MARIA LUISA
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MARIA LUISA
INTERVIEW MARIA LUISA Figure incontournable de la mode parisienne, Maria Luisa Poumaillou défend depuis 1988 une mode alternative et pointue dans ses boutiques multimarques installées rue du Mont-Thabor. Celle qui accompagna le lancement de plusieurs générations de talents… … de John Galliano à Helmut Lang, en passant par Nicolas Ghesquière, ferme en cette rentrée son point de vente phare pour concentrer son activité commerciale dans un espace en franchise au Printemps Haussmann et sur son site de vente en ligne. Maria Luisa tourne une page pour mieux écrire de nouveaux chapitres. Vous avez donc fermé votre boutique de la rue Rouget-de-Lisle… Nous avons fermé cet espace en tant que boutique mais conservons l’adresse, et nous nous donnons le droit de le rouvrir si cela nous dit. Pour un mois ? Pour deux jours ? Pour un événement ? Comme on voudra… Ce que l’on va en faire? On n’en sait rien ; la seule chose dont on soit certain, c’est que l’on ne veut plus fonctionner comme une boutique normale. Comment viviez-vous cette période ? On vit une époque étonnante où l’on se doit d’être un point d’interrogation ambulant. S’interroger pour trouver des façons de rebondir. J’ai ouvert l’espace de la rue Rouget-de-Lisle en septembre 2008, et en octobre l’économie s’écroulait. Continuer à fonctionner comme nous le faisions auparavant n’est plus possible. Crise ou pas crise, la France n’a jamais été un grand pays de consommation : c’est un grand pays de mode (pour moi le meilleur œil qui soit) mais pas de consommation. Statistiquement, notre clientèle est composée à 60 % d’étrangers ; lorsqu’ils ne voyagent plus, le manque à gagner n’est pas très difficile à calculer… La question fut donc de savoir comment continuer à faire ce que nous savons faire – vendre des vêtements créatifs – mais d’une manière qui corresponde davantage à l’époque. Le système de boutique multimarque ne vous semble plus viable ? Le commerce de détail de produits de niche tel que nous le pratiquions n’a plus vraiment raison d’être. Je vois bien se profiler dans un avenir proche de petites adresses multimarques proposant une sélection aiguë, reflet de l’esprit de leurs propriétaires, mais de façon intimiste. Ces boutiques pourront servir de plateforme de lancement à de nouveaux talents, mais elles n’auront pas l’aspect référent que pouvaient avoir Browns, L’Éclaireur ou nos magasins. Nous avons été ultra-visibles, ultra-médiatisés, ultra-courtisés ; ce ne sera plus autant le cas. Qu’est-ce qui explique ce changement ? Les grandes marques n’ont plus besoin de nous… Toutes ces griffes que l’on a promues depuis des années, qu’on a aidées à croître, ont ouvert des boutiques absolument partout. Prenez l’exemple de Balenciaga, qui a été vendu uniquement chez nous pendant trois ans non pas parce que j’avais demandé une exclusivité, mais parce que personne d’autre ne voulait l’acheter ! Eh bien on trouve aujourd’hui des boutiques Balenciaga à Athènes, à New York comme à Bangkok… Et c’est très bien ! Je ne vais pas leur en vouloir de réussir ! De la même façon, je comprends parfaitement qu’une cliente qui souhaite du Balenciaga trouve qu’il y a plus de choix dans leurs boutiques. Je ne vois pas l’utilité de me battre contre ce genre de chose. […] hormis quelques garçons très jeunes qui ont envie de choses extrêmes, la modemode pour homme demeure assez confidentielle – pour ne pas dire anecdotique. Les grands groupes de luxe ont radicalement changé la donne. Au milieu des années 90, quand les groupes financiers sont venus repérer chez nous les jeunes stylistes qu’ils ont placés à la tête de leurs vieilles marques pour les rénover, ils avaient absolument besoin de plateformes de vente comme ma boutique pour prouver que leurs collections étaient pointues. Il fallait qu’elles côtoient les portants de Comme des Garçons et autres. Dix ans plus tard – et c’est normal ! –, leur image retapée, c’est moins leur priorité. La géographie du shopping parisien a également quelque peu évolué ces dernières années. Le grand bouleversement, c’est la renaissance des grands magasins. Il y a dix ans, on n’envisageait même pas d’y mettre les pieds ; ils sont MAGAZINE NO 1 O MAGAZINE N 441 44 A. aujourd’hui incontournables. Toutes les marques de luxe y sont désormais présentes, et le standing est du niveau des department-stores new-yorkais. Qu’on le veuille ou non, le shopping parisien s’est américanisé. On disait les grands magasins réservés aux touristes, ce n’est plus le cas. Avec des Apple Store ou des Uniqlo, le quartier de l’Opéra est en pleine mutation. Vous avez donc ouvert, en octobre 2009, un espace au Printemps. Oui, une boutique en franchise. Quand un grand magasin décide de prendre le risque d’avoir une boutique Maria Luisa dans ses murs, avec le contenu exigeant que cela induit, ce risque est soutenu. Ils n’ont pas les mêmes exigences de rentabilité au mètre carré que sur d’autres stands, cela participe d’une politique d’image globale. Je me sens soutenue… Et puis cela me permet d’être beaucoup plus pointue dans ma sélection. Nombre de créateurs établis que je vendais rue Rouget-de-l’Isle, comme Balenciaga, Martin Margiela ou Jil Sander, ont leur propre espace au Printemps ; cela m’oblige à aller chercher de nouvelles marques, à aller plus loin dans ma sélection. De là à fermer votre point de vente historique… On ne va pas se raconter d’histoires : en octobre dernier, quand j’ai vu mon nom sur les douze vitrines du boulevard Haussmann avec ma sélection de robes Charles Anastase ou Bernhard Willhelm, je me suis dit : quoi que tu puisses continuer à faire en indépendante, jamais tu n’auras un impact aussi fort. Vivons avec notre époque : elle est tranchante, rapide et marketing. Indéniablement marketing ! Le développement d’Internet à également joué un rôle. Il y a dix ans, la vente de mode sur Internet n’existait pour ainsi dire pas. Je me revois présenter Nathalie Massenet – fondatrice de Net-À-Porter – chez Pierre Hardy ou Rick Owens… Elle les suppliait de bien vouloir lui vendre ; les temps ont quelque peu changé… Les clients ne se sont pourtant pas multipliés. Le pouvoir d’achat – hormis dans certains pays émergents –, n’a pas franchement augmenté ; il se serait même plutôt resserré en Europe. Le business qui se fait désormais sur le Net ne se fait donc plus ailleurs. Que modifie Internet en termes de diffusion ? Via les médias, le Net, les gens ont accès à une information mode pointue partout de par le monde. Mes clients potentiels se trouvent à Boston comme à Pékin. Une boutique online leur permet de satisfaire leurs désirs où qu’ils soient. Avant, s’ils n’avaient pas l’occasion de passer à Paris dans les deux mois où la pièce de leur rêve était disponible dans mes rayons, jamais ils ne pouvaient se la procurer. Là encore, vous ne vous lancez pas seule dans ce nouveau métier. Comme pour le Printemps, on est venu me proposer une franchise. C’est une franchise comme une autre – développée avec Yoox –, mais une franchise virtuelle, une boutique mais sans murs. On glisse depuis mon site marialuisaparis.com sur une interface de vente dont nous avons conçu le graphisme, les films, les photos... Sentez-vous poindre un renouveau mode actuellement ? Pour ce qui est des marques, non ! Cela fait bien dix ans que l’on n’a pas vu apparaître de nouveaux noms. Le dernier qui se soit véritablement installé, et qui continue à progresser tant au niveau créatif qu’en termes de business, c’est Rick Owens ; je n’en vois pas d’autre ! Dans les plus jeunes, je trouve Christopher Kane formidable : il s’est inventé une écriture personnelle et raconte à chaque saison des histoires différentes. Ses défilés sont très cohérents, très « focus » : il développe à chaque fois une idée MAGAZINE NO 1 O 45MAGAZINE N 1 45 […] Les jeunes talents permettent aujourd’hui de réveiller de vieilles marques, mais il n’existe plus vraiment l’espace nécessaire pour qu’ils développent leur propre griffe. L’industrie du luxe aspire toutes les énergies. B. C. hormis la qualité qui est insupportable, pour ce qui est du style, ce n’est pas mal du tout ! Mais on commence à être repu de cette soupe mignonnette. Le marché va très vite réclamer des choses plus extrêmes. – une seule à la fois –, et cette idée, je ne l’ai jamais vue ailleurs! C’est bien le seul qui me surprenne actuellement… Un jour ou l’autre, on le retrouvera à la tête d’une griffe, mais je doute qu’il arrive à développer sa propre maison. Les jeunes talents permettent aujourd’hui de réveiller de vieilles marques, mais il n’existe plus vraiment l’espace nécessaire pour qu’ils développent leur propre griffe. L’industrie du luxe aspire toutes les énergies. Les groupes de luxe ont tant bouleversé le paysage? Ces grands groupes sont pleins de têtes bien faites sorties de grandes écoles qui se font les mêmes réflexions que nous. Ils liront cet article, comme ils épluchent toute la presse et analysent des tonnes de chiffres, et si par hasard nous entrevoyons la moindre piste intéressante pour faire avancer l’époque, ils auront les moyens de l’appliquer plus vite que nous. Taisons-nous donc ! [rires] Ils écoutent, ils réfléchissent, ils vont dans les festivals, les défilés d’écoles, et sont en plus les seuls à avoir du boulot à offrir aux jeunes ! Que leur reprocher ? Je ne voudrais pas avoir l’air de taper sur les géants du luxe; je suis même fière que les deux plus gros acteurs du secteur soient français. Ils ont sauvé pas mal de griffes qui auraient dû disparaître. Mais il est vrai que pour y parvenir, ils ont appliqué des méthodes de marketing pures et dures derrière un paravent de créativité. Sous des dehors de grands moments d’expression créative, on sait bien qu’un défilé Dior ou Vuitton permet surtout d’écouler des sacs et des lunettes. Mais l’image reste haut de gamme et forte. Alors… Comment jugez-vous les propositions en termes de produits ? Quand on fait le tour des boutiques, on trouve la même soupe partout. L’offre est trop consensuelle ! Il n’y a d’ailleurs rien de laid. Il y a dix ou quinze ans, on voyait des choses vraiment moches ; maintenant, tout est bien, jusque dans le Sentier. Autrefois, le Sentier c’était des mauvaises copies, alors que les Maje, Sandro et compagnie, On le ressent dans les défilés. Non pas sur les podiums – au demeurant souvent assez ennuyeux –, mais dans les salles à l’entrée des shows, qui grouillent d’un jeune public haut en couleur ne demandant qu’à être photographié pour parader sur les blogs. On va revenir à des trucs extrêmes. Assez frivoles aussi, car la mode n’est plus du tout rattachée à des mouvements sociologiques. Cette rébellion n’est en rien comparable avec le mouvement punk qui était connecté à un courant musical et une pensée intellectuelle. Les choses sont aujourd’hui tout au plus ludiques. Il s’agit d’un mouvement classique de balancier ; l’envie de choses plus pimentées après des zones de platitudes. Et, là encore, je crains qu’il ne faille pas se faire trop d’illusions quant à l’émergence d’une nouvelle scène mode. Ce seront les grandes griffes qui les premières récupéreront le phénomène. Un Marc Jacobs comme un Riccardo Tisci peuvent frapper fort quand ils veulent bien s’en donner la peine. Et quand bien même ils seraient fatigués, ils sont entourés dans leur studio d’une cour de petits jeunes très informés. Personne ne maîtrise mieux l’art du spectaculaire que les grandes griffes. La mode actuelle relève de l’accumulation d’effets stylistiques. Il y a vingt ans, s’habiller en créateur japonais c’était revendiquer d’autres valeurs par rapport à un statu quo bourgeois très lourd. Les propositions de Vivienne Westwood, de Jean Paul Gaultier ou plus tard de Martin Margiela étaient en rupture totale avec leur époque ; la majorité des talents d’aujourd’hui me semblent davantage s’inscrire dans une continuité de l’idée qu’on se fait d’un vêtement de créateur que dans une remise en question de la garde-robe. Ce métier vous semble-t-il toujours amusant? Ce métier n’est amusant qu’en façade, il s’est mué en une véritable industrie. Une industrie MAGAZINE NO 1 O MAGAZINE N 1 46 46 qui ne nous concerne plus beaucoup, nous autres Européens, sauf pour ce qui est de l’image. Le business est aujourd’hui orienté vers la Chine ou l’Inde – les nouveaux réservoirs de clients. L’Amérique latine ou l’Afrique ne sont pas encore concernées, mais pour ceux qui travailleront dans ce métier dans cinquante ans, c’est là-bas qu’il faudra aller évangéliser la bonne parole du shopping. Et cette pratique du shopping, a-t-elle beaucoup évolué ? Dans les pays émergents, la mode sert encore de marqueur social ; on consomme pour affirmer son statut. Ce n’est plus le cas depuis belle lurette dans des pays comme la France ; en Occident, la mode est devenue un loisir comme un autre – comme aller au restaurant, au cinéma, voir une exposition. C’est un moment de détente ; il faut que cela soit rapide, amusant, varié et pas excessif. Il existe une niche pour le très beau, l’exceptionnel, le luxe. Et bientôt, de la même façon, je le pressens, pour la mode pure et dure. Longtemps vous avez animé une boutique dédiée à la mode masculine. Comment avez-vous vu évoluer ce secteur ? Pour être franche, je n’y ai jamais rien compris. L’homme, c’est un peu la tarte à la crème : tous les cinq ans, on annonce son renouveau. En ce moment, on voit apparaître une multitude de nouveaux créateurs pour l’homme. Oui, bon… Mais hormis quelques garçons très jeunes qui ont envie de choses extrêmes, la mode-mode pour homme demeure assez confidentielle – pour ne pas dire anecdotique. Le business global ne dépasse pas 30 % du volume de celui de la femme. Quels sont les créateurs qui vous ont le plus marquée au fil de votre carrière ? Nicolas Ghesquière indéniablement! Helmut Lang, Martin Margiela… Vous avez toujours défendu un courant un brin intello, qui eut son heure de gloire dans les années 90. Ce courant perdure avec Ann Demeulemeester et Rick Owens. Ce sont des créateurs qui ont réussi : leurs styles sont consistants et constants. Leurs développements demeurent certes moins impressionnants que s’ils appartenaient à de grands groupes, mais ils n’ont pas perdu leur âme. Certains génies comme Martin Margiela ou Helmut Lang ont eux décidé de quitter ce métier… Et comme je les comprends ! [rires] Ils ont donné ce qu’ils avaient à donner. Martin Margiela a écrit un très beau chapitre de modernité. Helmut Lang aussi. Après cela, se sentir obligé de livrer des collections ad vitam æternam, se plier à des règles marketing avec pour seule fin de développer sa griffe ; je comprends très bien que l’on puisse dire stop, j’ai d’autres priorités dans la vie ! Les créateurs uniquement intéressés par la mode, ceux qui donnent toutes leurs forces à ce métier sont quand même des espèces de monstres. Avec quelques cadavres dans le placard… Ces mégalomanes à la persévérance sans faille me fascinent, certes, mais j’ai plus de tendresse pour Helmut Lang ou Martin Margiela. Vous développez depuis peu votre ligne propre. Mon souci c’est qu’en tant que distributeur, je n’étais propriétaire d’aucun de mes produits. Profitant d’une image forte, je me suis dit : mettons des vêtements sous ce label. D’autres, comme Joseph, l’ont fait avant moi… Mon obsession c’est que jamais ma ligne ne vienne concurrencer les griffes que je vends ; d’où l’idée de « Style for less », une collection de petites pièces abordables. Maria Luisa a toujours été synonyme de mode, je ne vais donc pas proposer la bonne jupe droite ou le parfait col roulé noir, mais des trucs un peu décalés qui accrochent l’œil – « eye catch » comme disent les Anglo-Saxons. On en est à la quatrième saison et ce n’est pas encore ça; il faudrait que cela soit encore plus mode, plus fort, plus funky. Je réalise à quel point c’est dur de faire des vêtements, mais c’est très excitant et je me suis prise au jeu. Propos recueillis par Cédric Saint André Perrin A. Espace Maria Luisa au Printemps Haussmann, Paris B. Silhouette : Collection Maria Luisa Automne-Hiver 2010-2011 C. Portrait : Jean-François Carly MAGAZINE NO 1 MAGAZINE NO 1 47 47