Un tableau noir et des bouts de craies

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Un tableau noir et des bouts de craies
Collection PRISE 1
CynthiaDurand
Durand
Cynthia
Collection PRISE 1
Cynthia Durand
UNTABLEAU
TABLEAU NOIR
NOIR ET
ET
UN
DES BOUTS
BOUTS DE
DE CRAIE
CRAIE
DES
UN TABLEAU NOIR ET
DES BOUTS DE CRAIE
Cynthia Durand
Un tableau noir et
des bouts de craie
1
Un énorme merci à Micheline Greffe pour sa disponibilité et sa franchise face à
mon texte et à mon travail.
Merci aussi à Bernard, Gilles, Magella, Claude et aux séminaristes pour votre
support et votre présence. Vous avez vraiment fait une différence sur ma route.
Merci à ceux qui ont correspondu avec moi et qui m’ont encouragée dans mes
compositions tout le temps que j’étais au Kenya : Mamam, Cindy, Angie, Papa,
Éric, Mél, Baj, Nico, Martin, Rémi, Marie-Pout-Pout, Xavier, Jean-Séb, Astrid,
Josée H. (et sa classe), Pierre T., Céline B.
Un tableau noir et des bouts de craie est le soixante troisième recueil
de textes publié dans la collection Prise I. Cette collection a été créée
afin de permettre à des jeunes auteurs du cégep du Vieux Montréal de publier
une première œuvre.
© Tous droits réservés Cynthia Durand et le CANIF,
Centre d’animation de français du cégep du Vieux Montréal. Juin 2005.
Renseignements : 982-3437, poste 2164
Dépôt légal : juin 2005
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
Infographie et impression : Communications du CVM et
Centre de reprographie du CVM (23114)
Cégep du Vieux Montréal
255, rue Ontario Est
Montréal (Québec)
H2X 1X6
Photographies : Cynthia Durand
Conception graphique de la couverture : Dominic Prévost
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Pour maman et grand-maman qui adorent écrire…
Neuf textes sur le Kenya
écrits sous l’émotion d’une aventure
qui m’a ouverte au monde
qui m’a ouverte à moi
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Un par un, enfant par enfant, chacun sourit !
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Kibera
Égouts à ciel ouvert, fosses d’aisance communautaires, étroits chemins de terre...
Chaque centimètre carré a sa raison d’être. Surpeuplé, Kibera, l’un des plus gros
bidonvilles au monde, ne peut laisser personne indifférent.
Je n’y suis d’abord restée que quelques heures : mon petit coeur de NordAméricaine n’en pouvait plus. Un bidonville, c’est tellement plus que des personnes
pauvres... C’est une insupportable puanteur d’ordures qui colle à la gorge. Il y a les
chaussures qui se salissent à chaque pas qui s’enfonce dans les détritus. Et puis,
cette poussière, continuellement de la poussière, qu’on respire bien malgré soi.
De jeunes femmes lavent les derniers-nés avec de l’eau à la couleur incertaine.
De rachitiques petits enfants morvent assis sur de vieilles tôles rouillées. Des
fillettes transportent de lourds bidons d’eau. Des garçons, cartable à la main, se
pressent vers l’école.
Kibera, quartier de la misère, est un monde fantôme. Les Kenyans eux-mêmes
semblent avoir choisi la solution la plus facile : nier l’existence d’un tel lieu. Les
autorités, autant gouvernementales que touristiques, n’inscrivent Kibera sur aucune
carte. Quant aux familles, elles parlent avec fierté de leur village natal, qui n’est
plus qu’un rêve. Personne, personne n’ose s’identifier à cette pseudo-cité.
Dans ce milieu de désastreuse pauvreté, les habitants utilisent la prière afin de
garder espoir. Chaque famille affiche des représentations de la Vierge Marie
dans sa maison, souvent une pièce unique. La moindre tasse de thé, qui signifie
beaucoup, n’est bue qu’après avoir été bénie par une prière familiale. Bien souvent,
des recueillements, individuels ou collectifs, font office de traitements aux maux
de tête comme aux symptômes du VIH.
Durant de nombreuses semaines, j’ai mangé, dormi et travaillé dans Kibera. Même
après tout ce temps, mon coeur se serre en repensant à la vie dans le bidonville.
Chaque fois, la même difficulté : mes repères culturels se bousculent. Un million
de questions naissent. La santé n’est-elle qu’un bien de riches ? Penser à tout ce
que je possède, à tout ce que ces Africains ne connaîtront probablement jamais
me perturbe énormément. Je refuse de m’habituer à cette terrifiante souffrance.
À travers cette déchirante injustice, j’ai vraiment vu des rayons de soleil : une
femme porte de l’eau pour sa voisine malade ; un vieil homme prend soin d’un
orphelin ; des enfants font rouler de vieux couvercles ; une veuve sourit…
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La balle imaginaire
Trois ans, ou peut-être quatre. Un éclat dans les yeux souffrants de cette fillette.
Aujourd’hui, sa maman, inquiète, l’a amenée à la clinique.
Au coeur de Kibera, même dans la salle d’attente, une odeur d’égout flotte. Les
planches clouées de travers, en guise de murs, laissent circuler une légère brise,
brise bien agréable dans ce pays où il fait souvent trop chaud pour aimer le
soleil.
Cette clinique de fortune demeure un des seuls lieux où les habitants du bidonville
peuvent espérer un traitement pour leurs enfants. Cet accès à la médecine moderne
rend l’endroit bien populaire, une lueur d’espoir pour les petits souffrant de malnutrition, de malaria et de diverses infections courantes sous ces latitudes.
Soudain, un sourire sur le visage sombre de cette fillette : une balle imaginaire,
ce vieux jeu de « faire semblant ». La petite agite ses bras et fait rebondir un
jouet invisible. Quoi qu’il arrive et où qu’ils soient, les enfants ont besoin de
jouer. Même avec un rien.
Une balle imaginaire ! Il existe de doux mensonges pour ces personnes malades
qui attendent tout de la vie, même des miracles. Il existe de doux mensonges.
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Sans vitraux, sans clocher
Construite modestement, dans le cul-de-sac d’une ruelle en terre, une petite église
bien simple. La communauté de Kibera a longtemps économisé ses maigres
surplus, et même davantage, afin d’y monter fièrement quatre murs de ciment et
un simple toit de tôle. Puisqu’il n’y a ni vitraux, ni clocher, un passant d’occasion
ne se doute certainement pas de la splendeur de cette chapelle.
De Notre-Dame-de-Paris à la cathédrale de Cologne, Saint-Jude représente le
plus bel oratoire que j’aie jamais vu. Pendant la semaine, ce lieu sacré accueille
les orphelins du bidonville. Certains soirs, des groupes d’entraide s’y réunissent.
Le dimanche, l’office y est célébré de façon familiale.
On m’invite à participer à une soirée de partage spirituel. Il est tard et une lampe
à l’huile remplace le soleil. Bien qu’à cette heure les enfants aient déjà quitté les
lieux, des marques de leur présence demeurent : un ballon fabriqué avec de vieux
sacs de plastique noués, de modestes dessins sur du papier usagé, un tableau
noir avec de précieux bouts de craie.
Il y a la messe du dimanche, célébration importante pour tous les fidèles kenyans.
Ce que je ressens de plus extraordinaire lors de ces rassemblements, c’est une
présence de Dieu qui semble dépasser les objets symboliques habituels. Dans
les chants et les danses transparaît la joie de vivre.
L’église catholique Saint-Jude ne recevra jamais dix mille visiteurs par an et demeura anonyme pour la majorité des touristes. Pourtant, au-delà du lieu physique,
cette église a une âme.
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Ces enfants sourds
À l’extrême nord de Kibera, quelques habitants se sont regroupés afin d’ouvrir
une école spéciale, un tout petit centre pour personnes sourdes qui n’est, en
fait, qu’une pièce sombre, à peine plus grande que ma chambre à coucher. Une
quinzaine d’enfants s’y présentent trois jours par semaine.
Lors de ma visite, les plus jeunes empilent des blocs, d’autres les portent à leur
bouche. Certains griffonnent dans de vieux cahiers, d’autres font tourner leurs
crayons. Je prends place près du grand tambour et je me mets à tambouriner
doucement. Timidement, les enfants s’approchent. Hésitants, quelques-uns
imitent mes rythmes. De plus en plus fort... de plus en plus de mains... le grand
tambour résonne !
Une dame à l’allure sérieuse, la responsable, me fait remarquer que mes efforts
sont inutiles, que ces enfants souffrent de surdité. Stop. Dommage. J’arrête tout.
Et puis, je les regarde. Un par un, enfant par enfant, chacun sourit !
Avec une bonne dose de créativité et des souvenirs de mes plaisirs d’enfance, je
réussis à animer plusieurs jeux, tant bien que mal, sans parole. Avec les signes,
les sourires et les clins d’œil, je chante des comptines dont les enfants prennent
plaisir à suivre les gestes.
Cependant, la responsable s’est trompée : ces enfants sont loin d’être tous sourds.
Plusieurs ont probablement une déficience intellectuelle ou un trouble autistique.
Certains, j’en suis convaincue, m’entendent.
On a mêlé handicaps intellectuel et physique. Dans cette pièce fermée, tous ces
enfants ont des besoins extrêmement différents, avec comme seul point commun,
l’étiquette « non scolarisable ».
J’ai entendu parler du dilemme que subit une famille pauvre ayant un enfant qui
vivra à ses dépens pour toujours. Pourtant, dans ce bidonville africain, ces enfantslà sont aimés. Leur famille a décidé qu’un endroit serait créé pour les accueillir.
On a récupéré quelques jouets usagés pour le plaisir des petits. Dans ce milieu où
déjeuners et dîners demeurent un luxe, des repas leur sont servis plusieurs fois
par semaine. Ces enfants ont de l’importance : des adultes veillent sur eux.
Cet organisme, propre à la communauté, n’a qu’une seule mission : laisser ces
enfants grandir tels qu’ils sont, avec leurs différences et leurs sourires.
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Comme on n’en voit que sur les dessins d’enfants
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La tête dans les nuages
Je m’étais trompée en croyant qu’il n’y avait que des roches en haute altitude.
Tout au long de l’ascension du mont Kenya, la nature ne cesse de m’étonner. Des
immenses arbres à lianes, je passe aux arbustes rabougris, puis aux rochers
avec de la mousse multicolore et une quantité de plantes qu’on ne voit nulle part
ailleurs. L’abondance des fleurs et l’humidité retenue par la végétation libèrent
de douces odeurs.
Dans cet immense parc national, la faune m’a complètement ébahie. De près ou de
loin, de l’impala bondissant au daman trop gourmand, les animaux émerveillent.
Ma curiosité s’éveille par des bruissements inconnus du haut des arbres, probablement des oiseaux ou des singes. Des traces fraîches révèlent la présence des
éléphants, buffles, léopards et antilopes.
Ils sont nombreux, les ennemis du randonneur : animaux sauvages, mal des
hauteurs, immensité de l’endroit… Heureusement, le guide garde le sourire et
reconnaît les pistes à suivre. Moi, j’ai la tête dans les nuages.
À la sortie de ce parc, je remarque une affiche. « S.V.P., parrainez un rhino ! »
Voilà toute la fragilité d’un écosystème.
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Il était un petit voilier
Une carte postale de vacances tropicales. Quelques cocotiers, des eaux bleues, le
soleil… La vie marine présente une mosaïque de formes et de couleurs comme
on n’en voit que sur les dessins d’enfants.
Une pirogue à voile, véritable œuvre de bois, se laisse porter par le vent. Sur ce
bateau africain, la moindre pièce est essentielle et sacrée. Avec ses shorts délavés et sa tuque sur les oreilles, le matelot se moque de la terre ferme. Le marin
maîtrise son art et accorde sa confiance aux forces de la nature qui prennent en
charge sa destinée.
Le matelot fixe l’horizon silencieusement. L’immensité de l’océan rappelle à
l’homme qu’il est faible et petit.
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Son nom signifie « renaissance »
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Ndunge
Son nom signifie « renaissance ». Je n’oublierai jamais Ndunge.
Sur la ferme familiale, éloignée du village, Ndunge a rarement rencontré de
visiteurs. Pourtant, il suffit de quelques jours pour qu’elle me considère comme
une des leurs. Elle vient s’étendre près de moi lorsque je fais la sieste. Elle saute
joyeusement sur le lit lorsqu’il est temps, selon elle, de profiter du soleil. Quand
je remplis la bassine pour me laver, elle s’y baigne aussitôt. Soir après soir, elle
s’assoit près de moi pour partager son bol de fèves et d’ugali.
Il arrive que Ndunge change instantanément d’humeur. Elle se calme soudainement
et garde silence. Ses petits yeux noirs se contractent et deviennent tout mouillés.
D’autres fois, sans qu’on ne la voit venir, la crise éclate. La gamine refuse qu’on
l’approche et pleure de toute son âme. Ndunge est loin d’être une enfant facile,
mais on ne peut lui en vouloir : sa mère est morte si tôt…
Sous l’ardent soleil d’Afrique, j’adore me balader dans les grands potagers et à
l’ombre des arbres fruitiers entourant la maison. Curieuse, il m’arrive de m’éloigner un peu pour admirer les merveilles de la nature tropicale. Quelle que soit
ma destination, Ndunge ne manque pas une occasion de se faire porter sur mon
dos. Parfois, elle s’agrippe à mon chandail pour une folle aventure dans la jungle.
À d’autres moments, elle se fait toute petite et molle. Elle coule alors doucement
sa tête entre mes omoplates, et on ne l’entend plus.
Son nom signifie « renaissance ». Dans la croyance mkamba, cette enfant est la
renaissance de la première fausse-couche de sa mère. Pour moi, le sourire de
cette petite mérite qu’on la nomme « renaissance ».
Je n’oublierai jamais Ndunge, charmante fillette aussi adorable que colérique.
Quand je pense à elle, j’oscille encore entre l’émerveillement et la compassion. La
famille élargie, aux rudimentaires moyens, prend soin de l’orpheline. Que deviendra-t-elle dans dix jours ? Dans dix mois ? Dans dix ans ? Quand j’en parle avec la
grand-mère, elle me répond : «Toujours avoir espoir... L’espoir, c’est la vie.»
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Okuku est vivant
Dimanche, jour du Seigneur. Okuku n’est pas venu à la messe.
Regroupés chez Okuku, des amis et moi le soutenons. La vie persiste et, malgré
la maladie, l’espérance demeure. Notre chant fusionne avec l’âme du monde.
Okuku vit, nous partageons sa foi. Sur son blême visage, je vois une parcelle
de sourire.
Une semaine s’écoule. La santé d’Okuku s’est encore dégradée : ses jambes
refusent d’obéir, le corps d’Okuku rejette toute nourriture. La mort choisit un
raccourci.
Comme le tiers de la population kenyane, Okuku est atteint du VIH. La maladie va
emporter mon ami. Sinon, la faim ou la solitude s’en chargera. Sans que personne
puisse rien n’y faire : la fragilité, la souffrance, la mort.
Okuku et moi sommes du même âge. Tous deux rêvons et chantons. Toutefois,
la vie de mon ami s’éteint à petit feu.
Contrairement à moi, Okuku vit dans Kibera, un endroit rudimentaire marqué par
la misère. Okuku va mourir. Sans connaître la satisfaction de manger à sa faim,
dans cette cité où la nourriture est si chère. Sans connaître le plaisir de lire un
livre, dans ce milieu où la scolarisation demeure un privilège. Sans connaître la
fraîcheur d’une baignade, là où l’eau se monnaie si chèrement.
Dimanche, jour du Seigneur. Que Dieu veille sur Okuku.
18
Je serai maman kenyane
C’est décidé! Si un jour je suis maman, je serai une maman kenyane.
Je n’ai jamais vu autant de femmes montrer une si grande affection aux bébés.
Sans hésitation, elles bercent tous les poupons. Avec une tendresse infinie, dès le
moindre cri, elles leur donnent le sein. Jamais elles ne laissent un enfant pleurer.
Lorsqu’elles cuisinent, tous les enfants qui ont faim deviennent leurs enfants. Elles
ont le coeur tellement grand, ces mamans !
Elles savent aussi s’arrêter et regarder les enfants s’amuser. Devant ce spectacle
rempli de simplicité, les mères sourient. C’est un charme de les entendre entonner
un air avec les enfants.
Lorsque leurs trésors s’endorment, les femmes se rassemblent pour prier et
trouver des solutions à leur dure vie. Parce qu’elles ne sont jamais seules, elles
pourraient soulever le monde, ces mamans kenyanes !
Quand je serai maman, je serai une maman kenyane.
19
Postface
« Ce soir-là, sans se retourner, il s’en fut à la gare, convaincu plus que jamais
que la terre est une vallée de larmes, que donner est encore la première et la seule
bonne chose au monde. »
Félix Leclerc, Andante, « Le Vendeur de rêves ».
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NOIR ET
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BOUTS DE
DE CRAIE
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DES
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DES BOUTS DE CRAIE

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