2 avril 1999

Transcription

2 avril 1999
Les loups du Remords
Les Loups
Du
Remords
Extraits
Roman
Marie-Hélène Branciard
Black-Ebook
Paris
Copyright 2012
ISBN : 978-2-36710-010-4
2
Les loups du Remords
À mes parents, à Paul et à Azraël...
« Assis sur des madriers, les jambes pendantes, je reconstituais
le cabaret fantôme que nous avions pris à l’abordage, la nuit
précédente, avant de nous dissoudre dans une de ces matinées
orange et grises où l’on espère encore que l’on peut enchaîner,
où il ne faut surtout pas se retrouver isolé, comme je suis
maintenant, parce qu’on est dévoré par les loups du remords,
qui n’attaquent que l’homme seul. »
Antoine Blondin – Un singe en hiver.
Les loups du Remords
Chapitre un
Il était là, entre deux eaux… Ça faisait bien cinq ans qu’Antoine était venu s’échouer à Berlin, un
peu par hasard... mais il ne regrettait pas. La gigantesque friche lui avait permis de se fondre dans
l’air du temps, comme un vieux sucre qui prend les couleurs des mains qui le tripotent. Ici, tout
semblait inachevé… rien que des instants cabossés, qu’il fallait lire au jour le jour, entre les grues,
leurs cris vers le ciel et le bruit des bulldozers…
Il s’était décidé brusquement, content soudain à l'idée de revoir Paris. Il comptait bien y rester
quelques mois, se doucher de souvenirs et remettre la main sur Vanda, qui ne donnait plus aucune
nouvelle...
Devant, l’autoroute… et dans son rétro quelques phares blancs, perdus comme lui sur le bitume. À
ses côtés, une cartouche de Gitanes, ces cigarettes qui horrifiaient les Berlinois et auxquelles il
s’accrochait comme aux dernières preuves de sa jeunesse… Dans quelques minutes, il verra les
éoliennes, toujours sans y croire… ces grandes asperges illuminées posées là comme des mirages un
peu fatigués de tourner. Si Vanda était là, elle prendrait une photo et tout serait dit. En deux ou trois
clics, elle savait capter l’essentiel… Il l’avait souvent imaginée à ses côtés… embarquée avec lui sur
les trop vastes avenues, elle l’aurait aidé à traduire ce chaos.
C’était bizarre, mais il aimait autant cette ville qu’il la détestait. À Paris, même si rien n’arrivait,
tout lui semblait possible. À Berlin, non. On aurait dit que le mur était toujours là pour briser les
élans. Ici où là, quelques silhouettes pataugeaient, égarées entre le gris d’hier et celui d’aujourd’hui.
Il y avait aussi ces lourdes statues noires et ces rues aux proportions inhumaines qui rendaient
l’espoir microscopique. Ils avaient beau rénover et reconstruire, c’était comme une poignée de
confettis jetée du ciel…
Et puis, il avait toujours l’impression d’étouffer. Comme si sa tête était une grosse boule de coton et
ses yeux deux épingles noires. Il n’avait trouvé qu’une solution pour échapper à ça : le bruit de la
musique…
Dès son arrivée, il s’était plongé à fond dans la techno. D’un week-end à l’autre, il se glissait dans
les immenses entrepôts saturés de sons, où il oubliait tout. Emmêlé à d’autres types aux yeux
fermés, il se laissait porter par les battements de cœur géants…
Ça aurait pu durer comme ça indéfiniment, mais il avait eu peur… Peur de ces bi-bong bi-bong bibong qui continuaient à battre dans sa tête et qui le réveillaient presque chaque nuit. Sans doute trop
vieux pour ces bals de martiens, il y avait renoncé et se contentait désormais de quelques doses qu’il
Les loups du Remords
s’administrait à domicile… Juste de quoi amadouer le silence et l’accompagner lorsqu’il peignait.
Là, il ne lui restait plus qu'à s'adresser à ses toiles blanches en les recouvrant intensément de tout ce
qu’il lui manquait… Il se servait un ou deux verres, glissait un CD argenté de trance ou de house
dans la chaîne et s’embarquait jusqu’à l’aube vers une destination jaune, verte ou bleue…
Mais depuis quelques mois, tout avait changé... Il avait exhumé quelques vieilles cassettes, celles
que Vanda lui avait enregistrées avant son départ, et s’était mis à les écouter de plus en plus souvent.
Tout lui était revenu en pleine poire. C’était bien plus fort que les photos. La musique ne jaunissait
pas, elle... Elle était aussi beaucoup plus cruelle. Les Négresses Vertes hurlaient et traversaient sans
problème la boule de coton. Ils répétaient juste « Voilà l’été  ! Voilà l’été  ! » et l’odeur chaude du
soleil parisien entrait dans la voiture en même temps qu'une vieille joie insupportable...
Il enclencha une autre cassette... Ricky Lee Jones se glissa à la place du mort et il frissonna. Les
slides guitar agissaient sur sa mémoire, cet endroit de la boule qu’il protégeait si bien depuis toutes
ces années, là ou il avait construit son petit mur à lui… Mais ce soir, il n’y avait rien à faire. Peutêtre à cause de sa destination, peut-être parce qu’il n’avait plus envie de lutter... Toujours est-il que
les souvenirs franchirent allègrement le petit mur de rien du tout. Il y eut d’abord quelques visages
hilares... deux poules bleues... Trop tard : il ne pouvait plus revenir en arrière. Sa voiture fonçait
vers Paris et il se laissa envahir…
Les loups du Remords
Chapitre deux
Ce matin-là, un lendemain de bringue à tout casser, il s’était réveillé l’un des premiers dans
l’appartement dévasté. Alors qu’il se glissait péniblement dans la salle de bain, une odeur effroyable
et la vision de deux poules bleues l’avaient fait battre en retraite. En apnée, il s’était alors propulsé
vers l’immense terrasse, non sans écraser deux ou trois corps qui gisaient, assommés de fatigue, de
rire et d’alcool au beau milieu du salon... Dehors, déjà bien réveillé, accoudé à la rambarde devant
un Paris frais et ensoleillé, Édouard lui souriait...
— T’as pas rêvé : c’était bien des poules dans la baignoire…
Le klaxon d’une loco attira brièvement son regard vers l’enchevêtrement de rails qui partaient en
désordre jusqu'à la Gare de Lyon...
—… Et en plus, quelqu’un leur a gerbé dessus pendant la nuit  !
Antoine suffoquait. Il aspira plusieurs litres d’air pendant qu’Édouard s’allumait une sans filtre en
rigolant :
— Tu verrais ta tronche  !
—... D’où elles sortent ces poules  ?
— C’est P’tit Bob... La blague du siècle... Il a préparé ça pour l’anniversaire de Claire. Ça lui a pris
une bonne partie de la nuit pour les teindre en bleue et il a débarqué vers quatre heures du mat. Tout
content de lui... La plupart des gens dormaient où s’étaient déjà barrés...
— C’est salaud pour les poules...
— Ouais... et surtout pour celui qui va nettoyer…
Un par un, les fêtards émergeaient, buvaient un ou deux cafés et mettaient discrètement les voiles.
La plupart ignoraient même chez qui ils avaient bien pu passer la nuit… Sûrs enfin d’avoir un
métro, ils regagnaient péniblement leurs piaules pour se rendormir…
Les loups du Remords
Chapitre trois
À peine réveillée, Julia s’était attaquée aux poules. Elle les avait d’abord éjectées de la baignoire
avant de les pourchasser en poussant des cris d’horreur. Dégoûtée, elle venait de s’écrouler dans un
coin du salon. Les deux cocottes, passées au bleu de méthylène par l’ingénieux P’tit Bob,
tremblotaient sur la terrasse...
Meurtris, épuisés et légèrement cafardeux, Édouard, Claire, Vanda, Julia et Antoine se retrouvaient
dans leur scène favorite des lendemains de fêtes. Comme d’habitude, Vanda s’énervait : les poules
avaient fait déborder le vase…
— J’en ai rien à foutre  ! Je les garde pas ici  ! On les refile à ce con de P’tit Bob... ça lui apprendra à
faire des blagues aussi connes  ! Je sais pas moi, ça me fait penser aux trucs qu’ils font en fac de
médecine  ! Il est trop con ce mec  !
Claire, dans les vapes, souriait bêtement, encore étonnée de ce cadeau empoisonné...
— Et encore, on s’en est bien tiré. Il voulait m’offrir des cochons, mais il a pas trouvé.
Un rire nerveux et poussif se propagea de l’un à l’autre, réveillant le mal de tête à peine calmé par
les Alka-Seltzer et les grands verres d’eau ou de Coca. Un soleil blanc gelait la lumière,
éclaboussant la terrasse où deux poules, parfaitement bleues, picoraient délicatement le vide. Au
loin, d’immenses barres d’immeubles cassaient l’horizon... C’était un de ces matins limpides où la
Tour Eiffel daignait apparaître là-bas, tout au fond à droite... Un train passa, fracassant tout sur son
passage... Depuis qu’ils habitaient là, ils s’étaient habitués à voir passer les trains. Pour le bruit,
c’était autre chose  ! Enfin, il ne fallait pas se plaindre ni se leurrer : c’était bien grâce à ça qu’ils
avaient obtenu le bail de ce F4 avec terrasse. Et, quoi qu’en pense Vanda, c’était particulièrement
appréciable pour organiser ces fêtes monstrueuses sans gêner aucunement le voisinage. Le boucan
des wagons couvrait tout...
Claire se leva et écrasa sa cinquième clope du matin. Parcourant le salon du regard, elle se laissa
retomber en arrière, découragée d’avance par le boulot qui les attendait.
— Putain  ! Vous avez vu l’état de l’appart  !
Édouard soupira en donnant une pichenette à un bout d’orange qui traînait là… sans doute un
Les loups du Remords
rescapé du punch…
— Eh ouais, c’est comme d’habitude : on invite vingt gus et chacun en invite deux ou trois autres,
quand c’est pas douze... J'ai compté hier : il y avait au moins soixante-dix personnes  !
— Et comme ils savent qu’on va rien dire, renchérit Antoine, c’est de pire en pire...
— Au fait, reprit Vanda, qui a invité La Chèvre  ?
— Si tu crois qu’elle a besoin d’une invit, celle-là…
— Elle a un rire, la pauvre  !
— C’est bien pour ça qu’on l’appelle La Chèvre.
— Et l’autre, soupira Julia en réprimant un bâillement… le bas du cul en smoking.
— Qui ça  ?
— Celui qui a fait Poly…
— Qui a fait quoi  ?!
— Poly… À chaque fois qu’il la ramenait, c’était pour dire : « Ouais, tu sais, à Poly on fait ci et
ça… À Poly, les gens sont comme ci et comme ça… » Ça doit être un truc infaillible pour draguer…
J’t’en foutrais des A Poly… abruti  !
— Mais c’est quoi Poly  ? Insista Claire.
— Ben Polytechnique, tiens  ! Qu’est-ce que tu veux que ce soit  ?
— Ah  ! … l’école où ils portent une tenue militaire avec le chapeau de Napoléon et tout ça  ?
— Ouais, c’est ça… Poly.
— Aaah… d’accord  ! ... Ben… t’as vu sa tronche… le pauvre, il faut bien qu’il se trouve un truc.
— Et le grand malade qui a passé la soirée à massacrer les fourmis, reprit Vanda, c’était qui  ?
—…
— Je sais pas, dit Claire, visiblement très attristée, mais il a fait un sacré carnage ce con  !
— Oh  ! Remets-toi  ! Tu vas pas me dire que tu t’attaches même aux fourmis maintenant… ricana
Édouard.
— Toi, fous-moi la paix  ! ronchonna Claire.
— Pffff… fais-toi soigner…
Les loups du Remords
Chapitre quatre
Dans le salon, débarrassé de tous ses meubles pour l’occasion, un monticule de mégots et de
saloperies diverses recouvrait la moquette imbibée de bière et de vin. Antoine se rappela qu’un
certain Jésus avait vomi un peu partout avant de renverser une bouteille d’eau-de-vie au pied de son
lit. Le courage lui manquait pour aller vérifier... D’autres scènes lui apparaissaient, comme
électrifiées : un garçon très maigre, tout pâle, presque transparent, qui s'accrochait à son pied en le
suppliant de l'achever… des phrases idiotes qui surgissaient au détour des conversations (« Quand
j’te dis qu’elle lave ses pulls à la machine  ! »)… une fille aux yeux fous qui fixait une part de tarte
comme si elle essayait de l’hypnotiser… un clone de Cure (l’odeur en plus), assis par terre, entre le
frigo et l’évier, en train de saouler une famille de fourmis… De son côté, Vishnou (surnommée aussi
Ratnasambhava, quand on avait le temps) bassinait Vanda avec ses histoires de karma et de
réincarnation. Elle pensait payer ses frasques d’une vie antérieure, quand elle était châtelaine…
Toujours installé au même endroit, le plus près possible du bar, Dirty Byron (pas moyen de savoir
son vrai nom) sifflait des bières en surveillant la consommation des autres. Tout près de lui,
perchées sur des tabourets, trois top-modèles croisaient et décroisaient leurs immenses jambes. Sans
doute un apprenti styliste qui les avait traînées là… Grands yeux cernés de noir pour cause de
maquillage excessif, elles lapaient tristement ce qui semblait bien être de l’eau ou du Perrier…
Isolée sur la terrasse, Milka (toujours vêtue aux couleurs du célèbre chocolat) dansait comme dans
un rêve et la pluie n’y pouvait rien. Beaucoup moins poétique, la seule vraie postpunk de la soirée,
cheveux luisants de pluie et de crasse, collants noirs troués, essayait de déboucher une bouteille de
Jeanlain avec un Opinel… Derrière les vitres, Rita hurlait que c’était bien la mort qui avait assassiné
Marcia et des dizaines de corps explosaient de joie…
Bref, c’était une soirée tout ce qu’il y avait de plus normal... Pourtant, Vanda ne se calmait pas. Là,
elle observait les longues traînées rosâtres sur les murs...
— C’est pas croyable  ! Aller jeter du vin sur les murs  ! Heureusement qu’on doit tout refaire  ! Je
vous préviens, après, c’est fini ces fêtes de malades  !
Personne ne tenta de la calmer ou de la contredire : dans ces cas-là, le mieux était de garder profil
bas. Édouard se leva et commença à ranger, donnant le signal du départ...
Les loups du Remords
Ils s’activèrent jusque tard dans l’après-midi… Épuisés, entassés sur une bâche plastique dans un
coin du salon, ils s’arrêtèrent enfin, attendant, chauffage à bloc, que sèche la moquette. Dehors, les
poules commençaient à flipper avec l’approche de la nuit. La chaîne marchait à fond, Barbara les
assurait de sa voix noire qu’ils étaient bien « Sa plus belle histoire d’amour » et ils ne demandaient
qu’à la croire... Sirotant une tisane aux herbes folles, évidemment préparée par Vanda, Antoine
comprit soudain pourquoi il appréciait tant ces moments... Une citation lui vint à l’esprit… Elle
résumait parfaitement les lendemains de cuite  ; ces instants où l’on se réveille, assaillis par les loups
du remords qui n’attaquent que l’homme seul... Il venait de comprendre ce que cela voulait dire. Il
retrouvait un peu la même sensation, cette vague culpabilité que lui donnaient la gueule de bois et le
réconfort procuré par les autres...
Vanda changea la cassette. Là-bas, un soleil orange tomba brusquement derrière les barres
d’immeubles. De petits nuages verts flottaient au ras du sol de la terrasse. On aurait dit qu’ils étaient
solides et les poules tentaient de les picorer, en vain... Ricky Lee Jones envahit l’espace, risquant
quelques doux accords dans la nuit parisienne...
Les loups du Remords
30 mars 1999
Je, tu, elle… J’avais eu très peur, tu avais eu très peur, elle avait eu très peur… Comment faut-il que
je te parle mon cher journal  ? Je crois que la deuxième personne du singulier me fera du bien sans
me faire de mal. Et c’est ça le but… C’est ce qu’a dit Storm : « Quand tu auras tout écrit, tout ce qui
doit sortir, on brûlera les papiers et ça ira mieux. » Alors, tu essayes.
Tu es arrivé chez Storm il y a à peine deux semaines. C’est un ex-chercheur qui a tout plaqué à la fin
des années soixante-dix… Storm, c’est son nom de famille, Gérard Storm… Il t’a raconté l’essentiel
en quelques phrases : son arrivée ici dans une communauté qui commençait à battre de l’aile, la vie
en groupe avec ses bons et ses mauvais côtés, tous les autres qui s’étaient barrés un par un et lui qui
était resté là, à vendre des écharpes et des parfums sur les marchés de la région.
Ici, tu aimais les jours, pas les nuits. Elles profitaient toujours de l’accalmie pour te blesser. Et tu
n’osais pas réveiller Storm… C’est quand tu lui as raconté ça et le cauchemar, qu’il t’a conseillé
d’écrire. Et maintenant, il t’arrive parfois d’avoir envie que la nuit tombe. Tu sais que ton histoire
t’attend et tu as moins peur… Tu as acheté un gros cahier. Une sorte de livre avec une couverture
cartonnée noire. Le papier est bien lisse et il y a des lignes qui te permettent d’écrire à peu près droit.
Tu le ranges dès que tu as fini, dans l’armoire, sous tes vêtements. Tu sais que ça ne risque rien, que
Storm ne fouillera jamais dans tes affaires, mais c’est plus fort que toi… Et encore, tu as fait des
progrès  ! Parfois, tu songes au nombre incalculable de gestes que tu faisais malgré toi il n’y a pas si
longtemps. Et tu sais que tu vas mieux. Là, tu ne fais que ranger des mots, tu les mets dans un ordre
qui te rassure, c’est tout…
Les loups du Remords
2 avril 1999
Hier c’était le premier avril. Tu as vu des enfants accrocher des poissons en papier dans le dos des
passants. Ça t’a fait penser à cette institutrice qui s’était mise dans une colère noire parce qu’un
gosse du cours préparatoire lui en avait collé un dans le dos. Sur sa blouse rose bien repassée… On
aurait dit qu’il avait pissé dans ses godasses tellement elle était indignée. Le pauvre môme, chaque
premier avril tu penses à lui. Tu es sûre qu’il reste couché ces jours-là, en souvenir du cours
préparatoire… Préparatoire à quoi, d’ailleurs  ?
Aujourd’hui, tu as discuté avec Psylvia, l’amie de Storm. Tu lui as demandé d’où venait son prénom
si joli. Elle s’est marrée en t’expliquant qu’elle avait traîné quelque temps dans une communauté où
chacun avait son surnom. Elle, ils l’avaient surnommée ainsi à cause de San Francisco, la chanson
de Maxime… Elle n’a jamais vécu dans une maison bleue, mais on dirait qu’elle est encore un peu
là-bas, avec Lizard et Luc…
Les loups du Remords
3 avril 1999
Tu n’as pas fait de photos depuis une éternité. Dire qu’avant c’était toute ta vie. Tu te demandes
pourquoi un jour on arrête d’y croire… à la photo, à tout. Pourquoi l’illusion cesse de fonctionner  ?
Où que tu te tournes, il n’y a plus personne. Tu réalises brusquement que tu es seule et que tu n’as
plus la force ou l’insouciance de te fabriquer cet endroit où il faisait bon vivre. Le monde se
dépouille alors doucement de ses guirlandes, de tout ce qui en faisait son charme et tu le contemples,
nu et triste. Tu es jeune, oui, d’une jeunesse qui se traîne. Et tu sais que tu passes complètement à
côté d’une vie d’adulte. Encore une quinzaine d’années et tu seras vieille avant même d’avoir été
quelqu’un. Tu passeras comme ça, en un clin d’œil, de l’adolescence à la vieillesse. Rien au milieu
ou si peu…
Cette nuit, tu as refait le cauchemar. Ça faisait bien une semaine que ce n’était pas arrivé. Il est
toujours, toujours le même depuis ton enfance et tu ne comprends pas pourquoi il continue à
t’épouvanter à ce point. Tu penses à Éric chaque jour et tu es retournée vers la falaise pour lui
demander pardon.
Les loups du Remords
4 avril 1999
Tu sens que tu vas un tout petit peu mieux. Le gros livre noir se remplit lentement. Tu écris d’abord
un brouillon sur des feuilles volantes, avant de tout réécrire au propre… Tu as acheté du Typex pour
effacer proprement les ratures. Tu supportes mal les tâches ou les irrégularités. Storm t’a dit que ce
n’était pas important et qu’il fallait écrire sans te limiter. C’est facile à dire…
Les loups du Remords
5 avril 1999
Bizarre, tu n’as pas hésité ce matin avant d’entrer dans la boulangerie, avant de demander une
baguette, avant de tendre la main pour récupérer la monnaie… Ni trop tard, ni trop tôt, tu as tendu la
main naturellement, sans y penser.
Storm t’a offert un collier. Il l’a acheté sur un marché, à une amie qui fabrique et vend des bijoux. Il
est très beau, une chaîne en argent et un médaillon bleu avec un ange. Tu ne le quittes plus. Il va
sans doute remplacer ton sac. Un sac à main en cuir que tu as payé très cher et qui représentait
beaucoup quand tu étais encore à Paris. Va savoir pourquoi. Peut-être parce qu’il est si bien fait, si
solide. Peut-être que ça suffit pour donner un sens à la vie… un bête sac qui te réchauffe le cœur…
Les loups du Remords
6 avril 1999
Ce matin, au petit-déjeuner, Storm t’a proposé de lui raconter le cauchemar. Il dit que si tu le
racontes, il ne reviendra peut-être plus. Tu parles  ! Depuis le temps, tu as dû le raconter au moins
vingt fois et il est toujours revenu… Mais là, tu n’as pas pu. Il t’a conseillé de l’écrire dans ton
cahier…
Hier soir, tu as regardé la télé. Ça faisait bien un an que ça ne t’était pas arrivé. Il y avait un film de
Hal Hartley, Trust me, l’histoire de deux gosses maltraités qui s’aiment pour s’en sortir. Pour être
sûre de pouvoir faire confiance au garçon, la fille monte sur un bloc de béton et se laisse tomber en
arrière, sans prévenir. Le garçon plonge comme un fou pour la rattraper et il y parvient juste à
temps, à dix centimètres du sol. Tu l’avais déjà vu au ciné, avec les autres, et tu t’étais dit que c’était
ça l’amour : se laisser tomber de n’importe où, n’importe quand, en étant sûre que quelqu’un veille
au grain…
Les jours s’enfilent en bâillant comme de grosses perles molles. Ici, tu ne peux plus t’acharner sur le
ménage comme quand tu vivais à Paris. Storm t’a expliqué que ce n’était pas bon pour toi et il te
surveille du coin de l’œil… Tu te retrouves devant d’énormes tranches de temps à engloutir sous
peine d’être engloutie à ton tour. Il te faut alors inventer d’autres gestes, bien plus difficiles…