'existent donc pas en tant qu'individus mais comme éléments pris dans une continuité. 1. Inscrite dans le temps, la passion de Pyrrhus, Hermione et Oreste, est devenue une obsession. 2. Elle absorbe à présent toutes leurs énergies, physiques et mentales. 3. Elle leur impose un dédoublement qui trahit leur aliénation, • Au sens psychologique : les héros ne se reconnaissent plus • Et médical : Hermione est atteinte d'une forme de confusion mentale, de même que son cousin, Oreste. En effet, ils subissent les effets d'une terrible hérédité : celle des Atrides, descendants d'Atrée, fils de Pélops : à la suite de trahisons successives, il massacra trois des enfants de son frère Thyeste (qui avait eu des relations avec sa propre femme) et les lui servit dans un festin atroce. Atrée a déposé une hérédité fatale dans le sang d'Hermione et Oreste, déjà très marqué par le meurtre de sa mère. Ainsi s'impose une forme de déterminisme atavique, très présent dans les esprits au XVIIe siècle. 9 Hermione : fille d'Hélène et de Ménélas, elle a neuf ans quand Pâris enlève sa mère. Selon le mythe, son père l'avait promise à son cousin Oreste mais, durant la folie de ce dernier, il la donne à Pyrrhus. Racine transforme la fable mais il fait en sorte que la crise tragique fasse suite à un long passé de frustrations : • La passion d'Hermione pour Pyrrhus s'est accrue de tous "les épisodes précédents", à la fois, en positif, les exploits du héros grecs et, en négatif, ses dédains. • En outre, elle se sent très inférieure à sa mère, pour qui la guerre a été déclarée... Elle est loin d'être irrésistible. Double blessure narcissique fondamentale puisqu'elle n'égale pas sa mère et qu'elle se voit préférer une rivale plus âgée qu'elle, et mère. Or, elle a été élevée comme une enfant gâtée : rien ne doit lui résister - c'est aussi le prototype de l'adolescente en crise. Oreste : fils d'Agamemnon, roi de Mycènes, et de Clytemnestre, il fait partie de la célèbre famille des Atrides. Le roi sacrifia sa fille Iphigénie pour obtenir des vents favorables à la flotte grecque attendant de pouvoir s'élancer vers Troie. A son retour, il fut tué "honteusement" par sa femme aidée de son amant Egisthe. Oreste et sa soeur, Electre, se réfugièrent alors chez leur oncle, Strophios, en Phocide ; il devint l'ami de son cousin, Pylade. Parvenu à l'âge adulte, il venge © Le signe bleu – Le blog des lettres - 2015 son père en tuant sa mère et son amant : certes, il fut poussé par sa soeur et conseillé par Apollon mais le matricide ne peut s'excuser et il est poursuivi par les Erinyes, déesses de la vengeance. Mais, à Athènes, Athéna le fait acquitter devant l'Aréopage. On passe alors de la loi du talion à l'exercice de la justice démocratique. D'après certains mythes, il aurait repris Hermione à Pyrrhus, à qui son père l'avait donnée, trahissant la parole donnée à Oreste, pour complaire au héros de Troie. Andromaque : fille d'Eétion, roi de Thèbes de Troade, femme d'Hector, elle incarne la veuve éplorée, l'épouse fidèle, conforme à la tradition morale. Mais elle subit un sort funeste comme captive de Pyrrhus. Achille, le père de ce dernier, tua son père et ses sept frères durant le siège de Thèbes. Donc, Achille et son fils incarnent les pires ennemis de sa famille ; cependant, Pelée, père d'Achille, la protégea lorsque Hermione tenta de la tuer sous prétexte qu'elle aurait rendu stérile son union avec Pyrrhus. Dans la pièce de Racine, le souvenir d'Hector hante la mémoire d'Andromaque comme un esprit qui lui donnerait une identité : le trahir équivaudrait à commettre un sacrilège. Elle vit donc un conflit entre son statut de femme et sa réalité de mère : veuve, elle revendique la liberté paradoxale d'une fidélité à l'époux adoré. C'est donc son passé qui la détermine et explique son comportement.