Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine

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Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine
SZW/RSDA 3/2004
Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine
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Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine
Par Henry Peter, Professeur à l’Université de Genève, Avocat à Lugano
La question de savoir si, et à quelles conditions, les
contrats peuvent être transférés en cas de transfert de
patrimoine (Vermögensübertragung) au sens des articles 69ss LFus n’est pas réglée par la loi. Elle est
pourtant fondamentale. La présente contribution s’intéresse spécifiquement à cette question et conclut en
faveur de l’admission de principe de tels transferts.
***
The new Swiss Merger Law does not address the issue
of whether or at which conditions contracts can be assigned in the event of a transfer of assets and liabilities (transfert de patrimoine/Vermögensübertragung –
Art. 69 et seq Merger Law). This is however a fundamental issue which is adressed in depth by the author.
He concludes that the transfer of contracts is generally admissible under Art. 69 et seq Merger Law.
***
Die Frage, ob und unter welchen Bedingungen Verträge im Falle einer Vermögensübertragung gemäss
Art. 69ff. FusG übertragen werden können, wird vom
Gesetz nicht geregelt, obwohl sie von fundamentaler
Tragweite ist. Der vorliegende Beitrag widmet sich
ausschliesslich dieser Frage und plädiert für die
grundsätzliche Zulassung solcher Übertragungen.
Sommaire
là d’une question tout à fait fondamentale sur le plan
pratique. La LFus vise en effet principalement à faciliter la restructuration des entreprises2 et donc, dans
le cas de figure de la Vermögensübertragung, le
transfert de tout ou partie de celles-ci d’un sujet3 cédant à un sujet cessionnaire. Or les entreprises sont
composées d’éléments actifs et passifs, mais également de contrats, ces derniers pouvant au demeurant
être considérés comme une combinaison de droits et
d’obligations, c’est-à-dire précisément d’éléments
actifs et passifs, en tout cas s’agissant de contrats
synallagmatiques. Ces contrats peuvent d’ailleurs
constituer la partie prépondérante du patrimoine. Selon le type d’activité de la société – de l’entreprise –
concernée, on pensera en particulier aux contrats de
longue durée (licence, leasing ou autres) ou à la
«clientèle», par exemple d’une banque.
1. Le problème
2. L’interprétation littérale
3. L’interprétation historique
4. L’interprétation téléologique
5. La doctrine
6. Les intérêts en jeu
A. Les créanciers
B. Les travailleurs
C. Les associés minoritaires
7. La systématique de la loi
A. La Kombinationstheorie
B. Principe et exceptions
C. Le caractère universel du transfert
8. Exceptions au libre transfert des contrats
A. Les exceptions légales
B. Les exceptions contractuelles
C. L’abus de droit
9. Conclusion
Bibliographie choisie
1. Le problème
2. L’interprétation littérale
La LFus ne contient aucune disposition qui tranche spécifiquement le problème qui nous occupe4.
On se référera donc aux articles:
2
3
4
Les contrats peuvent-ils, d’une manière générale,
être librement transférés à l’occasion de transferts de
patrimoine au sens du chapitre 51 de la LFus? Il s’agit
1
Article 69 à 77 LFus.
Message, p. 3996 in fine.
Au sens de l’art. 2, litt. a LFus.
C’est là, probablement inconsciemment, l’héritage du
Code Napoléon lequel, comme tous les codes qui en sont
issus, ignore l’institution de la cession de contrats. Voir à
ce propos Pierre van Ommeslaghe, La cession de contrats
et en particulier la cession de contrats synallagmatiques, in
De lege ferenda, Réflexions sur le droit désirable en l’honneur du Professeur Alain Hirsch, Genève 2004, p. 349.
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Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine
– 69 al. 1, 1ère phrase, selon lequel «Les sociétés et
entreprises individuelles inscrites au registre du
commerce peuvent transférer tout ou partie de
leur patrimoine avec actifs et passifs à un autre
sujet de droit privé. (...)»;
– 71 al. 1 litt. b, selon lequel «Le contrat de transfert contient (...) un inventaire qui désigne clairement les objets du patrimoine actif et passif qui
sont transférés (...)»;
– 73 al. 2, 2ème phrase, selon lequel «(...) l’ensemble
des actifs et passifs énumérés dans l’inventaire
sont transférés de par la loi au sujet reprenant.
(...).»
Selon ces dispositions, «les objets du patrimoine
actif et passif» peuvent donc être librement5 transférés. Les contrats sont, notoirement, une combinaison
des deux6, formant souvent un ensemble indivisible7.
On pourrait partant considérer que le libre transfert
du tout est également possible8.
Cette conclusion ne va toutefois pas de soi. Il
convient donc de considérer qu’il existe pour le
moins une incertitude à propos de l’interprétation à
donner à la loi, voire peut-être une lacune. On appliquera par conséquent les principes bien connus en
matière d’interprétation et, le cas échéant, les alinéas
2 et 3 de l’article premier du Code civil.
3. L’interprétation historique
Le Message concernant la loi fédérale sur la fusion, la scission, la transformation et le transfert de
patrimoine (Loi sur la fusion; LFus) du 13 juin 20009
ne contient aucune indication qui permette de comprendre quelle était l’opinion des auteurs du projet
quant aux transferts de contrats.
5
6
7
8
9
C’est-à-dire «de par la loi», sans que soit nécessaire
l’accord du co-contractant.
A propos de la Kombinationstheorie, voir Rolf Watter/Urs
Kägi, Der Übergang von Verträgen bei Fusionen, Spaltungen und Vermögensübertragungen, RSDA 2004, p. 231ss,
spécialement p. 232, 237 et 238; Philippe Reymond, La
cession des contrats, Lausanne 1989, p. 30 et 31; Peter
Gauch/Walter R. Schluep/Jörg Schmid/Heinz Rey, Schweizerisches Obligationenrecht, Allgemeiner Teil, Band II,
8. Auflage, Zurich 2003, N. 3756.
Comme le rappelait encore récemment Pierre van
Ommeslaghe, op. cit., p. 352.
Infra § 7.A.
FF 2000 3995ss.
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Lors des débats parlementaires, une minorité de la
Commission des affaires juridiques du Conseil national proposa de compléter l’article 71 al. 1 litt. e LFus
afin de préciser que le contrat de transfert devait spécifiquement contenir, une «liste» non seulement «des
rapports de travail transférés», mais aussi «des autres contrats transférés»10. Cette proposition fut rejetée de justesse au sein de la Commission11, et de manière plus ample par le Conseil national12. Il est
intéressant de se référer au Bulletin officiel qui permet de comprendre les motifs de ce refus. Il apparaît
en effet que le rapporteur de la majorité de la Commission invita le Conseil national à écarter la proposition de la minorité en se prévalant du fait que ne
pouvaient être transférés que des droits et obligations
«qui sont transmissibles», donc pas les autres, citant
à titre d’exemple le transfert de concession13. C’est là
une évidence, mais pas vraiment le véritable sujet qui
n’est pas tant de savoir si des contrats intransmissibles (tels les «concessions» ou autres contrats
conclus ad personam14) peuvent être librement transférés, mais plutôt si des contrats transférables peuvent l’être. A ce propos, il semble que la majorité de
la Commission estima qu’accepter de tels transferts
«reviendrait à un changement de système fondamental»15. On a du mal à comprendre cette affirmation
sachant qu’il est incontesté que la LFus permet très
généralement le transfert des contrats en cas de fusion.
Le Bulletin officiel du Conseil national rapporte
ensuite une intervention de la conseillère fédérale
Ruth Metzler16, qui invoqua trois motifs pour lesquels le transfert des contrats ne devrait pas être accepté:
(i) le fait que le principe de l’autonomie privée repose sur le libre choix du partenaire contractuel.
Par la cession du contrat, on permettrait une substitution du partenaire initialement choisi par une
persona qui pourrait être non grata. On verra plus
loin17 qu’il peut être aisément tenu compte de
cette objection par d’autres biais, outre le fait que
10
11
12
13
14
15
16
17
BO 2003 N 243.
Par 8 voix contre 7; BO 2003 N 243, in fine.
Par 93 voix contre 52; BO 2003 N 244.
BO 2003 N 243.
Infra § 8.A.
BO 2003 N 244.
BO 2003 N 244.
Infra § 8.B.
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Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine
le même problème se pose en cas de fusion sans
que cela n’ait créé de problème quelconque au législateur;
(ii) le risque d’abus: mais, à l’évidence, dans de tels
cas les correctifs ordinaires que sont l’interprétation des contrats ou, si nécessaire, les principes
applicables en matière d’abus de droit offriraient
les solutions appropriées18;
(iii)le fait qu’en cas de transfert de patrimoine on est
confronté à un «transfert selon inventaire» et que
ce dernier ne serait pas un cas de Universalsukzession: cet argument est curieux et contraire au
texte même du Message selon lequel le transfert
de patrimoine a bien été conçu comme étant un
cas de succession à titre universel, avec cette
seule particularité qu’elle est ici «partielle»19.
En conclusion, notre parlement a renoncé à corriger le texte du projet en y citant expressément les
contrats parmi les «objets du patrimoine» qui peuvent être transférés; cela étant:
(i) il l’a fait pour des motifs qui sont tout sauf
convaincants;
(ii) le fait qu’il n’ait pas requis que la liste «des autres
contrats transférés» doive figurer dans le contrat
de transfert ne signifie pas que ces contrats ne
peuvent pas être transférés, mais simplement qu’il
n’est pas nécessaire de les énumérer spécifiquement et individuellement;
(ii) bien qu’ayant identifié le problème, le législateur
n’a néanmoins pas estimé opportun de préciser
que le transfert des contrats est exclu. On ne saurait ainsi considérer que la loi contient un silence
qualifié.
4. L’interprétation téléologique
Ainsi d’ailleurs que cela a été souligné par plusieurs auteurs20, le but peut-être le plus fondamental
de la LFus est de favoriser les opérations de restructuration21.
On rappellera d’autre part que la Vermögensübertragung a été conçue comme un substitut fonctionnel,
c’est-à-dire une alternative22, un succédané23, aux autres techniques de restructurations que sont notamment la fusion ou la scission. Il s’agit là d’un choix
délibéré du législateur, ménagé précisément pour offrir une palette aussi large que possible de variantes
de restructurations, l’une pouvant être préférée à
l’autre en fonction des contingences du cas d’espèce.
On ne saurait, par une interprétation restrictive des
dispositions sur le transfert de patrimoine, ajouter des
obstacles qui auraient pour résultat d’anéantir ou en
tout cas de limiter considérablement cette faculté.
On rappellera, enfin, que le transfert de patrimoine a été conçu également pour permettre des restructurations qui ne seraient à défaut pas consenties
par la LFus, notamment en raison de la liste exhaustive des possibilités de fusion, de scission et de transformation (numerus clausus) qui est prévue par la
20
21
18
19
Infra § 8.C.
Message, p. 4117: «Ce transfert global d’un patrimoine ou
d’une partie de celui-ci constitue le coeur du projet de
nouvelle réglementation et distingue fondamentalement
celle-ci de l’actuel art. 181 CO. Tout comme en matière de
scission, ce mode de transfert de patrimoine ne constitue
pas à proprement parler un cas de succession universelle,
identique à la fusion (art. 22) ou à la dévolution (art. 560
CC). En effet, seuls les éléments patrimoniaux énumérés
dans l’inventaire son transférés et le sujet transférant
continue d’exister. Il s’agit par conséquent tout au plus
d’«une succession universelle partielle». La notion de
«transfert selon inventaire» semble cependant mieux
convenir pour qualifier ce nouveau mode de transfert de
patrimoine».
225
22
23
Hans Caspar von der Crone et al., www.fusg.ch – die
Internetplattform zu Fragen des Transaktionsrechts,
<www.fusg.ch/vmuebr/recht/verdok/index.php?datum=2003-12-16>, Etat 16.12.2003, Exkurs zum Übergang
von Verträgen, B.2; Rita Trigo Trindade, Le transfert de
patrimoine, RSDA 2004, p. 215ss., spécialement p. 218;
Joachim Frick, in Baker & McKenzie (éd.), Fusionsgesetz,
Berne 2003, ad art. 69 N. 20.
Message, p. 3996: «Le but de ce projet est d’améliorer la
mobilité entre les différentes formes de droit et de permettre aux entreprises d’adopter des structures juridiques optimales. Le projet garantit également la sécurité du droit
et la transparence qui sont nécessaires à ce genre d’opération, tout en tenant compte des intérêts des créanciers,
des travailleurs et des associés minoritaires. Il contribue
ainsi à améliorer les conditions-cadres de la place économique suisse»; message, p. 4018: «Le transfert du patrimoine doit, d’une manière générale, faciliter la vente
d’une partie d’entreprise, ce d’autant plus lorsqu’elle est
composée d’un grand nombre d’éléments patrimoniaux.»;
voir aussi message, p. 4011: «A une époque où tout change
rapidement, le projet de loi sur la fusion veut, en créant de
nouvelles options dans le droit privé, rendre possible une
plus grande mobilité dans l’organisation juridique des entreprises, des associations et des fondations.»
Message, p. 4018.
Message, p. 4018, in fine.
226
Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine
LFus24. De ce point de vue également, poser des exigences particulières en cas de Vermögensübertragung, non prévues par la loi et quoi qu’il en soit supplémentaires par rapport au régime applicable aux
transferts de contrats en cas de fusion, limiterait cette
possibilité et irait donc à l’encontre de ce qui a été
voulu par le législateur25.
Refuser d’admettre que les contrats puissent être
transférés comme tout autre élément de l’actif ou du
passif est ainsi en contradiction avec le principal objectif de la loi et est, croyons-nous, manifestement
contraire à l’intention – d’ailleurs exprimée – des
concepteurs de la LFus et à la logique de celle-ci.
5. La doctrine
Les premiers auteurs qui se sont exprimés à propos de la question qui nous occupe ont plutôt plaidé
contre la libre trasférabilité des contrats. On citera à
cet égard en particulier Nicholas Turin qui a consacré
sa thèse au transfert de patrimoine26. Il appuie notamment son opinion sur les travaux parlementaires dont
il a déjà été question27. Il invoque également la
nuance qu’il conviendrait de faire entre la succession
à titre universel (cas de la fusion) et le transfert «selon inventaire» (cas du transfert de patrimoine)28, argument dont on a déjà vu qu’il n’est pas convaincant
et d’ailleurs contraire à la volonté clairement exprimée dans le Message29.
Rita Trigo Trindade s’exprima initialement dans
le même sens30. Elle admet toutefois s’être ravisée
depuis, pour les raisons exposées dans sa contribution au présent cahier31.
Rashid Bahar se rallie en partie à l’opinion de
Nicholas Turin. Il soutient que le transfert de patrimoine ne produit en principe aucun effet sur les
contrats, ceux-ci ne pouvant être cédés sans l’accord
des co-contractants à moins que la loi ou leur nature
n’imposent une solution différente. Il estime ainsi
que les contrats peuvent être librement transférés
dans la mesure où peuvent l’être les élément du patrimoine qu’ils concernent. Il admet ainsi le transfert
sans l’accord du co-contractant d’un contrat de licence en cas de transfert des droits de propriété intellectuelle y relatifs32.
Bien que pour des motifs parfois légèrement différents et avec parfois quelques réserves, tous les
autres auteurs considèrent qu’il convient d’admettre
le principe du libre transfert des contrats en cas de
Vermögensübertragung, soulignant d’ailleurs l’importance fondamentale de cette faculté. On citera à
ce propos notamment Frank Vischer33, Hans
Caspar von der Crone et al.34, Piera Beretta35, Peter Loser-Krogh36, Joachim Frick37 et Rolf Watter/Urs Kägi38.
6. Les intérêts en jeu
Du point de vue des intérêts en jeu, le premier de
ceux-ci a déjà été mentionné: il est de favoriser les
restructurations dans l’intérêt bien compris de l’économie suisse39. La LFus a par ailleurs pour souci de
protéger les créanciers, les travailleurs et les personnes disposant de participations minoritaires40.
A. Les créanciers
Les co-contractants peuvent être considérés
comme des créanciers dans la mesure où ils disposent
32
33
34
24
25
26
27
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29
30
31
Voir en particulier articles 4, 30 et 54 LFus.
Message, p. 4019.
Nicholas Turin, Le transfert de patrimoine selon le projet
de loi sur la fusion, Bâle 2003, p. 114.
Ibidem, p. 115.
Ibidem, p. 114.
Supra § 3.
Rita Trigo Trindade, La fusion, la scission, la transformation et le transfert de patrimoine selon le nouveau droit,
Jusletter du 3 novembre 2003, no. 48.
Rita Trigo Trindade, Le transfert de patrimoine, op. cit.,
p. 218.
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39
40
Rashid Bahar, in Henry Peter/Rita Trigo Trindade (éd.),
Commentaire de la loi sur la fusion, la scission, la transformation et le transfert de patrimoine, Zurich 2004 ( à paraître), ad art. 69, N. 6.
Frank Vischer, Des principes de la loi sur la fusion et de
quelques questions controversées, RSDA 2004, p. 155ss,
spécialement p. 161.
Hans Caspar von der Crone et al., op. cit., Exkurs zum
Übergang von Verträgen.
Piera Beretta, Vertragsübertragungen im Anwendungsbereich des geplanten Fusionsgesetzes, SJZ 98 (2002),
p. 249ss, spécialement p. 256.
Peter Loser-Krogh, Die Vermögensübertragung, Kompromiss zwischen Strukturanpassungsfreiheit und Vertragsschutz im Entwurf des Fusionsgesetzes, PJA 2000,
p. 1095ss.
Joachim Frick, op. cit., ad art. 69 N. 18ss.
Rolf Watter/Urs Kägi, op. cit., p. 234 ss.
Supra § 4.
Article 1 al. 2 LFus.
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Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine
de droits en vertu du contrat transféré. Ainsi que cela
a été rappelé par plusieurs auteurs41, leur protection
ne suppose pas nécessairement de subordonner le
transfert des contrats à leur accord préalable. Hormis
les cas particuliers où le co-contractant a choisi un
partenaire en fonction de ses qualités spécifiques,
donc intuitu personae42, sa seule préoccupation regarde en général la solvabilité de son partner contractuel. En vertu de ce qui pourrait être une transposition
en droit privé du principe de la proportionnalité, il
n’y a pas lieu dans cette perspective de conférer au
co-contractant un droit de veto s’il existe d’autres
moyens, moins pénalisants, de satisfaire cette exigence. Or c’est bien là le but et l’effet de l’article 75
LFus qui instaure une responsabilité solidaire43 des
«anciens débiteurs» pendant une durée de 3 ans44. Ce
délai court à compter de la publication du transfert de
patrimoine ou, si la créance n’est exigible qu’après
cette publication, à compter de l’exigibilité.
L’article 75 al. 3 LFus dispose par ailleurs que des
sûretés peuvent être exigées par le co-contractant:
– si la responsabilité solidaire s’éteint avant la fin
du délai de 3 ans45 ou
– si les créanciers rendent vraisemblable que la
responsabilité solidaire ne constitue pas une protection suffisante46,
étant entendu que la créance peut alors être exécutée par le cédant ou le cessionnaire du contrat «dans
la mesure où il n’en résulte aucun dommage pour les
autres créanciers».
Il nous semble que ce système protège adéquatement le co-contractant dans la mesure où il est créancier en vertu du contrat transféré, et qu’il n’y a donc
pas lieu de lui donner de droits supplémentaires en
conséquence – ou à titre de condition – dudit transfert.
B. Les travailleurs
S’agissant des travailleurs, on notera tout d’abord
que la possibilité de transférer les contrats qui les
concernent est d’ores et déjà acquise puisque, préci-
41
42
43
44
45
46
Joachim Frick, op. cit., ad art. 69, N. 20; Piera Beretta,
op. cit., p. 253 et 254.
Infra § 8. B.
Article 75 al. 1 LFus.
Article 75 al. 2 LFus.
Article 75 al. 3 litt. a LFus.
Article 75 al. 2 litt. b LFus.
227
sément, elle a été prévue à l’article 71 al. 1 litt. e
LFus. Cela étant, ceux-ci bénéficient du régime ordinaire de protection qui découle de l’article 75 LFus,
dont il vient d’être question. Ils bénéficient de surcroît des exigences prévues aux articles 76 et 77
LFus, et notamment du régime instauré par l’article
333 CO dont l’application est expressément réservée
à l’article 76 al. 1 LFus.
Les travailleurs sont ainsi eux aussi adéquatement
protégés. On notera incidemment qu’ils le sont non
pas par une interdiction générale du transfert des rapports de travail, mais par l’option qui est ménagée en
leur faveur de s’y opposer. A ce propos également,
toutefois, cette opposition n’a pas pour but d’empêcher le transfert, mais entraîne simplement la résiliation du contrat «à l’expiration du délai de congé légal»47, étant entendu que l’ancien employeur et
l’acquéreur répondent solidairement des créances du
travailleur48.
C. Les associés minoritaires
Le fait d’admettre que les contrats puissent être
transférés sans l’accord des co-contractants ne cause,
en tant que tel, aucun préjudice particulier aux détenteurs de participations minoritaires dans le capital de
la société. Tout au plus s’agit-il de les informer des
opérations concernées, préoccupation satisfaite par
l’article 74 LFus.
7. La systématique de la loi
A. La Kombinationstheorie49
L’article 71 al. 1 litt b LFus permet le transfert de
tout «objet du patrimoine actif ou passif». Un contrat,
en tout cas de type synallagmatique, constitue une
combinaison de droits et d’obligations réciproques. Il
comporte donc une composante active et une composante passive. Puisque toutes deux sont transférables
séparément, le transfert de l’ensemble devrait l’être
également50. Rien dans la loi, ni dans son texte, ni
dans son esprit, ne plaide dans un sens différent.
47
48
49
50
Article 333 al. 2 CO.
Article 333 al. 3 CO.
Supra note 6.
Sur la question du «dépeçage» des contrats, Pierre van
Ommeslaghe, op. cit., p. 350.
228
Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine
B. Principe et exceptions
On l’a vu51, peut être transféré tout élément actif
ou passif du patrimoine d’un «sujet»52. Il suffit que
ces éléments – ces objets – soient clairement désignés dans un inventaire53. C’est là le principe.
S’agissant de certains types d’éléments du patrimoine, la loi exige qu’ils soient mentionnés «individuellement» dans le contrat de transfert:
– il s’agit tout d’abord des immeubles, des papiersvaleurs et des valeurs immatérielles54: le transfert
de ces «objets» n’est soumis à aucune condition
particulière pour le surplus;
– il s’agit par ailleurs des «rapports de travail»55:
ceux-ci sont également librement transférables,
sous cette réserve supplémentaire de l’application
des dispositions destinées à protéger les travailleurs dont il a déjà été question56. Pour ce qui
a trait aux rapports de travail, le principe reste
ainsi néanmoins fondamentalement celui de la libre transférabilité.
On pourrait se poser la question de savoir si le fait
qu’un type de contrat (le rapport de travail) ait été
mentionné et qu’il ne soit fait aucune référence aux
autres types de contrats signifie que le transfert de ces
derniers est exclu, ou s’il faut au contraire en
conclure qu’ils sont régis par le principe de libre
transférabilité. Cette deuxième thèse nous semble devoir s’imposer. A défaut le législateur l’aurait prévu,
comme il l’a fait, précisément, s’agissant des rapports
de travail en raison du régime de protection particulier dont ceux-ci jouissent.
Il est vrai que le Message avance une thèse différente à propos de la scission57. Il ne nous semble toutefois pas que cette thèse soit motivée, ni d’ailleurs
conforme à la logique du système mis en place par la
LFus, pour l’ensemble des raisons développées dans
nos propos58. Par ailleurs et quoi qu’il en soit, il est
singulier – mais peut-être significatif – que cette position ait été avancée au sujet de la scission et non pas
s’agissant du transfert du patrimoine. Nous suggére-
51
52
53
54
55
56
57
58
Supra § 2.
Au sens de l’article 2 litt. a LFus.
Article 71 al. 1 litt. b LFus.
Article 71 al. 1 litt. b LFus.
Article 71 al. 1 litt. e LFus.
Voir section 5 du chapitre 5 LFus et supra § 6.B.
Message, p. 4098 ad art. 52, deuxième paragraphe.
Supra § 2 à 7.
SZW/RSDA 3/2004
rons partant que, à supposer que ce fût là véritablement la position des auteurs du projet à propos de la
scission, si leur intention avait été de restreindre la libre transférabilité des contrats en cas de Vermögensübertragung, ils l’auraient a fortiori spécifiquement
précisé dans la partie du Message concernant le transfert de patrimoine.
C. Le caractère universel du transfert
La loi procède d’une systématique très cohérente
de deux points de vue: le fondement du transfert (infra (i)) et ses conséquences (infra (ii)):
(i) le fondement juridique du transfert en cas de fusion (article 22 al. 1 LFus), de scission (article 52
LFus) et de transfert de patrimoine (article 73
al. 2 LFus) est identique. Dans les trois cas le
transfert a en effet lieu «de par la loi» et déploie
ses effets dès son inscription au registre du commerce59. La loi utilise ainsi les mêmes termes,
dans la même logique, ce qui justifie le même
traitement: le transfert automatique des droits et
obligations – ou des combinaisons des deux –
dans les trois types de transactions. On voit mal
comment on pourrait dès lors justifier un traitement particulier au cas du transfert de patrimoine60.
(ii) en second lieu, ainsi que cela a déjà été observé61
et résulte du reste expressément du Message62, la
fusion, la scission et le transfert de patrimoine ont
ceci de commun que les trois cas de figure donnent lieu à un transfert – une succession – à titre
universel. Du point de vue des effets, la seule différence entre la fusion, d’une part, et la scission et
le transfert de patrimoine, de l’autre, est que, dans
le premier cas, le transfert est total, alors que,
dans les seconds, il est partiel. On rappellera à ce
propos que le Message lui-même affirme que le
transfert de patrimoine est un cas de «succession
universelle partielle»63.
Ceci signifie que, dans les trois cas (fusion, scission et Vermögensübertragung) le transfert de l’inté59
60
61
62
63
Voir les mêmes dispositions de la LFus.
Voir toutefois supra § 7.B à propos du contenu du Message s’agissant de la scission (p. 4098 ad art. 52 LFus).
Supra § 3.
Message, p. 4046 et 4075/4076 s’agissant de la fusion,
p. 4098 s’agissant de la scission et p. 4117 s’agissant du
transfert de patrimoine.
Message, p. 4117.
SZW/RSDA 3/2004
Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine
gralité des éléments du patrimoine concerné se produit «uno actu»64, sans exception quant à leur nature
et sans condition (sous réserve de ce qui a été dit plus
haut). Si donc – est c’est incontesté – les contrats
peuvent être transférés sans condition en cas de fusion, nous ne voyons aucune raison pour laquelle ce
transfert n’aurait pas lieu de la même manière en cas
de transfert de patrimoine, sous réserve, bien entendu, que les contrats concernés figurent dans l’inventaire de ce qui est cédé.
8. Exceptions au libre transfert des contrats
A. Les exceptions légales
Pour des raisons tenant à la nature des contrats
concernés, il est des cas où la loi instaure des exceptions – ou plus exactement des restrictions – au principe de la libre transférabilité des contrats. Il a déjà
été rappelé65 que la LFus, à son article 76 al. 1, réserve les dispositions particulières de l’article 333
CO. Il existe également d’autres exceptions légales
qui s’appliquent bien que n’étant pas expressément
mentionnées dans la LFus66. Il s’agit notamment de
l’article 261 CO en matière d’aliénation de la chose
louée par le bailleur. Que faut-il en déduire? Il a été
soutenu que cela signifie que seuls les contrats expressément soumis par la loi à des conditions particulières (travail et baux) peuvent être transférés. Ce raisonnement ne nous semble pas satisfaisant. Il nous
semble en effet plus convaincant d’affirmer que les
contrats sont, d’une manière générale, librement
transférables (principe) étant entendu qu’il existe des
exceptions ou des restrictions à ce principe, tel précisément celles instaurées par l’article 333 CO, en
conséquences desquelles le principe du libre transfert
est soumis à des exigences particulières.
contrats conclus intuitu personae67. La question est
alors de savoir si ces contrats sont purement et simplement incessibles, s’ils le sont sous condition de
l’accord du ou des co-contractant(s)68, ou encore s’ils
sont cessibles mais qu’une telle cession constituerait
une violation contractuelle pouvant donner lieu à leur
résiliation avec éventuellement suite de prétention en
dommages et intérêts69. Peu importe dans la perspective qui nous occupe ici, puisque la protection du
créancier est alors dans tous les cas adéquatement garantie.
Un problème analogue se pose lorsque le contrat
contient une clause régissant le changement de
contrôle. On s’assurera alors préliminairement que le
transfert du contrat correspond effectivement à un
transfert de contrôle tel que défini in casu par les parties. Dans l’affirmative, le créancier mettra le cas
échéant en oeuvre les droits dont il dispose en vertu
de la clause concernée; ce sera en général le droit de
résilier le contrat70, ce droit étant parfois accompagné
de celui d’obtenir un dédommagement. Ici aussi, quoi
qu’il en soit, le principe de la libre transférabilité est
sauf, et le co-contractant est adéquatement protégé.
C. L’abus de droit
On mentionnera enfin le cas de l’abus de droit.
On peut en effet envisager qu’une obligation soit éludée par le transfert d’un ou plusieurs contrat(s). A titre principal, nous croyons que l’interprétation du
contrat offrira souvent la solution opportune, permettant de soutenir que l’intention des parties – l’accord
– n’a pas été respecté. A titre subsidiaire, on recourra
au principe général de l’article 2 al. 2 du Code civil.
De ce point de vue également, l’intérêt des créanciers
est ainsi adéquatement sauvegardé.
B. Les exceptions contractuelles
67
Il existe par ailleurs des cas où, bien que la loi
n’ait rien prévu expressément, c’est en raison de circonstances particulières que le caractère transférable
d’un contrat doit être exclu ou soumis à des conditions. Ce sera le cas, notamment, en présence de
68
64
69
65
66
Message, p. 4075, 4098 et 4117.
Supra § 6.B.
Mais, curieusement, dans le message à propos de la scission, p. 4098 ad art. 52 LFus.
229
70
A propos des contrats conclus «ad personam», voir Hans
Caspar von der Crone et al., op. cit., Exkurs zum Übergang von Verträgen, E.2.c; Piera Beretta, op. cit., p. 255;
Joachim Frick, op. cit., ad art. 69, N. 23; Piera Beretta, in
Frank Vischer/Vischer Rechtsanwälte und Notare (éd.),
Kommentar zum Fusionsgesetz, Zurich 2004 (à paraître),
vor Art. 69–77, N. 42.
Dans ce sens, Piera Beretta, Kommentar zum Fusionsgesetz, op. cit., vor Art. 69–77, N. 42; Frank Vischer, op. cit.,
p. 160.
Dans ce sens, Hans Caspar von der Crone et al., op. cit.,
Exkurs zum Übergang von Verträgen, E.2.c.
Du même avis Hans Caspar von der Crone et al., op. cit.,
Exkurs zum Übergang von Verträgen, E.2.a.
230
Peter: Le sort des contrats en cas de transfert de patrimoine
SZW/RSDA 3/2004
9. Conclusion
Bibliographie choisie
On conclura ainsi en affirmant qu’en l’absence de
réponse claire dans la LFus, la presque totalité des arguments convergent en faveur de l’admission en
principe sans condition du transfert des contrats dans
l’hypothèse particulière du transfert de patrimoine au
sens des articles 69ss LFus. Il n’existe à nos yeux aucun argument convaincant qui puisse conduire à une
conclusion différente. Il eut été préférable de le dire
expressément. Les choses étant ce qu’elles sont, cette
opinion, au demeurant soutenue très majoritairement
par la doctrine, devrait prévaloir.
Il est souhaitable que le Tribunal fédéral puisse
clarifier ce point dès que possible, vu son importance
pratique considérable et le caractère tout à fait inopportun d’incertitudes à cet égard.
On observera incidemment que la réponse ne devrait en principe pas être du ressort des autorités suisses du registre du commerce, ce qui nous semble découler de l’article 111 al. 2 de l’Ordonnance sur le
registre du commerce71 dûment révisée, selon lequel
«En cas de scissions et de transferts de patrimoine,
l’office du registre du commerce refuse notamment
l’inscription si les objets visés ne sont manifestement
pas librement cessibles». Il se peut en effet qu’il
existe une incertitude quant au caractère cessible ou
non des contrats, mais il ne nous semble pas que l’on
puisse prétendre qu’elle doive être manifestement
tranchée en faveur d’une interdiction de tels transferts, seule hypothèse qui permettrait auxdites autorités de refuser l’inscription.
Bahar Rashid: in Henry Peter/Rita Trigo Trindade (éd.),
Commentaire de la loi sur la fusion, la scission, la transformation et le transfert de patrimoine, Zurich (Schulthess)
2004 (à paraître), ad art. 69.
Beretta Piera: in Frank Vischer/Vischer Rechtsanwälte und
Notare (éd.), Kommentar zum Fusionsgesetz, Zurich (Schulthess) 2004 (à paraître), vor Art. 69–77.
Beretta Piera: Vertragsübertragungen im Anwendungsbereich des geplanten Fusionsgesetzes, SJZ 98 (2002),
p. 249ss.
Frick Joachim: in Baker & McKenzie (éd.), Fusionsgesetz,
Berne (Stämpfli) 2003, ad art. 69.
Loser-Krogh Peter: Die Vermögensübertragung, Kompromiss zwischen Strukturanpassungsfreiheit und Vertragsschutz im Entwurf des Fusionsgesetzes, PJA 2000, p. 1095ss.
Gauch Peter/Schluep Walter R./Schmid Jörg/Rey Heinz:
Schweizerisches Obligationenrecht, Allgemeiner Teil, Band
II, 8. Auflage, Zurich (Schulthess) 2003.
Reymond Philippe: La cession des contrats, Lausanne (Cedidac) 1989.
Trigo Trindade Rita: La fusion, la scission, la transformation
et le transfert de patrimoine selon le nouveau droit, Jusletter
du 3 novembre 2003, no. 48.
Trigo Trindade Rita: Le transfert de patrimoine, RSDA
2004, pp. 215ss.
Turin Nicholas: Le transfert de patrimoine selon le projet de
loi sur la fusion, Bâle (Helbing & Lichtenhahn) 2003.
van Ommeslaghe Pierre: La cession de contrats et en particulier la cession de contrats synallagmatiques, in De lege ferenda, Réflexions sur le droit désirable en l’honneur du Professeur Alain Hirsch, Genève (Slatkine) 2004, p. 349ss.
Vischer Frank: Des principes de la loi sur la fusion et de
quelques questions controversées, RSDA 2004, pp. 155ss.
von der Crone Hans Caspar/Gersbach Andreas/Kessler
Franz J./Dietrich Martin/Fritsche Claudia/Berlinger Katja:
www.fusg-ch – die Internetplattform zu Fragen des Transaktionsrechts, état 16.12.2003.
Watter Rolf/Kägi Urs: Der Übergang von Verträgen bei Fusionen, Spaltungen und Vermögensübertragungen, RSDA
2004, pp. 231ss.
71
RS 221.411.