PÉNÉLOPE DECHAUFOUR Voix et corps marionnettiques : avatars
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PÉNÉLOPE DECHAUFOUR Voix et corps marionnettiques : avatars
PÉNÉLOPE DECHAUFOUR Voix et corps marionnettiques : avatars d’oralité La métaphysique doit avoir sa physique. Tadeusz Kantor Il peut sembler saugrenu de vouloir parler d’oralité dans le cas de la marionnette qui se définit comme un objet initialement inerte, en attente d’une animation seule capable de lui donner parole. Cependant, il ne faut pas négliger le caractère essentiel du terme représentation en ce qui concerne le théâtre de marionnette ou d’objets. Représentation des comédiens assurée par des figurines ou des objets mais aussi représentation référentielle de tout un dispositif sociétal, la marionnette est l’archétype de l’entre-deux, de la jonction mort/vivant, animé/inanimé ; mais elle est également une extériorisation d’un discours intérieur, le medium idoine pour mettre en place un dispositif relevant tant du chœur que de la choralité moderne et rejoignant par-là trois notions fondamentales des études sur l’oralité : musicalité – rythme vital – silence. Détournement de la physicalité de la parole, la marionnette est la matérialisation du lien entre oralité et écriture (oraliture) en tant que signe graphique en scène qui se métamorphose au gré des paroles performatives qui lui sont apposées. Postulat de l’hybridité et du surnaturel, personnage sans identité nominative fixe, la marionnette permet la mise à distance qui est à l’origine du conte et est depuis toujours un objet de grande envergure sociale. Cette force qui lui est conférée en fait un être à part entière, fait de voix et de corps, qui permet à la parole de se dépasser pour atteindre sa quintessence. Il n’est pas nécessaire de rappeler que toute la littérature, ainsi que le théâtre, sont issus d’un ancrage populaire lié au genre du conte et à la transmission orale. Cette oralité universelle, devenue, au fil de l’Histoire, une origine parfois inconsciente, s’est métamorphosée pour devenir aujourd’hui une présence de plus en plus prégnante dans les différentes formes d’écriture et de représentations. La marionnette est également une forme d’expression ancestrale et commune à la plupart des civilisations. Le conteur est d’ailleurs l’élément faisant jonction entre la marionnette et l’oralité car c’est par son discours et le surgissement inattendu d’images surprenantes que s’accomplit sa fonction. La marionnette a elle aussi connu de nombreuses métamorphoses structurelles passant d’effigie à figure jusqu’à l’actuel théâtre d’objets (les objets ne sont plus accessoires mais se muent en effigies), sans doute pas si moderne que cela si nous fouillons justement du côté du lien entre marionnette et conteur. Partant d’une origine toute religieuse avant d’émerger, surtout depuis les avant-gardes, comme forme d’expression artistique à part entière, la marionnette repose indéniablement sur les fondements de réflexions métaphysiques qui ont toujours concerné l’Homme, sa mémoire et ses utopies. Elle se prête facilement aux métaphores renvoyant à nos préoccupations Revue d’Études Françaises No 18 (2013) contemporaines : corps social manipulé, absurdité des mécanismes de guerre, monde sans conscience et sans morale… Élément efficace de distanciation, la marionnette est beaucoup utilisée à des fins politiques et didactiques, elle constitue avant tout un langage « autre », d’où son émergence artistique dans un XXe siècle remettant en question les formes classiques de communication artistique. La marionnette sera l’image de cette quête autant qu’un laboratoire artistique mais aussi linguistique. Cette « inquiétante étrangeté », tant dans l’impact lié à sa plasticité que par le biais de la pluralité des voix qu’elle transporte, va régénérer, de l’aveu d’Edward Gordon Craig, la scène théâtrale moderne. Un renouvellement activé par son principe polyphonique et les différents niveaux d’écritures qu’elle induit tout en confortant une pratique théâtrale qui voit naître de nouvelles figures depuis l’avènement du metteur en scène à cette époque jusqu’à l’inquiétante disparition du comédien aujourd’hui via l’hégémonie scénique des nouvelles technologies. Palimpseste dramaturgique, Roland Barthes l’évoque dans un texte sur le Bunraku, soulignant la multi graphie qui est le propre de la marionnette « le bunraku pratique trois écritures séparées, qu’il donne à lire simultanément en trois lieux du spectacle : la marionnette, le manipulateur, le vociférant : le geste effectué, le geste effectif, le geste vocal. La voix : enjeu réel de la modernité, substance particulière de langage, que l’on essaye partout de faire triompher.»1 Il démontre ensuite, pourquoi cette forme artistique rejoint de près le projet de distanciation brechtien en tant que procédé qui écarte la voix comme medium du discours, « ce que la voix extériorise en fin de compte ce n’est pas ce qu’elle porte, c’est elle-même, le signifiant ne fait astucieusement que se retourner comme un gant. »2 En contrepoids vient alors le geste, la scénographie, l’espace plastique qui peut donc exprimer quelque chose en dehors de la vocalisation d’un signifié, ce que Roland Barthes nomme les écritures silencieuses. La marionnette permet d’accéder à un autre pallier d’entendement, a priori plus hermétique, qui nous rapproche du fameux sense without meaning de Craig : la domination des impressions visuelles. Une formule faisant échos à ce qui est aujourd’hui appelé « théâtre des voix », une des caractéristiques des dramaturgies contemporaines marquées par la crise du personnage et l’hétérogénéité de la forme. Sandrine Le Pors explique dans un ouvrage justement intitulé Le théâtre des voix, « qu’il s’agit de penser la voix comme ce qui localise la parole dans la physique de la langue et comme ce qui ancre le discours dans une corporéité du texte. Cette poétique du rythme a pour principal objet de débusquer le sujet ou instance d’écriture qui se construit tout au long d’une œuvre dans l’invention d’un discours singulier composé de modes de significations et de rythmes qui lui sont propres. »3 Nous retrouvons ici la question de la quête et l’idée de quelque chose qui se présente comme un produit fini tout en signifiant 1 Roland Barthes, L’empire des signes, Paris, Seuil, 2005, p. 70. 2 Barthes, L’empire des signes, p. 71. 3 Sandrine Le Pors, Le théâtre des voix, Rennes, PUR, 2011, p. 33. 202 PÉNÉLOPE DECHAUFOUR : Voix et corps marionnettiques… une construction en cours, souvent identitaire, qu’il s’agisse de l’identité du drame, de ses actants, ou de ce à quoi il renvoie. La marionnette, se retrouve au cœur de la création jusqu’au moment de l’écriture, elle a véritablement infiltré le drame dans les profondeurs de sa fabrication pour se faire aujourd’hui code de compréhension des écritures contemporaines dites éclatées, à formes fragmentées. C’est ce que nous appelons, dans le sillage des travaux menés par Julie Sermon, les écritures marionnettiques. Il s’agit de textes qui portent en eux la forme plastique ou l’inclination philosophique, « l’idéologie » de la marionnette qui se fait motif et dynamique d’écriture. Une écriture elle-même trace qui porte, par essence et en échos, la mémoire de l’oralité aujourd’hui transmuée. Dans le cadre des études afro-caribéennes, on aborde systématiquement les dramaturgies d’Afrique noire francophone, en interrogeant leur lien ténu mais omniprésent avec l’oralité et la transmission. Écritures de la mémoire donc de la trace, aux prises avec les interrogations esthétiques d’une littérature mondialisée mais aussi en quête d’une autre façon de verbaliser l’Histoire. On les analyse justement comme des écritures de l’Absent, des poétiques de la béance et de l’indicible. Depuis Kleist, la marionnette représente la manifestation de l’impossible, Craig avec sa Surmarionnette semblait vouloir tenter l’accès au monde platonicien des Idées, tandis que Tadeusz Kantor y voyait un enjeu de verbalisation du métaphysique. C’est pourquoi, elle est aussi l’espace de tous les possibles, un caractère crucial pour l’évènement scénique qu’interroge Nicolas Saelens, metteur en scène de la compagnie Théâtre Inutile, avec laquelle l’auteur togolais, Kossi Efoui est en compagnonnage depuis six années. La marionnette fait partie intégrante de la dynamique d’écriture de Kossi Efoui mais elle est aussi l’une des uniques conditions rendant possible sa représentation scénique. Or elle est précisément le point de rencontre théâtral et philosophique qui inscrivit les deux hommes dans une dynamique de compagnonnage : Nicolas Saelens : Il me semblait que Kossi avait une écriture marionnettique, une écriture qui portait en elle matière à manipuler. Kossi Efoui : Je me posais la question du détour dans l’écriture dramatique. Le théâtre est une histoire de trucs, de truchements, donc on en vient à la marionnette, donc on peut trouver le truc pour qu’une route s’envole. C’est là que je peux transcrire en langage d’écriture ce que Nico appelle « manipulation ».4 Chez Kossi Efoui, la parole est un acteur en soi qui est là par le biais du détour, pour témoigner de l’« être », c’est une parole-personnage qui dit l’espace scénique, miroir de la multiplicité humaine et de ses fourvoiements. La marionnette est au cœur de son principe d’écriture : « Quel détour l’écriture va prendre pour témoigner de la parole ? Le théâtre est le lieu idéal pour travailler le détour, le masque, le double fond de la valise, la petite boîte d’où le diable surgit, etc. Le théâtre est riche… l’espace lui-même surgit et disparaît. »5 4 5 Kossi Efoui et Nicolas Saelens, « Rencontre sur la route » in dossier de presse du spectacle Oublie !, 2010. « A dramatist with attitude ? », entretien d’Emmanuel Parent avec Kossi Efoui, Nantes, juin 2003, Africultures, No.86, décembre 2011. 203 Revue d’Études Françaises No 18 (2013) La verbalisation d’états métaphysiques et la tentative d’articuler une expérience traumatisante semblent être un moteur d’écriture à l’origine de la dynamique des écritures marionnettiques. Les personnages, majoritairement de grandes figures d’exilés, dépossédés d’eux-mêmes, fonctionnent alors comme des marionnettes en attente d’animation. Ce sont des personnages fonction, qui n’ont souvent pas de nom propre et personnel et qui se situent à un lieu-carrefour, tiraillés entre ouverture et espace clos, mouvement et sclérose, des lieux où s’accumulent l’action et les paroles de ces actants sur le seuil d’un probable éclatement. Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon définissent ainsi cette écriture qui fait corps : Dans ces dramaturgies de l’oralité, la notion d’épaisseur et d’énergie énonciative se substitue à toute considération d’existence : c’est par concrétions rythmiques et linguistiques que l’écriture fait corps. A l’interprétation psychologique – que favorise la présence de personnages repérés – les auteurs opposent un jeu musical et polyphonique, qui place la performance et la virtuosité technique de l’acteur sur le devant de la scène. 6 Ainsi, de nombreux monologues peuvent se présenter comme des soliloques marionnettiques en plusieurs voix : Les travaux d’Ariane de Caya Makhélé, Le Corps liquide de Kossi Efoui, Jaz ou encore Big Shoot de Koffi Kwahulé, Attitude clando ou Le socle des vertiges de Dieudonné Niangouna mais aussi Terre Rouge d’Aristide Tarnagda. Autant de cadres dramaturgiques favorisant la multiplication des locuteurs in absentia qui entrent en dialogue avec les actants présents dans d’autres textes et signalés par leur fonction ou leur capital symbolique, comme on peut le voir par exemple dans la présentation des personnages de Happy End de Kossi Efoui : Parasol Parapluie Le chœur des zélateurs bénévoles La speakrine coryphée Le chœur des archéologues.7 De la déconstruction dramatique, scellant la manifestation d’une crise, à un découpage stratifié en plusieurs tableaux pris dans une action dont le cadre spatiotemporel se voit complètement bouleversé, c’est une parole bien souvent non coopérative, de prime abord, qui règne au sein d’une forme hétérogène, d’un texte matériau où la narrativisation engendre aussi le phénomène de choralité évoqué en introduction. Rémanence de la thématique des voix, c’est la polyphonie qui structure l’effet de choralité, la présence d’un chœur divergeant à l’image de ce que crée la marionnette sur une scène de théâtre. Martin Mégevand8 pointe la dimension philosophique de la choralité qui naît là où le chœur ne peut plus durablement s’installer 6 Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon, Le Personnage théâtral contemporain : décom-position, recomposition, Montreuil-sous-Bois, Éditions Théâtrales, Paris, 2006, p. 53-54. 7 Kossi Efoui, « Happy End », in Brèves d’ailleurs, Actes Sud-Papiers, Arles, 1997. 8 Martin Mégevand « Choralité », in Nouveaux territoires du dialogue, sous la direction de Jean-Pierre Ryngaert, Actes Sud-Papiers, Arles, coll. « Apprendre », 2005, p. 36. 204 PÉNÉLOPE DECHAUFOUR : Voix et corps marionnettiques… sur la scène occidentale, soit à la fin des utopies et des idéologies communautaires. C’est la question qui est également au cœur du travail de Nicolas Saelens : « Ce qui m’intéresse au théâtre, c’est l’utopie sociale. Qu’est-ce qu’ensemble on va fabriquer ? C’est pour cette raison que j’aime la marionnette : quand tu construis un langage, il y a énormément de possibilités. Langage de la matière. Apprentissage de la délégation pour le comédien. Le théâtre est un espace où tout est possible. Espace de jeu, de transmission, de rencontres. »9 En résurgence depuis la crise du drame et celle du langage, la marionnette est la plasticité qui matérialise ces remises en question. Luttant contre la linéarité, elle féconde le trio polyphonie-polyvocalité-plurilinguisme des dramaturgies contemporaines. Si la voix reste inhérente à l’évènement théâtral, la présence de la marionnette instaure une voix autre autant qu’un corps différent. Elle semble marquée du sceau de l’écriture et se faire medium privilégié de son animation. Elle est oralité car voix qui porte intrinsèquement la trace de l’écriture et du récit. La marionnette est la voix que Patrice Pavis désigne, dans son Dictionnaire du théâtre, comme élément « à la jonction du corps et du langage articulé : [la voix] est une médiation entre la pure corporéité non codifiable et la textualité inhérente au discours »10. La marionnette est en tout cas, et depuis toujours, ce qui reste de l’oralité, la manifestation de ses diverses mutations. _________________________ PÉNÉLOPE DECHAUFOUR SeFeA / IRET / Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 Courriel : [email protected] 9 Efoui et Saelens, « Rencontre sur la route »… Cité par Sandrine Le Pors, Le théâtre des voix, p. 19. 10 205