La ville e(s)t la femme

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La ville e(s)t la femme
Mohamed Bahi, « La ville e(s)t la femme : deux corps agressés ». Texte initialement publié dans Femmes
et Villes, textes réunis et présentés par Sylvette Denèfle, Collection Perspectives « Villes et Territoires »
no 8, Presses Universitaires François-Rabelais, Maison des Sciences de l’Homme « Villes et Territoires »,
Tours, 2004, p. 183-194.
Ce texte est mis en ligne sous format électronique par les Presses Universitaires François-Rabelais
et le Centre de Ressources Électroniques sur les Villes dans le cadre de leur programme commun de
rétroconversion d’ouvrages épuisés, collection « Sciences sociales de la ville ».
Presses
Universitaires
RANÇOIS­ RABELAIS
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RIEN N’EST JAMAIS GAGNÉ
LA VILLE E(S)T LA FEMME :
DEUX CORPS AGRESSES
Mohamed BAHI
Université Cadi Ayyad – Marrakech, Maroc.
LA MEDINA ET LA PREMIERE GENERATION DE FEMMES
La femme et la ville constituent deux miroirs réflecteurs dans les romans
de Tahar Ben Jelloun : la femme se voit dans la ville et la ville dans la
femme. La ville en tant qu’espace topographique et la femme en tant que
personnage sont deux métonymies permettant la découverte de la relation
qui s’établit entre ces deux entités dans les textes de cet auteur. Harrouda,
femme folle, traverse Fès, Casablanca, Tanger1 ; Yamna séjourne à Fès, puis
se lance dans un voyage qui la mène de Fès à Marrakech via Zarhoun,
Meknès, Rabat, Casablanca2 ; Zina, née à Fès, déménage avec ses parents à
Tanger, visite Assilah avant de s’installer à Chaouen3 ; Fathma, née dans les
montagnes du Haut Atlas, s’installe à Paris4 ; Nadia, ne quitte Paris où elle
est née que pour d’autres villes européennes5.
La ville se fait appréhender en partie à travers les déplacements de la
femme et celle-ci se fait découvrir dans certains lieux de la ville. La ville
ancienne et la femme des années quarante font l’objet d’agression.
1
Tahar Ben Jelloun, Harrouda, Paris, Dënoel, 1973.
Tahar Ben Jelloun, La Prière de l’absent, Paris, Editions du Seuil, 1981.
3
Tahar Ben Jelloun, La Nuit de l’erreur, Paris, Editions du Seuil, 1997.
4
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux baissés, Paris, Editions du Seuil, 1991.
5
Tahar Ben Jelloun, Les Raisins de la galère, Paris, Editions du Seuil, 1996.
2
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LA VILLE E(S)T LA FEMME
La ville vue à travers la femme
Le lecteur découvre deux types de villes dans les textes de Tahar Ben
Jelloun : la ville ancienne et la ville moderne. La première est enfermée à
l’intérieur de l’enceinte, mais la muraille conçue au départ pour la protéger
n’est plus qu’un souvenir, elle trace une frontière entre la marge constituée
de campagnards et la société conservatrice faite de « familles à l’aristocratie
nostalgique du quatorzième siècle andalou ». Fès, ville impériale, « couve
telle une mère des certitudes fortes et inébranlables »6. Elle craint la
contamination par la marge. Fès, représentée comme une femme,
« verrouillait ses portes sur ses biens, sur ses bijoux et jeunes filles à la peau
très blanche et à la chevelure longue »7. Et la femme est enfermée comme la
médina, cette dernière finit par prendre les traits de la première comme le
montre cette description de la ville de Fès :
« Mère abusive, fille cloîtrée et infidèle quand même, femme opulente
et mangeuse d’enfants, jeune mariée nubile et soumise, corps sillonné
par le temps, visage saupoudré de farine, regard déplaçant l’énigme,
emportée par le vent, main ouverte posée sur la ville qui dort, épaules
larges supportant chacune un cimetière, chevelure longue captive de
l’horloge murale, nombril tournant, meule ou moulin à eau. Un ventre
fatigué, un front ridé »8.
Après une vue d’ensemble (mère, femme, jeune mariée), la ville de Fès est
découpée en morceaux, les différentes synecdoques (visage, regard, épaules,
chevelure, nombril, ventre, front), rendent difficile la saisie de cette ville.
Ces caractérisations négatives sont accentuées dans d’autres textes, « Fès
ville répudiée »9 est le titre d’un poème où la ville est associée à la femme,
mais quelle femme ? Celle dont on ne veut plus. Cette dépréciation de la
ville, qui a connu des moments de gloire, est poussée plus loin quand elle est
qualifiée de prostituée. La ville ancienne envahie par le tourisme est parfois
représentée comme une putain, tel est le cas d’Assilah :
« Mais Assilah se maquille
Elle se met au bord de la route
Welcome-to-Assilalah-Tank you-for-your-visit-come- backDon’t-forget-Assilah- Choukran-Merci »10.
6
Tahar Ben Jelloun, La Prière de l’absent, op.cit., p. 85.
Tahar Ben Jelloun, La Prière de l’absent, op.cit, p. 84.
8
Tahar Ben Jelloun, L’Ecrivain public, Paris, Editions du Seuil, 1987, p. 42.
9
Tahar Ben Jelloun, Les amandiers sont morts de leurs blessures, Paris, Maspero, 1976,
p. 113 et 153.
10
Tahar Ben Jelloun, Les amandiers sont morts de leurs blessures, op.cit., p. 140.
7
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La ville d’Assilah, telle une femme, se travestit, se déguise, pour séduire
l’étranger et ce, en se servant de la langue de l’autre. Tanger est, elle aussi,
représentée comme une femme :
« C’était une époque étrange où tout était facile, c’était le temps où
Tanger somnolait, se laissait aller à une lassitude précoce, prenant
plaisir à exhiber son statut de ville hermaphrodite (…). Nombreux
étaient ceux qui accouraient du monde entier pour se lover dans
ses bras comme si elle était leur mère… »11.
De même que la ville attire des hommes, de même la femme séduit par sa
beauté ; Zina dans La Nuit de l’erreur choisit cinq hommes pour se venger
de sa naissance énigmatique – cinq hommes auraient violé sa mère – La ville
et la femme deviennent interchangeables, toutes les deux sont maudites, Zina
se confond avec Tanger et Tanger se confond avec Zina : « Zina-Tanger /
Tanger-Zina »12. « Ah Tanger ! Quelle pute ! », dira un peu plus loin un
autre personnage13. Cette image de la ville prostituée est également attribuée
à la ville étrangère, l’émigré ne connaît de Paris que la prostituée chez qui il
se rend des fois, l’homosexuel qui l’aborde au métro et la vieille dame qui
l’approche au bistrot14. Nadia qualifie Resteville de femme méchante, car
« (…) même les meilleurs se cassent les dents quand ils sont de Resteville.
Putain de ville ! Quelle merde ! »15.
Ainsi, la ville aussi bien ancienne que moderne prend soit les traits d’une
vieille femme ou ceux d’une prostituée.
Les itinéraires de la femme dans la ville
La femme citadine est perçue tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur. La
femme mariée est doublement enfermée, dans la maison et dans la ville ; son
itinéraire domestique est balisé par des arrêts à la cuisine le matin, à la
terrasse l’après-midi et au lit conjugal la nuit. La cuisine « mal conçue »,
« sans aucune commodité », « sans aucune logique »16, « sans confort » et
« non aérée »17 reflète le peu d’intérêt qu’on accorde à celle qui l’occupe. La
mère du narrateur dans Harrouda évoque la souffrance liée à ce lieu
sombre :
11
Tahar Ben Jelloun, La Nuit de l’erreur, op.cit, p. 97.
Tahar Ben Jelloun, La Nuit de l’erreur, op.cit., p. 101.
13
Tahar Ben Jelloun, La Nuit de l’erreur, op.cit., p. 254.
14
Tahar Ben Jelloun, La Réclusion solitaire, Paris, Dënoel, 1976, p. 24, 25, 100.
15
Tahar Ben Jelloun, Les Raisins de la galère, op.cit., p. 59.
16
Tahar Ben Jelloun, Harrouda, op.cit., p. 80.
17
Tahar Ben Jelloun, L’Ecrivain public, op.cit., p. 15, 16, 43.
12
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LA VILLE E(S)T LA FEMME
« Je consacrais les matinées à la cuisine, je restais des heures le dos
courbé. Nous n’avons pas les facilités de maintenant. Ah ! Combien
nous avons souffert dans les cuisines ! »18.
La longue durée passée dans la cuisine le dos courbé exprime, entre autres,
la soumission, la résignation. Cet épuisement est encore souligné par le fils
dans L’Ecrivain public : « Ma mère était tout le temps accroupie. Elle se
fatiguait et ne protestait pas »19. Néanmoins, c’est dans la cuisine qu’elle fait
preuve de son savoir-faire : « je cuisinais bien, je rivalisais avec ma mère. Je
réussissais les meilleurs plats. Je nourrissais mon homme avec beaucoup
d’égards, je n’osais pas me mettre avec lui à table […] je mangeais pendant
qu’il faisait la sieste »20. La femme est ainsi condamnée à la solitude et au
silence. L’après-midi, les femmes se réunissent sur la terrasse ; là, elles osent
des paroles et des gestes ambigus – danse, cigarettes, chants –21. Le moment
passé sur la terrasse constitue un répit où elles respirent et rêvent. La nuit, la
femme doit encore nourrir son homme, mais cette fois autrement
(sexuellement) :
« La nuit, après m’avoir pénétrée, il me tournait le dos [...] on ne se
parlait presque jamais […] tout se passait dans le geste et le regard
[…] la tradition me dictait le devoir que j’accomplissais, dans le
silence […] il ne m’a jamais embrassée. »22
Le silence et l’absence de communication caractérisent ainsi le rapport de
l’homme à la femme. L’itinéraire domestique de celle-ci n’est que rarement
transgressé par des sorties ponctuelles :
« Je ne connaissais rien de la rue. Je ne savais pas me diriger dans
ces quartiers. La ville c’était pour moi quelques lieux : le bain, le
four, Moulay Idriss, la Kissaria et puis les maisons de mes frères et
sœurs. »23
Le parcours de la femme est ainsi tracé à l’avance, elle va souvent d’un
lieu clos à un autre. Dans cet itinéraire extérieur, le bain, comme la terrasse
dans l’itinéraire domestique, offre aux femmes une occasion pour se parler,
s’amuser, violer des règles ; le bain se révèle plutôt thérapeutique que
purificateur. Néanmoins, cette révolte n’est pas assumée, elle est ressentie
comme un crime :
18
Tahar Ben Jelloun, Harrouda, op.cit., p. 80.
Tahar Ben Jelloun, L’Ecrivain public, op.cit., p. 16.
20
Tahar Ben Jelloun, Harrouda, op.cit., p. 81.
21
Tahar Ben Jelloun, L’Ecrivain public, op.cit., p. 24-25.
22
Tahar Ben Jelloun, Harrouda, op.cit., p. 70.
23
Tahar Ben Jelloun, Harrouda, op.cit., p. 79.
19
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« Les femmes sortaient du bain avec le sentiment étrange d’une
nouvelle culpabilité (…). Elles se sentaient toutes traversées par le
même corps frêle et menu qui avait organisé l’orgasme collectif. »24
La révolte de la femme reste timide et se fait en l’absence de l’homme
dans des lieux essentiellement féminins. La femme se fait rare dans la rue.
Son absence nourrit les fantasmes des adolescents et ceux des adultes, son
passage dans la rue suscite cependant une tension.
Les agressions contre la femme et la ville
La médina et la femme subissent toutes les deux une violence aussi bien
réelle que symbolique. La femme est perçue uniquement comme sexe :
« Voir un sexe fut la préoccupation de notre enfance, pas n’importe
quel sexe. Pas un sexe innocent et imberbe. Mais celui d’une femme.
Celui qui a vécu et enduré. Celui qui s’est fatigué […]. Les rues de
notre quartier le connaissent bien. Les murs l’ont apprivoisé et le ciel
lui a fait une place. »25
Les adolescents rêvent la femme absente, les murs de la médina se
substituent au corps féminin :
« Sur le mur, des enfants ont dessiné la guerre avec un morceau de
charbon […] à côté un dessin, probablement fait par les mêmes
gamins, représente un corps sans bras, sans jambes, avec un pénis
énorme et cette inscription : « l’amor est un serpan qui glice antre les
cuisses ! » Nous sommes à table, mon père mange en silence. Ma mère
me regarde. Soudain on entend dans la rue : « vagin de ta mère ! »
[…] moi je souris. »26
Le narrateur se démarque en apparence du texte transcrit sur le mur et des
paroles entendues et ce, en les mettant entre guillemets. La légende écrite en
bas du dessin est brisée phonétiquement « l’amor », « serpan », « glice »,
« antre », seul le mot « cuisses », est écrit correctement. La langue utilisée
est une langue étrangère, mais soumise à la destruction, les dessins et les
phrases érotiques brisés constituent une redondance soulignant le degré de la
soif sexuelle. Cette violence est manifeste non seulement au niveau du
signifiant mais aussi sur le plan du signifié : le mot « serpan » sous-entend
morsure, poison, proie. La relation de l’adolescent à la femme est celle d’un
animal prédateur à sa proie. Cette soif est encore soulignée par le narrateur
dans L’Ecrivain public qui se retrouve avec son amante dans un terrain
vague ou dans un cimetière, espaces de la marge, loin des regards indiscrets :
24
Tahar Ben Jelloun, Harrouda, op.cit., p. 35.
Tahar Ben Jelloun, Harrouda, op.cit., p. 13.
26
Tahar Ben Jelloun, L’Ecrivain public, op.cit., p. 187.
25
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LA VILLE E(S)T LA FEMME
« Je prenais ce corps à pleines mains, je le pétrissais, je me collais à
lui comme si je défonçais une porte, comme si je piétinais un bout de
terre. »27
« Durant le Ramadan elle me rejoignait, tard le soir, dans un terrain
vague (…) elle pleurait en me serrant dans ses bras avec force et
violence. »28
Le corps de la femme se détend dans ces lieux, comme sur la terrasse et
dans le bain. La nuit, cadre temporel, favorise la décontraction des corps. La
soif sexuelle est manifeste chez les deux sexes comme le montrent la
violence des gestes.
Le regard constitue un autre indice que l’auteur évoque pour montrer la
tension que suscite la femme chez les adultes installés à la terrasse des cafés
de la ville nouvelle quand elle traverse la rue :
« Ils regardent les jeunes filles, quelques-uns faisaient des
commentaires vulgaires sur la démarche de cette femme ou sur le cul
bas d’une autre. »29
« Les hommes regardent les femmes en pétrifiant leur corps ; chaque
regard est un arrachage de djellaba et de robe. Ils soupèsent les fesses
et les seins. »30
Ce qui est focalisé chez la femme, c’est uniquement certaines parties du
corps, « cul », « fesses », « seins », les actions que s’imaginent les
consommateurs, (« pétrifiant leur corps », « arrachage de robe », « soupèsent
les fesses » révèlent la frustration sexuelle. De ce fait, la femme court des
risques en s’aventurant dans la rue, c’est le cas de cette femme pincée par un
homme dans la cohue31. Même les petites filles sont harcelées dans la rue :
Hamid, une brute « mettait son médium entre les fesses des garçons et des
filles » et n’hésite pas à « exhiber son sexe pour effrayer les petites filles qui
allaient chercher de l’eau à la fontaine publique ». Harrouda, une mendiante
folle, est violée : « Les adultes rient, la provoquent, lui enfoncent le poing
dans le vagin, le retirent ensanglanté puis s’en vont. Ils la font pleurer. »32.
La femme doit rester dans l’espace de la vertu qui n’est qu’un ensemble de
valeurs défini par la société traditionnelle, c’est le sens des directives
données à la fille comme dans ce passage :
« On lui a dit qu’une fille doit rester vierge jusqu’à l’arrivée du mari.
On lui a dit aussi de se méfier des regards tendres et des paroles
27
Tahar Ben Jelloun, L’Ecrivain public, op.cit., p. 66.
Tahar Ben Jelloun, L’Ecrivain public, op.cit., p. 69.
29
Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Editions du Seuil, 1985, p. 145.
30
Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, op.cit., p. 101-102.
31
Tahar Ben Jelloun, L’Ecrivain public, op.cit., p. 42.
32
Tahar Ben Jelloun, Harrouda, op.cit., p. 70.
28
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189
douces. On lui a dit de ne jamais regarder un garçon dans les yeux
(…).Tôt on lui a présenté un dessin du monde : le Bien d’un côté, le
Mal de l’autre. Elle doit rester dans le territoire du Bien où elle sera
préservée du vice et de la honte (…). De l’autre côté, il y a le Mal et
les autres. Le sexe, la cigarette, l’alcool, la jouissance…C’est la
nuit. »33.
La femme est enfermée non seulement dans la maison, mais aussi dans le
quartier, dans la ville et enfin dans les traditions, elle est enchaînée
physiquement et moralement. Outre le désir qu’elle suscite, la présence de la
femme dans la rue, espace masculin, est ressentie par les hommes comme
une provocation intolérable sur leur territoire. La femme finit par se faire à
ce jugement et par accepter son sort : « je n’avais pas de place dans ce
monde extérieur », dira la mère du narrateur dans Harrouda34. Ce type de
femmes croit au destin immuable.
Comme la femme, la ville ancienne est affectée par la violence. Sous
prétexte de sa modernisation, la médina est soumise à une destruction
anarchique. Deux villes impériales, Fès et Marrakech, entre autres, illustrent
ce fait. A la suite des travaux destinés à la rénover, le narrateur dira de Fès
« L’écran devint blanc. Il n’y eut plus d’images. Notre mémoire partait en
poussière et venait parfois se cogner contre l’indifférence métallique […] on
nous imposa « une nouvelle naissance »35. La rue qui traverse la médina est
un viol de l’identité. Il en va de même pour Jamaâ El fna, la célèbre place de
Marrakech, qui a été aménagée : « le conteur, comme et les acrobates et
autres vendeurs ont dû quitter la place », « la place s’est vidée »36. Dans La
Nuit de l’erreur « Tanger était abandonnée à elle-même. Elle crevait
lentement, une autre ville s’était mise à sa place, une ville inconnue, pas
belle, sans mystère et sans joie »37. La ville ancienne, victime d’un
urbanisme sauvage, se voit dépossédée d’une partie de son identité. La
femme, de son côté, connaît un sort similaire : Yamna est présentée aux
clients du bordel en tant que juive38 ; Ahmed, dans L’Enfant de sable39, n’est
qu’une fille déguisée par le père sous les habits d’un garçon ; Zina, dans La
Nuit de l’erreur40, se réfugie à Chaouen, non loin de Tanger et se fait appeler
33
Tahar Ben Jelloun, Les amandiers sont morts de leurs blessures, Paris, Maspero, 1976,
p. 41-42.
34
Tahar Ben Jelloun, Harrouda, op.cit., p. 72.
35
Tahar Ben Jelloun, Harrouda, op.cit., p. 61.
36
Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, op.cit., p. 135-136.
37
Tahar Ben Jelloun, La Nuit de l’erreur, op.cit, p. 110.
38
Tahar Ben Jelloun, La Prière de l’absent, op.cit., p. 67.
39
Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, op.cit.
40
Tahar Ben Jelloun, La Nuit de l’erreur, op.cit., p. 225.
190
LA VILLE E(S)T LA FEMME
Chérifa. La ville et la femme se métamorphosent et perdent alors une part de
leur être.
Mais où est la place de la femme dans cette ville ? Quand elle n’est pas
chez elle en tant qu’épouse, elle est soit une bonne durement traitée41,
harcelée sexuellement42, violée, soit une prostituée dans un bordel :
« Après l’avoir examinée, la patronne lui dit « tu seras la petite juive
de cette maison » […] Yamna parla rarement […] elle avait consenti
à perdre définitivement [son corps] en le laissant se donner et s’user
entre les mains d’inconnus dans une obscurité totale ».43
Dans le café maure, la femme ne prétend qu’à deux statuts : « femme de
ménage, prostituée déchue »44. Vieille et seule, la femme se retrouve dans la
rue où elle mendie jusqu’à sa mort, c’est le cas de Yamna dans La prière de
l’absent45. Zahra, dans L’Enfant de sable46, se retrouve à la fin de son
itinéraire, dans un cirque où elle est exposée comme une bête moyennant
argent.
Toutefois la violence exercée sur les corps de la ville et sur celui de la
femme ne parvient pas à les déposséder de leur mémoire. La modernisation
de la ville ne parvient pas, en effet, à effacer tout son passé, ses racines sont
profondes : « La rue avait changé de pôle. Elle avait dû contourner un arbre
centenaire dont les racines s’étaient ramifiées à travers la ville »47. La
femme est, elle aussi, dépositaire de la mémoire collective : Lalla Malika,
représentante des ancêtres, transmet à Yamna, qui la transmet à l’enfant,
l’histoire de cheikh Ma Al Aynayn, le leader de la résistance dans le Sud du
pays. Dans Harrouda48, c’est Harrouda qui emmène l’enfant vers la mémoire
d’un autre résistant, Abdelkrim Al Khattabi, dans le Nord du pays.
La femme et la ville défient le présent qui tente de les effacer. Elles
demeurent le réservoir de la mémoire collective.
41
Tahar Ben Jelloun, Moha le fou, Moha le sage, Paris, Editions du Seuil, 1981, p. 42, 43,
55.
42
Tahar Ben Jelloun, La Prière de l’absent, op.cit., p. 62.
Tahar Ben Jelloun, La Prière de l’absent, op.cit., p. 67-68.
44
Tahar Ben Jelloun, Harrouda, op.cit., p. 155.
45
Tahar Ben Jelloun, La Prière de l’absent, op.cit., p. 70.
46
Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, op.cit.
47
Tahar Ben Jelloun, Harrouda, op.cit., p. 62.
48
Tahar Ben Jelloun, Harrouda, op.cit.
43
Mohamed BAHI
191
LA VILLE MODERNE ET LA SECONDE GENERATION DES FEMMES
La ville nouvelle ou l’émancipation incomplète de la femme
Dans la ville nouvelle, la femme n’a pas un statut privilégié, elle est
employée soit comme barman49 soit comme une employée aux seins nus50 La
femme, c’est encore ici le corps. Même si elle exerce un métier honorable,
elle reste suspecte, c’est ce qui ressort des propos de Najia, l’institutrice,
chez qui se rend Mourad en désaccord avec sa femme :
« - Quelqu’un t’a vu entrer ?
- Non, je ne crois pas.
- Je te demande ça parce que les gens sont méchants. Ils surveillent et
médisent sur mon compte. C’est dur d’être une femme seule dans ce
pays. Il m’arrive parfois d’avoir envie de boire un verre sur une
terrasse face à la mer et de fumer une cigarette. Si je le fais on me
prendra pour une putain. Alors je reste chez moi et m’occupe de ma
fille. »51.
Nous constatons une évolution chez la femme : Najia est institutrice ;
Halima n’est plus totalement soumise à l’autorité de son mari, Mourad52.
Mais vivre dans une grande ville et y exercer une fonction ne libèrent pas
pour autant la femme de toutes les contraintes sociales, elle n’arrive pas à
affronter son entourage et à s’émanciper entièrement. Le modernisme et
l’évolution des mentalités ne vont pas de pair, nous découvrons là un retard
au niveau de l’évolution sociale : il y a hiatus entre l’architecture moderne,
les jardins géométriques, les agences et le luxe de la ville d’une part, et
l’évolution des mentalités d’autre part. L’image de la femme n’a pas
beaucoup changé même chez le citadin. La violence n’est plus physique
mais plutôt symbolique.
La ville étrangère ou la déperdition de la femme maghrébine
La ville étrangère et la femme maghrébine entretiennent des rapports plus
ou moins conflictuels. Arrivée à Paris, Fathma une paysanne du haut Atlas
fait, non sans difficulté, la découverte d’un autre espace et d’une autre durée.
Elle accède à l’école puis à l’université, elle sort en compagnie des garçons,
elle se marie avec un étranger et décide de ne plus baisser les yeux comme le
recommande la tradition53. Nadia, une beur dans Les Raisins de la galère54,
49
Tahar Ben Jelloun, La Prière de l’absent, op.cit., p. 116.
Tahar Ben Jelloun, Moha le fou, Moha le sage, op.cit., p. 152.
51
Tahar Ben Jelloun, L’Homme rompu, Paris, Editions du Seuil, 1994, p. 80.
52
Tahar Ben Jelloun, L’Homme rompu, op.cit.
53
Tahar Ben Jelloun, Les Yeux baissés, op.cit., p. 274.
50
192
LA VILLE E(S)T LA FEMME
fait ses études, décroche une licence en économie ; elle se fait élire à la tête
d’une association des jeunes de Restville (AJR) pour aider et défendre les
jeunes émigrés55. Elle s’est présentée aux élections législatives et envisage
de se présenter aux européennes. Mais sa défaite aux législatives ne la
dissuade pas : « Une beur au palais Bourbon ! », dit-elle, « je vois d’ici les
titres de journaux ! Ce sera pour une prochaine fois, peut-être une autre que
toi (…) je ne me sens pas battue. » 56.
Contrairement à la génération de leur mère, Fathma et Nadia s’aventurent
dans la ville et parviennent plus au moins à s’insérer dans la société
d’accueil sans renier leurs origines. Nadia assume la responsabilité familiale
à tel point que sa mère l’appelle l’homme de la maison57, et mène un combat
sur les plans social et politique. Comme Fathma, elle croit à la linéarité du
temps, au changement, au progrès ; c’est ce qui explique leurs luttes.
Toutefois, la ville étrangère sécrète, elle aussi, ses marginaux ; bien des
jeunes sombrent dans la drogue, le vol ou la prostitution. « La pudeur […]
laissée au bled » et la liberté ne font que précipiter la chute, c’est le cas de
Khayra qui se prostitue, ses parents qui ont neuf enfants, ne maîtrisent pas la
situation58.
Nadia et Fathma découvrent combien il est difficile de s’ouvrir sur l’autre
sans renoncer à une partie de soi-même, équilibre difficile dans une société
qui leur rappelle leur différence par intervalles irréguliers, d’où leur
sentiment ou leur rêve de se réfugier dans un espace tiers. Nadia ne cesse de
rêver d’un tel lieu : « il nous arrive à tous de songer à ce pays idéal où vivre
serait une belle passion sans brutalité, sans injustice. Ce pays doit bien
exister quelque part », dit-elle avant d’ajouter : « faut-il mourir à soi-même,
tout sacrifier à l’oubli pour renaître ailleurs, là où les regards ne sont pas
chargés d’aucune haine, où ils se moquent pas mal de la couleur de peau, où
ils ne réclament rien, ni papiers ni explication ? »59. Ici, la femme
s’émancipe, mais elle se perd dans les méandres d’une ville complexe et bute
sur des barrières culturelles.
Ainsi, la ville ancienne et la femme voient leur corps soumis à une
agression permanente. La médina est phagocytée par la ville moderne, une
coexistence violente s’opère entre les deux villes. Dans la ville nouvelle la
femme accède à une forme de reconnaissance, elle s’intègre dans la vie
publique, mais elle n’est pas encore reconnue socialement, son corps
54
Tahar Ben Jelloun, Les Raisins de la galère, op.cit.
Tahar Ben Jelloun, Les Raisins de la galère, op.cit., p. 54.
56
Tahar Ben Jelloun, Les Raisins de la galère, op.cit., p. 131.
57
Tahar Ben Jelloun, Les Raisins de la galère, op.cit.
58
Tahar Ben Jelloun, Les Raisins de la galère, op.cit., p. 58.
59
Tahar Ben Jelloun, Les Raisins de la galère, op.cit., p. 84, 121.
55
Mohamed BAHI
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continue à être l’objet d’une censure. En Occident, espace plus ouvert, la
nouvelle génération des femmes maghrébines découvre ses potentialités,
mais elle est soumise au regard de l’autre ; la culture, mur invisible, reste un
handicap à une véritable insertion. Tel est l’itinéraire de la femme à travers
la Ville et le Temps dans les romans de Tahar Ben Jelloun.
BIBLIOGRAPHIE
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