Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine
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Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine
SZW/RSDA 3/2004 Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine 223 Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine Par Henry Peter, Professeur à l’Université de Genève, Avocat à Lugano La question de savoir si, et à quelles conditions, les contrats peuvent être transférés en cas de transfert de patrimoine (Vermögensübertragung) au sens des articles 69ss LFus n’est pas réglée par la loi. Elle est pourtant fondamentale. La présente contribution s’intéresse spécifiquement à cette question et conclut en faveur de l’admission de principe de tels transferts. *** The new Swiss Merger Law does not address the issue of whether or at which conditions contracts can be assigned in the event of a transfer of assets and liabilities (transfert de patrimoine/Vermögensübertragung – Art. 69 et seq Merger Law). This is however a fundamental issue which is adressed in depth by the author. He concludes that the transfer of contracts is generally admissible under Art. 69 et seq Merger Law. *** Die Frage, ob und unter welchen Bedingungen Verträge im Falle einer Vermögensübertragung gemäss Art. 69ff. FusG übertragen werden können, wird vom Gesetz nicht geregelt, obwohl sie von fundamentaler Tragweite ist. Der vorliegende Beitrag widmet sich ausschliesslich dieser Frage und plädiert für die grundsätzliche Zulassung solcher Übertragungen. Sommaire là d’une question tout à fait fondamentale sur le plan pratique. La LFus vise en effet principalement à faciliter la restructuration des entreprises2 et donc, dans le cas de figure de la Vermögensübertragung, le transfert de tout ou partie de celles-ci d’un sujet3 cédant à un sujet cessionnaire. Or les entreprises sont composées d’éléments actifs et passifs, mais également de contrats, ces derniers pouvant au demeurant être considérés comme une combinaison de droits et d’obligations, c’est-à-dire précisément d’éléments actifs et passifs, en tout cas s’agissant de contrats synallagmatiques. Ces contrats peuvent d’ailleurs constituer la partie prépondérante du patrimoine. Selon le type d’activité de la société – de l’entreprise – concernée, on pensera en particulier aux contrats de longue durée (licence, leasing ou autres) ou à la «clientèle», par exemple d’une banque. 1. Le problème 2. L’interprétation littérale 3. L’interprétation historique 4. L’interprétation téléologique 5. La doctrine 6. Les intérêts en jeu A. Les créanciers B. Les travailleurs C. Les associés minoritaires 7. La systématique de la loi A. La Kombinationstheorie B. Principe et exceptions C. Le caractère universel du transfert 8. Exceptions au libre transfert des contrats A. Les exceptions légales B. Les exceptions contractuelles C. L’abus de droit 9. Conclusion Bibliographie choisie 1. Le problème 2. L’interprétation littérale La LFus ne contient aucune disposition qui tranche spécifiquement le problème qui nous occupe4. On se référera donc aux articles: 2 3 4 Les contrats peuvent-ils, d’une manière générale, être librement transférés à l’occasion de transferts de patrimoine au sens du chapitre 51 de la LFus? Il s’agit 1 Article 69 à 77 LFus. Message, p. 3996 in fine. Au sens de l’art. 2, litt. a LFus. C’est là, probablement inconsciemment, l’héritage du Code Napoléon lequel, comme tous les codes qui en sont issus, ignore l’institution de la cession de contrats. Voir à ce propos Pierre van Ommeslaghe, La cession de contrats et en particulier la cession de contrats synallagmatiques, in De lege ferenda, Réflexions sur le droit désirable en l’honneur du Professeur Alain Hirsch, Genève 2004, p. 349. 224 Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine – 69 al. 1, 1ère phrase, selon lequel «Les sociétés et entreprises individuelles inscrites au registre du commerce peuvent transférer tout ou partie de leur patrimoine avec actifs et passifs à un autre sujet de droit privé. (...)»; – 71 al. 1 litt. b, selon lequel «Le contrat de transfert contient (...) un inventaire qui désigne clairement les objets du patrimoine actif et passif qui sont transférés (...)»; – 73 al. 2, 2ème phrase, selon lequel «(...) l’ensemble des actifs et passifs énumérés dans l’inventaire sont transférés de par la loi au sujet reprenant. (...).» Selon ces dispositions, «les objets du patrimoine actif et passif» peuvent donc être librement5 transférés. Les contrats sont, notoirement, une combinaison des deux6, formant souvent un ensemble indivisible7. On pourrait partant considérer que le libre transfert du tout est également possible8. Cette conclusion ne va toutefois pas de soi. Il convient donc de considérer qu’il existe pour le moins une incertitude à propos de l’interprétation à donner à la loi, voire peut-être une lacune. On appliquera par conséquent les principes bien connus en matière d’interprétation et, le cas échéant, les alinéas 2 et 3 de l’article premier du Code civil. 3. L’interprétation historique Le Message concernant la loi fédérale sur la fusion, la scission, la transformation et le transfert de patrimoine (Loi sur la fusion; LFus) du 13 juin 20009 ne contient aucune indication qui permette de comprendre quelle était l’opinion des auteurs du projet quant aux transferts de contrats. 5 6 7 8 9 C’est-à-dire «de par la loi», sans que soit nécessaire l’accord du co-contractant. A propos de la Kombinationstheorie, voir Rolf Watter/Urs Kägi, Der Übergang von Verträgen bei Fusionen, Spaltungen und Vermögensübertragungen, RSDA 2004, p. 231ss, spécialement p. 232, 237 et 238; Philippe Reymond, La cession des contrats, Lausanne 1989, p. 30 et 31; Peter Gauch/Walter R. Schluep/Jörg Schmid/Heinz Rey, Schweizerisches Obligationenrecht, Allgemeiner Teil, Band II, 8. Auflage, Zurich 2003, N. 3756. Comme le rappelait encore récemment Pierre van Ommeslaghe, op. cit., p. 352. Infra § 7.A. FF 2000 3995ss. SZW/RSDA 3/2004 Lors des débats parlementaires, une minorité de la Commission des affaires juridiques du Conseil national proposa de compléter l’article 71 al. 1 litt. e LFus afin de préciser que le contrat de transfert devait spécifiquement contenir, une «liste» non seulement «des rapports de travail transférés», mais aussi «des autres contrats transférés»10. Cette proposition fut rejetée de justesse au sein de la Commission11, et de manière plus ample par le Conseil national12. Il est intéressant de se référer au Bulletin officiel qui permet de comprendre les motifs de ce refus. Il apparaît en effet que le rapporteur de la majorité de la Commission invita le Conseil national à écarter la proposition de la minorité en se prévalant du fait que ne pouvaient être transférés que des droits et obligations «qui sont transmissibles», donc pas les autres, citant à titre d’exemple le transfert de concession13. C’est là une évidence, mais pas vraiment le véritable sujet qui n’est pas tant de savoir si des contrats intransmissibles (tels les «concessions» ou autres contrats conclus ad personam14) peuvent être librement transférés, mais plutôt si des contrats transférables peuvent l’être. A ce propos, il semble que la majorité de la Commission estima qu’accepter de tels transferts «reviendrait à un changement de système fondamental»15. On a du mal à comprendre cette affirmation sachant qu’il est incontesté que la LFus permet très généralement le transfert des contrats en cas de fusion. Le Bulletin officiel du Conseil national rapporte ensuite une intervention de la conseillère fédérale Ruth Metzler16, qui invoqua trois motifs pour lesquels le transfert des contrats ne devrait pas être accepté: (i) le fait que le principe de l’autonomie privée repose sur le libre choix du partenaire contractuel. Par la cession du contrat, on permettrait une substitution du partenaire initialement choisi par une persona qui pourrait être non grata. On verra plus loin17 qu’il peut être aisément tenu compte de cette objection par d’autres biais, outre le fait que 10 11 12 13 14 15 16 17 BO 2003 N 243. Par 8 voix contre 7; BO 2003 N 243, in fine. Par 93 voix contre 52; BO 2003 N 244. BO 2003 N 243. Infra § 8.A. BO 2003 N 244. BO 2003 N 244. Infra § 8.B. SZW/RSDA 3/2004 Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine le même problème se pose en cas de fusion sans que cela n’ait créé de problème quelconque au législateur; (ii) le risque d’abus: mais, à l’évidence, dans de tels cas les correctifs ordinaires que sont l’interprétation des contrats ou, si nécessaire, les principes applicables en matière d’abus de droit offriraient les solutions appropriées18; (iii)le fait qu’en cas de transfert de patrimoine on est confronté à un «transfert selon inventaire» et que ce dernier ne serait pas un cas de Universalsukzession: cet argument est curieux et contraire au texte même du Message selon lequel le transfert de patrimoine a bien été conçu comme étant un cas de succession à titre universel, avec cette seule particularité qu’elle est ici «partielle»19. En conclusion, notre parlement a renoncé à corriger le texte du projet en y citant expressément les contrats parmi les «objets du patrimoine» qui peuvent être transférés; cela étant: (i) il l’a fait pour des motifs qui sont tout sauf convaincants; (ii) le fait qu’il n’ait pas requis que la liste «des autres contrats transférés» doive figurer dans le contrat de transfert ne signifie pas que ces contrats ne peuvent pas être transférés, mais simplement qu’il n’est pas nécessaire de les énumérer spécifiquement et individuellement; (ii) bien qu’ayant identifié le problème, le législateur n’a néanmoins pas estimé opportun de préciser que le transfert des contrats est exclu. On ne saurait ainsi considérer que la loi contient un silence qualifié. 4. L’interprétation téléologique Ainsi d’ailleurs que cela a été souligné par plusieurs auteurs20, le but peut-être le plus fondamental de la LFus est de favoriser les opérations de restructuration21. On rappellera d’autre part que la Vermögensübertragung a été conçue comme un substitut fonctionnel, c’est-à-dire une alternative22, un succédané23, aux autres techniques de restructurations que sont notamment la fusion ou la scission. Il s’agit là d’un choix délibéré du législateur, ménagé précisément pour offrir une palette aussi large que possible de variantes de restructurations, l’une pouvant être préférée à l’autre en fonction des contingences du cas d’espèce. On ne saurait, par une interprétation restrictive des dispositions sur le transfert de patrimoine, ajouter des obstacles qui auraient pour résultat d’anéantir ou en tout cas de limiter considérablement cette faculté. On rappellera, enfin, que le transfert de patrimoine a été conçu également pour permettre des restructurations qui ne seraient à défaut pas consenties par la LFus, notamment en raison de la liste exhaustive des possibilités de fusion, de scission et de transformation (numerus clausus) qui est prévue par la 20 21 18 19 Infra § 8.C. Message, p. 4117: «Ce transfert global d’un patrimoine ou d’une partie de celui-ci constitue le coeur du projet de nouvelle réglementation et distingue fondamentalement celle-ci de l’actuel art. 181 CO. Tout comme en matière de scission, ce mode de transfert de patrimoine ne constitue pas à proprement parler un cas de succession universelle, identique à la fusion (art. 22) ou à la dévolution (art. 560 CC). En effet, seuls les éléments patrimoniaux énumérés dans l’inventaire son transférés et le sujet transférant continue d’exister. Il s’agit par conséquent tout au plus d’«une succession universelle partielle». La notion de «transfert selon inventaire» semble cependant mieux convenir pour qualifier ce nouveau mode de transfert de patrimoine». 225 22 23 Hans Caspar von der Crone et al., www.fusg.ch – die Internetplattform zu Fragen des Transaktionsrechts, <www.fusg.ch/vmuebr/recht/verdok/index.php?datum=2003-12-16>, Etat 16.12.2003, Exkurs zum Übergang von Verträgen, B.2; Rita Trigo Trindade, Le transfert de patrimoine, RSDA 2004, p. 215ss., spécialement p. 218; Joachim Frick, in Baker & McKenzie (éd.), Fusionsgesetz, Berne 2003, ad art. 69 N. 20. Message, p. 3996: «Le but de ce projet est d’améliorer la mobilité entre les différentes formes de droit et de permettre aux entreprises d’adopter des structures juridiques optimales. Le projet garantit également la sécurité du droit et la transparence qui sont nécessaires à ce genre d’opération, tout en tenant compte des intérêts des créanciers, des travailleurs et des associés minoritaires. Il contribue ainsi à améliorer les conditions-cadres de la place économique suisse»; message, p. 4018: «Le transfert du patrimoine doit, d’une manière générale, faciliter la vente d’une partie d’entreprise, ce d’autant plus lorsqu’elle est composée d’un grand nombre d’éléments patrimoniaux.»; voir aussi message, p. 4011: «A une époque où tout change rapidement, le projet de loi sur la fusion veut, en créant de nouvelles options dans le droit privé, rendre possible une plus grande mobilité dans l’organisation juridique des entreprises, des associations et des fondations.» Message, p. 4018. Message, p. 4018, in fine. 226 Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine LFus24. De ce point de vue également, poser des exigences particulières en cas de Vermögensübertragung, non prévues par la loi et quoi qu’il en soit supplémentaires par rapport au régime applicable aux transferts de contrats en cas de fusion, limiterait cette possibilité et irait donc à l’encontre de ce qui a été voulu par le législateur25. Refuser d’admettre que les contrats puissent être transférés comme tout autre élément de l’actif ou du passif est ainsi en contradiction avec le principal objectif de la loi et est, croyons-nous, manifestement contraire à l’intention – d’ailleurs exprimée – des concepteurs de la LFus et à la logique de celle-ci. 5. La doctrine Les premiers auteurs qui se sont exprimés à propos de la question qui nous occupe ont plutôt plaidé contre la libre trasférabilité des contrats. On citera à cet égard en particulier Nicholas Turin qui a consacré sa thèse au transfert de patrimoine26. Il appuie notamment son opinion sur les travaux parlementaires dont il a déjà été question27. Il invoque également la nuance qu’il conviendrait de faire entre la succession à titre universel (cas de la fusion) et le transfert «selon inventaire» (cas du transfert de patrimoine)28, argument dont on a déjà vu qu’il n’est pas convaincant et d’ailleurs contraire à la volonté clairement exprimée dans le Message29. Rita Trigo Trindade s’exprima initialement dans le même sens30. Elle admet toutefois s’être ravisée depuis, pour les raisons exposées dans sa contribution au présent cahier31. Rashid Bahar se rallie en partie à l’opinion de Nicholas Turin. Il soutient que le transfert de patrimoine ne produit en principe aucun effet sur les contrats, ceux-ci ne pouvant être cédés sans l’accord des co-contractants à moins que la loi ou leur nature n’imposent une solution différente. Il estime ainsi que les contrats peuvent être librement transférés dans la mesure où peuvent l’être les élément du patrimoine qu’ils concernent. Il admet ainsi le transfert sans l’accord du co-contractant d’un contrat de licence en cas de transfert des droits de propriété intellectuelle y relatifs32. Bien que pour des motifs parfois légèrement différents et avec parfois quelques réserves, tous les autres auteurs considèrent qu’il convient d’admettre le principe du libre transfert des contrats en cas de Vermögensübertragung, soulignant d’ailleurs l’importance fondamentale de cette faculté. On citera à ce propos notamment Frank Vischer33, Hans Caspar von der Crone et al.34, Piera Beretta35, Peter Loser-Krogh36, Joachim Frick37 et Rolf Watter/Urs Kägi38. 6. Les intérêts en jeu Du point de vue des intérêts en jeu, le premier de ceux-ci a déjà été mentionné: il est de favoriser les restructurations dans l’intérêt bien compris de l’économie suisse39. La LFus a par ailleurs pour souci de protéger les créanciers, les travailleurs et les personnes disposant de participations minoritaires40. A. Les créanciers Les co-contractants peuvent être considérés comme des créanciers dans la mesure où ils disposent 32 33 34 24 25 26 27 28 29 30 31 Voir en particulier articles 4, 30 et 54 LFus. Message, p. 4019. Nicholas Turin, Le transfert de patrimoine selon le projet de loi sur la fusion, Bâle 2003, p. 114. Ibidem, p. 115. Ibidem, p. 114. Supra § 3. Rita Trigo Trindade, La fusion, la scission, la transformation et le transfert de patrimoine selon le nouveau droit, Jusletter du 3 novembre 2003, no. 48. Rita Trigo Trindade, Le transfert de patrimoine, op. cit., p. 218. SZW/RSDA 3/2004 35 36 37 38 39 40 Rashid Bahar, in Henry Peter/Rita Trigo Trindade (éd.), Commentaire de la loi sur la fusion, la scission, la transformation et le transfert de patrimoine, Zurich 2004 ( à paraître), ad art. 69, N. 6. Frank Vischer, Des principes de la loi sur la fusion et de quelques questions controversées, RSDA 2004, p. 155ss, spécialement p. 161. Hans Caspar von der Crone et al., op. cit., Exkurs zum Übergang von Verträgen. Piera Beretta, Vertragsübertragungen im Anwendungsbereich des geplanten Fusionsgesetzes, SJZ 98 (2002), p. 249ss, spécialement p. 256. Peter Loser-Krogh, Die Vermögensübertragung, Kompromiss zwischen Strukturanpassungsfreiheit und Vertragsschutz im Entwurf des Fusionsgesetzes, PJA 2000, p. 1095ss. Joachim Frick, op. cit., ad art. 69 N. 18ss. Rolf Watter/Urs Kägi, op. cit., p. 234 ss. Supra § 4. Article 1 al. 2 LFus. SZW/RSDA 3/2004 Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine de droits en vertu du contrat transféré. Ainsi que cela a été rappelé par plusieurs auteurs41, leur protection ne suppose pas nécessairement de subordonner le transfert des contrats à leur accord préalable. Hormis les cas particuliers où le co-contractant a choisi un partenaire en fonction de ses qualités spécifiques, donc intuitu personae42, sa seule préoccupation regarde en général la solvabilité de son partner contractuel. En vertu de ce qui pourrait être une transposition en droit privé du principe de la proportionnalité, il n’y a pas lieu dans cette perspective de conférer au co-contractant un droit de veto s’il existe d’autres moyens, moins pénalisants, de satisfaire cette exigence. Or c’est bien là le but et l’effet de l’article 75 LFus qui instaure une responsabilité solidaire43 des «anciens débiteurs» pendant une durée de 3 ans44. Ce délai court à compter de la publication du transfert de patrimoine ou, si la créance n’est exigible qu’après cette publication, à compter de l’exigibilité. L’article 75 al. 3 LFus dispose par ailleurs que des sûretés peuvent être exigées par le co-contractant: – si la responsabilité solidaire s’éteint avant la fin du délai de 3 ans45 ou – si les créanciers rendent vraisemblable que la responsabilité solidaire ne constitue pas une protection suffisante46, étant entendu que la créance peut alors être exécutée par le cédant ou le cessionnaire du contrat «dans la mesure où il n’en résulte aucun dommage pour les autres créanciers». Il nous semble que ce système protège adéquatement le co-contractant dans la mesure où il est créancier en vertu du contrat transféré, et qu’il n’y a donc pas lieu de lui donner de droits supplémentaires en conséquence – ou à titre de condition – dudit transfert. B. Les travailleurs S’agissant des travailleurs, on notera tout d’abord que la possibilité de transférer les contrats qui les concernent est d’ores et déjà acquise puisque, préci- 41 42 43 44 45 46 Joachim Frick, op. cit., ad art. 69, N. 20; Piera Beretta, op. cit., p. 253 et 254. Infra § 8. B. Article 75 al. 1 LFus. Article 75 al. 2 LFus. Article 75 al. 3 litt. a LFus. Article 75 al. 2 litt. b LFus. 227 sément, elle a été prévue à l’article 71 al. 1 litt. e LFus. Cela étant, ceux-ci bénéficient du régime ordinaire de protection qui découle de l’article 75 LFus, dont il vient d’être question. Ils bénéficient de surcroît des exigences prévues aux articles 76 et 77 LFus, et notamment du régime instauré par l’article 333 CO dont l’application est expressément réservée à l’article 76 al. 1 LFus. Les travailleurs sont ainsi eux aussi adéquatement protégés. On notera incidemment qu’ils le sont non pas par une interdiction générale du transfert des rapports de travail, mais par l’option qui est ménagée en leur faveur de s’y opposer. A ce propos également, toutefois, cette opposition n’a pas pour but d’empêcher le transfert, mais entraîne simplement la résiliation du contrat «à l’expiration du délai de congé légal»47, étant entendu que l’ancien employeur et l’acquéreur répondent solidairement des créances du travailleur48. C. Les associés minoritaires Le fait d’admettre que les contrats puissent être transférés sans l’accord des co-contractants ne cause, en tant que tel, aucun préjudice particulier aux détenteurs de participations minoritaires dans le capital de la société. Tout au plus s’agit-il de les informer des opérations concernées, préoccupation satisfaite par l’article 74 LFus. 7. La systématique de la loi A. La Kombinationstheorie49 L’article 71 al. 1 litt b LFus permet le transfert de tout «objet du patrimoine actif ou passif». Un contrat, en tout cas de type synallagmatique, constitue une combinaison de droits et d’obligations réciproques. Il comporte donc une composante active et une composante passive. Puisque toutes deux sont transférables séparément, le transfert de l’ensemble devrait l’être également50. Rien dans la loi, ni dans son texte, ni dans son esprit, ne plaide dans un sens différent. 47 48 49 50 Article 333 al. 2 CO. Article 333 al. 3 CO. Supra note 6. Sur la question du «dépeçage» des contrats, Pierre van Ommeslaghe, op. cit., p. 350. 228 Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine B. Principe et exceptions On l’a vu51, peut être transféré tout élément actif ou passif du patrimoine d’un «sujet»52. Il suffit que ces éléments – ces objets – soient clairement désignés dans un inventaire53. C’est là le principe. S’agissant de certains types d’éléments du patrimoine, la loi exige qu’ils soient mentionnés «individuellement» dans le contrat de transfert: – il s’agit tout d’abord des immeubles, des papiersvaleurs et des valeurs immatérielles54: le transfert de ces «objets» n’est soumis à aucune condition particulière pour le surplus; – il s’agit par ailleurs des «rapports de travail»55: ceux-ci sont également librement transférables, sous cette réserve supplémentaire de l’application des dispositions destinées à protéger les travailleurs dont il a déjà été question56. Pour ce qui a trait aux rapports de travail, le principe reste ainsi néanmoins fondamentalement celui de la libre transférabilité. On pourrait se poser la question de savoir si le fait qu’un type de contrat (le rapport de travail) ait été mentionné et qu’il ne soit fait aucune référence aux autres types de contrats signifie que le transfert de ces derniers est exclu, ou s’il faut au contraire en conclure qu’ils sont régis par le principe de libre transférabilité. Cette deuxième thèse nous semble devoir s’imposer. A défaut le législateur l’aurait prévu, comme il l’a fait, précisément, s’agissant des rapports de travail en raison du régime de protection particulier dont ceux-ci jouissent. Il est vrai que le Message avance une thèse différente à propos de la scission57. Il ne nous semble toutefois pas que cette thèse soit motivée, ni d’ailleurs conforme à la logique du système mis en place par la LFus, pour l’ensemble des raisons développées dans nos propos58. Par ailleurs et quoi qu’il en soit, il est singulier – mais peut-être significatif – que cette position ait été avancée au sujet de la scission et non pas s’agissant du transfert du patrimoine. Nous suggére- 51 52 53 54 55 56 57 58 Supra § 2. Au sens de l’article 2 litt. a LFus. Article 71 al. 1 litt. b LFus. Article 71 al. 1 litt. b LFus. Article 71 al. 1 litt. e LFus. Voir section 5 du chapitre 5 LFus et supra § 6.B. Message, p. 4098 ad art. 52, deuxième paragraphe. Supra § 2 à 7. SZW/RSDA 3/2004 rons partant que, à supposer que ce fût là véritablement la position des auteurs du projet à propos de la scission, si leur intention avait été de restreindre la libre transférabilité des contrats en cas de Vermögensübertragung, ils l’auraient a fortiori spécifiquement précisé dans la partie du Message concernant le transfert de patrimoine. C. Le caractère universel du transfert La loi procède d’une systématique très cohérente de deux points de vue: le fondement du transfert (infra (i)) et ses conséquences (infra (ii)): (i) le fondement juridique du transfert en cas de fusion (article 22 al. 1 LFus), de scission (article 52 LFus) et de transfert de patrimoine (article 73 al. 2 LFus) est identique. Dans les trois cas le transfert a en effet lieu «de par la loi» et déploie ses effets dès son inscription au registre du commerce59. La loi utilise ainsi les mêmes termes, dans la même logique, ce qui justifie le même traitement: le transfert automatique des droits et obligations – ou des combinaisons des deux – dans les trois types de transactions. On voit mal comment on pourrait dès lors justifier un traitement particulier au cas du transfert de patrimoine60. (ii) en second lieu, ainsi que cela a déjà été observé61 et résulte du reste expressément du Message62, la fusion, la scission et le transfert de patrimoine ont ceci de commun que les trois cas de figure donnent lieu à un transfert – une succession – à titre universel. Du point de vue des effets, la seule différence entre la fusion, d’une part, et la scission et le transfert de patrimoine, de l’autre, est que, dans le premier cas, le transfert est total, alors que, dans les seconds, il est partiel. On rappellera à ce propos que le Message lui-même affirme que le transfert de patrimoine est un cas de «succession universelle partielle»63. Ceci signifie que, dans les trois cas (fusion, scission et Vermögensübertragung) le transfert de l’inté59 60 61 62 63 Voir les mêmes dispositions de la LFus. Voir toutefois supra § 7.B à propos du contenu du Message s’agissant de la scission (p. 4098 ad art. 52 LFus). Supra § 3. Message, p. 4046 et 4075/4076 s’agissant de la fusion, p. 4098 s’agissant de la scission et p. 4117 s’agissant du transfert de patrimoine. Message, p. 4117. SZW/RSDA 3/2004 Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine gralité des éléments du patrimoine concerné se produit «uno actu»64, sans exception quant à leur nature et sans condition (sous réserve de ce qui a été dit plus haut). Si donc – est c’est incontesté – les contrats peuvent être transférés sans condition en cas de fusion, nous ne voyons aucune raison pour laquelle ce transfert n’aurait pas lieu de la même manière en cas de transfert de patrimoine, sous réserve, bien entendu, que les contrats concernés figurent dans l’inventaire de ce qui est cédé. 8. Exceptions au libre transfert des contrats A. Les exceptions légales Pour des raisons tenant à la nature des contrats concernés, il est des cas où la loi instaure des exceptions – ou plus exactement des restrictions – au principe de la libre transférabilité des contrats. Il a déjà été rappelé65 que la LFus, à son article 76 al. 1, réserve les dispositions particulières de l’article 333 CO. Il existe également d’autres exceptions légales qui s’appliquent bien que n’étant pas expressément mentionnées dans la LFus66. Il s’agit notamment de l’article 261 CO en matière d’aliénation de la chose louée par le bailleur. Que faut-il en déduire? Il a été soutenu que cela signifie que seuls les contrats expressément soumis par la loi à des conditions particulières (travail et baux) peuvent être transférés. Ce raisonnement ne nous semble pas satisfaisant. Il nous semble en effet plus convaincant d’affirmer que les contrats sont, d’une manière générale, librement transférables (principe) étant entendu qu’il existe des exceptions ou des restrictions à ce principe, tel précisément celles instaurées par l’article 333 CO, en conséquences desquelles le principe du libre transfert est soumis à des exigences particulières. contrats conclus intuitu personae67. La question est alors de savoir si ces contrats sont purement et simplement incessibles, s’ils le sont sous condition de l’accord du ou des co-contractant(s)68, ou encore s’ils sont cessibles mais qu’une telle cession constituerait une violation contractuelle pouvant donner lieu à leur résiliation avec éventuellement suite de prétention en dommages et intérêts69. Peu importe dans la perspective qui nous occupe ici, puisque la protection du créancier est alors dans tous les cas adéquatement garantie. Un problème analogue se pose lorsque le contrat contient une clause régissant le changement de contrôle. On s’assurera alors préliminairement que le transfert du contrat correspond effectivement à un transfert de contrôle tel que défini in casu par les parties. Dans l’affirmative, le créancier mettra le cas échéant en oeuvre les droits dont il dispose en vertu de la clause concernée; ce sera en général le droit de résilier le contrat70, ce droit étant parfois accompagné de celui d’obtenir un dédommagement. Ici aussi, quoi qu’il en soit, le principe de la libre transférabilité est sauf, et le co-contractant est adéquatement protégé. C. L’abus de droit On mentionnera enfin le cas de l’abus de droit. On peut en effet envisager qu’une obligation soit éludée par le transfert d’un ou plusieurs contrat(s). A titre principal, nous croyons que l’interprétation du contrat offrira souvent la solution opportune, permettant de soutenir que l’intention des parties – l’accord – n’a pas été respecté. A titre subsidiaire, on recourra au principe général de l’article 2 al. 2 du Code civil. De ce point de vue également, l’intérêt des créanciers est ainsi adéquatement sauvegardé. B. Les exceptions contractuelles 67 Il existe par ailleurs des cas où, bien que la loi n’ait rien prévu expressément, c’est en raison de circonstances particulières que le caractère transférable d’un contrat doit être exclu ou soumis à des conditions. Ce sera le cas, notamment, en présence de 68 64 69 65 66 Message, p. 4075, 4098 et 4117. Supra § 6.B. Mais, curieusement, dans le message à propos de la scission, p. 4098 ad art. 52 LFus. 229 70 A propos des contrats conclus «ad personam», voir Hans Caspar von der Crone et al., op. cit., Exkurs zum Übergang von Verträgen, E.2.c; Piera Beretta, op. cit., p. 255; Joachim Frick, op. cit., ad art. 69, N. 23; Piera Beretta, in Frank Vischer/Vischer Rechtsanwälte und Notare (éd.), Kommentar zum Fusionsgesetz, Zurich 2004 (à paraître), vor Art. 69–77, N. 42. Dans ce sens, Piera Beretta, Kommentar zum Fusionsgesetz, op. cit., vor Art. 69–77, N. 42; Frank Vischer, op. cit., p. 160. Dans ce sens, Hans Caspar von der Crone et al., op. cit., Exkurs zum Übergang von Verträgen, E.2.c. Du même avis Hans Caspar von der Crone et al., op. cit., Exkurs zum Übergang von Verträgen, E.2.a. 230 Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine SZW/RSDA 3/2004 9. Conclusion Bibliographie choisie On conclura ainsi en affirmant qu’en l’absence de réponse claire dans la LFus, la presque totalité des arguments convergent en faveur de l’admission en principe sans condition du transfert des contrats dans l’hypothèse particulière du transfert de patrimoine au sens des articles 69ss LFus. Il n’existe à nos yeux aucun argument convaincant qui puisse conduire à une conclusion différente. Il eut été préférable de le dire expressément. Les choses étant ce qu’elles sont, cette opinion, au demeurant soutenue très majoritairement par la doctrine, devrait prévaloir. Il est souhaitable que le Tribunal fédéral puisse clarifier ce point dès que possible, vu son importance pratique considérable et le caractère tout à fait inopportun d’incertitudes à cet égard. On observera incidemment que la réponse ne devrait en principe pas être du ressort des autorités suisses du registre du commerce, ce qui nous semble découler de l’article 111 al. 2 de l’Ordonnance sur le registre du commerce71 dûment révisée, selon lequel «En cas de scissions et de transferts de patrimoine, l’office du registre du commerce refuse notamment l’inscription si les objets visés ne sont manifestement pas librement cessibles». Il se peut en effet qu’il existe une incertitude quant au caractère cessible ou non des contrats, mais il ne nous semble pas que l’on puisse prétendre qu’elle doive être manifestement tranchée en faveur d’une interdiction de tels transferts, seule hypothèse qui permettrait auxdites autorités de refuser l’inscription. Bahar Rashid: in Henry Peter/Rita Trigo Trindade (éd.), Commentaire de la loi sur la fusion, la scission, la transformation et le transfert de patrimoine, Zurich (Schulthess) 2004 (à paraître), ad art. 69. Beretta Piera: in Frank Vischer/Vischer Rechtsanwälte und Notare (éd.), Kommentar zum Fusionsgesetz, Zurich (Schulthess) 2004 (à paraître), vor Art. 69–77. Beretta Piera: Vertragsübertragungen im Anwendungsbereich des geplanten Fusionsgesetzes, SJZ 98 (2002), p. 249ss. Frick Joachim: in Baker & McKenzie (éd.), Fusionsgesetz, Berne (Stämpfli) 2003, ad art. 69. Loser-Krogh Peter: Die Vermögensübertragung, Kompromiss zwischen Strukturanpassungsfreiheit und Vertragsschutz im Entwurf des Fusionsgesetzes, PJA 2000, p. 1095ss. Gauch Peter/Schluep Walter R./Schmid Jörg/Rey Heinz: Schweizerisches Obligationenrecht, Allgemeiner Teil, Band II, 8. Auflage, Zurich (Schulthess) 2003. Reymond Philippe: La cession des contrats, Lausanne (Cedidac) 1989. Trigo Trindade Rita: La fusion, la scission, la transformation et le transfert de patrimoine selon le nouveau droit, Jusletter du 3 novembre 2003, no. 48. Trigo Trindade Rita: Le transfert de patrimoine, RSDA 2004, pp. 215ss. Turin Nicholas: Le transfert de patrimoine selon le projet de loi sur la fusion, Bâle (Helbing & Lichtenhahn) 2003. van Ommeslaghe Pierre: La cession de contrats et en particulier la cession de contrats synallagmatiques, in De lege ferenda, Réflexions sur le droit désirable en l’honneur du Professeur Alain Hirsch, Genève (Slatkine) 2004, p. 349ss. Vischer Frank: Des principes de la loi sur la fusion et de quelques questions controversées, RSDA 2004, pp. 155ss. von der Crone Hans Caspar/Gersbach Andreas/Kessler Franz J./Dietrich Martin/Fritsche Claudia/Berlinger Katja: www.fusg-ch – die Internetplattform zu Fragen des Transaktionsrechts, état 16.12.2003. Watter Rolf/Kägi Urs: Der Übergang von Verträgen bei Fusionen, Spaltungen und Vermögensübertragungen, RSDA 2004, pp. 231ss. 71 RS 221.411.