NE DIS PAS QUE JE T`AIME

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NE DIS PAS QUE JE T`AIME
 NE DIS PAS QUE JE T’AIME !
Stéphane Mansour
Ne dis pas que je
t’aime !
Roman
Editions Persée
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des
personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence.
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© Editions Persée, 2014
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À Merwan et Sarah, mes enfants.
À Zohra, ma mère.
Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d'accepter
Les choses que je ne puis changer,
Le courage de changer les choses que je peux,
Et la sagesse d'en connaître la différence.
Marc-Aurèle.
Empereur romain (121 – 180)
CHAPITRE I
ABDELMADJID (MADJID)
M
aghnia, printemps 1967. Comme chaque matin à l’aube,
le coq cessa de chanter dès que l’appel du muezzin retentit. Les gens du quartier l’appelaient « le coq du bon Dieu » parce
qu’il attendait toujours la fin de l’invitation à la mosquée pour
reprendre son cocorico ! Certains disaient même, qu’ils l’avaient
vu s’incliner en direction de La Mecque, comme s’il se prosternait
devant le très haut !
C’est à cette heure-là que Mohamed Bensahadoun se levait. Il
versait de l’eau dans une bassine de plastique et s’installait sur un
petit tabouret de bois. La djellaba remontée au-dessus des genoux
et le saroual jusqu’aux mollets, il commençait ses premières ablutions avant de se rendre au jamaa1 pour la prière du fadjer2.
Comme à chaque fois qu’il se préparait à s’incliner devant le
Créateur, il respectait scrupuleusement l’ordre de ses gestes. Les
mains, trois fois, la bouche… Dans sa tête, il récitait : « Allah !
Allah ! Allah ! ».
1 – Mosquée.
2 – Première prière du matin.
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Il n’avait que trente-neuf ans et pourtant, avec sa barbe aux
poils grisonnants, on lui en aurait bien donné dix de plus. À la
hâte, il enroulait sur sa tête, le turban qui cachait son crâne soigneusement rasé et déjà ridé par le temps.
À la fin de la prière, après avoir réajusté son burnous de laine
marron et mis ses babouches, il donna une pièce d’un Dinard à
Mahmud le mendiant et annonça la nouvelle à ses amis :
« Mes frères, bientôt Dieu me donnera un fils, inch’Allah !
Inch’Allah ! répondirent-ils en chœur. »
Depuis trois années, dans ses prières, il demandait à Dieu de
lui accorder une descendance. Trois années de mariage sans que
Zohra, qu’il avait épousée sur le tard, ne lui donne un héritier.
Et puis, enfin, ses prières avaient été entendues. Un enfant allait
naître.
Mohammed avait devancé son pèlerinage à La Mecque pour
remercier Dieu devant la Kaaba.
Zohra était la fille aînée d’une famille pauvre du village de
Boughrara, à deux heures de marche de Maghnia, dans l’Ouest
algérien. Ce village était aussi celui d’où Mohammed était issu.
Elle lui avait été promise dès l’âge de treize ans. Il rendait régulièrement visite à sa future belle-famille, apportant des paniers
remplis de fruits, d’épices, de sucre et de miel. Il était accueilli
avec les honneurs.
Zohra, apprêtée pour l’occasion, servait le thé à la menthe et
la seffa3 parsemée de cannelle et de sucre, avant de se retirer tête
baissée, en signe de respect.
Il fallait qu’ils se voient sans se parler et surtout que Mohammed
ne change pas ses projets de mariage.
3 – Semoule de blé cuite à la vapeur.
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Les fiançailles avaient été arrangées par Kheira sa sœur, qui
s’était jurée de lui trouver une épouse avant ses quarante ans.
Ce mariage obligeait Zohra à renoncer à l’insouciance de
l’enfance. Mais elle acceptait, c’était la tradition. On lui promettait une vie meilleure avec cet homme, de vingt ans son aîné et
elle n’aurait jamais osé aller contre la décision de ses parents qui
étaient soulagés de savoir l’avenir de leur fille assuré.
Le jour de ses seize ans, Mohammed avait exigé de Zohra
qu’elle quitte l’école pour se préparer au mariage prévu pour l’été
suivant. Son corps était formé et elle avait mieux à faire auprès de
sa mère, pour apprendre à tenir un foyer que de perdre son temps
dans les livres.
Kheira s’était chargée des préparatifs et avait constitué le trousseau que son frère avait payé.
Descendant d’une famille de commerçants, Mohammed était
modeste par nature. Il craignait le mauvais œil et par conséquent,
n’affichait jamais de signes de richesse pour ne pas susciter de
jalousie.
Il avait réussi en affaires grâce au négoce de faïences d’Espagne, puis de tissus et bijoux du Moyen-Orient. Il avait grandi
aux côtés de son père qui avait des relations professionnelles très
intimes au sein de la communauté juive de Maghnia. Mohammed
avait la nostalgie de ce temps où les relations entre les gens de
toutes les origines étaient saines. Tout le monde vendait, achetait
et tout le monde y trouvait son compte.
Les noces avaient été célébrées chez le marié, comme le veut
l’usage.
La veille, chez les parents de Zohra, les femmes du village
avaient préparé le henné qu’on avait enduit sur ses mains en signe
de porte-bonheur.
C’était sa dernière soirée dans la maison de son enfance.
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On lui avait fait prendre le bain au hammam, on l’avait parfumée à l’eau de lavande et coiffé ses longs cheveux châtains à l’eau
de fleur d’oranger.
Les femmes avaient dansé et chanté toute la nuit. Chacune avait
offert un présent. Les plus modestes avaient apporté des pains de
sucre, des beignets ou du café. Les plus aisées, des robes de soie,
des bijoux ou des parures de bain tout juste arrivées de France.
On avait expliqué à Zohra comment se comporter lors de sa nuit
de noces. Elle attendrait son désormais mari dans la chambre nuptiale. Elle ne devra parler que s’il le lui demandait. Après l’acte,
il enlèvera le drap taché de sang pour le présenter à la famille qui
lancera des youyous de joie.
La sœur de Mohammed était venue avec une femme pour attester de sa virginité. Au début, elle avait refusé de montrer son intimité, se sentant humiliée et vexée qu’on ne lui fasse pas confiance.
Et puis Kheira l’avait rassurée tendrement, lui disant que c’était
la coutume et que sans cela, il ne pourrait y avoir de mariage. Sa
mère consolait ses pleurs en lui expliquant qu’elle était la fierté de
la famille.
Le jour de l’union, Zohra était vêtue d’une robe de satin blanc
aux perles multicolores et d’un caraco de velours bordeaux cousu
de fils doré.
Pour leurs fiançailles, Mohammed lui avait offert quatorze bracelets en or qu’elle portait à ses poignets dessinés au henné.
Elle eut du mal à supporter la traditionnelle couronne berbère
que sa mère avait elle-même portée pour ses noces. De forme
conique, elle était incrustée de petites pierres précieuses et représentait la seule richesse de la famille. Zohra étant l’aînée, elle lui
revenait de droit.
À elle de la transmettre à l’aînée des nombreux enfants qu’elle
allait avoir. C’était ainsi et personne n’aurait osé penser autrement.
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Elle était à la fois émue et triste de quitter si tôt sa famille. Elle
savait que dorénavant, par ce mariage, elle devenait femme à la
merci du bon vouloir de cet homme qui était désormais son mari.
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Je m’appelle Abdelmadjid Bensahadoun, je suis né un jour
de pluie. Mon père décida que c’était un signe que le Seigneur
lui envoyait, car dans mon pays la pluie est un don du ciel. Pour
remercier Allah de lui avoir donné un fils, il se jura de faire l’aumône chaque jour jusqu’à sa mort.
Il fit sacrifier sept moutons qu’il offrit aux pauvres. Pendant
douze jours et douze nuits, la maison ne désemplissait pas et les
femmes préparaient à manger pour les visiteurs qui se succédaient.
Dès mon premier cri, mon destin était tracé par mes parents, les
voisins et toutes les femmes qui n’ont cessé de lancer des youyous
à travers mon quartier.
Alors que j’étais encore dans le ventre de ma mère, des femmes
étaient venues brûler de l’encens dans toute la maison, pour éloigner les mauvais esprits. Elles se réjouissaient de sa mine fatiguée, car c’était signe qu’elle allait donner naissance à un garçon.
Chacune d’elles allait de son pronostic :
« Ton ventre pousse en avant, Zohra, c’est un garçon ! disait
l’une.
— Tu n’y connais rien ! Rétorquait l’autre, crois-moi ma fille,
j’ai mis au monde six gosses, je te prédis une jolie fille, belle
comme toi !
— Ne parle pas de malheur ! Son mari est un homme bon et
généreux, Dieu le récompensera en lui donnant un bon gros mâle !
Regarde-la ! Tu lui fais du mal avec ce que tu dis ! »
Ma mère restait silencieuse. Elle écoutait en souriant. Elle ne se
souciait pas de savoir si c’était un garçon ou une fille. L’important
étant que cet enfant, auquel elle ne croyait plus, puisse naître en
bonne santé.
Mon père, qui s’inquiétait de s’être marié à une femme stérile,
ne lui parlait plus que pour lui reprocher de ne pas lui donner
d’héritier.
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« Toute ma famille se pose des questions Zohra, lui disait-il, ce
serait un déshonneur de ne pas avoir d’enfant ! Il me faudrait me
remarier et te répudier ! »
Elle priait et pleurait jours et nuits. Les femmes lui avaient
conseillé d’aller voir telle voyante ou tel marabout ou encore de
boire tel ou tel breuvage.
Elle avait tout essayé, en vain. Elle n’y croyait plus et se voyait
déjà abandonnée de tous. C’était la pire des punitions que le Ciel
pouvait lui infliger.
Jusqu’au jour où, prise de fortes nausées, elle réalisa qu’elle
n’avait pas saigné depuis plusieurs semaines. Elle comprit que le
Seigneur s’était enfin tourné vers elle et avait entendu ses prières.
Réveillé en sursaut par les youyous de joie que ma mère avait
lancé à travers la maison, mon père avait remercié Dieu et l’avait
prise dans ses bras pour la première fois depuis leur mariage.
Dès lors, à la maison, les voisines se bousculaient pour voir « la
miraculée », apportant des fruits et des pâtisseries en cadeau. Elles
se relayaient pour l’aider à la maison. Thé et gâteaux trônaient en
permanence sur la table basse du patio que ma mère ne quittait
plus que pour aller se coucher.
Ses journées étaient ponctuées par les cinq prières auxquelles
elle ajoutait une prosternation de remerciement à Dieu. Le soir, les
femmes dansaient autour d’elle, la coiffaient, la massaient.
Mon père s’était transformé en mari aimant et attentionné, couvrant ma mère de bijoux, de tissus et ne cessait de lui apporter
fruits et sucreries.
À ses yeux, elle était de nouveau digne de respect et regrettait
que cela ne soit qu’à la condition de pouvoir enfanter.
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