une-soiree-pleine

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une-soiree-pleine
Une soirée pleine d’émotions
« Ce soir dans votre ville, le cirque des Pays de l’Est donnera la première
représentation de la saison . Un spectacle qui éblouira les petits et les grands… Dans le grand
chapiteau dressé sur l’esplanade… »
La voix, amplifiée par le haut parleur, se perd déjà dans le lointain. Arrêtée un instant
pour l’écouter, je reprends ma marche solitaire sur le chemin de la maison . Mon sac est
lourd ; il fait froid et je ne m’attarde guère, bien qu’il n’y aujourd’hui personne pour
m’accueillir avec un bon goûter. Mes parents sont en voyage, mon frère et mes sœurs,
absents. Je suis souvent seule, cela ne me dérange pas, j’aime écouter le chant du silence et
méditer, mais ce soir, franchement, je crois que je ne le supporterais pas. J’ai dansé tout
l’après-midi, philosophé une bonne partie de la matinée et, physiquement autant
qu’intellectuellement je me sens vidée. Sans compter une migraine due aux bienfaits du
métro…
Soudain, une illumination ! Vite, je me suis jetée sur mon portable comme une
panthère sur sa proie et j’ai attendu, anxieuse, que quelqu’un décroche à l’autre bout du fil :
« Allo ?
- Bonjour Mme ! C’est Aurore !
- Ah, bonsoir Aurore. Tu vas bien ?
- Très bien, merci !Est-ce que Névéna est là ?
- Oui, je l’appelle tout de suite. »
Un appel, une cavalcade, une voix essoufflée qui hurle :
« Allo, c’est toi Aurore ? Qu’est-ce qui ne va pas? Un problème en maths? Tu as
besoin des mes lumières?
-Salut Névéna ! Je voulais juste te proposer de venir dormir à la maison ce soir… je
préparerai un bon dîner et ensuite on ira au cirque. Quand dis-tu?
-C’est chouette! Je saute dans le premier train... J’arrive dans une heure et demie, c’est
bon?
- C’est parfait! A tout à l’heure!!
- A toute! »
Ouf! Ce soir je ne serai pas seule avec des pensées qui pourraient bien être sombres.
Névéna est ma meilleure amie depuis des années. Pas comme les «meilleures amies»
des fillettes qui font et défont à volonté des liens qui devraient être plus solides que du roc,
mais comme les liens qui devraient unir les membres d’une même fratrie…
Il fait nuit noire; les ténèbres sont là, mais elles ne seront pas hantées ce soir par les
fantômes que ma fatigue et mon imagination font sortir de terre, puisque Névéna va venir ,et
avec elle le rire qui chasse la solitude.
Je fais quoi pour le dîner? Bonne question… Allez, j’ai envie de me faire plaisir, (cette
phrase à elle seule constitue un danger pour ma ligne de danseuse…), et je vais, je cours, je
vole et j’achète chez le chinois du coin mes plats préférés. Et aussi, je dois bien l’avouer, je
prends deux paquets de chips aux crevettes. Un pour Névéna et un pour moi. Je rentrai
tranquillement lorsque la sonnerie de mon portable a retenti, stridente. Hélas, j’ignorais
qu’avec elle sonnait l’hallali de ma joie…
« Allo ! C’est Névéna. J’ai une…
-Coucou! Tout est prêt! Tu arrives dans combien de temps? Je viens te chercher à la
gare, tu es d’accord?»
Evidemment, je lui ai coupé la parole avec ma fougue habituelle, comme si, sans le
savoir, j’avais voulu retarder la fatale échéance.
« Stop! Aurore, j’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer. Je sais que je vais te faire
une peine immense, mais je n’y suis vraiment pour rien…»
A ces mots, mon sourire s’est figé et, au fur et à mesure que Névéna m’expliquait, de
rose je suis devenue toute pâle.
« Un incident technique dans le métro, une grève au RER, je suis désolée, Aurore…
Quand le trafic va reprendre, il sera trop tard pour que je vienne chez toi.»
Voilà. Tel un couperet aiguisé, le verdict est tombé. Je ne dis rien, je contemple en
silence les fragments de mon bonheur brisé.
« Allo, Aurore! Ça va? Tu ne dis rien? Aurore!
-....
« Aurore! Réponds!»
La voix de Névéna me paraît lointaine, si lointaine qu’un instant je me crois endormie.
C’est vrai, je marche comme une somnambule. Tout d’un coup, un klaxon retentissant
fait frémir mes oreilles, et subitement éveillée, je recule instinctivement. Un camion de
pompiers. J’ai failli me faire écraser. J’entends une voix juvénile me conseiller de faire
attention, et une autre plus grave pester contre les adolescents et leurs téléphones…
Au bout du fil, Névéna hurle plus que jamais, oubliant qu’elle est dans un wagon
bondé.
« Aurore! Tu vas bien?
-Oui! Ne t’inquiète pas!
-Qu’est-ce qui se passe? C’était quoi ce klaxon?
-Rien. J’ai failli me faire écrabouiller par des pompiers…
-Quoi?!? C’est ça que tu appelles rien?
-...Oui…
-Tu es folle!
-Je suis encore vivante, et puis rassure-toi en te disant qu’au moins ils m’auraient
emmené directement à la salle d’opération.
-Tu es bête!
-Merci! Donc tu ne peux vraiment pas venir?
-Non, et j’en suis navrée. D’autant plus que tu n’as pas l’air d’être dans ton état
normal ce soir.
-Effectivement! Ta compagnie m’aurait fait le plus grand bien, mais pour mon
malheur j’en suis privée. Je vais finir par croire qu’une malédiction a été lancé contre moi ,
me condamnant à errer comme une âme en peine…
-Ne prends pas cet accent pathétique, s’il te plaît. Je me sens coupable, parce que je
vais devoir te laisser… je t’entends très mal et...
-Tu dois garder toute ton énergie pour essayer de te sortir de la galère dans laquelle tu
t’es fourrée par ma faute, n’est-ce pas?
-Oui, ne m’en veux pas, je t’en prie!
-Bien sûr que non, je ne t’en veux pas! Salue ta famille de la part de la pauvre esseulée
que je suis, et puis à bientôt ma vieille!
-Merci Aurore! Tu peux compter sur mon soutien moral. Au fait, tu pourrais
m’envoyer régulièrement un SMS pour me dire si tu vas bien, s’il te plaît?
-Pourquoi? Tu as peur que dans un accès de folie je ne porte atteinte à mes jours? Ou
que des fantômes sortis de ma tête ne me fassent mourir de peur?
-Exactement!
-A vos ordres mon Général! J’enverrai RAS. Salut Névéna.
-Encore désolée de t’abandonner comme ça…
-Oh, ce n’est pas grave… Tu sais, au point où j’en suis… »
Clac! Elle a raccroché. Je suis de nouveau seule. Cette fois sans espoir.
Quand j’ai ouvert la porte de la maison, une sensation d’oppression m’a sauté à la
gorge. Le hall m’a paru rempli d’ennemis tapis dans les recoins et j’étais terrifiée...
C’est idiot, n’est-ce pas, de ressentir le besoin de faire le tour de chaque pièce un balai
à la main et les oreilles grandes ouvertes pour épier le plus petit bruit révélateur, révélateur
d’une présence malveillante. Mais non, il n’y avait personne et quand je suis retournée à la
salle à manger, j’ai sursauté à la vue de mes achats. Les plats chinois, les deux paquets de
chips aux crevettes. Je n’avais plus faim. Et pourtant je me suis résignée.
J’ai dîné en lisant des BD, et j’ai trop mangé… Bien sûr, j’avais prévu chaque plat
pour deux personnes, et je me retrouvais seule avec mon chien, qui a beaucoup apprécié, lui.
Je me suis forcée à chanter pour faire la vaisselle et tout ranger, mais franchement, le cœur
n’y était pas. J’avais une boule dans la gorge et ma voix était aussi aigre que celle d’une
vieille pie revêche. La pendule sonne doucement. Il est dix-neuf heures trente.
J’ai le choix entre: regarder un film, lire un bon roman ou me coucher tout de suite.
Si je choisis le film, l’intrigue me rappellera sûrement ma solitude, si je lis l’histoire
sera tellement tragique que je verserai toute les larmes de mon corps, si je me couche
maintenant, je ne vais pas m’endormir avant minuit et j’aurai le temps de ressasser mon
malheur… Bref, quoi que je fasse, je risque d’être encore plus triste. Je suis lâche: au lieu de
faire mon choix définitif, je m’occupe l’esprit en lavant ma tenue de danse, encore humide de
transpiration par endroits, et en aérant mes pointes. Mais c’est vite fait.
Accablée, je monte dans ma chambre comme à l’échafaud. Il fait chaud, et j’ouvre ma
fenêtre. Je reste immobile à contempler avec admiration la pâle lumière de la lune qui trace
comme un chemin sur le fleuve et… mais quelle animation sur l’autre rive! Que se passe-t-il
donc? L’Esplanade est toute illuminée, on doit y voir comme en plein jour. Le vent m’apporte
des bribes de musique: c’est la fiesta, là-bas. Au fait, à quelle occasion? Il n’y a pas de fête
spéciale aujourd’hui: pas de feux de la Saint-Jean, d’Halloween, de bal du quatorze juillet ou
de la Saint-Valentin… Bizarre.
Ah, j’y suis, c’est le cirque! La fameuse représentation que je voulais aller voir avec
Névéna… L’horloge de l’église égrène lentement huit coups. Il est déjà vingt heures.
Une idée vient de me traverser l’esprit aussi rapidement qu’une étoile filante
traversant le ciel. Je la repousse énergiquement, car si je me plains de ma réclusion et de ma
tristesse, je me complais aussi dans le rôle de la victime sacrifiée sur je ne sais quel sanglant
autel. Hélas, mon caractère est ainsi fait. Quand l’occasion s’y prête, j’aime bien me poser en
martyre, que je rends tragique, comique ou grandiloquente selon l’effet que je veux produire.
Mais en général, je ne le fais que pour amuser mes parents, mon frère et mes sœurs.
Rarement en public, à moins que celui-ci ne me mette vraiment très à l’aise!
Cette fois, je résiste faiblement à la consolation qui s’offre à moi. Evidemment je serai
toujours seule, mais au moins les ombres qui terrorisaient mon enfance n’oseront pas
m’assaillir. Ce sera plus agréable. Je jette un rapide coup d’œil à ma montre, qui indique vingt
heures cinq.
J’ai réfléchi avant de me décider et maintenant que je sais ce que je veux, je n’ai plus
qu’à me dépêcher: il me reste tout juste le temps d’arriver, de prendre un billet et de
m’installer.
Manteau, foulard, sac à main, c’est bon je suis parée. Alarmes en marche, fenêtres
fermées, doubles tours de clefs dans les serrures, et je prends mon envol. Je marche vite, d’un
pas ferme et décidé, presque militaire, qui me permets d’être à l’heure quand d’autres seraient
en retard. Je connais l’itinéraire par cœur, je pourrais le faire les yeux fermés: suivre les bords
du fleuve, traverser le pont, prendre un raccourci...
Enfin l’Esplanade, le chapiteau. Ah voilà la billetterie! Oh, mais il n’y a personne:
sûrement qu’on ne vend plus de billet, il doit être trop tard. Je dois afficher une mine piteuse
et affligée, puisque la vendeuse m’appelle en me disant que la représentation est à vingt
heures quarante cinq. Sans s’en douter, elle vient de m’achever tout en me rassurant. «Aurore,
ma vieille, tu aurais pu être plus zen!» C’est donc tranquillement que je vais à ma place.
Un peu aveuglée par les lumières, les dorures et les couleurs, je dois ressembler à une
fillette effrayée et intimidée, parce que le garçon assis à ma droite me regarde d’un air
protecteur. Pour une fois je ne suis pas vexée: ce n’est qu’un collégien qui croit avoir trouvé
une oie à éblouir. Il serait surpris, je pense, de savoir que j’ai seize ans, que c’est le bac
français qui m’attend à la fin de l’année, et non le brevet dont il parle avec ses amis. Je suis
habituée à ce que tout le monde me considère comme surdouée lorsque je dis dans quelle
classe je suis, jusqu’à ce que je révèle mon âge, après quoi je redeviens comme les autres,
démystifiée et ordinaire… Sans l’être vraiment tout à fait car on me regarde encore avec des
yeux ronds dès que je parle de mes cours par correspondance et de mes après-midis dansantes.
«Ils» sont légèrement en retard et je commence à m’agiter, la patience n’étant pas ma
plus forte qualité. Je suis très nerveuse. Je profite de la présence dans mon allée d’un vendeur
de gadgets et de friandises pour acheter un programme. Le feuilleter me calme, même si mes
mains tremblent encore un peu. Les photos sont superbes. Je commence à trouver la paix que
j’ai tant cherché ce soir.
Les lumières s’éteignent enfin, seule la piste est éclairée. Un homme paraît, vêtu à la
mode cosaque; c’est le directeur qui va discourir pendant une éternité, alors que le public
étouffe de discrets bâillements… Le spectacle est un hommage à la Russie des Tsars. Voilà
qui promets un divertissement de choix.
Des écuyers, des chevaux. Le genre de cirque que je préfère. La piste est envahie par
des cosaques, chacun debout un pied sur un cheval, et l’autre pied sur un autre étalon, alors
qu’une mélodie chantée en russe par un chœur s’élève. Je suis captivée. Une intense émotion
s’empare de moi, et les mots les plus fabuleux de mon vocabulaire ne sauraient exprimer ce
que je ressens: c’est indescriptible! Tout mon être se tend vers cette beauté, et j’en ai même
les larmes aux yeux. J’oublie mes problèmes, je me sens heureuse. Oh, un bonheur tout
simple, mais tellement profond. J’ai l’impression d’avoir été transporté dans un autre monde
dans lequel la laideur n’a aucun pouvoir.
J’admire sans retenue…
Malheureusement, les numéros se succèdent les uns aux autres avec une rapidité que
je regrette, et c’est déjà l’entracte. Quelle misère, me voici obligée d’émerger de mon rêve, ce
que je fais avec regret. Fiévreuse, je pense à plein de choses: au devoir de maths abandonné
sur mon bureau, aux lacets que je dois coudre sur mes nouvelles pointes, à Névéna, à Maman
qui me manque, mais surtout à mon futur métier de ballerine... Un jour je serai sur scène, au
centre des regards, comme les cosaques tout à l’heure, et… je ne sais pas encore quel effet
cela me fera! Un souhait d’enfant qui est devenu chez moi une grande passion. Se réalisera-til ? Je n’en sais rien, mais je travaille tous les jours pour qu’il en la possibilité. Ah, mon voisin
me propose galamment des bonbons. Je lui souris en les prenant.
Le spectacle reprends et avec lui le rêve... Les interprètes exécutent brillamment leurs
numéros, avec une grâce qui vient du cœur. Je ne supporte pas de ne voir que de la virtuosité,
c’est ennuyeux, aussi suis-je contente quand il y a autre chose. Et une telle perfection
transparaît dans leurs moindres gestes, une si émouvante sensibilité dans leurs plus humbles
mouvements, que j’en suis toute émue. C’est merveilleux: j’ai l’impression qu’un voile s’est
déchiré et que j’entrevois la Ronde des Anges…
Mais le temps passe vite et déjà le chapiteau tout entier vibre au bruit des
applaudissements du public en délire. Mes voisins hurlent à pleins poumons. Je reste
silencieuse, je suis encore «ailleurs»! Les gradins commencent à se vider et moi aussi je dois
songer à m’en aller. Je récupère mes affaires, sans vraiment faire attention à ce que je fais. Si
j’étais en cours de danse, mon professeur ne manquerait pas de me dire: « Aurore, tu es
absente! Tu ne peux pas faire de belles pirouettes si ton esprit n’est pas là…» Je souris à cette
pensée et rentre à la maison. Heureuse comme je devrais toujours l’être…
Un sentiment nouveau, non plutôt retrouvé, m’habite. Celui-là même qu’éprouvent le
petits enfants en découvrant la magnificence du monde, avant de la voir souillée par les
cruelles inventions des Hommes. Le souvenir de cette soirée restera à jamais gravé dans ma
mémoire. Ce qui semblait devoir être catastrophique s’est révélé extraordinaire.
Mon âme tourmentée s’est apaisée, mon corps nerveusement fatigué s’est tranquillisé:
je me sens bien et c’est en chantant que j’ouvre la porte, en chantant que je prépare on sac
pour demain, que j’y mets pointes, tuniques, collants, cahiers de maths et de français. C’est
pleine d’espérance que demain je ferai mes devoirs, que je m’installerai à la barre pour répéter
les mêmes mouvements, corriger les mêmes défauts…
Shéhérazade.