Oscar Wilde - Le portrait de Dorian Gray Dans mon atelier, j`aime l

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Oscar Wilde - Le portrait de Dorian Gray Dans mon atelier, j`aime l
Oscar Wilde - Le portrait de Dorian Gray
Dans mon atelier, j'aime l'odeur des fleurs de mon jardin et
Allongé sur mon divan fait de sacs persans, comme une Diva,
J'admire ces oiseaux venant me rendre visite, se posant sur le rebord de ma fenêtre,
Me faisant une bise matinale pendant que les abeilles cherchent leur chemin
Dans les branches du chèvrefeuille de notre demeure. Nous sommes à Londres,
Et sur mon chevalet est posée une toile représentant un beau jeune homme.
La jeunesse a toujours été mon moteur, un cheval de bataille avec lequel je vis
Sous son emprise en permanence. Mon immaturité, toujours elle, prend sa place
Dès les premières lignes de ce récit, mais enfin que voulez-vous,
On ne se refait pas si facilement comme un coup de baguette magique...
Sur cette toile, à côté du modèle, je m'étais permis de faire mon autoportrait avec
Aux lèvres un sourire digne de la Joconde,
Si vous me permettez cette modeste coquetterie.
Je considérais ce tableau comme le plus réussi de ma production
Et l'idée me vint de vouloir l'exposer quelque part, mais dans un lieu plutôt discret,
Intime, car il n'aurait jamais supporté la vulgarité de ces grandes salles
Fréquentées par des milliers de visiteurs indifférents à tout et sans culture,
Sans cette sensibilité dont seuls quelques-uns d'entre nous
Sont très heureusement gâtés. Mais cette idée ne traversa mon esprit
Qu'un court instant, très vite, je me ressaisis et décidais de ne jamais montrer
Cette oeuvre à personne. Elle risquait de me faire passer de la cour des petits
À celle des grands, et de cela, je ne voulais pas... Je voulais rester dans l'ombre.
Sur cette toile, j'avais mis trop de moi-même, tout me révélait honteusement.
Même si ces personnages mythiques ne me ressemblaient pas, c'était moi pourtant,
Pire, c'était mon âme. Pour peindre cette oeuvre, j'étais arrivé à me défaire
De ma part intellectuelle. Je venais de naître et ne savais rien et
Prenant le pinceau pour la première fois,
J'étais redevenu un enfant. Vous connaissez la chanson,
Un enfant devant son cahier d'écolier, avec son tablier sur ses frêles épaules
Et son plumier sur son écritoire. Je ne veux pas montrer cette toile,
Car je craindrais trop les mots qu'on pourra en dire, même les meilleurs,
Cette intimité je voulais la garder dans un coin, je ne sais où,
La protéger de la bêtise humaine me faisant terriblement souffrir.
Mon modèle avait pour nom Dorian Gray, et ce modèle je l'aimais,
Cela me coute de vous en parler. Généralement, ne serait-ce que par superstition,
J'évite de dire mes secrets. Chez lui, chacun fait ce qu'il lui plait,
Nous n'avons pas à porter le drapeau de la sacro-sainte morale.
Si certains comportements peuvent paraître étranges à certains, c'est leurs affaires.
Dans mon jardin, je recevais des amis me demandant pourquoi
Je ne soumettais pas mon oeuvre aux regards des autres. Je répondais :
Il y a mon âme à l'intérieur et mon âme n'est pas ce qu'il y a plus beau au monde.
À ces mots, le vent détacha une belle grappe de lilas, je la ramassais
Et la mettais dans un vase avec de l'eau à l'intérieur. Je pensais à un souvenir,
À une soirée passée chez une bourgeoise aimant mes toiles.
J'eus l'impression de voir évoluer là, devant moi, ces personnages de
" La Recherche ". Dans cette salle, les gens puaient le civilisé,
Pourquoi m'y suis-je rendu ce soir-là, quel destin m'y attendait ?
Un garçon, Dorian Gray. Il était là devant moi, je le voyais pour la première fois
Se dressant comme un coq, un Dieu dans la broussaille. Seulement,
Ma décision était prise, je ne veux ni aimer, ni qu'on m'aime,
Je ne veux aucune ingérence à mon existence, mon seul désir est de rester indépendant,
Mais devant Dorian Gray que pouvais-je faire ?
Je pris peur de mes sentiments, de mes sens, et me disposais à quitter le salon,
On me retint, flattant de toute part mes talents d'artiste,
Et de nouveau, nos regards se croisèrent ...
Devant lui, je me sentais petit et grand à la fois, petit devant la splendeur de sa beauté,
De la finesse de ses traits, toujours à me retourner les sangs, me rendant
Par moment vide d'épuisement et par d'autres, plein d'une énergie à remuer ciel et terre.
Si seulement vous saviez ce que Dorian représente pour moi,
Vous comprendrez ce qu'est l'amour d'un peintre pour son modèle.
De cet être de chair devenu par le hasard des croisements de choses dont
Nous ne sommes ni les maîtres, ni même les acteurs, mais de simples gens
Dont la tache est de répondre à nos stimulus. Son influence sur moi,
Subtile, envoutante, emportait tout sur son passage, je devenais à la fois
Dürer, Le Caravage, Dali et Bacon.
Si certains voulaient admirer mon modèle, je le protégeais du regard des étrangers
Pour me le garder égoïstement. Et puis que pouvait-il être pour les autres
Par rapport à ce qu'il était pour moi ? Rien. Je l'avais construit de mes propres mains
Par le biais efficace de mon imagination et mis uniquement au service de mon art.
En lui, je vois tout, et sur mes toiles, même s'il n'apparait pas,
Il est présent partout, dans cet arbre, dans cette maison, dans ces quelques fruits posés
Négligeament sur cette table ou même encore cette fillette portant un pot de lait.
Il est la couleur de mes tableaux, et si je ne veux pas présenter son portrait
Au regard des autres, c'est qu'il y a une raison, et cette raison,
Cette raison, je ne la connais pas. Je devine, toutefois, l'existence d'une autre image
Derrière celle représentée là devant mes yeux, une image de moi cachée,
À tout jamais enfouie dans cette limite entre l'excellence et l'horreur.
Alors, si je le montrais, peut-être se trouverait-il parmi l'un d'entre vous, plus fin
Que les autres, un pour y voir le fond des choses que je ne désire pas montrer.
En vous montrant ce tableau, j'aurai l'impression d'être plus que nu,
Et même si je suis un poète, pour un poème, je ne me prostituerai pas,
Je garde pour moi ma vie personnelle, en aucune façon elle ne peut intervenir
Dans mon oeuvre, seule me guide la beauté dans sa splendeur. Ce portrait de
Dorian Gray, je le garde pour moi et personne jamais ne pourra le voir.
Toutefois, je peux vous assurer d'une vérité : j'ai l'affection de mon modèle
En retour de mon admiration pour lui, nous aimons être ensemble
Pendant des heures dans mon atelier, mais il est vrai, parfois il fait l'enfant,
Il est capricieux comme tous les jeunes hommes et me fait de la peine...
Peut-être aussi je vieillis et cette différence d'âge entre nous
Me dévore profondément sans m'en rendre compte vraiment.
La beauté ne dure qu'un temps, par contre le reste, tout le reste,
L'art, la culture, est à tout jamais inscrit en nous jusque dans nos rides.
Nous accumulons tant de choses pour ne pas paraître idiots,
Et si nous sommes trop parfaitement informés de tout, notre tête ressemble
À un bric-à-brac épouvantable. Un jour probablement je me lasserai
De ses traits d'adolescents, je les trouverai moins frais dans un premier temps,
Puis ensuite ils m'insupporteront, et à ce moment-là, ce sera un jour de deuil.
J'aurai cru aimer, et en fait, qu'ai-je donc fait ?
Non, non, cela ne peut arriver, mon amour est inébranlable
Et si certains pensent le contraire, je m'en fous, m'en contre fous comme personne.
Dans mon jardin, j'aime m'y promener avec de bons amis, partager avec eux
Des moments où les tentions du monde se relâche pour faire place
À quelques saines émotions dont seule l'amitié permet l'éclosion.
En dehors d'eux, ce ne sont que des dialogues mondains
Auquel personne n'est investi intimement, sauf à déployer de longs discours
Relevants plus de la politique que de la passion.
J'évite ces humains trop conformes aux normes, ces rencontres vides de sens,
Ce temps perdu au détriment d'autres choses plus intéressantes à vivre...
Un ami m'a dit avoir vu Dorian chez sa tante sans savoir qu'il était mon modèle,
Et désirait maintenant le revoir dans un autre cadre, un autre décor,
Pourquoi pas dans l'atelier de tous les péchés ?
Si cela peut-être envisagé, ce ne peut être que dans le respect inconditionnel
Dû aux amis de nos amis, surtout lorsqu'il y a danger de séduction.
Ne me l'abîmez pas, ne l'influencez pas, traitez-le comme un objet de cristal,
Ne prenez aucun risque de voir dérégler cet équilibre si nécessaire à mon art,
À ma raison de continuer à vivre, à survivre, à créer.
Ami, en entrant en mon domaine, je dois pouvoir vous faire confiance,
Mais en suis-je seulement capable ?
Nous entrons, il est là assis au piano. De dos, nous le voyons étudier
Une oeuvre musicale, ses yeux rivés sur les pages de sa partition.
Il attend ma venue pour me demander si je peux lui prêter ce document rare,
Exceptionnel. C'est l'heure où nous allons travailler, lui, posant pour moi,
Et moi, le peignant sans relâche sur ces toiles installées dans mon atelier.
Mais ce jour-là, pour je ne sais quelle raison, son entrain coutumier
À se montrer à l'artiste que je suis avait baissé, il se tourna vers nous,
Et se rendit à l'évidence, je n'étais pas seul mais accompagné de mon ami Henry.
Je faisais les présentations puisqu'ils ne se connaissaient pas encore,
Quant à la séance prévue, rien n'était sûr, du moins pour l'instant. Entre eux,
Il y eut des mots de courtoisies, rapidement devenant de la connivence,
Car ils avaient des relations communes même s'ils ne s'étaient jamais vus,
Physiquement j'entends. La tante d'Henry entretenait une bonne relation avec
Dorian notre petit bijou, alors, ils ne se sont pas privés de tailler une bavette
Comme deux pies sur la branche d'un marronnier sur le cours Mirabeau,
À Aix-en-Provence. Mais ne dévions pas le fil du récit et revenons
Sur la terre d'Angleterre où les choses se passent.
Comme il se doit en cette circonstance, ils se disaient donc des banalités,
Et la tante ceci, et la tante cela, et les compliments, les salamalecs ordinaires
Aidant l'approche des hommes entre eux... Henry compris de suite
Mon attachement à cette beauté d'un autre temps, à ces traits si bien dessinés,
Avec ces yeux bleus ouvrant tous les horizons, dégageant une lumière pianistique,
Pourrait on dire et si loin de tous les tracas des humains, tracas partout répandus
Dans les rues des villes, dans les champs, les batailles.
Oui, la jeunesse est toujours troublante, mais celle portée par Mr Gray
Dépassait l'entendement. Dans mon atelier maintenant,
Avec mon modèle, je n'étais plus seul, nous étions trois...
Notre invité se laissa choir sur le divan et ouvrit grand son étui à cigarettes.
Il dut dire un bon mot à l'égard de qui vous savez, mais je ne l'entendis pas,
Étais-je jaloux ? je ne le savais pas encore. Je me devais de passer à autre chose.
Mécaniquement, je pris une toile ébauchée la veille,
Quelques pinceaux habituels et des tubes trainant sur ma table de travail,
Je m'apprêtais maintenant à peindre, et il me fallait du calme,
Faire disparaitre cet intrus de ce royaume secret, mon royaume.
Henry le comprit, mais le coquin demanda son avis à mon modèle,
Devait-il partir ou bien rester ?
Toute personne portant son regard sur Dorian Gray devient en mon âme,
Un rival, et s'il s'agit de mon meilleur ami cette impression est encore plus grande.
Cette fois-ci, mon problème était l'ami Henry.
Je voulais me trouver seul avec mon modèle sans cet intrus dans mon atelier,
Avoir Dorian posant nu, là devant moi et pour moi seulement.
Mais le jeune homme, flatté par la présence de cette visite, insista
Pour qu'il ne parte pas, ainsi il pouvait tenir la conversation pendant ce temps
Où acharné sur ma toile, j'aurai la tête ailleurs et les doigts dans la couleur.
Je ne pouvais me détacher du monde, leurs mots résonnaient dans mon crâne,
Jaloux comme un tigre, je sentais Henry tourner autour du pot,
Plus exactement autour de mon chéri. Que pouvais-je faire
Si ce n'était accepter cette présence. Au bout d'un moment,
Il décida enfin de nous quitter tout en lançant une invitation à mon protégé,
Une invitation chez lui. À peine était-il à la porte que Dorian voulut partir aussi.
Alors j'insistai auprès d'Henry pour qu'il restât encore, je ne voulais aucunement
Arréter cette séance trop importante pour moi sur le plan pictural.
Il rétorqua avoir un rendez-vous, je n'y croyais pas trop,
Vous pouvez toujours ne pas y aller, lui répliquais-je,
Ce ne serait pas la première fois...
Allons, allons, messieurs, soyez raisonnables et aidez l'artiste qui peut-être, là
Maintenant, est en train de créer une oeuvre qui marquera l'histoire de la peinture...
Et puis toi Dorian, s'il te plait, ne bouge plus et ne te laisse pas baratiner
Par ce dragueur à la renommée des plus douteuses.
Il prit la position qu'il fallait avec une mine d'éphèbe assoiffé d'amour,
Le regard dirigé vers Henry. Les amis de nos amis sont nos amis,
Certes, mais là, nous étions dans une situation claire : tous deux se plaisaient.
Là dedans, il y avait quelque chose d'immoral, d'ailleurs dès le moment où
Vous mettez deux personnes ensemble, alors tout est possible,
Le pire comme le meilleur.
La conversation reprit et j'entendis de la bouche de mon rival :
Regarder une personne, c'est lui donner son âme,
À ces mots, mes pinceaux éructèrent quelques touches de leur cru, rouge sang,
Traits rapides, décisives, radicales. Ce regard, rien ne lui résiste, continua-t-il,
Il détériore tout ce qui a été vécu avant ce moment fatidique où
Tout bascule, où on devient un autre, tout neuf, tout innocent
Tel un adolescent à l'orée d'un bois où un vilain loup va le manger tout cru
Avec de la sauce au gingembre pour accompagner le met.
On entre en connivence avec l'autre dans un univers nouveau, ce sont des sons
D'une musique jamais écrite, jamais jouée encore, sinon dans cet espace intime
De cet instant prodigieux que tout le monde, je l'espère, a connu au moins
Une fois dans sa vie. Notre but à tous est l'épanouissement de soi, et cela passe
Par l'accomplissement de quelque chose de grand n'appartenant qu'à nous.
Il suffit parfois de les dires, ces vérités, pour les voir jaillir dans nos mots
Au moment propice où la bonne oreille est là pour les écouter.
Nous avons toujours peur de nos désordres, peur qu'ils envahissent notre être
Déjà si fragilisé par les difficultés de la vie, alors, laisser sortir ce moi
Devient un devoir pour l'aboutissement de notre être pour soi,
Et s'il en déborde des étincelles, ces étoiles seront des dons faits aux autres
Car eux, Messieurs, eux sont aussi creux que les cavernes les plus creuses.
Qui a le courage aujourd'hui de parcourir franchement cette route de tous les dangers
Lorsqe l'on sait pertinemment qu'elle dévie du sens normal d'une société
Standardisée à l'excès, équilibrée par la seule crainte d'un président
Ou d'un Dieu les gouvernant tous les doigts dans le nez.
Je laisse notre ami proférer ce qui lui passe par la tête sans jamais le contrarier,
Seul compte pour moi la pose de Dorian oubliant parfois l'une des principales raisons
De sa présence dans mon atelier de peinture.
Seulement là, maintenant, je le regarde d'un oeil nouveau, son visage a trouvé
Une vérité humaine que je ne lui connaissais pas avant ce jour.
Devant tant de beauté, Henry continue sa mélopée dans cette pièce
Toute vouée à écouter ce Don-Juan pervers.
Si tous les hommes de la terre étaient aussi proches du vrai
Que vous l'êtes présentement, mon cher Dorian, nous vivrions dans un autre monde,
Autrement plus rempli de sens, car c'est bien de cela que chaque homme,
Sans même le savoir, souffre d'une manière impossible à apaiser
Sinon pour un instant fugace de temps en temps.
Je n'ai pas beaucoup d'espoir à les voir prendre le chemin de cette raison-là,
Au contraire, tous leurs comportements ne font que présager ces malheurs à venir,
Il n'y a aucune raison que cela ne cesse puisque c'est la volonté de la majorité.
Qui peut, qui doit sortir de cette cotte de maille, sinon les artistes,
Les gens comme nous en contact permanent avec le beau
Et comme ce beau est la vérité même... alors, mon magnifique Dorian,
Merci de nous offrir ce qu'il y a de meilleur au monde.
Votre corps donné à notre gentleman et honorable peintre
Restera à tout jamais inscrite sur cette toile et pendant des siècles
Des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants l'admireront
Comme nous le faisons présentement sans retenue, sans hypocrisie,
Nos yeux sont des mains ardentes dans la force de l'âge et rien ne pourra
Les convaincre à être plus sage. Et si cela est un péché, grand bien nous fasse,
Pêchons mes frères pour nous approcher plus encore de la sainteté..