Du savon plein les yeux: soap opéra, fantasme, idéologie

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Du savon plein les yeux: soap opéra, fantasme, idéologie
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Essai
Du savon plein les yeux:
soap opéra, fantasme, idéologie
Nebojsa Jovanovic
Il est tout à fait légitime d’évoquer la popularité des soap opéras1 comme un
phénomène caractérisant ici la vie quotidienne de l’audience télévisuelle. Nos spectateurs sont
ainsi aller rejoindre l’ensemble du public entraîné dans ce ‘brouillard cotonneux’: fait que l’on
a généralement tendance à omettre lorsqu’on reproche à nos stations de télévisions de diffuser
ces séries et qu’on émet l’opinion, totalement infondée, que nulle part ailleurs les feuilletons
n’ont autant de succès qu’en B-H. Les préjugés locaux sur les séries et leurs spectateurs ne
sont en fait que la répétition de préjugés qui ont déjà été dépassés ailleurs - à savoir que le seul
mérite de ces séries est de servir de «chewing gum for the eyes»2 aux ménagères désoeuvrées,
d’abrutir leur audience composée en majorité de femmes, de les aider à fuir la réalité, donc
leur foyer, leur famille et leurs obligations de femme, mère, maîtresse de maison, etc... de
créer chez elles une habitude3 - et qu’en tant que telles, ces séries méritent d’être critiqués.
Paradoxalement, cela ne fait que prouver que ceux qui les critiquent ont depuis
longtemps perdu tout lien avec la télévision moderne et les phénomènes d’audience qui la
caractérisent. Alors que les spectateurs bosniaques adoptent sans problèmes les normes
imposées par les programmes télévisuels étrangers, ici les critiques de la TV semblent ignorer
qu’au cours des dix dernières années le jugement analytique des séries a sensiblement changé.
Les sociologues, psychologues, théoriciens des médias, etc..ont réalisé que ces séries ont déjà
un trop large retentissement pour que l’on puisse les éliminer facilement, sans analyse
préalable permettant de découvrir pourquoi elles sont aussi populaires. L’analyse, surtout, de
1
Webster’s New Encyclopedic Dictionary définit le terme de « soap opéra » comme une fiction radiophonique ou télévisuelle
généralement diffusée quotidiennement, dans le cadre d’un programme commercial journalier. Cette définition renvoie à
l’historique de ces séries; bien qu’aujourd’hui nous entendions avant tout par ce terme les séries télévisuelles, leurs débuts de même que ceux des autres formes TV, telles que les informations et les jeux - sont liés à la radio, plus concrètement à la
radio américaine, qui diffusait des séries dramatiques destinées avant tout à faire la réclame de produits ménagers. Leur
principale cible était donc les femmes au foyer: 40% d’entre elles écoutaient ces drames à la radio à l’époque de leur apogée
(1941-42), et pas même la mobilisation massive des femmes dans la main-d’oeuvre au cours de la Seconde guerre mondiale
n’a entraîné une chute d’audience. Le produit pour lequel on faisait le plus de publicité était le savon, et c’est ainsi que
l’ensemble du genre a reçu le nom sous lequel il est aujourd’hui encore connu (les choses n’ont d’ailleurs pas beaucoup
évolué: ce sont toujours les produits d’entretien et de toilette qui sont surtout réclamés au cours de ces séries, bien que le bon
vieux savon ait désormais fait place aux détergents et produits hygiéniques).
2
Richard Kilborn, Television soaps, Londres: Batsford 1992.
3
Ceux qui vont encore plus loin dans ce sens affirment que ces séries n’abêtissent pas les femmes, mais qu’elles apportent en
fait la preuve de leur bêtise invétérée: les femmes doivent être bêtes si elles sont en mesure de regarder des séries aussi
dénuées de sens, concluent ces chauvinistes.
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celles qui sont les plus suivies, qui ont l’audience la plus fidèle. Examinons donc certaines
données générales à propos de ces séries, ainsi que l’approche de la théorie critique moderne à
cet égard.
De quoi parlons-nous lorsque nous évoquons les séries?
Enumérons, au début de cette analyse, les principales caractéristiques formelles des
‘soap opéra’ (feuilletons): ils diffèrent des séries TV par le fait que dans celles-ci les
principaux personnages et le format restent les mêmes au cours de différents épisodes, mais
que chaque épisode représente un tout en soi4; il y a un commencement, une intrigue et une
conclusion, en d’autres termes - l’épisode ne finit pas avec le fameux syntagme: «A suivre...»
Syntagme qui semble par ailleurs constituer l’essence même du feuilleton qui comprend, au
moins, une ligne narrative et une «intrigue» qui se poursuivent d’un épisode à l’autre.
Potentiellement parlant, cela peut continuer à l’infini5 et les feuilletons à succès durent des
années, des décennies même (comme, par exemple, la série anglaise Coronation street qui est
diffusée depuis déjà trente ans). Ce genre de série a un impact exceptionnel sur les
spectateurs, ceux-ci s’identifiant à leurs héros: en effet, en raison de leur diffusion quotidienne
et du nombre d’épisodes, ces feuilletons donnent l’impression d’être un reflet de la «vie
réelle» - beaucoup plus que les séries TV - les personnages vieillissent au même rythme que
leurs spectateurs, etc.6 Ce qui a incité une théoricienne à décrire ainsi les feuilletons, d’une
manière sardonique - plus ils durent, moins il est possible d’imaginer qu’ils finiront un jour.
L’un des éléments importants de l’analyse critique de ce genre de séries est leur
classification, qui diffère d’approche en approche, d’auteur en auteur. Certains les classent
selon le principe de la dispersion géographique du public (des séries locales, diffusées
uniquement à l’intention de la population d’une certaine région ou pays et qui sont rarement
suivies à l’extérieur : nous pouvons citer ici l’exemple de la série ‘ex-yougoslave’ Bolji zivot
(Un vie meilleure), ou d’une série tournée après guerre à Gorazde, diffusée sur la TV locale;
4
Eventuellement deux ou trois épisodes peuvent former un tout, mais ce procédé n’est pas très courant. Nous en trouvons un
exemple dans la série X Files, où l’on distingue deux sortes d’épisodes : distinctes, où les principaux personnages se voient
confrontés à différents phénomènes paranormaux, et triades ou dyades, qui apparaissent périodiquement à travers toute la
série, offrant une même saga sur les extraterrestres et la conspiration du pouvoir. Certains épisodes spéciaux font également
partie de cette narration épique. Il est intéressant de noter qu’au début de la série, ces triades n’existaient pas en tant que
forme standardisée, et que leur auteur ne les avait pas prévues lorsqu’il a voulu lancer cette série.
5
David Chandler,. « The TV Soap Opera Genre and its Viewers », 1994.
6
Ce sont les réalisateurs latino-américains qui sont allés le plus loin dans ce genre de feuilletons (qui dans cette région sont
appelées télénovelas). Ils sont diffusés quotidiennement, le tournage a lieu tous les jours, si bien que l’on pourrait presque
affirmer qu’ils se déroulent dans le « temps réel »; ils sont tournés si fréquemment que les acteurs n’ont même pas le temps
de lire ou d’apprendre leurs répliques. Ils portent de petits écouteurs pendant le tournage, où on leur souffle leur texte.
Lorsqu’il entend sa réplique, l’acteur doit la répéter en faisant les mimiques et mouvements appropriés.
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les séries britanniques sont aussi diffusées en Australie, au Canada, en République d’Afrique
du Sud, les ‘télénovelas’ dominent dans les régions de langue espagnol, etc..: les séries
internationales qui comptent sur un public international et qui - à la différence des deux autres
groupes - dans l’ensemble, ne sont pas diffusées tous les jours. Dynastie, Knotts Laning,
Melrose Place, Pacific Palisades...) 7. D’autres sont classées selon différents thèmes : celui
d’une femme qui se bat seule contre tous, les sagas familiales, les drames conjugaux - mais il
est évident qu’il est difficile dans ces cas de faire un nette différenciation, car nous retrouvons
dans presque toutes ces séries les mêmes éléments, à un plus ou moins large degré. L’on fait
aussi la distinction entre les mélodrames (séries américaines basées sur le glamour) et les
séries britanniques (réalistes et à caractère social), etc.. Aucune classification n’a encore été
menée à terme, ou plus exactement chacune se situe uniquement dans le cadre d’une certaine
approche théorique, et critique. Par opposition aux lectures féministes ou narratives
classiques, nous nous efforcerons ici de considérer ce genre sous l’optique d’une critique
psychanalytique de l’idéologie et de l ’identification - car si la popularité des séries est un
phénomène général, en Bosnie-Herzégovine (ou dans la région de l’ex RSFY), il se manifeste
à un moment où nous sommes confrontés à un traumatisme social collectif (chute du
socialisme, montée de l’idéologie nationaliste, guerre, violences de l’après-guerre, etc..);
caractérisé aussi, entre autre, par un problème d’identité.
Les séries et l’idéologie
L’effondrement du système dans les anciens pays communistes a été accompagné de
nombreux phénomènes communs. Les historiens, politologues et écrivains ont écrit à ce sujet,
continuent à écrire et écriront encore, des études et des livres. Je suis pourtant persuadée que
personne ne mentionnera L’esclave Isaura!»8
C’est ainsi que dans l’un de ses essais biographiques, Dubravka Ugresic, réglant ses
comptes avec les spectres politiques tant du récent passé que ceux qui hantent sa vie actuelle,
7
Certaines analyses des séries ont tendance à insister sur leur importance géographique - ce n’est pas par hasard que les titres
n’en sont souvent que des toponymes : Sunset Beach, Dallas, Coronation Street, Melrose Place, etc.... Nous pourrions dire
qu’à un certain niveau les toponymes servent un but déterminé - alors que, disons, Pacific Pallisades ou Santa Barbara
reflètent le côté glamour et fictif de ces séries (la vie luxueuse des gens riches et privilégiés), dans Coronation Street,
Brookside ou Eastenders, les toponymes servent au contraire à illustrer l’aspect réaliste de la série, sa ressemblance avec la
vie réelle ( et ce n’est pas un hasard si cette distinction correspond à la distinction entre les productions américaine et
britannique; la production américaine est glamorous, elle montre que « même les riches peuvent pleurer », alors que la série
britannique décrit la classe moyenne, très moyenne même et le ’côté réaliste de la vie’). D’un autre côté, les toponymes
marquent un lieu en tant que tel, un lieu qui est vacant, que l’on remplit avec certains contenus et personnages qui peuvent
être changés au cours de la série (certaines intrigues se terminent, d’autres commencent, certains personnages disparaissent,
d’autres apparaissent), mais le toponyme reste le seul facteur constant, le seul signe de reconnaissance sur lequel nous
pouvons compter.
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mentionne ce qui est sans doute le premier feuilleton à avoir jamais été projeté dans ces
contrées. D’une manière générale, D.Ugresic prend le feuilleton comme leitmotiv de
l’ensemble de son texte, qu’elle intitule ‘La vie comme dans un feuilleton’, apportant un
certain nombre de réponses aux questions que nous nous posons (bien qu’il serait plus exact
de dire : que nous ne nous posons pas) aujourd’hui en B-H à propos du phénomène de
l’omniprésence de ce genre dans les programmes des télévisions bosniaques.
L’esclave Isaura, rappelle D.Ugresic, est un feuilleton brésilien diffusé dans les années
quatre-vingt, non seulement en RSFY (ex), mais aussi dans de nombreux autres anciens pays
communistes. Aussi D.Ugresic reconnaît-elle en Isaura, l’esclave, le dernier maillon de la
chaîne communiste agonisante: ‘Isaura, l’esclave’ a été un bref instant d’aveuglement
collectif, un dernier trait d’identification, une sorte de nécrologie du mammouth communiste à
l’agonie.»9 Au crépuscule du communisme, alors qu’il avait été, en tant qu’indicateur, vidé
dans une large mesure de ses principaux attributs (lutte de classes, victoire du prolétariat,
égalité, liberté...) L’esclave Isaura est devenue l’un des signes de reconnaissance les plus
frappants reconnus par le «communisme». Donc, à un moment historique, au cours des années
quatre-vingt, nous pouvions appeler pays communistes/socialistes des pays dont les
caractéristiques politiques et économiques étaient très différentes - par exemple la Pologne, la
Roumanie et la RSFY - mais qui avaient en commun le fait qu’ils pleuraient le triste sort de
l’esclave Isaura. A cette époque, la formule «communisme- Esclave Isaura» l’emportait sur
«communisme - ensemble de caractéristiques politiques et économiques strictement définies
d’une société donnée».
Nous pourrions ici nous voir confrontés à une critique différant de celle que l’on
adresse habituellement aux feuilletons: alors que ceux-ci sont la plupart du temps critiqués
pour leur insipidité, leur manque de contact avec la réalité10, peut-être donne-t-on l’impression
de leur accorder trop d’importance, de les associer à une idéologie qui a été à la base d’un
régime politique, etc..Mais les séries et les idéologies ont certaines choses en commun, c’est
pourquoi il ne faudrait pas se faire l’illusion que ces feuilletons sont réellement insipides, du
moins pas dans le sens d’une sorte ‘d’apolitisation’, ‘d’ignorance idéologique’, etc..
8
Dubravka Ugresic, « La vie comme dans un feuilleton », Culture du mensonge, Zagreb: Arkzin 1999, 229.
Idem
10
Nous pourrions ici reposer la question qu’avait posée aux téléspectateurs des séries irlandaises la théoricienne irlandaise
Helena Sheehan.: que pensent les personnages des feuilletons des grands problèmes de notre époque? Sont-ils de gauche ou
de droite? Quelqu’un a-t-il remarqué que la carte du monde a changé depuis l’époque de la guerre froide? Quelqu’un a-t-il
remarqué qu’une femme a été élue présidente en Irlande? Quelqu’un va-t-il voter? Quelqu’un a-t-il sa propre opinion sur
l’avortement ou sur l’attitude de l’Eglise vis-à-vis de l’avortement? Quelqu’un est-il membre d’un syndicat? Etc..
9
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Un magnifique exemple de la possibilité de «traduire» la politique en feuilleton (ou de
s’en servir), est la série propagandiste Le choix de Gonzalo, émise dans le cadre de la
campagne d’information du corps électoral, à la veille des élections locales de 2000 en B-H.
L’équipe du département de l’OSCE en charge des élections avait préparé une série de
programmes TV visant un groupe déterminé, dans un but déterminé, et porteurs d’un message
direct: cette propagande visait les jeunes qui avaient été invités à s’inscrire et à voter pour la
première fois. Les sondages avaient en effet révélé que ces jeunes doutaient sérieusement que
leurs voix puissent vraiment influer sur le résultat des élections : lorsqu’on avait demandé aux
enquêtés s’ils s’étaient inscrits et s’ils allaient voter, ils avaient dans l’ensemble répondu
d’une voix désabusée que non, ils ne s’étaient pas inscrits et non, ils n’iraient pas voter parce :
«qu’est-ce que cela pourrait bien changer». L’OSCE leur avait expliqué que chaque voix
comptait, que chaque voix était importante, décisive même, et donc qu’ils devaient
absolument s’inscrire et participer aux élections.
Le fin fond de l’histoire est que les spots TV grâce auxquels l’OSCE a essayé de faire
passer son message étaient présentés sous forme de différents épisodes. Pour ces «épisodes»,
l’OSCE avait «inventé» une ‘télénovela’, Le choix de Gonzalo «simulant» parfaitement, dans
la forme, les caractéristiques des téléfilms: cela commençait pas un immense logo
tridimensionnel et éblouissant, tous les personnages parlaient l’espagnol, les scènes se
déroulaient dans l’ambiance typique des feuilletons, les séquences se succédaient rapidement,
l’éclairage et les prises de vue étaient médiocres, la musique ridiculement banale et
excessivement dramatique. L’histoire elle-même rappelait celle des séries, ‘une tempête dans
un verre d’eau’; le premier épisode commence par une dispute entre le fils - Gonzalo, et son
père - le père voudrait forcer son fils à faire quelque chose qu’il ne veut pas faire; le fils quitte
la maison, laissant derrière lui sa mère éplorée. Au cours des épisodes suivants, nous
apprenons que le père voulait que Gonzalo se fasse inscrire et participe aux élections, alors
que Gonzalo s’y refuse car il n’y croit pas et estime que la politique n’a aucun sens. Au cours
d’une nouvelle dispute, le père sera victime d’un infarctus et finira à l’hôpital. Entre-temps la
mère et la fille persuadent Gonzalo de faire la paix avec son père et elles lui expliquent
pourquoi il insistait tellement pour que Gonzalo s’inscrive et vote aux élections. Lui-même,
quand il était jeune, pensait tout comme son fils aujourd’hui, il n’avait pas voté et cela s’était
retourné contre lui car le parti victorieux l’avait jeté en prison, gâchant ainsi sa vie et sa santé.
Le père se l’était toujours reproché et ne voulait pas que Gonzalo fasse la même erreur. Au
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cours du dernier épisode, Gonzalo se réconcilie avec son père et décide de participer aux
élections, conscient que sa voix a tout de même de l’importance.
Particulièrement intéressant est le fait que cette initiative a été violemment attaquée
par les ‘critiques T.V. officiels’. Ils ont accusé l’OSE d’avoir voulu profiter de la pire
caractéristique du public local - son engouement pour les feuilletons - afin de faire passer son
message: cette organisation aurait pu s’y prendre autrement, mais elle a choisi en fait la façon
la «plus idiote» de transmettre ce message, estimant que le public aurait été incapable de le
comprendre sous une forme un peu plus «sophistiquée». Ici les critiques ont prouvé leur totale
ignorance: premièrement vis-à-vis du public, traitant ceux qui regardent les feuilletons
d’imbéciles (à l’image de l’argument chauviniste cité plus haut); deuxièmement vis-à-vis de
ce genre de programme lui-même, considérant sa forme même comme une preuve
«d’idiotisme».11 Ils ont finalement prouvé qu’ils ignoraient maints détails que les analystes
auraient eux, dans ce cas, jugé caractéristiques; étant donné que nous n’avons pas le temps
d’entrer ici dans les détails nous nous contenterons de souligner un fait intéressant, à savoir
qu’il s’agit stricto sensu d’une synthèse entre deux formes - le feuilleton et la propagande. Ou
que le message a été transmis à travers une parodie du téléfilm: il ne s’agit pas, par exemple,
d’une série avec des personnages bosniaques qui parleraient de véritables élections, de la
situation en Bosnie - ce qui aurait eu un tout autre effet sur les téléspectateurs - on a choisi de
créer un milieu parfaitement artificiel, ‘artificiel’ dans le sens que l’on n’insiste pas sur le
contenu en tant que tel, mais sur les conventions dans la perception même du feuilleton (le
feuilleton est toujours produit à l’étranger, il nous arrive d’un autre pays, on y parle surtout
l’espagnol, etc..)
Citons un autre exemple qui montre, de façon différente, que le feuilleton n’est pas
aussi futile que l’on pourrait l’imaginer:
Au mois d’août 1997, la star du feuilleton vénézuélien Cassandra est venue à
Belgrade... L’arrivée de Cassandra, véritable coqueluche populaire, a provoqué une véritable
hystérie parmi ses adorateurs. La Serbie vit depuis des mois au rythme de Cassandra. On
raconte qu’une Bulgare se produit toutes le semaines sur l’un des marchés de Belgrade et
révèle à toute l’assemblée réunie la teneur des futurs épisodes (la diffusion de Cassandra avait
commencé un peu plus tôt en Bulgarie), empochant ainsi d’assez bons honoraires. Plus de
11
Ceci n’est absolument pas fondé - certains des plus grands metteurs-en-scène de notre époque se sont attaqués à ce genre,
ce qui, dans deux des cas au moins, a donné naissance à deux véritables chefs-d’oeuvre: il s’agit de Twin Peaks de David
Lynch et d’une série qui n’a pas été diffusée chez nous, Kingdom de Lars Von Trie, qui s’inspire des stéréotypes des
feuilletons médicaux (Kingdom est une sorte de version fantomatique des séries telles que Hope ou ER).
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mille candidates se sont inscrites au concours organisé à l’échelle fédérale pour élire celle
d’entre elles qui ressemblerait le plus à Cassandra. Après les éliminatoires, où il n’en restait
plus que deux cent, soixante-mille lecteurs de Politika Ekspres ont voté. Certaines de ces
jeunes filles, dit-on, avaient eu recours à des opérations esthétiques à cette occasion.
Les habitants du village serbe de Kucevo sont encore ceux qui ont été le plus loin.
Lorsque, dans l’un des épisodes, l’héroïne Cassandra s’est retrouvée en prison, ils ont envoyé
une pétition (portant environ deux cent signatures) au président du Venezuela, exigeant qu’il
fasse immédiatement libérer Cassandra, parfaitement innocente.12
Cet exemple est certainement plus frappant que le premier lorsqu’on s’efforce de
dénouer le lien entre idéologie et feuilleton, car à la différence du Choix de Gonzalo, il n’y est
pas question de politique et il n’y a pas de message explicite : et donc pas d’instance dont
nous devrions déchiffrer le message à travers cette émission. En d’autres termes, ce genre n’a
pas été ici utilisé directement par quelque facteur politique pour faire passer son message au
public, celui-ci s’identifiant aux héros de la série qui retransmettent le message. Ce qui ne
veut pourtant pas dire que les séries sont exemptes de toute coloration politique ou
idéologique. Car, comme le souligne D.Ugresic, le problème, ce n’est pas que les habitants de
Kucevo aient réagi à l’arrestation de leur idole vénézuélienne: ce geste ne devient
véritablement grotesque que lorsque nous le comparons au fait que ces mêmes habitants sont
resté sourds à la politique fasciste de leur Etat, sans aucun geste de solidarité envers les
Bosniaques ou les Croates, beaucoup plus proches d’eux et auxquels au même moment la
Serbie faisait la guerre. Assassinats, viols, camps de concentration, villes encerclées et
saccagées, populations chassées: tout cela, pratiquement, se déroulait sous le nez des gens de
Kucevo, sans que cela provoque chez eux la moindre réaction, ce que désirait précisément le
régime idéologique serbe à ce moment.13
Pour démêler un peu ce noeud, sans doute déjà dénoué, entre l’idéologie et le
feuilleton, et répondre à la question: comment un fantasme venu du Venezuela peut-il être
12
Ugresic, idem, 282-3.
13. Citant ce même exemple, Branka Arsic souligne que l’initiative des habitants de Kucevo ne peut s’expliquer
uniquement par l’analphabétisme ou le primitivisme des paysans, c’est-à-dire à un niveau anthropologique, car
« un an après la nouvelle sur l’appel lancé par les habitants de ce village serbe pour protéger Cassandra, une autre
nouvelle a été publiée, selon laquelle les habitants d’une petite agglomération des environs de Manchester, en
Angleterre, avaient réagi de la même façon en regardant un feuilleton et s’étaient organisés afin d’exiger un juste
procès pour l’héroïne principale. Des citoyens dont la société et la religion étaient diffèrement structurées, se sont
comportés exactement de la même manière, ce qui nous incite à conclure que nous devons situer cet exemple
dans un autre contexte, que nous devons l’interpréter comme un symptôme, comme une attitude provoquée par
un certain genre d’image télévisuelle » (B.Arsic « Mapa i lice : Kasandra na bojnom polju », dans Zene, slike,
izmisljaji. Ed. Branka Arsic, Belgrade, Centre d’études féminines, 2000 p. 45)
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pour quelqu’un plus proche que sa propre réalité, nous aurons recours à la théorie
psychanalytique.
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La réalité n’est pas réelle - le fantasme est réel
La théorie de Lacan attire notre attention sur le fait qu’il ne faut pas prendre à la légère
la notion de réalité, elle n’a rien d’évident en tant que telle. Lacan lui-même fait la différence
entre la réalité et le Réel, mais l’analyse de l’idée du réel nous prendrait ici trop de temps.
Nous aborderons donc ce thème sous un angle différent - à travers la conception que se fait
Lacan du fantasme. Le fantasme est une sorte de cadre que nous construisons autour de notre
monde - nous ne pouvons jamais nous représenter ce monde dans sa totalité, il reste toujours
quelques espaces que nous ne pouvons pas conquérir, pas imaginer, certains antagonismes que
nous ne pouvons pas nous expliquer et que ne pouvons pas accepter, etc..et pour pouvoir nous
adapter à ce monde imparfait, nous devons le «pacifier», ou plutôt l’apprivoiser, le conformer
à notre propre vision. Cette vision grâce à laquelle nous faisons du monde une réalité sociale,
plus compréhensible et plus supportable, nous l’appelons fantasme. Souvenons-nous de cette
expression, lorsqu’on dit de quelqu’un que «son monde s’est écroulé» - il serait plus exact de
dire que son fantasme s’est écroulé (celui d’un monde en tant que système soumis à certaines
règles, ayant des parties nettement définies, basé sur des rapports logiques, etc...).
L’analyse que fait Lacan de la guerre fait ressortir l’importance du fantasme - selon
cette analyse, au cours d’une guerre, le but de l’agresseur n’est pas seulement d’anéantir
physiquement la partie agressée ou d’occuper un certain territoire:
Le but de la guerre est de décomposer la structure fantasmagorique du pays ennemi.
L’agresseur s’efforce de détruire l’image que l’ennemi a de lui-même, la façon dont il crée des
mythes nationaux sur un certain territoire, la façon dont ce territoire (ou système politique)
est perçu comme quelque chose de sacré, comme le symbole de son existence; ainsi
l’agresseur n’a pas uniquement pour intention d’imposer ses propres convictions à son
ennemi. Son premier objectif est l’anéantissement de ses croyances, la destruction de son
identité.»14
Les habitants de Kucevo, en fait, ne vivent pas dans le réel, mais avant tout dans le
fantasme de leur propre réalité. Leur adoration de l’héroïne vénézuélienne constitue l’un des
éléments dont est fait ce fantasme, éléments à travers lesquels ils perçoivent leur réalité
sociale et c’est pour cette raison qu’ils vivent dans un monde où les malheurs d’une jeune fille
imaginée de toutes pièces en Amérique latine sont pour eux plus importants que la mort de
leurs voisins. Cette protestation des habitants de Kucevo revêt le même caractère qu’un
14
Renata Saleci, « The fantasy structure of war : the case of Bosnia », The Spoils of Freedom; Psychoanalysis end feminism
after the fall of Socialism, Londres et New York: Routledge 1994, p. 15.
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phénomène dont nous sommes très souvent témoins dans le domaine de la politique et de
l’idéologie. En effet, il s’agit ici d’édifier un cadre autour de la réalité collective et
individuelle, où l’on doit pouvoir faire entrer l’ensemble du passé, du présent et du futur. Peu
importe les interventions chirurgicales qu’il faille imposer à la réalité, l’essentiel est qu’elle
puisse finalement être insérée dans un cadre intact.
Un bon exemple de ce lit de Procuste du monde politique a été la série de protestations
massives qui a suivi l’annonce que Mirko Norac, général à la retraite, aurait à répondre devant
le tribunal de Rijeka des crimes commis contre les civils serbes en 1992. Au cours de ces
meetings, il y avait des banderoles où il était écrit «Nous sommes tous Mirko Norac!», ainsi
l’initiative des gens de Kucevo aurait pu s’appeler «Nous sommes tous Cassandra!» Les
protestataires appartenant au mouvement «Nous sommes tous Mirko Norac» sont également
victime d’un fantasme, celui de la guerre nationale croate en tant qu’événement historique
intouchable - les combattants de la guerre nationale n’ont pas pu commettre de crimes de
guerre, car ils se défendaient, ils doivent donc être amnistiés et ne peuvent faire l’objet d’une
persécution juridique criminelle. D’une certaine manière, Norac, après la série de
présentations médiatiques dont il a été l’objet à la veille de ces manifestations, est devenu le
héros d’un feuilleton situé dans le fantasme de la guerre nationale, en tant que représentant
paradigmatique, puis il y a eut ‘l’intrigue,’ un scénario contant l’histoire d’un accusé innocent
qui, de plus, est un héros et auquel on voudrait faire endosser d’horribles crimes. En ce sens,
le slogan «Je suis Mirko Norac» est vrai; c’est la déclaration de quelqu’un qui sent que ce
même scénario pourrait se renouveler à ses dépens, par ailleurs ce fantasme lui permet de se
considérer lui aussi innocent, même s’il est rendu coupable de crimes. L’éventuel
raisonnement pourrait être : «Oui, j’ai tué des civils, mais au cours d’une guerre défensive et
étant donné qu’au cours d’une guerre défensive on ne peut commettre de crimes, je n’en ai pas
commis, je suis innocent». Naturellement, le substrat fantasmagorique de ce raisonnement
réside dans l’hypohèse que «dans une guerre défensive il ne peut y avoir de crimes».
De manière similaire, aucune héroïne d’un feuilleton quelconque, disons, ne peut être
coupable de crime - elle est déterminée par le fantasme de sa bonté fondamentale, et c’est
dans ce cadre que l’on doit considérer chacun de ses gestes, aussi absurde puisse-t-il être. Il
peut lui arriver de blesser quelqu’un, mais elle l’aura fait dans la meilleure des intentions; il
peut même lui arriver de tuer, mais c’est toujours un cas d’autodéfense: elle est souvent
accusée, mais ce sont de fausses accusations, elle est forcément innocente et ceci non pas
parce qu’elle n’a rien fait ou qu’elle la fait pour se défendre, mais parce qu’elle est
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fondamentalement bonne. Naturellement, la même chose vaut pour les personnes
«fondamentalement mauvaises»; alors que l’on pouvait encore dire du bon vieux Lucifer comme le fait Goethe pour Faust - qu’il incarnait les forces qui en voulant le Mal, faisaient le
Bien, on ne peut en dire autant des méchants des feuilletons: ils veulent le Mal, et font le Mal.
Nous pourrions dire que c’est là que réside la similitude entre l’idéologie (ses divers
produits) et le feuilleton : l’un et l’autre servent en quelque sorte de cadre - un cadre composé
des principes et valeurs idéologiques fondamentales (le Bien, le Mal, la Haine, la Justice,
l’Injustice...) - au tableau des expériences quotidiennes de la vie que ce soit de l’individu
(dans le cas du feuilleton) ou de la collectivité (dans celui de l’idéologie); la différence étant,
par rapport à la réalité, que les expériences quotidiennes les plus bizarres sont considérées - et
donc expliquées et justifiées - à la lumière des prémisses d’un certain idéal. Dans un feuilleton
donc, l’histoire d’amour d’une héroïne qui après avoir eu une affaire avec A, en a une autre
avec B, C et D, pour finir par renouer avec A - est considérée dans l’optique de l’amour
Eternel - c’est là la preuve que l’Amour Eternel, le véritable amour - personnifié ici par le lien
entre l’héroïne et le personnage A - existe vraiment et qu’il n’y a pas d’obstacles que cet
Amour ne puisse dépasser et surmonter. De même, dans le domaine politique, reconnaître le
crime de l’homme de Bien dans l’affrontement entre le Bien et le Mal reviendrait à dire qu’il
ne s’agit pas d’une guerre entre des «chevaliers» aux principes absolus, mais d’une guerre
entre hommes - quelles qu’en soient les raisons - et donc que rien n’est absolu, rien n’est
idéal. Aussi l’idéologie exige-t-elle que le crime ne soit pas un crime - car dans le cas
contraire, le cadre de son idéal s’effondrerait.
Un exemple particulièrement frappant du rapport entre fantasme, réalité et feuilleton
est le film Soeur Betty (2000, mise en scène : Neil La Butte). L’héroïne du film, Betty, simple
et sympathique, est serveuse dans un petit restaurant et a deux passions. La première, devenir
infirmière. Sa deuxième passion est le feuilleton A Reason to Love, ou plutôt le personnage
principal de la série, le docteur Ravell. Betty est par ailleurs mariée, mais ce n’est pas un
mariage idéal, loin de là : son mari la trompe et l’humilie, il se moque d’elle, surtout parce
qu’elle regarde ce feuilleton. C’est un petit marchand de voitures, il essaye de se mêler au
monde de la drogue et finit par se faire assassiner.: deux tueurs sur gages l’abattent, sachant
que la drogue appartenant à leur client se trouve chez lui. Ni la victime, ni les tueurs, ne se
rendent compte que Betty a assisté au crime - en fait, elle était dans une autre chambre,
regardant son émission favorite en cachette de son mari; attirée par ses cris, elle a assisté à son
assassinat.
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Betty réagit à ce meurtre de manière bizarre: dans une sorte de transe, elle est
persuadée qu’elle se retrouve en plein feuilleton, qu’elle est l’ancienne fiancée du Dr. Ravell.
Après avoir déclaré aux policiers que son mari a été tué par les «méchants» de la série, sans
exprimer pour lui aucun regret, elle part pour Los Angeles où «se trouve» la clinique où
travaille son «ex fiancé». Mais elle est suivie à la trace par les assassins qui cherchent à
l’éliminer en tant que témoin gênant, et aussi parce que c’est dans sa voiture que se trouve la
drogue pour laquelle ils ont tué son mari.
A Los Angeles, Betty fait la connaissance de l’acteur qui joue le rôle de Ravell et
converse tout le temps avec lui comme avec le personnage de la série. Ce dernier est persuadé
d’avoir à faire à une starlette ambitieuse qui cherche à l’impressionner par son talent et ses
dons d’improvisation et à obtenir un rôle dans le feuilleton. Il l’emmène au tournage - et là
Betty reprend ses esprits - elle se rend compte qu’elle a été témoin du meurtre de son mari et
que la situation où elle se trouve actuellement n’est que le reflet de son imagination.
Ce résumé du film, malheureusement, n’en révèle pas la plus grande qualité - le fait
que Betty n’est pas la seule à être tombée dans les rets du fantasme. Au contraire : tous les
personnages du film sont en fait victimes des illusions créées par ce feuilleton. L’illusion du
mari de Betty a été de s’imaginer être «à la hauteur» de la vie et du monde du crime, alors que
les autres regardent la vie à travers les séries - lui seul vit, dirige sa propre existence: il y a
aussi l’illusion du plus vieux des tueurs qui, à la recherche de Betty, se persuade qu’elle est
pour lui la femme idéale avec laquelle, une fois sa dernière mission terminée, il passera le
reste de son vie et dont l’amour rachètera tout le mal qu’il a fait; et finalement celle du second
tueur, le jeune Wesley, étudiant et fils du premier, qui passe son temps à ridiculiser et
condamner son père à cause de Betty et dont on aurait pu penser qu’il échapperait au fantasme
du feuilleton - pourtant, à la fin du film, il est le premier à être assassiné tout simplement
parce qu’au lieu de surveiller les otages, il regarde son feuilleton, incapable de croire que son
héroïne préférée est en fait une lesbienne, ce qui brise toutes ses illusions sur la femme idéale.
Nous pourrions terminer ce texte de la même manière : les jugements émis par les
critiques de la télévision à l’encontre des séries en tant que fantasmes dénués de sens, ne sontils pas précisément la preuve que ces critiques sont eux-mêmes victimes d’un autre fantasme celui d’un public «privilégié» qui apprécie et regarde les programmes TV «sophistiqués»? Il
est évident que ce fantasme est tout aussi irréel que la réalité des héros que ces critiques
ridiculisent et qu’ils accusent d’inconsistance et d’irréalisme: le public du monde entier
regarde et aime les séries appréciées par le public bosniaque. Les critiques sur place devraient
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donc adopter la même attitude que celle de leurs collègues du monde entier : admettre une fois
pour toutes que la série est un programme télévisuel qui a une large audience et une grande
importance; qui est capable, tout comme les médias, de transmettre de nombreux messages,
opinions et principes et qui devrait en conséquence faire l’objet de critiques analytiques et non
pas être rejetée avec mépris, et a priori.
Nebojsa Popovic est étudiant en pyschologie à la Faculté des lettres de l’Université de
Sarajevo. Traduction par: N. D.©Media Online 2001. Tout droit réservés.

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