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THÈSE Pour l'obtention du grade de DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE POITIERS UFR de droit et sciences sociales Centre de recherches sur le droit du patrimoine culturel et naturel (France) (Diplôme National - Arrêté du 7 août 2006) École doctorale : Droit et science politique - Pierre Couvrat (Poitiers) Secteur de recherche : Droit Cotutelle : Universidad de Buenos Aires Présentée par : Agustín Alejandro Cárdenes La présidentialisation du système politique, étude de droit comparé Argentine - France Directeur(s) de Thèse : Céline Lageot, Tulio Ortiz Soutenue le 12 juin 2012 devant le jury Jury : Président Philippe Lagrange Professeur à l'Université de Rouen Rapporteur Philippe Lagrange Professeur à l'Université de Rouen Rapporteur Darío Roldán Profesor en la Universidad Torcuato Di Tella (Buenos Aires, Argentina) Rapporteur Alberto Bianchi Profesor de la Pontificia Universidad Católica Argentina Santa María de los Buenos Aires (UCA, Argentina) Rapporteur Julio César Rivera Profesor en la Universidad de San Andrés (Argentina) Membre Céline Lageot Maître de conférences à l'Université de Poitiers Membre Tulio Ortiz Profesor Emérito en la Universidad de Buenos Aires Pour citer cette thèse : Agustín Alejandro Cárdenes. La présidentialisation du système politique, étude de droit comparé Argentine - France [En ligne]. Thèse Droit. Poitiers : Université de Poitiers, 2012. Disponible sur Internet <http://theses.univ-poitiers.fr> UNIVERSITÉ DE POITIERS FACULTÉ DE DROIT ET DES SCIENCES SOCIALES ÉCOLE DOCTORALE – DROIT ET SCIENCE POLITIQUE – ED 088 UNIVERSIDAD DE BUENOS AIRES FACULTAD DE DERECHO LA PRÉSIDENTIALISATION DU SYSTÈME POLITIQUE, ETUDE DE DROIT COMPARE ARGENTINE-FRANCE Thèse pour le doctorat en droit présentée et soutenue publiquement le 15 juin 2012 par Monsieur Agustín Alejandro CÁRDENES DIRECTEURS DE RECHERCHE Madame Céline LAGEOT Maître de conférences à l´Université de Poitiers Monsieur Tulio ORTIZ Professeur émérite à l´Université de Buenos Aires SUFFRAGANTS Monsieur Alberto BIANCHI Professeur à l´Université Catholique Argentine Monsieur Philippe LAGRANGE Professeur à l´Université de Rouen Monsieur Julio César RIVERA (H) Professeur à l´Université de San Andrés Monsieur Darío ROLDÁN Professeur à l´Université Torcuato Di Tella -1- L'université de Poitiers n'entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans les thèses ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs. -2- A Agustina A mes parents -3- Remerciements : Ce travail a été réalisé grâce aux conseils, aux encouragements et à l’aide inappréciable de plusieurs personnes auxquelles vont tous mes sentiments de gratitude. Avant toute chose, je tiens à remercier mes directeurs de recherche, Mme Céline Lageot et M. Tulio Ortiz qui ont bien accordé à mes efforts une attention bienveillante, dont les remarques et les conseils scientifiques et méthodologiques ont enrichi cette recherche. Je souhaiterais également exprimer ma profonde gratitude à Mlle. Élise Langelier qui m’a aidé avec la version française de la thèse de même qu’à mes collègues de l’Institut Ambrosio L. Gioja de la Faculté de Droit de l’Université de Buenos Aires. J’exprime aussi mes remerciements les plus vifs à Agustina et à ma famille qui m’ont accompagné et soutenu durant toutes mes études et plus particulièrement ces derniers années. Je remercie enfin les membres du jury qui m’ont honoré en participant à la soutenance. -4- RÉSUMÉ ET MOTS-CLÉS – ABSTRACT AND KEYWORDS -5- Résumé en français Les analyses sur la concentration des pouvoirs autour du président dans les systèmes politiques argentin et français, occupent une place importante dans les discours juridiques et politiques des dernières années. Or, malgré l’existence d’un constat similaire fait par les juristes et politologues argentins et français, il est possible de parler d’un manque de travaux comparatifs. En raison de cela et compte tenu d’une perception commune de l’existence d’une telle concentration des pouvoirs autour du président dans ces États ayant une structure constitutionnelle différente, l’application de la méthode comparative pourrait être à l’origine de l’élaboration de réponses intéressantes aux questions posées par chaque système politique. Elle pourrait éclairer le phénomène de présidentialisation, qui semble dépasser la dimension purement structurelle-constitutionnelle. Ainsi, la présidentialisation (soit à l’intérieur des pouvoirs exécutifs, soit dans les rapports entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif) conduit à minimiser les différences parmi les structures constitutionnelles adoptées dans chaque État. Mots-clés en français Présidentialisation – Régime politique - Système politique – Argentine – France Abstract Studies about presidentialization of Argentine and French political systems hold an important place in recent academic and political studies. However, despite such an acknowledgement, there are no comparative studies about Argentine and French experiences. The presence of a similar phenomenon in both countries –presidentialization- seems to prove that comparative method might offer interesting answers to questions posed by the presence of a similar concentration of power around presidents in countries whose constitutional structures differ. Thus, presidentialization appears to minimize the importance of such differences and takes into account the relevance of political systems. Keywords Presidentialization – Political regime – Political system – Argentina - France -6- SOMMAIRE -7- INTRODUCTION PARTIE PRÉLIMINAIRE La construction historique et institutionnelle du pouvoir exécutif en Argentine et en France : manifestation d’un rythme de développement institutionnel similaire Chapitre I De la confusion initiale à l’inévitable concentration monocéphale du pouvoir exécutif Chapitre II De la consolidation définitive du caractère monocéphale du pouvoir exécutif jusqu’à l’écroulement de l’ordre institutionnel Chapitre III La progression ascendante de la puissance exécutive et concentration totale du pouvoir Chapitre IV L’« étape ouverte » postérieure à la désarticulation de la concentration totale du pouvoir ou la bifurcation des institutions argentines et françaises PARTIE I De l’institutionnalisation de deux régimes politiques opposés à l’instauration de la présidentialisation des deux systèmes politiques Chapitre I Les antécédents institutionnels préalables à l’actuelle présidentialisation ou la consolidation de deux systèmes politiques opposés Chapitre II Le tournant copernicien de 1958 et sa pleine consolidation en 1962 ou le laborieux avènement de deux systèmes politiques présidentialisés PARTIE II Le faible rôle politico-institutionnel réservé au Premier ministre et au Chef de Cabinet de Ministres, manifestation de l’instauration de la présdentialisation Chapitre I L’impossible survivance opérative d’un organe incapable d’exister au-delà de la volonté du président Chapitre II Changements institutionnels dus à une situation d’exception et réaffirmation de la prééminence présidentielle PARTIE III Les instruments législatifs de la présidentialisation Chapitre I Les étapes de l’approbation législative comme facteurs de présidentialisation : l’appropriation présidentielle des outils parlementaires face aux freins imposés par la séparation rigide des pouvoirs Chapitre II Les pouvoirs « extérieurs » ou « étrangers » au processus législatif en Argentine et en France, facteurs de consolidation de la présidentialisation CONCLUSION GÉNÉRALE -8- LISTE DES ABRÉVIATIONS -9- AADC : Asociación argentina de derecho constitucional ADP : Actualidad en el derecho público AFDC : Association française de droit constitutionnel AFSP : Association française de science politique AJDA : Actualité juridique droit administratif Alianza : Alianza por el trabajo, la justicia y la educación ARI : Afirmación para una república igualitaria ED : El derecho FREPASO : Frente país solidario JA : Jurisprudencia argentina LL : La Ley LPA : Les Petites Affiches ONCCA: Oficina nacional de control de comercio agropecuario PCF : Parti communiste français PJ : Partido justicialista Pouvoirs : Revue pouvoirs PS : Parti socialiste PSU : Parti socialiste unifié RDP : Revue du droit public et de la science politique en France et à RFAP : Revue française d’administration publique RFDA : Revue française de droit administratif RFDC : Revue française de droit constitutionnel RFS : Revue française de sociologie - 10 - l’étranger RFSP : Revue française de science politique RI : Fédération nationale des républicains indépendants RPF : Rassemblement du peuple français RPP : Revue politique et parlementaire RRJJ : Revue de la recherche juridique RPR : Rassemblement pour la République RSA : Regards sur l’actualité SFIO : Section française de l’internationale ouvrière TDA : Traduction de l’auteur UCR : Unión cívica radical UDF : Union pour la démocratie française UDR : Union des démocrates pour la République UDT : Union démocratique du travail UDVe : Union des démocrates pour la Ve République UMP : Union pour la majorité présidentielle / Union pour un mouvement populaire UNR : Union pour la nouvelle République - 11 - INTRODUCTION Avant tout, il faut avertir au lecteur français que cette introduction ne suit pas la forme « traditionnelle » en vigueur en France. À cet égard l’auteur a sans doute été influencé par la tradition argentine. - 12 - La préoccupation, académique ou citoyenne, par rapport aux problèmes présentés par l’actuelle tendance à la concentration des pouvoirs autour du président dans les systèmes politiques argentin et français, occupe une place importante dans les discours juridiques et politiques des dernières années1. Or, cette concentration introduit un déséquilibre institutionnel assez prononcé. Dans les cas argentin et français, ce déséquilibre a parfois altéré le schéma prévu par la Constitution. Il conduit aussi à minimiser les différences parmi les structures constitutionnelles adoptées dans chaque État. Ainsi, l’Argentine et la France semblent-elles se diriger vers une commune présidentialisation. Pourtant, malgré l’existence d’un constat similaire fait par les juristes et politologues argentins et français, il est possible de parler d’un manque ou d’une absence de travaux comparatifs. En raison de cela et compte tenu d’une perception commune de l’existence d’une telle concentration des pouvoirs autour du président dans ces États ayant une structure constitutionnelle différente, l’application de la méthode comparative pourrait être à l’origine de l’élaboration de réponses intéressantes aux questions posées par chaque système politique. Elle pourrait éclairer le phénomène de 1 Par rapport à ces discours, il est possible d’évoquer certains ouvrages français et argentins, développant cette préoccupation et se concentrant sur l’institution présidentielle : MITTERRAND (François), Le Coup d’État permanent, 2ème éd., Julliard, 1984; HAMON (Léo) et DELCROS (Xavier), Une République présidentielle ?- Institutions et vie politique de la France actuelle, II volumes, coll. Études, Bordas, 1975 ; DECAUMONT (Françoise), La présidence de Georges Pompidou : Essai sur le régime présidentialiste français, coll. Politique comparée, Economica, 1979 ; MASSOT (Jean), L’arbitre et le capitaine : essai sur la responsabilité présidentielle, Flammarion, 1987 ; LACROIX (Bernard) et LAGROYE (Jacques) (dir.), Le président de la République : usages et genèses d’une institution, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1992 ; DENQUIN (Jean-Marie), La monarchie aléatoire, PUF, 2001 ; COHENDET (Marie-Anne), Le Président de la République, coll. Connaissance du droit, Dalloz, 2002; FRANCOIS (Bastien), Misère de la Ve République : Pourquoi il faut changer les institutions, Denoël, 2007 ; PEREZ GUILHOU (Dardo) et autres, Atribuciones del Presidente argentino, Depalma, 1986 ; NINO (Carlos S.) et al, El presidencialismo puesto a prueba, Centro de Estudios Constitucionales, Madrid, 1992 ; ROSATTI (Horacio), El presidencialismo argentino después de la Reforma constitucional, Rubinzal – Culzoni, 2001 ; TORRES MOLINA (Ramón), Absolutismo presidencial – Decretos de necesidad y urgencia, Ediar, 2001. En outre, il est possible d’évoquer des travaux produits par des comités réunis par l’État afin d’apporter des idées pour une future réforme constitutionnelle : en France, par exemple, l’on peut évoquer les travaux de la « Commission Vedel » de 1992 ou ceux du récent « Comité Balladur ». Dans le cas argentin, il s’agit des travaux du Conseil pour la Consolidation de la Démocratie aux années 1980. - 13 - présidentialisation, qui semble dépasser la dimension purement structurelleconstitutionnelle. La méthode comparative2 a-t-elle été définie comme « la procédure de comparaison systématique d’objets d’étude qui, en général, est appliquée afin d’arriver à des généralisations empiriques et à la validation d’hypothèses » 3. En outre, dans le même sens, il a été écrit que « comparer sert à contrôler – vérifier ou falsifier – si une généralisation (régularité) correspond avec les cas auxquels elle s’applique » 4. Ainsi, ce qui est normalement appelé « méthode comparative », à la différence de la simple comparaison, s’apparente au fait d’être une application planifiée ou contrôlée de la méthode afin de créer ou valider une nouvelle connaissance. Ainsi, l’analyse comparée du phénomène de la présidentialisation des systèmes politiques argentin et français pose-t-elle un certain nombre de problèmes. Premièrement, il faut vérifier s’il est exact d’affirmer que l’architecture institutionnelle de 1853 favorise la traditionnelle concentration des pouvoirs autour du président argentin, tandis que dans le cas français cette concentration actuelle dérive de la pratique institutionnalisée par Charles de Gaulle, notamment depuis 1962. Deuxièmement, nous nous demanderons si les deux systèmes politiques, présidentialisés, magnifient les recours institutionnels que chaque régime octroie à l’exécutif afin d’accroître la présidentialisation. Troisièmement, nous vérifierons si, dans les deux cas, des réformes institutionnelles récentes (1994 en Argentine et 2000/2002 en France) ont confirmé l’actuelle présidentialisation du système politique. Quatrièmement, nous mettrons à l’épreuve le fait de savoir si la cohabitation française (1986-1988; 1993-1995 et 1997-2002) et la crise argentine de l’an 2001 ont signifié 2 Il a été choisi d’utiliser la « méthode » comparative au lieu d’une simple comparaison afin de mettre en valeur le fait que le travail à faire ne sera pas une juxtaposition mais une vraie comparaison. Ainsi, une telle comparaison nécessite-t-elle une méthode. 3 NOHLEN (Dieter), Instituciones políticas en su contexto – Las virtudes del método comparativo, Rubinzal-Culzoni, 2007 p.35. Citation originale : “el procedimiento de comparación sistemática de objetos de estudio que, por lo general, es aplicado para llegar a generalizaciones empíricas y a la comprobación de hipótesis”. 4 SARTORI (Giovanni), “Comparación y método comparativo” dans SARTORI (Giovanni) et MORLINO (Leonardo), La comparación en las Ciencias Sociales, Alianza Editorial, 1999 p. 31. Citation originale : “parangonar sirve para controlar –verificar o falsificar- si una generalización (regularidad) se corresponde con los casos a los cuales se aplica”. - 14 - l’approfondissement de la présidentialisation. Finalement, par rapport à la présidentialisation du rapport exécutif-législatif, notamment en raison de l’architecture constitutionnelle, nous nous demanderons si l’exécutif français a une primauté en ce qui concerne la procédure de production du droit au Parlement, tandis que l’exécutif argentin a une primauté par rapport aux procédures extérieures au Congrès. Pourtant, avant d’aller plus avant dans la thèse, il faut développer deux questions préalables en raison de la dimension de « contrôle » introduite par la méthode comparative. D’abord, il existe un besoin d’établir certains paramètres pour encadrer la comparaison qui sera menée (I). Ensuite, il est nécessaire d’introduire une conceptualisation des termes qui vont être utilisés afin de pouvoir procéder à la comparaison (II). I) Les paramètres de la comparaison Quatre paramètres de la comparaison, c’est-à-dire, la méthode comparative suivie dans ce travail parmi celles existantes5, doivent être évoqués. Premièrement, se pose la question du cadre qui détermine l’objet de la comparaison. L’option de comparer globalement les deux systèmes politiques a été écartée. Ce choix méthodologique a été adopté en raison du grand nombre de variables qui participent ou rentrent dans la notion de système politique, lesquelles excèdent (en raison de leur complexité) l’élément de précision qui doit guider l’élaboration d’une thèse. Pour cette raison, il a été décidé de restreindre l’objet de la comparaison à l’étude d’un des éléments du système politique. Ainsi, dans ce cas, la comparaison est-elle limitée à un des trois pouvoirs qui forment le gouvernement, l’exécutif. En ce qui concerne la pertinence d´un tel choix, G. Pasquino a écrit à propos de l’étude du pouvoir exécutif que « les pouvoirs exécutifs sont au centre des systèmes politiques, et la dynamique d’un système politique ne peut pas être comprise et expliquée sans comprendre et expliquer la structuration, la sélection et le fonctionnement du pouvoir exécutif »6. Pourtant, il ne s’agit pas d’épuiser l’analyse comparative du pouvoir 5 Afin de distinguer chacune des formes d’application l’on a suivi, en général, l’ouvrage de NOHLEN (Dieter), Instituciones políticas en su contexto… ps 41 y ss. 6 PASQUINO (Gianfranco), Sistemas políticos comparados – Francia, Alemania, Gran Bretaña, Italia y Estados Unidos, Prometeo, 2004 p. 17. Citation originale: “los poderes ejecutivos están en el centro de - 15 - exécutif en Argentine et en France mais uniquement de prendre en compte un phénomène rapporté à ce pouvoir qui le lie aussi au système politique dans son ensemble. C’est donc le phénomène de la concentration des pouvoirs autour du chef de l’État ou présidentialisation du système politique qui sera soumis à une étude comparative. Deuxièmement, il faut se prononcer à propos de l’espace physique dans lequel la comparaison sera menée. En rapport avec ce qui a été qualifié de « biais national » ou nation bias7, l’étude est encadrée ou prend en compte des systèmes politiques nationaux. Ainsi, ont été écartées des perspectives plus complexes comme l’ordre supranational (prenant en compte non des États mais des régions telles que l’Amérique du Sud, l’Europe Occidentale ou l’Afrique Sub-saharienne). Cependant, malgré le choix de systèmes politiques nationaux comme bases de comparaison, il ne s’agit (comme l’implique, en outre, le titre de la thèse) ni d’une comparaison étendue à la totalité des États-Nation existants dans le monde, ni limitée à une région. Au contraire, c’est une étude binaire qui sera menée, c’est-à-dire une étude qui prend en compte deux entités nationales, lesquelles ne partagent pas le même continent : l’Argentine et la France. Une telle délimitation du sujet présente un aspect négatif et un aspect positif. L’aspect négatif est que, d’un point de vue strictement quantitatif, le panorama offert par la recherche est amoindri parce que la plupart des cas susceptibles d’être analysés dans le cadre d’une étude globale sur la « présidentialisation » seront laissés de côté. Au contraire, l’étude sera limitée aux cas argentin et français ce qui n’est pas sans présenter des avantages. Ainsi, d’un point de vue qualitatif, limiter la comparaison à deux cas permet d’enrichir et préciser l’analyse, de même que le développement d’arguments beaucoup plus solides afin d’appuyer les conclusions obtenues. Troisièmement, se pose la question du temps de la comparaison. Il est nécessaire de souligner l’importance d’introduire une dimension historique de l’explication, afin de permettre une meilleure appréhension des causes lointaines, médiates et immédiates de cualquier sistema político, tanto es así que la dinámica de ningún sistema político puede ser entendida y explicada sin entender y explicar la estructuración, la selección y el funcionamiento del poder ejecutivo”. 7 Cf. Ibidem p. 43. - 16 - l’actuelle réalité institutionnelle des deux États en comparaison. Ainsi, le recours à l’histoire est-il important dans la mesure où il permet de « nous montrer les règles et les mécanismes du changement historique en général, et plus concrètement ceux relatifs aux transformations supportées par les sociétés humaines pendant les derniers siècles dans lesquels les changements ont été généralisés et ont augmenté d’une manière spectaculaire. Ce constat, au-delà des prédictions possibles ou des espoirs, est ce qui a un rapport plus direct avec la société contemporaine et son avenir »8. En outre, en raison de l’importance que présente le recours à l’histoire, cette étude adopte deux principes épistémologiques de l’institutionnalisme historique. Ainsi, est-il affirmé que la manière la plus éclairante de mener une recherche concernant les interactions politiques humaines est, d’abord, de les étudier dans le contexte des structures normatives créées par les hommes et, ensuite, de prendre en compte non seulement un moment particulier de ces institutions dans le temps, mais aussi le fait qu’elles soient encadrées dans un processus de développement ou évolution soutenu dans le temps9. Pour cette raison (entendant qu’il s´agit d´un pas préliminaire central afin que les lecteurs argentins et français puissent comprendre la réalité institutionnelle actuelle dans les deux pays), deux types de comparaisons temporelles vont être utilisés. Premièrement, une comparaison diachronique ou longitudinale à l’intérieur de chaque État (c’est-à-dire en tenant compte de l’évolution des configurations successives des exécutifs argentin et français) jusqu’à la situation actuelle de concentration des pouvoirs autour des présidents. Parallèlement à la première, une comparaison temporelle synchronique ou horizontale est appliquée, cette dernière étudiant les développements des deux exécutifs à un moment donné (pas leur évolution) afin d’affirmer qu’il y a une présidentialisation commune. L’entrecroisement des deux développements historiques (diachronique et synchronique) permet aussi l’identification de diverses et successives 8 HOBSBAWM (Eric), Sobre la Historia, Ed. Crítica, Barcelona, 1998 p. 45. Citation originale : “…mostrarnos las pautas y mecanismos del cambio histórico en general, y más concretamente los relativos a las transformaciones sufridas por las sociedades humanas durante los últimos siglos en los que los cambios se han generalizado y han aumentado de una manera espectacular. Esto, más que cualquier posible predicción o esperanza, es lo que tiene una relación más directa con la sociedad contemporánea y con su porvenir”. 9 Cf. SANDERS (Elizabeth), “Historical Institutionalism” en RHODES (R.A.W.), BINDER (Sarah) et ROCKMAN (Bert), -Coord-, The Oxford Handbook of Political Institutions, Oxford University Press, 2006 p. 39. - 17 - étapes, dont le « critère de distinction » est un phénomène qui précède l’actuelle présidentialisation : les différents degrés de concentration du pouvoir autour de l’exécutif à travers le temps. En fonction de ce qui vient d’être dit, une analyse des configurations successives de l’exécutif français depuis 1789 jusqu’à nos jours et de l’exécutif argentin depuis 1810 jusqu’à aujourd’hui, sera menée10. Ainsi, l’accent est-il mis sur la généalogie11 de l’actuelle présidentialisation, afin que le lecteur puisse comprendre les antécédents immédiats et le contexte du processus actuel. Ces antécédents immédiats peuvent être retracés dans le cas français, notamment à travers la rupture de la tradition exécutive puissante en 1870 et la recomposition postérieure de cette tradition à travers la nouvelle rupture de 1958. Dans le cas argentin, l’appréhension de sa généalogie impose la reconnaissance d’une certaine continuité « concentrationniste » dans le développement historique de l’exécutif proprement dit, lequel est, au fond, le processus de reconstruction du pouvoir vice-royal mené entre 1810 et 1880. Quatrièmement, il faut tenir compte de la stratégie d’analyse concernant la « présidentialisation ». À cet égard, il faut dire que l’étude tiendra compte du contexte imposé par le développement historique, de même que des caractéristiques institutionnelles des exécutifs dans les périodes analysées. La stratégie adoptée afin de vérifier la présidentialisation commune des deux systèmes politiques a été celle de diviser l’étude du sujet en deux portions d’analyse. D’une part, il faut analyser la présidentialisation à l’intérieur du pouvoir exécutif. Dans le cas argentin, indépendamment du fait qu’il est entendu que ce pouvoir est monocéphale, les développements se concentrent sur la situation du Chef de Cabinet et sa « double faiblesse », soit du point de vue purement normatif, soit du point de vue du système politique proprement dit. Cette « double faiblesse » porte aussi sur la futilité de la création d’une telle fonction en situation de crise institutionnelle. Cette dernière fut en effet, en théorie, la raison de sa création, sa raison d’être. Dans le cas français, les développements envisagent l’abaissement progressif du rôle du Premier ministre, dont 10 Dans le cas français, la comparaison commence avec la Révolution française ; dans le cas argentin, avec la Révolution de Mai. Pourtant, en raison de l’importance de l’antécédent vice-royal, il est aussi analysé. 11 C’est-à-dire des origines, de l’histoire du phénomène. - 18 - la situation face au président est plus complexe que celle que l’on trouve par rapport au Chef de Cabinet dans le cas argentin, en raison des dispositions du texte constitutionnel de 1958. En raison de cette « dévalorisation » institutionnelle, il est possible d’expliquer (avec la présidentialisation du système politique) l’échec de la cohabitation, comme remise en cause définitive de la position dominante du président français. Ainsi, les deux processus argentin et français ne font-ils pas l’objet d’analyses séparées. Au contraire, en raison de l’esprit comparatiste qui guide le travail, il y a un entrecroisement permanent des deux processus. D’autre part, une analyse de la présidentialisation du système politique argentin et français concernant le rapport exécutif-législatif est développée. La finalité comparatiste du travail a conduit à examiner les différents mécanismes qui démontrent la présence du phénomène analysé, non d’une manière séparée mais conjointe. Ainsi, deux grandes « sous-catégories » sont-elles identifiées . Premièrement, il faut analyser les étapes préalables, simultanées et postérieures au processus parlementaire de production du droit dans le Parlement français et dans le Congrès argentin. Elles démontrent une plus grande présidentialisation dans le système français. Cette différence peut être tirée des prévisions propres à chaque régime politique. Ainsi, le régime français prévoit-il une profonde rationalisation parlementaire, tout en octroyant au Premier ministre des outils législatifs afin de lui permettre d’imposer sa volonté face au législateur, traditionnellement rebelle en France. Pourtant, la tendance à la présidentialisation du système politique français détourne la « possession réelle » de ces outils, qui appartiennent maintenant au président. En ce qui concerne le régime politique argentin, lorsqu’il adopte le principe de la séparation des pouvoirs, l’intervention de l’exécutif dans la procédure législative est écartée. Deuxièmement, seront abordés les pouvoirs extérieurs au processus législatif proprement dit, qui rééquilibrent le système et semblent postuler une présidentialisation majeure du côté argentin. Cet aspect de la comparaison impose de mettre l’accent à nouveau sur le système politique, dont l’influence est grande. Ainsi, le système politique argentin a-t-il imposé sa logique présidentialisée à un tel point qu’en ignorant les principes constitutionnels qui ont inspiré la construction du régime présidentiel argentin, il a introduit la création, dans les faits, de mécanismes tels que les décrets de nécessité et d’urgence. Cet outil, produit exclusif de la pratique politique argentine, fut copieusement utilisé par les présidents, ce qui a conduit à sa constitutionnalisation en - 19 - 1994. Au contraire, dans le cas français, il n’y a pas eu d’accroissement dans le recours de l’exécutif aux pouvoirs « extérieurs » au processus législatif prévus a priori par le texte constitutionnel, tels que les règlements et les ordonnances. Ainsi, est-ce la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui a mis en valeur le texte de la loi. Une fois explicités les paramètres de la comparaison, il faut caractériser chacun des termes qui vont la remplir. II) Caractérisation des termes utilisés Afin de comprendre les arguments centraux qui traversent les développements de la thèse, il est nécessaire de présenter et développer succinctement trois termes cardinaux : régime politique (A) ; système politique (B) et présidentialisation (C). A) Régime politique Dans le Dictionnaire de Politique coordonné par Norberto Bobbio, Nicola Matteucci et Gianfranco Pasquino, Lucio Levi caractérise le régime politique comme étant « l’ensemble des institutions qui régulent la lutte pour le pouvoir et l’exercice du pouvoir et des valeurs qui animent la vie de ces institutions […] En outre, les institutions sont des normes et procédures qui garantissent la répétition constante de certains comportements et rendent ainsi possible le développement régulier et ordonné de la lutte pour le pouvoir et l’exercice du pouvoir et des activités sociales rapportés à ce dernier »12. À son tour, P. Braud affirme que « cette notion permet de situer les uns par rapport aux autres des modes de gouvernement qui diffèrent entre eux du point de vue de leurs règles constitutionnelles de fonctionnement »13. Pourtant, l’étude des régimes politiques n’est pas le patrimoine exclusif de la Science politique actuelle ni du Droit constitutionnel moderne. En effet, déjà dans l’Antiquité, l’on peut trouver des 12 LEVI (Lucio), “Régimen Político” dans BOBBIO (Norberto), MATTEUCCI (Nicola) et PASQUINO (Gianfranco), Diccionario de Política, Siglo XXI Eds, México, 1998 p. 1362. Citation originale : “el conjunto de las instituciones que regulan la lucha por el poder y el ejercicio del poder y de los valores que animan la vida de tales instituciones. […] Por otro lado, las instituciones son normas y procedimientos que garantizan la repetición constante de determinados comportamientos y hacen de tal modo posible el desempeño regular y ordenado de la lucha por el poder y del ejercicio del poder y de las actividades sociales vinculadas a éste último”. 13 BRAUD (Philippe), Sociologie Politique, 8eme éd., LGDJ, 2006 p. 216 - 20 - auteurs qui abordent cette problématique. Parmi les plus notables, l’on peut identifier Aristote et Polybe. Le premier expose sa typologie classique introduisant à cette fin deux critères 14 : l’un, quantitatif, qui se demande qui gouverne et l’autre, qualitatif, qui se demande comment l’on gouverne. Ainsi, selon la première classification, Aristote distingue-t-il entre monarchie (gouvernement d’une personne), aristocratie (gouvernement de la minorité) et politeia (gouvernement de la multitude), si ces individus sont tous guidés par « l’intérêt général ». Dans le cas où ils préférèrent leur propre intérêt, Aristote introduit les formes impures : la tyrannie, forme impure de la monarchie ; l’oligarchie, forme impure de l’aristocratie et la démagogie, forme impure de la politeia. Partant d’une conception cyclique du temps et de la politique propre à son époque, Polybe décrit une succession de gouvernements vertueux qui sont à leur tour dégradés par l’action pernicieuse des acteurs politiques. Ainsi, conclut-il que la meilleure manière d’éviter ce cycle négatif est de réunir le principe royal (qu’il décrit comme le gouvernement de la force, devenu un gouvernement d’équité et de justice) avec l’aristocratie et le peuple15. Plus tard, un auteur inspiré par la Constitution anglaise, Charles de Secondat, célèbre sous le nom de Montesquieu, introduit une autre classification classique prenant en compte le nombre de personnes qui détiennent le pouvoir souverain. Ainsi, grosso modo, lorsque le souverain est le peuple, il s’agit d’une république (qui peut constituer une démocratie ou une aristocratie) ; lorsque celui qui gouverne est un seul, conforme à des lois fixes, il s’agit d’une monarchie et lorsque celui qui gouverne est un seul, mais sans être assujetti par des lois fixes, un despote16. Selon lui, chaque régime politique a une nature et un principe. La nature est ce qui fait qu’il est ce qu’il est, ce qui détermine sa structure, tandis que le principe est ce qui fait fonctionner, agir, développer chaque régime17. Or, il est important de dire que, chez Montesquieu, il n’y a pas seulement une 14 Cf. ORTIZ (Tulio), Política y Estado, 2da ed., Editorial Estudio, 1996 p. 284 15 Cf. Ibidem p. 285-286 16 Cf. Ibidem p. 286 17 Cf. CHEVALLIER (Jean-Jaques) et GUCHET (Yves), Les grandes œuvres politiques – De Machiavel à nos jours, 4eme éd, Armand Colin, 2005 p. 86. La nature de la République démocratique implique que l’ensemble des citoyens soit à la fois sujet et monarque dans la mesure où ils s’autoimposent leur volonté tandis que le principe est la vertu. En ce qui concerne la République aristocratique, la nature réside dans le fait que le pouvoir souverain appartient uniquement à un nombre limité - 21 - théorie par rapport aux formes de gouvernement entendues comme étant tout simplement un ensemble de règles, mais aussi un rapport existant entre chaque forme de gouvernement et une dynamique sociale propre à chacune d’entre elles. Ainsi, l’auteur de L’Esprit des Lois avance une dimension psycho-culturelle de la vie politique car il affirme qu’un système de gouvernement doit mobiliser les passions les plus appropriées à sa logique de fonctionnement afin de survivre18. Pourtant, ce n’est pas seulement dans la classification des formes de gouvernement ou des régimes politiques que l’on trouve le légat déterminant de Montesquieu à la théorie politique et constitutionnelle contemporaine. Il faut dire qu’« en voyant dans l’opposition entre le pouvoir et la liberté le centre du problème politique, Montesquieu fixe ce qu’on pourrait appeler le langage définitif du libéralisme. Ce faisant, il inverse le point de vue de Locke, pour mieux remplir son intention : au lieu de partir du droit qui fonde la liberté, il part du pouvoir qui la menace ; au lieu de s’interroger sur l’origine du pouvoir, il s’interroge sur ses effets. Il est sans doute le premier auteur à parler du pouvoir comme d’une chose, séparable en droit et en fait de son origine comme de sa fin, séparable en droit et en fait de l’homme qui le détient ou le recherche »19. Cette décision (ou intuition) méthodologique permet à Montesquieu d’arriver à une conclusion importante : le désir de pouvoir nait si l’individu se trouve dans une position sociale, politique ou institutionnelle qui lui confère un certain pouvoir20. Pour cette raison, seul un arrangement institutionnel judicieux permet d’éviter les abus de pouvoir : si seul le pouvoir peut arrêter le pouvoir, alors seule une distribution ou séparation du pouvoir peut garantir l’équilibre entre exécutif et législatif. Ainsi, l’auteur met-il l’accent sur l’équilibre des deux pouvoirs leur conférant des forces ou capacités similaires21. Actuellement (comme légat de Montesquieu), il faut remarquer dans l’étude des régimes politiques démocratiques, une tendance à les différencier en raison de leur structure institutionnelle, adoptée par chacune des Constitutions politiques. Déjà dans d’individus, tandis que son principe est la modération. Quant à la Monarchie, sa nature implique que le pouvoir souverain corresponde à un seul individu mais qui est limité par des lois fixes et établies ; son principe est l’honneur. Finalement, la nature du despotisme est le gouvernement illimité d’un seul et son principe, la peur. 18 BRAUD (Philippe), Sociologie Politique p. 219 19 MANENT (Pierre), Histoire intellectuelle du libéralisme, Hachette, 1997 p.123 20 Cf. Ibidem p. 125 21 Ceci indépendamment de la subordination de l’exécutif face au législatif. - 22 - les années 1960, Maurice Duverger constatait cette tendance lorsqu’il écrivait que « les juristes modernes trouvent leur source d’inspiration en Montesquieu ; pas tellement dans sa théorie des trois formes de gouvernement mais notamment dans sa théorie de la séparation des pouvoirs. Dans la pratique, ils classifient les régimes politiques selon les rapports intérieurs des différents « pouvoirs », c’est-à-dire des divers organes de l’État, arrivant ainsi à une nouvelle division tripartite : régimes de confusion des pouvoirs, régimes de séparation des pouvoirs, régimes parlementaires… »22. Ainsi, à l’heure actuelle l’on reconnaît, en général, trois types de régimes23. Premièrement, le régime politique présidentiel, caractérisé par l’élection populaire directe ou indirecte du chef de l’État pour une période prédéterminée ; l’impossibilité de désigner ou évincer le titulaire de l’exécutif à travers un vote parlementaire et le fait que la conduction des affaires exécutives appartienne au président. Deuxièmement, le régime parlementaire a pour principe fondateur l’absence de séparation du pouvoir entre gouvernement et Parlement qui le partagent ; c’est-à-dire que, dans ce cas, les gouvernements doivent être désignés, supportés et, dans certains cas, évincés par le Parlement. Troisièmement, il est possible d’identifier une troisième variante, qualifiée souvent de régime semi-présidentiel. Il est possible d’identifier un régime semi-présidentiel lorsque le chef de l’État est élu par les voix des citoyens ; le chef de l’État partage l’exécutif avec un Premier ministre ; le président est indépendant du Parlement, mais il ne peut pas se passer de lui ; le Premier ministre et le cabinet sont indépendants du président dans la mesure où ils existent en raison de la volonté du Parlement et la structure est duale car plusieurs combinaisons peuvent arriver (en ce qui concerne l’équilibre à l’intérieur de l’exécutif. Dans le contexte de ce travail, le terme « régime politique » est utilisé comme un terme proche ou voisin de celui d’« institution politique » (dans le sens où il s’agit 22 DUVERGER (Maurice), “Introducción a la Sociología de los Regímenes Políticos” dans GURVITCH (Georges) –Coord.-, Tratado de Sociología, Kapelusz, 1963 p. 6. Citation originale : “los juristas modernos se inspiran en Montesquieu; no tanto en su teoría de las tres formas de gobierno como en su teoría de la separación de los poderes. En la práctica, clasifican los regímenes políticos según las relaciones internas de los diferentes “poderes”, es decir de los diversos órganos del Estado, llegando así a una nueva división tripartita: regímenes de confusión de los poderes, regímenes de separación de los poderes, regímenes parlamentarios…”. 23 Ici l’on a suivi la classification élaborée par SARTORI (Giovanni), Ingeniería constitucional comparada – Una investigación de estructuras, incentivos y resultados, Fondo de Cultura Económica, 1996. - 23 - strictement de structures et normes relatives à l’organisation du pouvoir exécutif et à ses rapports avec les autres pouvoirs). L’analyse du régime politique est importante pour deux motifs. D’abord, les règles qui forment les institutions ont un effet « modeleur » qui influencent le comportement des acteurs politiques. Ainsi, doivent-ils prendre en considération ces règles comme étant des facteurs déterminants de leur stratégie politique. Deuxièmement, l’étude des règles qui créent le contexte institutionnel de l’action des acteurs politiques sert de paramètre, afin de mesurer l’écartement potentiel qui peut exister entre le schéma normatif et la pratique politique. Ainsi, le régime politique doit-il être rapporté à l’organisation « juridique » du pouvoir exécutif qui émane des normes établies par la Constitution, soit l’argentine soit la française. B) Le système politique La perspective systémique de l’analyse politique commence dans le cadre d’un changement profond au sein des sciences sociales24, ayant à la tête ce qui a été appelé l’approche behavioriste25. Cette approche considère que « la vie politique est un système de conduite incorporé à un environnement dont les influences sont subies par le système politique, lequel, à son tour, réagit face à elles »26. Dans l’ensemble, l’analyse behavioriste cherche à « identifier les uniformités existantes dans les comportements politiques individuels pour les exprimer plus tard dans des généralisations qui permettent d’élaborer des théories à valeur explicative et prédictive, des lois de causalité. Ces généralisations et les théories qui s’en suivent doivent être un produit de l’observation empirique de la politique et non des déductions spéculatives. Afin de garantir l’objectivité de cette observation empirique, elle doit être vérifiée par sa confrontation avec la réalité […]. Cette identification avec la méthode de recherche des Sciences de la nature, qui conduit à revendiquer l’explication empiriquement soutenue, 24 La création de la Théorie Générale des Systèmes, pré-condition de l’approche behavioraliste et systémique de la politique est le produit du travail du biologue allemand Ludwig Von Bertalanffy. 25 Cf. EASTON (David), Esquema para el análisis político, 3ra ed., Amorrortu Editores, 1976 p. 20 26 EASTON (David) –Coord.-, Enfoques sobre teoría política, Amorrortu Editores, 1969 p. 217. Citation originale : “la vida política es un sistema de conducta incorporado a un ambiente a cuyas influencias está expuesto el sistema político mismo, que a su turno reacciona frente a ellas”. - 24 - pousse le behavioralisme à affirmer que les jugements de valeur éthique doivent être étrangers à l’analyse politique »27. Ainsi, dans l’approche systémique, la société est-elle constituée comme le système le plus inclusif et comprend toutes les interactions sociales des individus. Le système politique résulte donc de l’isolement de certains aspects du comportement total qui a lieu dans la société. Ce qui caractérise le système politique et le différencie de tous les autres est le caractère particulier des interactions qui se déroulent en son sein. Selon David Easton, ces interactions sont propres et distinctes des autres dans la mesure où elles « s’orientent vers la répartition autoritaire des valeurs pour la société »28. Ces répartitions autoritaires (les personnes se croient obligées de les suivre) sont les plus inclusives possibles29 et distribuent des choses estimées ou appréciées par les personnes et les groupes à travers une, deux ou trois de ces procédures : « privant la personne de quelque chose estimée qu’elle avait, en rendant difficile la réalisation des valeurs qui autrement auraient été possibles de se réaliser ou bien ouvrant l’accès à des valeurs à certaines personnes tout en les fermant à d’autres »30. Or, le système politique établit nécessairement des interactions avec un environnement total placé en dehors des limites du système, lequel peut être, à son tour, dans la société ou hors d’elle. Le premier est appelé environnement intra-sociétal et le 27 PINTO (Julio), “La Ciencia Política” dans PINTO (Julio)-Coord.-, Introducción a la Ciencia Política, EUDEBA, 2003 p. 28. Citation originale : “detectar las uniformidades existentes en los comportamientos políticos individuales, para luego expresarlas en generalizaciones que permiten plantear teorías de valor explicativo y predictivo, en leyes de causalidad. Tanto esas generalizaciones como las teorías que surgen de ellas deben ser el producto de la observación empírica de lo político y no deducciones especulativas. Para garantizar la objetividad de esa observación empírica, la misma debe ser verificada mediante su confrontación con la realidad […] Esta identificación con el método de investigación de las ciencias naturales, que lo lleva a reivindicar la explicación sustentada empíricamente, hace que el conductismo sostenga que las valoraciones éticas deben ser ajenas al análisis político”. 28 EASTON (David), Esquema para el análisis político p. 76. Citation originale : “se orientan hacia la asignación autoritaria de valores para la sociedad”. 29 Ceci est ce qui distingue, selon Easton, les systèmes politiques des systèmes para-politiques, dont les répartitions autoritaires se développent dans un cadre plus restreint, dans le cadre d’un groupe particulier. Ibidem p. 82 et ss. 30 Ibidem p. 79-80. Citation originale : “privando a la persona de algo valioso que poseía, entorpeciendo la consecución de valores que de lo contrario se habrían alcanzado, o bien permitiendo el acceso a los valores a ciertas personas y negándolo a otras”. - 25 - deuxième, environnement extra-sociétal31. En outre, le système politique est soumis à des perturbations qui se canalisent à travers des tensions, lesquelles peuvent avoir leur origine dans le système politique (tensions internes) ou hors du système (tensions ayant leur origine dans l’environnement) 32, et qui menacent le système. Pourtant, comme il a été dit, le système politique développe des interactions avec son environnement, à travers des échanges (influences réciproques) ou des transactions (lorsque le mouvement est dans une seule direction). Ainsi, Easton qualifie-t-il comme « des produits du premier système les effets qui seront, à la fois, les intrants du deuxième système, celui dans lequel il a une influence. Par conséquent, une transaction entre systèmes est considérée comme un lien, une liaison entre eux sous la forme d’un rapport intrant-produit »33. Le flux des effets provenant de l’environnement devient un intrant, qui peut être canalisé comme étant une demande ou un support du système politique. De même, le système doit le traiter et le transformer en produit (décisions et actions), qui sera renvoyé à nouveau dans l’environnement. Cependant, afin de configurer des produits aptes pour réguler le volume de demandes et élever au maximum l’intrant de support du système, les gouvernants ont à leur disposition ce que D. Easton appelle le « processus de retro-alimentation »34. Julio Pinto schématise le processus de retroalimentation ainsi : « a) les stimulus produits par les outputs des gouvernants parmi les citoyens ; b) les ripostes-réactions d’eux ; c) la communication aux gouvernants des informations relatives à ces ripostes et d) les nouvelles et différentes décisions prises par les gouvernants comme réponse à la réaction des citoyens. Synthétiquement, il s’agit d’une véritable réorientation des buts après l’échange produit entre l’environnement social et le système politique, réorientation qui favorise la concrétisation de l’équilibre dynamique »35. 31 Cf. Ibidem ps. 105 y ss. 32 Cf. Ibidem ps. 116 y ss. 33 Ibidem p. 153. Citation originale : “productos del primer sistema a los efectos que serán los insumos del segundo sistema, aquel sobre el cual influyen. Por consiguiente, una transacción entre sistemas se considerará como un nexo entre ellos en forma de relación insumo-producto”. 34 Pour un développement plus précis de l’interaction du système politique avec l’ambiance voir les chapitres 7 et 8 de l’ouvrage de David Easton. 35 PINTO (Julio), “La Ciencia Política” p. 39. Citation originale : “a) los estímulos producidos por los outputs de los gobernantes entre los ciudadanos; b) las respuestas-reacciones de los mismos; c) la comunicación a los gobernantes de las informaciones relativas a aquellas respuestas, y d) las nuevas y distintas decisiones tomadas por los gobernantes como respuesta a la reacción de los ciudadanos. - 26 - La notion de système politique a été conceptualisée comme étant « n’importe quel ensemble d’institutions, de groupes et de processus politiques caractérisés par un certain degré d’interdépendance réciproque »36. Pourtant, ce qui s’avère important dans la catégorie « système politique » (indépendamment des variantes possibles parmi les différentes théories qui existent au sein de l’approche systémique) est le fait qu’elle implique une rupture avec la terminologie ancienne. Ainsi, cette terminologie utilisait-elle indistinctement les notions d’État, Gouvernement ou Nation, tout en dirigeant son attention vers l’ensemble des institutions formelles. C’est-à-dire que l’adoption de la terminologie ancienne impliquait de laisser de côté plusieurs problèmes, qui sont acceptés par la notion de système politique. Cette prise en charge a lieu lorsque la notion de système politique se penche sur l’ensemble de l’activité politique (toujours associée à l’utilisation légitime de la contrainte) de la société37. Cependant, indépendamment de la très solide tradition de l’analyse systémique de la politique, dans ce travail de thèse, l’on n’utilisera pas complètement ses normes méthodologiques. Au contraire, l’utilisation de la notion de système politique obéit à la plus grande amplitude qu’elle présente face au « régime politique ». Ainsi, tandis que le « régime politique » fait référence à l’organisation juridique que la Constitution impose aux institutions politiques, la notion de « système politique » permet d’incorporer à l’analyse l’étude des interactions réelles des acteurs politiques et institutionnels, de même qu’une explication plausible de leurs positions politiques et influences sur la pratique institutionnelle. Au-delà de l’avertissement des auteurs principaux de l’analyse systémique, qui disent clairement que le système politique n’implique pas seulement les institutions de gouvernement, comme l’exécutif et le législatif, mais la totalité des structures dans leurs Resumiendo, se trata de una auténtica reorientación de metas tras el intercambio producido entre el ambiente social y el sistema político, siendo ella la que permite la concreción del equilibrio dinámico”. 36 URBANI (Giuliani), « Sistema político » dans BOBBIO (Norberto), MATTEUCCI (Nicola) y PASQUINO (Gianfranco), Diccionario de política p. 1464. Citation originale : “cualquier conjunto de instituciones, de grupos y de procesos políticos caracterizados por un cierto grado de interdependencia recíproca”. 37 Cf. ALMOND (Gabriel A.) – POWELL (h.) (George B.), Política comparada – Una concepción evolutiva, Paidós, 1978 p. 23-24 - 27 - aspects politiques38, cette thèse vise exclusivement l’étude de la présidentialisation des systèmes politiques argentin et français. Pourtant, afin de considérer séparément ce qui a été prescrit du point de vue normatif par les textes constitutionnels et la réalité effective de la pratique institutionnelle, il est intéressant de distinguer entre régime et système politiques. Au fond, l’utilité d’une telle distinction peut être illustrée par une affirmation de Bertrand de Jouvenel : « Octavius n’a pas eu besoin de changer les formes ostensibles de la République romaine pour les vider de toute substance et instaurer en fait le Principat »39. C’est cette confrontation (entre régime politique et système politique) qui justifie l’utilisation de certaines catégories de l’analyse systémique. Cependant, au-delà de l’utilisation de ces catégories systémiques, on ne laisse pas de côté d’autres perspectives liées à l’analyse juridique aussi bien qu’à l’analyse historique. C) Présidentialisation À la différence des pouvoirs législatif et judiciaire, le pouvoir exécutif pourrait être caractérisé comme étant « originaire ». En effet, le pouvoir de l’État commença à agir d’une façon monolithique, exerçant toutes les fonctions qui, plus tard, furent progressivement désagrégées. Les fonctions législative et judiciaire ont donc acquis une certaine autonomie dans la mesure où ce noyau primaire, dont ce qui reste est l’actuel exécutif, s’est désagrégé40. Depuis une telle perspective, la consolidation de ce qui pourrait être qualifié d’« État moderne »41 se présente comme un phénomène concomitant avec le 38 Cf. Ibidem p. 24 39 JOUVENEL (Bertrand de), « Du Principat », RFSP, 1964, p. 1055 40 Cf. BIDART CAMPOS (Germán), Tratado Elemental de Derecho Constitucional Argentino, Tomo II Ed. Ediar, 1995 p. 272 41 Selon Hermann Heller, ce que distingue ce type d’État est le fait de constituer des « unités de pouvoir continues et vigoureusement organisées, avec une seule armée permanente et une seule hiérarchie de fonctionnaires et un ordre juridique unitaire, imposant aussi aux sujets le devoir d’obéissance avec un caractère général. En raison de la concentration des instruments de commandement, militaires, bureaucratiques et économiques, sous une unité d’action politique – phénomène qui se produit premièrement au nord de l’Italie en raison du rapide développement de l’économie monétaire – un monisme de pouvoir apparaît, relativement statique, qui différencie l’État de l’Age Moderne du Territoire médiéval ». HELLER (Hermann), Teoría del Estado, Fondo de Cultura Económica, México, 1942 p. 149. Citation originale : “unidades de poder continuas y reciamente organizadas, con un solo ejército - 28 - développement des monarchies absolues en France, Espagne et Angleterre. Ainsi, « l’évolution qui a eu lieu en ce qui concerne l’aspect d’organisation vers l’État moderne, consista dans la transformation des moyens royaux d’autorité et administration, jadis privés, lesquels deviennent publics, et dans le fait que le pouvoir de commandement, jadis exercé comme droit du sujet est, d’abord, exproprié par le prince absolu et puis, par l’État »42. Dans ce contexte, au fur et à mesure que le cumul des pouvoirs des monarques (maintenant dotés d’une structure administrative efficace) s’accroît, le rôle des « parlements » du Moyen Age diminue. Le premier parlement qui s’impose au pouvoir régalien est le parlement anglais43, à la fin du XVIIème siècle, après la Révolution Glorieuse de 1688. Or, le changement le plus radical devait se produire en France, quasiment un siècle plus tard. La Révolution Française, inspirée par les idées du libéralisme classique qui, en général, défendaient la bourgeoisie44, fut ce qui a mis en valeur l’institution parlementaire et le principe représentatif. Dans ce sens, l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 dispose que : « La Loi est l'expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation... ». En outre, la création de l’Assemblée nationale, épisode dont l’effet politique fut magnifié par les doctrines exprimées par Emmanuel Sieyès45 en France et James Madison46 aux Etats-Unis, renforce cette mise en valeur, à que era, además, permanente, una única y competente jerarquía de funcionarios y un orden jurídico unitario, imponiendo además a los súbditos el deber de obediencia con carácter general. A consecuencia de la concentración de los instrumentos de mando, militares, burocráticos y económicos, en una unidad de acción política –fenómeno que se produce primeramente en el norte de Italia debido al más temprano desarrollo que alcanza allí la economía monetaria- surge aquel monismo de poder, relativamente estático, que diferencia de manera característica al Estado de la Edad Moderna del Territorio medieval”. 42 Ibidem p. 150. Citation originale : “la evolución que se llevó a cabo, en el aspecto organizatorio, hacia el Estado moderno, consistió en que los medios reales de autoridad y administración, que eran posesión privada, se convierten en propiedad pública y en que el poder de mando que se venía ejerciendo como un derecho del sujeto se expropia en beneficio del príncipe absoluto primero y luego del Estado”. 43 Le Parlement Anglais est aussi le seul parlement dont l’origine peut être tracée jusqu’au Moyen Age. 44 Cf. HOBSBAWN (Eric), La Era de la Revolución, 1789-1848, Crítica, 1997 ps. 66-67. 45 Ainsi, Sieyès caractérise-t-il la société moderne comme étant une « société commerciale » dans laquelle ce qui est central est la production et la consommation des biens. Dans un tel contexte, les citoyens n’ont pas (à la différence de leurs prédécesseurs de l’Antiquité) la disponibilité temporelle nécessaire afin de - 29 - tel point que Benjamin Constant a pu dire que le gouvernement représentatif est le résultat et le produit de la Révolution47. C’est dans un tel contexte doctrinal favorable à la primauté des assemblées législatives qu’il faut interpréter le rôle exercé par l’Assemblée nationale française des Troisième et Quatrième Républiques, du Congrès des Etats-Unis ou de la Chambre des Communes au Royaume Uni48. Pourtant, il est clair qu’une observation superficielle de la situation actuelle des démocraties occidentales49 suffit pour montrer qu’il y a une tendance en faveur d’une concentration des pouvoirs, soit autour du chef de Gouvernement, soit autour du chef de l’État, en dépit des autres acteurs institutionnels. Cette tendance généralisée impose une conclusion par rapport à l’existence de ce phénomène, indépendamment de l’architecture institutionnelle choisie. Ratifiant une telle intuition, Thomas Poguntke et Paul Webb ont pu distinguer deux dimensions afin d’analyser ce qu’ils appellent la présidentialisation contemporaine de la politique. D’une part, ils identifient une dimension « horizontale » qui témoigne de l’existence des différentes structures constitutionnelles pouvant exister : parlementaire, semi-présidentielle et présidentielle. Cette dimension implique l’acceptation de l’existence des limites rigides parmi les différentes structures constitutionnelles. D’autre part, ils identifient une dimension « verticale » qui prend en compte la présidentialisation ou sa contrepartie, c’est-à-dire un rôle accru des partis politiques dans la définition des noms propres et des politiques publiques. À la différence de la dimension horizontale, la dimension verticale ne reconnait pas l’existence de limites rigides ou de compartiments étanches mais, au contraire, une certaine continuité qui « transperce » les structures constitutionnelles50. s’occuper pleinement des affaires publiques. Selon l’auteur, ce manque de temps justifie la création d’un gouvernement composé par des « représentants » professionnels, qui doivent disposer du temps afin de conduire l’État. 46 47 Voir, par exemple, le n° 10 du « Fédéraliste ». Cf. PASQUINO (Pasquale), « Emmanuel Sieyès, Benjamin Constant et le « Gouvernement des modernes ». Contribution à l’histoire du concept de représentation politique » » RFSP, 1987 p. 217. 48 Pourtant, dans le cas britannique, il faut remarquer le rôle très important des partis politiques et de la discipline partisane. 49 50 Par exemple l’Angleterre, l’Allemagne, la France, l’Italie, etc. Cf. POGUNTKE (Thomas) y WEBB (Paul) –Coords.-, The presidentialization of politics – A comparative study of modern democracies, Oxford University Press, 2005 ps. 5 y 6. - 30 - Ainsi, le point de vue des auteurs coïncide-t-il avec le critère méthodologique adopté pour ce travail. Ce critère différencie, d’une part, le régime politique ou structure constitutionnelle, plus stable et défini par des limites rigides, et, d’autre part, le système politique, essentiellement variable et dont les évolutions déterminent une plus ou moins grande présidentialisation, indépendamment du régime politique. Pour ce motif, ce qui peut rapprocher deux régimes politiques différents est la pratique politique développée au sein du système politique. Afin de mieux saisir la compatibilité des postulats des auteurs évoqués avec ceux qui seront utilisés dans la thèse, le diagramme apporté par Poguntke et Webb est intéressant51 : Gouvernement Présidentialisé Pre Sp s P a Gouvernement des partis Par = Régime parlementaire Sp = Régime semi-présidentiel Pre = Régime présidentiel 51 Cf. Ibidem p. 6 - 31 - Pourtant, des postulats de Poguntke et Webb, l’on comprend que seuls les régimes présidentiels « présidentialisés » sont ceux qui satisfont en tout leurs potentialités de présidentialisation ; à l’inverse, les régimes semi-présidentiels et parlementaires, en raison des limites liées à l’ingénierie constitutionnelle, ne peuvent pas atteindre un niveau similaire. Or, il est nécessaire d’anticiper que la comparaison des cas argentin et français (sans doute en raison des caractéristiques propres au système politique français) semble relativiser cette affirmation. Ainsi, le niveau de concentration de pouvoirs autour du président français semble-t-il ignorer les limites suggérées a priori en raison de la dualité exécutive régnante et atteindre un degré similaire à celui des régimes présidentiels. Indépendamment à cette nuance propre à la comparaison franco-argentine, il est possible de dire que le fait qu’il y ait « présidentialisation » implique deux aspects. D’abord, indépendamment de leur structure constitutionnelle, plusieurs systèmes politiques peuvent être assimilés, du point de vue de la pratique, aux régimes présidentiels. Cette assimilation se présente là où le pouvoir de prendre des décisions se concentre entre les mains d’un seul individu. Ensuite, certains régimes présidentiels tendent aussi à exacerber ou accroître la concentration de pouvoirs qui, en raison de la Constitution, appartenaient déjà à un seul individu. Or, afin de conceptualiser le phénomène « présidentialisation » il semble utile d’assumer certains postulats théoriques offerts par Poguntke et Webb comme cadre de leur travail de recherche. D’une étude des différents régimes politiques existants, les auteurs déduisent que ce sont les régimes présidentiels qui offrent la plus grande autonomie, de même que des recours institutionnels très importants aux exécutifs. Pour cette raison, ils évoquent la nécessité d’exposer la logique fonctionnelle du régime présidentiel comme pas préalable à la définition du terme « présidentialisation ». Dans la réalisation de cette aventure théorique, ils signalent trois logiques fonctionnelles qui sont essentielles à ce type de régime. Premièrement, les ressources très importantes de leadership offertes par le régime présidentiel découlent de deux caractéristiques : d’une part, de l’irresponsabilité politique du président et de sa légitimité propre ; d’autre part, du fait que le président a les pleins pouvoirs afin de constituer son cabinet. Deuxièmement, l’autonomie du leadership présidentiel dérive du principe de séparation des pouvoirs, de même que l’impératif d’avoir un support électoral important. Troisièmement, la personnalisation du processus électoral est une conséquence du - 32 - caractère central de l’élection présidentielle. Ainsi, les auteurs relèvent-ils que la présidentialisation peut être entendue comme « le développement de a) un accroissement des ressources ou du pouvoir de leadership et autonomie dans le parti et dans l’exécutif et b) centralité de la figure du leader dans le processus électoral »52. En ce qui concerne les cas argentin et français, il est intéressant de prendre comme point de départ les postulats de Poguntke et Webb. Pourtant, dès que le moment d’approfondir les analyses arrive, l’on a décidé d’aller au-delà et d’exposer l’accroissement du pouvoir et l’autonomie politique des deux présidents53 dans trois parties. Premièrement, il s’agira de rechercher des antécédents historiques à cette concentration expliquant les présidentialisations argentine et française54. Deuxièmement, il sera traité de ce qui pourrait être qualifié de « présidentialisation intra-exécutive », c’est-à-dire, l’étude de la primauté indiscutée des deux présidents à l’intérieur de l’exécutif. Finalement, il sera abordé ce qui pourrait être appelé « présidentialisation extra-exécutive », c’est-à-dire, la consolidation de la primauté présidentielle par rapport au pouvoir législatif. Prenant en considération les paramètres de la comparaison de même que de la conceptualisation des catégories essentielles qui vont donner à cette comparaison une substance et la problématique posée, il s’agira de démontrer qu’il y a une commune présidentialisation en Argentine et en France. Une partie préliminaire décrira et analysera la construction historique et institutionnelle des exécutifs argentins et français successifs. Une première partie expliquera le parcours emprunté par deux régimes politiques qu’au départ tout oppose, vers deux systèmes politiques qui à la fin se 52 Ibidem p. 5. Citation originale : “the development of (a) increasing leadership power resources and autonomy within the party and the political executive respectively, and (b) increasingly leadershipcentred electoral processes”. 53 Comme il a été développé dans la première partie de l’introduction. 54 Ainsi, l’on ne peut pas méconnaitre le passé vice-royal argentin et les effets de la disparition du Vice- Royaume afin de comprendre le processus de concentration qui se consolide, avec l’État-Nation en 1880. En outre, l’on ne peut pas ignorer les multiples tournants dans l’histoire constitutionnelle française: le tournant de 1877 impliquant l’abandon de la recherche d’un exécutif fort, celui de 1958 avec le retour de Charles de Gaulle et celui de 1962 (prolongé par l’instauration du quinquennat et du renversement du calendrier électoral en 2000 et 2002) avec l’introduction de l’élection présidentielle directe. - 33 - rejoignent, dans une même présidentialisation. Une deuxième partie abordera la question du faible rôle politique du Premier ministre français et du Chef de Cabinet argentin. Une dernière partie se rapportera à l’analyse des instruments législatifs de la présidentialisation. PARTIE PRÉLIMINAIRE LA CONSTRUCTION HISTORIQUE ET INSTITUTIONNELLE DU POUVOIR EXÉCUTIF EN ARGENTINE ET EN FRANCE : MANIFESTATION D’UN RYTHME DE DÉVELOPPEMENT INSTITUTIONNEL SIMILAIRE - 34 - « la Constitution de la communauté n’est pas faite dans une seule époque ni par une seule génération » 55 Cicéron « Ceux qui oublient leur histoire oublient aussi leur Droit » 56 Sir Ivor Jennings La République française et la République argentine constituent, de prime abord, deux arrangements institutionnels différents. Ainsi, la manière dont elles ont structuré leurs institutions et la distribution territoriale du pouvoir57 semble-t-elle les éloigner du point de vue institutionnel. L’évolution française montre une implantation progressive du parlementarisme comme système préféré de l’organisation du pouvoir politique. Le moment inaugural de ce processus d’implantation du parlementarisme date de la restauration monarchique postérieure à la chute de l’Empire napoléonien. Amorcé avec la Charte constitutionnelle du 4 juin 181458, il a été consolidé par le style particulier de Louis Philippe d’Orléans 55 Cicéron, De re publica, liv. II, XXI. Voir: SAMPAY (Arturo), Las Constituciones de la Argentina, p. 5. Citation originale : “…la Constitución de la comunidad no es hecha en una sola época ni por una sola generación.” (TDA). 56 Sir Ivor Jennings, El régimen político de la Gran Bretaña, p. 21. Citation originale : “Los que olvidan su historia olvidan también su Derecho” (TDA). 57 La République Argentine adopte en 1853/60 un régime Présidentiel et le féderalisme, tandis que la France adopte en 1958/62 un régime hybride avec des ingrédients parlementaires et présidentiels et maintient l’unitarisme en ce qui concerne la distribution térritoriale du pouvoir. 58 Fondamentalement à travers les articles 13 (qui établit la responsabilité pénale des ministres), 50 (qui octroie au roi le droit de dissoudre la Chambre des députés), 54 (qui autorise l’appartenance des ministres au pouvoir législatif) et 55 (qui autorise la Chambre des députés à accuser les ministres devant la Chambre des pairs). - 35 - avec la Charte du 14 août 183059. Finalement, après la chute du deuxième Empire en 1870, le parlementarisme demeure associé à la République et devient le régime politique récurrent de la France60. Il conserve pourtant certaines caractéristiques qui l’éloignent du type idéal parlementaire et l’approchent plutôt d’un régime d’assemblée. Cet éloignement du type idéal est dû notamment à une rapide et solide institutionnalisation de l’assemblée, laquelle devient maîtresse de son ordre du jour et développe un pouvoir démesuré concernant le désaveu des gouvernements61. Le développement argentin s’inscrit, en revanche, dans un processus de construction d’un régime présidentiel fort, en raison de l’influence théorique des auteurs du texte constitutionnel, ainsi que du contenu et de la pratique ultérieure du texte constitutionnel62. Cependant, malgré cette différence importante, il est possible d’établir un trait d’union dans l’évolution de ces deux régimes politiques. Ainsi, un certain rythme de développement institutionnel similaire apparaît-il dans les deux États, notamment depuis des tournants révolutionnaires semblables63 jusqu’au début de la Troisième République en France et de la Constitution de 1853 (et sa consolidation en 1880) en Argentine. Toutefois, ces développements ne sont pas simultanés en raison du déphasage temporel des deux révolutions. 59 Ce style implique une double responsabilité des ministres, devant le Parlement et devant le monarque. Ce fait constitue la naissance de l’orléanisme. La Charte de 1830 est parlementaire en raison du jeu des articles 12 (qui établit la responsabilité des ministres), 42 (qui octroie au roi le droit de dissoudre la Chambre des députés), 46 (qui autorise l’appartenance des ministres au législatif) et 47 (qui permet à la Chambre Basse d’accuser les ministres devant les pairs). 60 Notamment en raison des articles 3 (qui oblige le Président à faire contresigner par les ministres ses décisions), 5 (qui autorise le Président à dissoudre, avec un avis favorable du Sénat, la Chambre Basse) et 6 (qui détermine la responsabilité solidaire des ministres devant les députés) de la loi du 25 février 1875. 61 Cf. ARDANT (Philippe), Institutions Politiques et Droit Constitutionnel, 19ème éd., L.G.D.J, 2007, p. 391 et 392. 62 Les influences antérieures au texte peuvent être identifiées dans plusieurs citations de Juan Bautista Alberdi, juriste qui a exercé une influence notable concernant le texte définitif de la Constitution à travers ses « Bases », notamment au chapitre XXV. Ces antécédents ont influencé la rédaction de l’article 86 de la Constitution de 1853, concernant les attributions présidentielles. 63 La Révolution Française de 1789 qui achève l’Ancien Régime en France et la Révolution de 1810 en Argentine, à l’origine de la chute du régime colonial espagnol. - 36 - Dans la catégorie d’« antécédent lointain », deux étapes peuvent être facilement identifiées dans les cas français et argentin. D’une part, l’étape durant laquelle le pouvoir politique repose exclusivement sur le monarque ou ses représentants, dans le cas argentin. D’autre part, l’étape postérieure à la disparition de la royauté. Cette disparition n’était pourtant que partielle, car elle réapparaît, d’une manière dissimulée en Argentine et d’une manière directe en France – mais elle n’implique plus un pouvoir absolu en raison des conséquences de la révolution –, tout en laissant une empreinte profonde64. Un trait commun qui associe le début de l’étape institutionnelle postérieure à la Révolution de mai 1810 en Argentine et la Révolution Française de 1789 est la confusion. Confusion politique et confusion des pouvoirs. Cette caractéristique est peutêtre naturelle à toute rupture révolutionnaire de l’ordre établi, la monarchie héréditaire dans ce cas, et n’est peut-être pas propre aux cas étudiés. Pourtant, cette confusion est apparue sous deux aspects, l’un transitoire et l’autre plus permanent. Concernant l’aspect transitoire, il s’agit du caractère erratique du chemin institutionnel choisi afin d’organiser le nouvel ordre. Ainsi, apparaissent des organes exécutifs monocéphales de même que des organes exécutifs collégiaux. Concernant l’aspect plus permanent, il peut être perçu en raison du grand nombre de régimes et textes constitutionnels adoptés, de même que dans leur caractère éphémère. 64 Concernant la présidence argentine, l’héritage colonial est évident, non seulement dans la dimension forte de l’autorité exécutive mais aussi par rapport au cumul d’attributions auquel aspirent les Présidents argentins. En ce qui concerne la dimension du pouvoir exécutif, le régime vice-royal s’est montré plus concentré que ses devanciers. Par rapport au cumul d’attributions, peu après la création du vice-royaume en 1776 et notamment depuis 1788 les vice-rois cumulaient l’autorité militaire et l’autorité territoriale de la province de Buenos Aires. C’est-à-dire que le vice-roi était la plus haute autorité politique et militaire du régime, pouvant même exercer des attributions législatives. Cf. ZORRAQUIN BECÚ (Ricardo), La organización política argentina en el periodo hispánico, 3ra ed., Ed. Perrot, 1967 ps 225 et ss. En ce qui concerne le cas français, Dominique Decherf a étudié l’héritage monarchique dans les institutions françaises contemporaines, notamment dans la Cinquième République. Ainsi a-t-il pu dire que le régime politique instauré par la Constitution de 1958, notamment sous de Gaulle, a une dose de « pouvoir monarchique », lequel peut être identifié en fonction du rapport direct de la nation et de l’État avec la fonction présidentielle. La fonction de chef d’État est associée avec l’idée d’« homme de la Nation », dont la représentation s’écarte du Parlement et s’approche du Président. Cf. DECHERF (Dominique), L’institution de la Monarchie dans l’esprit de la Ve République, coll. Bibliothèque Constitutionnelle et de Science Politique, T° 59, LGDJ, 1979 p. 49. - 37 - Ainsi, après avoir étudié la période qui est amorcée par la confusion initiale et ouvre le chemin à une concentration monocéphale du pouvoir exécutif (Chapitre I), est abordée celle qui analyse l’étape concernant la consolidation définitive du caractère monocéphale du pouvoir exécutif et s’achève par un écroulement de l’ordre institutionnel (Chapitre II). Ensuite, il faudra expliquer l’ultérieure progression ascendante de la puissance exécutive, qui précède la concentration totale du pouvoir (Chapitre III). Finalement, il est important de se pencher sur l’ « étape ouverte » démarrée avec la désarticulation de la concentration totale du pouvoir, qui est à l’origine d’une bifurcation des institutions argentines et françaises (Chapitre IV). - 38 - CHAPITRE I DE LA CONFUSION INITIALE À L’INEVITABLE CONCENTRATION MONOCEPHALE DU POUVOIR EXÉCUTIF - 39 - Si l’on tient compte de l’étude des antécédents lointains de l’actuelle concentration présidentialiste, le premier mouvement de développement institutionnel similaire en Argentine et en France traduit un parcours différent au début, mais qui se rapproche progressivement ensuite. Ainsi, un processus centripète similaire peut-il être repéré, illustré par une même trajectoire, laquelle s’étend de la collégialité jusqu’à un mouvement de concentration qui aboutit au caractère monocéphale du pouvoir exécutif. Alors qu’une tendance centripète similaire s’est rapidement manifestée (section I), des régimes collégiaux de transition illustrent le chemin parcouru vers ce qui sera leur caractère monocéphale final (section II). Ce n’est que dans un troisième temps que le caractère monocéphale du pouvoir exécutif se concrétisa (section III). - 40 - SECTION I RAPIDE MANIFESTATION D’UNE TENDANCE CENTRIPETE SIMILAIRE - 41 - Concernant l’immédiate canalisation institutionnelle du nouvel ordre établi, la Constitution française du 3 septembre 1791 conserve le roi à la tête de l’État et comme chef suprême de l’administration avec un pouvoir de nomination. Il prend alors le titre de roi des Français et non celui de roi de France, car le premier évoque la souveraineté nationale et le deuxième la souveraineté du monarque65. Il est également chef des armées66, fonction toujours soumise à la loi67. En outre, il est obligé de prêter un serment de fidélité envers la loi et la nation68 et se voit interdire, soit par action soit par omission, de se révolter contre le nouveau régime. Dans ce cas, il serait considéré comme ayant abdiqué son trône69. Néanmoins, le roi gardait l’attribution de nommer et congédier per se ses ministres, responsables devant lui70. Cela avait une double signification : d’une part il était libre afin de nommer qui il voulait au ministère, mais d’autre part, tous ces actes avaient besoin du contreseing ministériel71. Dans l’opinion d’Hauriou, « la Constitution de 1791 organise un régime représentatif pur conforme au type américain, avec séparation des pouvoirs complète entre le législatif et l’exécutif » 72. Pierre Pactet se prononce dans le même sens lorsqu’il affirme « les trois pouvoirs sont alors confiés à des organes distincts et nettement indépendants » 73. Il est possible d’affirmer que le caractère monocéphale de l’exécutif a été conservé, mais qu’il était fortement encadré par l’Assemblée législative, désormais l’organe représentatif par excellence74 de la souveraineté nationale. Symboliquement, elle est supérieure au roi car, dans le texte constitutionnel, le constituant a choisi de traiter d’abord toutes les dispositions la concernant, pour aborder après celles concernant le roi. 65 Cf. HAURIOU (Maurice), Précis de Droit Constitutionnel, Sirey, 1923 p. 330. 66 Cf. les articles 1 et 2 du chapitre IV du titre III de la Constitution. 67 Comme le dispose l’article 3, Section I, Chapitre II. 68 Cf. l’article 4. 69 Cf. l’article 5. 70 Cf. l’article 1, Section IV, chapitre II. 71 Ce qu’exige l’article 4. 72 HAURIOU (Maurice), Précis de Droit Constitutionnel p. 331. 73 PACTET (Pierre), Droit Constitutionnel, 17 éd., Armand Colin, 1998 p. 268. 74 Carré de Malberg disait qu’il s’agissait du seul organe capable de « vouloir » au nom de la Nation. Cf. CARRÉ DE MALBERG (Raymond), Teoría General del Estado, FCE, México, 1998 pp. 938 et 942. - 42 - Or, le « moment » 1791 est d´une importance capitale afin de comprendre la suite de l’histoire institutionnelle française. Ainsi, les principes contenus dans la Constitution concernant le principe représentatif sont la synthèse des idées d’Emmanuel Sieyès, qui s’imposa à Mirabeau lors des débats menés depuis septembre 1789, autour de la question de la canalisation de la « souveraineté une et indivisible » proclamée par la Révolution. Sieyès, opposant démocratie et république, dira que le peuple ne peut ni parler ni agir que par ses représentants à l’Assemblée. Par conséquent, il estime que les députés sont la matérialisation et la voix de la nation et, en ce sens, la loi est l’expression de la volonté générale. Mirabeau, quant à lui, pensait que la puissance exécutive pourrait examiner à travers le veto et, dans les cas où l’Assemblée insiste, par une dissolution, l’activité du corps législatif. En raison de cela, le roi-représentant de la nation veille à l’impartialité de l’État et sanctionne les actes de la législature en les déclarant conformes à la volonté générale75. Cette tension entre les idées de Sieyès et celles de Mirabeau, au fond une tension entre les pouvoirs législatif et exécutif pour la prépondérance politique et la traduction de la souveraineté indivisible, marquera la suite des débats constitutionnels et politiques ultérieurs. Cette situation (et avec elle une traduction malaisée du principe de la souveraineté indivisible) est à l’origine d’une oscillation entre souveraineté parlementaire et despotisme césarien76 entre 1789 et 1958. En outre, elle marquera le futur système politique instauré par la Cinquième République77. Dans ce cadre, il est important de remarquer que, selon Mirabeau, c’était le peuple qui devait trancher les conflits potentiels entre exécutif et législatif. En ce sens, la pensée de Mirabeau a des analogies claires avec celle de Charles de Gaulle78 et celui des principaux gaullistes, dont René Capitant fut un représentant solide. Ainsi, ce dernier a pu affirmer que le triomphe des thèses de Sieyès depuis 1791 impliqua, au fond, une confiscation de la 75 Cf. JAUME (Lucien), « L’État républicain selon de Gaulle (II) », Commentaire, n° 52, 1990 ps. 752- 753 et JAUME (Lucien), « De Gaulle dans l’histoire française de la souveraineté » dans INSTITUT CHARLES DE GAULLE, De Gaulle en son siècle, Actes des Journées internationales tenues à l´Unesco Paris, 19-24 novembre 1990, Tome II, La Documentation Française-Plon, 1992 ps. 22. 76 Cf. JAUME (Lucien), « L’État républicain selon de Gaulle (II) » p. 754. 77 Cf. Première partie, Chapitre II, Sections I et II. 78 Cf. JAUME (Lucien), « L’État républicain selon de Gaulle (II) » p. 753. - 43 - souveraineté par l’Assemblée79 laquelle se répète surtout sous les Troisième et Quatrième républiques. Au contraire, les révolutionnaires argentins, inspirés en partie par le système de juntes utilisé dans la métropole péninsulaire établissent une junte révolutionnaire, c’està-dire un gouvernement collégial. Ultérieurement, comme cela avait été décidé au Cabildo80 créé le 22 mai, la junte appelle des députés de l’intérieur du pays, car elle était formée jusqu’ici juste par des membres résidant à Buenos Aires. Pourtant, ils ne sont pas incorporés comme membres de l’assemblée constituante prévue afin de sanctionner la norme suprême, mais en tant que membres du pouvoir exécutif, rôle rempli, jusqu’alors, provisoirement par la junte. Immédiatement après la Révolution, les Français ont, eux, choisi la continuité (brève, il est vrai) d’un exécutif monocéphale et monarchique, tandis que les Argentins décident d’établir un gouvernement républicain et collégial81, dans lequel sont réunis la junte originelle et les députés de l’intérieur, instaurant la Junta Grande. Cependant, si les Français optèrent pour une constitution écrite, les Argentins produisirent une pluralité de documents assimilables à une constitution82. Au-delà de cette différence concernant le nombre d’individus à l’exécutif, il peut être remarqué que les Argentins imitent leurs prédécesseurs révolutionnaires français dans la mesure où « le principe de suprématie législative prédomine dans le 79 Cf. CAPITANT (René), Démocratie et participation politique, coll. Études, Bordas, 1972 ps. 39 et ss. 80 Le Cabildo était l’organe de gouvernement de la ville coloniale de Buenos Aires. Le Cabildo sortant nommait à chaque fois le nouveau Cabildo. L’autorité royale la plus importante le présidait. Ses fonctions centrales concernaient la justice, la police économique, le militaire, des fonctions liées à l’urbanisme, l’aide sociale, l’instruction primaire, la sécurité, des fonctions de consultation et législatives de même que de gouvernement provincial. Ainsi, lorsque le Cabildo fut le centre de la vie politique de la ville, la révolution s’est politiquement matérialisée dans ses murs. Cf. ROSA (José María), Historia Argentina, Tome I, Editorial Oriente, 1978 pp. 246 à 252. 81 Il est aussi intéressant que, dans un premier moment, le 24 mai, le Cabildo organisa une junte dans laquelle on le gardait, comme pour le monarque en France (ou plus précisément son représentant), à la tête du nouvel organe exécutif. 82 Il s’agit de ce que Germán Bidart Campos appelle « droit statutaire », lequel est formulé à travers plusieures documents, même parfois un « code constitutionnel » comme celui de 1819. Cf. BIDART CAMPOS (Germán), Historia política y constitucional argentina, Tome I, Ediar, 1976 p. 98. - 44 - constitutionnalisme argentin de la première moitié du XIXème siècle, même si, avec le temps, il est possible d’apprécier un certain déclin de sa force idéologique »83. Néanmoins, le résultat de la pratique institutionnelle concrète allait démentir ce postulat théorique pour traduire, au contraire, une prédominance de l’exécutif. Postérieurement, le processus révolutionnaire français aboutit à la suspension de Louis XVI le 10 août 1792 et « l’Assemblée législative [le remplace] dans ses fonctions par un Comité exécutif provisoire de six membres. La Convention [nationale, qui avait remplacé l’Assemblée législative créée par la Constitution afin qu´elle élabore un nouveau texte] s’accommode d’abord de l’existence de ce Comité, mais décide qu’il sera soumis à la surveillance, et en cas d’urgence, à l’autorité des 21 commissions permanentes qu’elle constitue en son sein » créant alors une situation de dispersion considérable du pouvoir84 et mettant fin à la continuité de l’exécutif monocéphale brièvement établi par le texte de 1791. Parmi ces organes, l’on trouve le funeste Comité de Salut Public de Danton et Robespierre. Il s’ajoute au Conseil exécutif, qui allait à son tour disparaître le 1er avril 1794 pour être remplacé par 12 commissions administratives85. Cependant, après la Constitution du 24 juin 1793 qui ne fut jamais appliquée, un nouveau texte constitutionnel est sanctionné le 22 août 1795. Selon l’historien de la Révolution française Michel Vovelle, l’esprit de ce texte impliquait un vif rejet des principes démocratiques exprimés par la norme de 179386. Il s’inscrit dans la ligne antérieure et confère la direction des affaires publiques à un corps collégial nommé Directoire. Cette fois l’exécutif devait être intégré par 5 membres choisis par les assemblées87 ayant juridiquement un rang inférieur au pouvoir législatif88. Pourtant, 83 LEVAGGI (Abelardo), « Espíritu del constitucionalismo argentino de la primera mitad del siglo XIX » Revista de Historia del Derecho, Vol. 9, 1981 p. 276 (TDA). Citation originale : “el principio de la supremacía legislativa predomina en el constitucionalismo argentino de la primera mitad del siglo XIX, aun cuando con el correr del tiempo puede apreciarse una declinación de su fuerza ideológica”. 84 CHANTEBOUT (Bernard), Droit Constitutionnel, 22 éd., Armand Colin, 2005 p. 161. 85 Ibidem p. 161. 86 Cette Constitution s’ouvre par une « déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen » dont la finalité est, selon le même auteur, « équilibrer » la DDHC de 1789. Cf. VOVELLE (Michel), Introducción a la historia de la Revolución francesa, Barcelona, Crítica, 2000 p. 60. 87 Article 132 du texte constitutionnel. - 45 - c’est la première fois que l’on nomme un régime politique d’après son exécutif ce qui illustre l’importance que cet organe aura dans la période. Il est donc possible d’affirmer qu’en mettant en parallèle les processus argentin et français, après un commencement opposé, les deux se caractérisent par une délégation du pouvoir exécutif à des organes collégiaux, le Directoire et la junte. Cette collégialité allait se prolonger dans le temps, mais elle fut peu à peu diminuée en raison de l’existence d’une commune tendance centripète de concentration de l’exercice de l’exécutif dans les mains d’un seul. L’exécutif français établi par le texte constitutionnel de 1795, était assisté par des ministres nommés et révoqués89 par les directeurs, qui ne formaient pas un Conseil des ministres. Il s’agissait, comme son prédécesseur de 1791 d’un régime de séparation des pouvoirs. Or, le régime fut atteint par un problème dont la cause peut être trouvée dans cette séparation des pouvoirs : la Constitution ne prévoyait aucune solution dans les cas de conflit entre exécutif et législatif. Ainsi, ce défaut fut à l’origine du grand nombre de coups d’état de cette période90. Le Directoire allait disparaître rapidement. En effet, après les élections de l’an V, un conflit idéologique oppose les conseils et l’exécutif. Ce conflit idéologique est à l’origine de nombreux accrocs entre les pouvoirs exécutif et législatif, qui aboutirent à l’intervention du Directoire du 18 fructidor de l’an V, annulant les élections et ouvrant une phase de répression violente. Plus tard, les élections de l’an VII ayant renforcé la majorité contraire à l’exécutif (après l’annulation des élections de l’an VI), le directeur Sieyès, soutenu par le général Bonaparte, organise le coup d’État du 18 brumaire, qui marqua la fin du Directoire91. D’après Michel Vovelle, c’est la vague jacobine de l’an VII qui inquiète la bourgeoisie directoriale, représentée par Sieyès, qui songe à une 88 Il est curieux que, si en France le premier gouvernement constitutionnel collégial a été ainsi nommé, l’on ait pris en Argentine la même dénomination pour qualifier le premier organe monocéphale postérieur à la Révolution de 1810. 89 En raison de l’article 148. 90 Cf. VOVELLE (Michel), Introducción… p. 62. 91 Cf. HAURIOU (Maurice), Précis de Droit Constitutionnel p. 335 et PACTET (Pierre), Droit Constitutionnel p. 270. - 46 - réforme des institutions allant vers l’autoritarisme. Ainsi, ce coup d’état ferme l’histoire de la Révolution et ouvre l’aventure napoléonienne92. Deux observations peuvent être faites à ce stade de l’étude. Premièrement, en Argentine de même qu’en France après la révolution et la chute de la monarchie, se produit un processus centrifuge de dispersion du pouvoir au sein de divers organes collégiaux. Deuxièmement, dans l’Argentine postérieure à la Junta Grande comme dans la France postérieure au régime directorial, on observe un phénomène inverse, c’est-àdire un effet centripète de concentration qui montre une tendance à mettre en place un caractère monocéphale de l’exécutif93. Cependant, avant d’arriver à la consolidation du caractère monocéphale des exécutifs argentin et français, plusieurs régimes instaurant des exécutifs collégiaux de transition vont se succéder. 92 Cf. VOVELLE (Michel), Introducción… p. 68-69. 93 Pourtant, dans l’Argentine postérieure à 1820 de même que dans la France de la Troisième République, (cf. infra), le pouvoir politique est déconcentré pour être, à son tour, nouvellement réunifié dans l’Argentine de 1880. Cela concrétisa la tendance définitive centripète et monocéphale. Dans le cas français, la dispersion devait continuer avec des indices de déclinaison jusqu’à l’avènement de la Cinquième République. - 47 - SECTION II RÉGIMES COLLÉGIAUX DE TRANSITION : VERS LE CARACTÈRE MONOCEPHALE FINAL - 48 - Après l’échec des régimes collégiaux intégrés par un grand nombre de magistrats, en Argentine comme en France, l’architecture institutionnelle est redessinée afin de pallier les défauts et le fonctionnement chaotique des exécutifs de ce type. Au sein de ce processus, le 22 octobre 1811, la junte des députés dicte le Règlement fixant les attributions, prérogatives et devoirs des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Ce Règlement prit « dans notre histoire constitutionnelle une importance notable parce qu’il a été la première constitution du peuple argentin »94. Dans ce document juridique, on spécifie le mode à travers lequel devait se produire l’interaction entre le pouvoir législatif, représenté par la junte, et le Triumvirat. Ce dernier était la nouvelle modalité adoptée pour l’exécutif, instauré le 23 septembre 181195. Il prévoyait d’importantes attributions exécutives96. Cependant, la junte voulait être l’organe prépondérant s’imposant à l’exécutif, et ceci à un niveau tel que « lors du règlement de la division des pouvoirs le 22 octobre 1811 la Junta Conservadora se déclara représentante de la souveraineté, représentation imparfaite mais « pas pour autant une représentation nulle, et sans influence immédiate et active » et définit le sien comme « haut pouvoir » […] Elle [nommait] les individus du pouvoir exécutif, responsables devant elle »97. Clairement, 94 GONZALEZ CALDERON (Juan A.), Derecho Constitucional argentino – Historia, teoría y jurisprudencia de la Constitución, Tomo I, J. Lajouane y Cía., 1931 p. 46 (TDA). Citation originale : “tiene en nuestra historia constitucional una notable importancia, porque ha sido la primera Constitución del pueblo argentino”. 95 RAMELLA DE JEFFERIES (Susana T.), « Perfil y atribuciones del Ejecutivo en los comienzos constitucionales argentinos (1810-1817) » in PEREZ GUILHOU (Dardo) et autres, Atribuciones del Presidente argentino p. 52 – 53. 96 Par exemple, celles de pourvoir les emplois militaires et civils (article 3, section II) ou l’organisation des armées (article 2, section II). En outre, il devait réunir dans les délais les plus brefs possibles un Congrès constituant, véritable leitmotiv de toute la période. Curieusement, l’article 13 de la deuxième section disposait: « Le pouvoir exécutif est responsable de sa conduite devant la Junte Conservatrice ». ce qui montrait un louable désir des auteurs du document. Mais cette responsabilité n’allait jamais être mise en question en raison des lamentables épisodes de novembre 1811. 97 LEVAGGI (Abelardo), « Espíritu del constitucionalismo argentino… » p. 277 (TDA). Citation originale : “en el reglamento de la división de poderes del 22 de octubre de 1811 la Junta Conservadora se había declarado representante de la soberanía, representación imperfecta pero “no por eso es una representación nula, y sin ningún influjo inmediato, y activo”, y definido al suyo como “alto poder”. - 49 - cette volonté de suprématie (dont l’origine était la tradition révolutionnaire française) était étrangère à la tradition vice-royale récente et, donc, pas acceptable pour les membres de l’exécutif. Il est probable que les révolutionnaires argentins, profondément influencés par les idées de l’Illuminisme98 et connaissant les événements de la Révolution française et les essais d’organisation des pouvoirs publics qui avaient eu lieu, aient pris la décision d’imiter l’expérience française du Consulat., Tout comme le Triumvirat, cet organe était un exécutif composé de trois individus. Ceci car, si au début de la révolution l’inspiration centrale qui a conduit à l’organisation des juntes avait été l’Espagne, la France est le modèle que plusieurs hommes de mai admirent. Ainsi, le constituant français, tellement admiré des révolutionnaires argentins, garde-t-il la collégialité dans la Constitution du 13 décembre 1799. Toutefois, il réduit le nombre des intégrants du pouvoir exécutif à trois tout en le nommant, non pas Directoire, mais Consulat. Il n’est pas anodin qu’un des membres de cet organe ait été un brillant militaire, lequel était appelé à jouer un rôle prépondérant dans la politique française, directement jusqu’en 1815 et indirectement jusqu’en 1870 : Napoléon Bonaparte. L’idée de primauté du parlement est ainsi abandonnée et laisse sa place au césarisme despotique naissant. Tiene tratamiento de “alteza”, nombra a los individuos del Poder Ejecutivo, responsables ante ella de su conducta pública, y se reserva el derecho de interpretar el Reglamento”. 98 Pourtant, il faut mettre en évidence une caractéristique de l’Illuminisme au Río de la Plata. Il ne s’agissait pas, comme en France ou en Angleterre, d’un simple projet de modernisation culturel « limité » dans la mesure où la pensée illustrée ne pouvait pas circuler librement là où elle s’oppose au catholicisme ou aux critères de légitimation de la monarchie espagnole. Ainsi, le mouvement à l’œuvre dans le Viceroyaume « américain » n’est pas une cause directe de la Révolution mais juste une modernisation culturelle. Or, cette pensée apparait dans la future Argentine fortement liée aux discours sur l’économie, s’érigeant comme critique au monopole commercial défendu par la couronne espagnole. Pour cette raison, il est possible d’affirmer que la cause centrale de la Révolution peut être trouvée plutôt dans la situation internationale que dans le développement d’un processus endogène de maturation des idées indépendantistes. Cf. TERAN (Oscar), Historia de las ideas en la Argentina – Diez lecciones iniciales, 1810-1980, Siglo veintiuno, 2008 pp. 13-21. - 50 - En raison des dispositions constitutionnelles99, le pouvoir exécutif était composé par trois consuls élus pour une période de 10 ans. Tout en étant une disposition particulière, le texte constitutionnel lui-même établissait : « La Constitution nomme Premier consul le citoyen Bonaparte, ex-consul provisoire ; second consul, le citoyen Cambacérès, ex-ministre de la Justice ; et troisième consul, le citoyen Lebrun, exmembre de la commission du Conseil des Anciens. - Pour cette fois, le troisième consul n'est nommé que pour cinq ans » 100. Cependant, au-delà de l’inusuelle mention dans le texte constitutionnel de citoyens appelés à occuper un poste au sein du pouvoir exécutif, il faut se demander s’il s’agissait véritablement d’un organe collégial. Ce caractère collégial pourrait être mis en cause du point de vue des articles concernant le fonctionnement de l’exécutif et en raison de la conjoncture politique du moment. Soit en lisant le texte constitutionnel, soit en analysant la conjoncture politique, il n’est pas difficile de s’apercevoir qu’au-delà des apparences c’était bien Bonaparte qui concentrait la grande majorité des pouvoirs. Le processus de concentration du pouvoir politique en France est ici clair. Or, ce processus est similaire à celui qu’allait expérimenter le jeune État argentin après la chute du Triumvirat. Les articles mêmes de la Constitution sont des preuves évidentes de la tendance centripète qui s’opère en France. C’est à travers le jeu des articles concernant l’exécutif que le Premier Consul s’impose sur ses collègues. L’article 40 du texte constitutionnel établit qu’il a des fonctions et attributions particulières, dans l’exercice desquelles il peut être remplacé par le Deuxième ou le Troisième Consul, selon le cas. Pourtant, après cette disposition, le constituant de 1799 énumère les fonctions spécialement attribuées aux premiers des magistrats du Consulat. Ainsi, l’article 41 octroie à ce fonctionnaire le pouvoir de promulguer les lois, complémentaire de celle de l’article 44 qui autorise le gouvernement, c’est-à-dire le Premier Consul, à exercer l’initiative législative, de même que le pouvoir réglementaire. Les projets de loi étaient rédigés par le Conseil d’État, selon l’article 52, mais ce conseil était sous la direction du Premier Consul car il pouvait nommer et révoquer à volonté ses membres de même que les ministres, ambassadeurs et autres agents extérieurs. En outre, le Premier Consul était envisagé par la Constitution afin de nommer et révoquer librement les officiers des 99 Article 39 du titre IV. 100 Article 39. - 51 - Forces Armées, ainsi que les membres des administrations locales et commissaires de gouvernement. L’article 42, vraie consécration du pouvoir supérieur du Premier Consul, déclare que pour le reste des actes de gouvernement (tous ceux non mentionnés dans le texte) le Deuxième et Troisième Consul n’ont qu’un rôle consultatif. Même si, en raison des dispositions de l’article 55, la Constitution demandait la signature d’un ministre, afin de conférer une valeur juridique aux actes du Consulat, cette limite devenait illusoire face au pouvoir quasi-illimité de Bonaparte. La grande concentration du pouvoir à l’œuvre est ici claire. Sa portée peut être repérée dans le texte constitutionnel même. Elle repose entre les mains d’un des membres de l’exécutif, contrairement au cas argentin où une personne qui ne faisait même pas partie des magistrats exécutifs, Bernardino Rivadavia, exerçait une influence déterminante. Ce personnage est l’inspirateur du rejet, juridiquement douteux, du Règlement du 22 octobre, par l’exécutif triumviral. En addition à la dissolution ultérieure de la junte, ce rejet constitue une vraie altération du schéma constitutionnel en vigueur, et en conséquence, un vrai coup d’État. Après l’acte de force, le Triumvirat dicte un Statut Provisionnel le 22 novembre. L’article 1er dispose qu’ « étant donné l’amovilibilité de ceux qui gouvernent - obstacle le plus fort contre les tentatives d’arbitraire et de tyrannie, le gouvernement sera remanié alternativement tous les six mois, en commençant par le membre le moins ancien dans l’ordre de nomination ; la présidence doit se succéder par intervalles similaires dans l’ordre inverse ». En ce qui concerne l’article 6, il établissait un grave principe : « Il appartient au gouvernement de veiller au respect des lois et d’adopter les mesures qu’il estime nécessaires pour assurer la défense de la patrie, selon ce qu’exigent les besoins et circonstances du moment ». Ce type de dispositions, tellement vagues et génériques dans leur contenu, associées à des termes peu juridiques comme « défense de la patrie » cachent l’obscur propos de justifier normativement des actes abusifs dans l’exercice des attributions gouvernementales. De telles intentions sont intimement liées au fondement philosophico-politique du Statut, c’est-à dire aux principes du despotisme illustré101. 101 RAMELLA DE JEFFERIES (Susana T.), « Perfil y atribuciones del Ejecutivo… » p. 57. - 52 - Encadré par le même projet autoritaire de prépondérance de l’exécutif, le Triumvirat crée une assemblée à travers un décret du 19 février 1812. L’exécutif était autorisé à réunir l’assemblée. Pourtant, au-delà d’une telle autorisation, il était tenu de le faire au moins tous les six mois102. L’assemblée, une fois réunie, ne pouvait pas aborder d’autres affaires que « celles pour lesquelles elle avait été appelée [par le gouvernement, et ne pouvait] se réunir en session ordinaire que pour 8 jours, sauf dans le cas où le gouvernement décidait un délai supérieur. Les 8 jours écoulés, tout ce que l’Assemblée décidait était nul » 103 . Pourtant, une confrontation eut lieu entre l’assemblée et Rivadavia qui voulait être nommé à l’exécutif, mais la nomination finalement ne se produisit pas. Pour cette raison, le corps délibératif fut dissous par les partisans rivadaviens. Face à cette dissolution illégale de l’organe législatif, malgré l’existence d’un appel à l’assemblée pour qu’elle se réunisse le 6 novembre, le 8 novembre « la place [principale de Buenos Aires] fut occupée par des forces militaires, parmi lesquelles le Régiment des Granaderos à cheval et des groupes de civils qui exigeaient un Cabildo ouvert »104. La conséquence immédiate de cette réaction des forces militaires commandées par San Martín, Alvear, Monteagudo et inspirées par la Logie Lautaro, fut la chute du Triumvirat en fonction et la nomination de trois membres différents, raison pour laquelle ce nouveau trio est connu comme le Deuxième Triumvirat. En vertu des demandes des militaires soulevés, le Triumvirat convoque l’Assemblée Générale Constituante de 1813. Il allait être le dernier exécutif non monocéphale de l’histoire institutionnelle argentine. Dans une direction similaire et encadrée par le même processus de reconcentration des pouvoirs exécutifs dispersés après la chute du régime monarchique, 102 103 Article 7. Arts. 7 et 15. Cf. GONZALEZ CALDERON (Juan A.), Derecho Constitucional argentino… p. 57(TDA). Citation originale : “en ella no se tratarán otros negocios diferentes de aquellos para que ha sido convocada, ni podrá permanecer en sesión más término que el de ocho días a no ser que el Gobierno juzgue conveniente prorrogarla; pasado el término, cuanto se efectúe sin este requisito será nulo”. 104 FLORIA (Carlos A.) et GARCIA BELSUNCE (César A.), Historia de los Argentinos, Larousse, 1999 p. 336 (TDA). Citation originale : “apareció la Plaza [central de Buenos Aires] ocupada por fuerzas militares, entre ellas el regimiento de Granaderos a Caballo, y grupos civiles que exigían cabildo abierto.”. - 53 - l’établissement de l’Empire se préparait en France. Afin de bien comprendre ce processus, il est intéressant d’évoquer une proclamation émise par le Consulat le 15 décembre 1799 : « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée: elle est finie »105. Néanmoins, avant l’établissement de l’Empire, une autre étape dans le processus de concentration du pouvoir entre les mains de Bonaparte devait encore s’achever. Ce fut la dernière expérience collégiale française (comme le fut le Deuxième Triumvirat pour l’Argentine) avant la consécration finale du caractère monocéphale de l’exécutif. À l’issue d’un référendum organisé par le gouvernement, selon ce qui était constitutionnellement prévu, 3.500.000 citoyens se prononcèrent en faveur de l’établissement d’un Consulat à vie en la personne du général Napoléon Bonaparte106. Le référendum fut décidé avec, notamment, pour finalité de faire taire l’opposition politique au bonapartisme, en faisant valoir comme excuse un attentat contre la vie du Premier-Consul. Cette excuse allait être utilisée pendant la présidence de Charles de Gaulle, plus d’un siècle plus tard en 1962. Pourtant, et au-delà du parallèle, il est clair que l’homme du 18 juin ne voulait pas devenir chef de l’État à vie comme Napoléon. Ainsi fut établie par la volonté des citoyens la Constitution de l’an X, du 4 août 1802. Selon le nouveau texte constitutionnel, les Consuls sont membres du Sénat de même que son président107. En outre, les Deuxième et Troisième Consuls sont élus par le Sénat, sur proposition du Premier, comme le disposait l’article 40. Lorsque l’un des Consuls non désignés à vie laissait son poste, Bonaparte proposait la personne qui, selon son critère, devait être nommée. Néanmoins, le Sénat avait la faculté de s’y opposer, même si cette opposition ne se manifesta que deux fois. Le troisième candidat devait, lui, être obligatoirement désigné108. De plus, le Premier Consul avait la faculté de désigner un successeur. Cette désignation pouvait s’opérer à n’importe quel moment et la décision correspondait à celle de Bonaparte. Pourtant, ce successeur devait respecter la procédure prévue pour la désignation des autres Consuls. En ce qui concerne le contrôle de l’exécutif, la mission fut confiée, en apparence, au Sénat. En 105 Cette phrase semble une ratification de l’opinion de Michel Vovelle qui avait identifié la chute du Directoire avec la fin de la période révolutionnaire. 106 CHANTEBOUT (Bernard), Droit Constitutionnel p. 170. 107 Cf. l’article 39. 108 Cf. l’article 41. - 54 - effet, dès que le Premier Consul put nommer les membres de cet organe, ce contrôle devint inexistant109. La consolidation de Napoléon Bonaparte comme Consul à vie, puis comme Empereur, de même que la chute du Deuxième Triumvirat laissèrent la voie ouverte, dans les deux cas, au retour définitif d’un exécutif monocéphale. 109 Comme il était prévu aux articles 61 et 63 de la Constitution. - 55 - SECTION III LA CONCRÉTISATION DU CARACTÈRE MONOCÉPHALE DU POUVOIR EXÉCUTIF - 56 - Évidemment, le récit de l’évolution institutionnelle du pouvoir exécutif en France et en Argentine affiche une tendance nette à une concentration progressivement majeure de ce dernier. Pour cette raison, le rétablissement définitif du caractère monocéphale de l’exécutif apparaissait inévitable. Après la chute du Triumvirat et la montée en puissance de Napoléon Bonaparte, l’apparition d’un gouvernement d’une seule personne et la concentration du pouvoir politique qui s’en suit, dans les deux pays, deviennent une réalité. Ainsi, la concrétisation de la concentration fut-elle consacrée aux niveaux constitutionnel et pratique. Dans le cas argentin, l’assemblée réunie par le Deuxième Triumvirat (connue comme l’Assemblée de l’an XIII) est à l’origine du document juridique qui matérialise la tendance centripète et implique un retour à une conception du pouvoir semblable à la période coloniale. Ce document n’est autre que la loi du 22 janvier 1814. Apparemment, l’inspirateur du document fut Bernardo de Monteagudo, l’idéologue de l’organe présidentiel du projet de Société patriotique présenté à l’Assemblée de 1813110. En application du Statut du 26 janvier 1814, le Directoire avait les mêmes attributions que celles octroyées au gouvernement par le Statut du 27 février 1813 111. Ainsi, ce dernier organisa-t-il institutionnellement le fonctionnement du Deuxième Triumvirat avec une particularité car, « dans ce Statut va apparaître une idée de séparation de pouvoirs […] [bien que] se dessinait un exécutif notoirement plus puissant »112. Parmi les compétences les plus importantes octroyées par le Statut, on trouve celles d’édicter et d’exécuter les lois et décrets de même que celle de gouverner l’État. En outre, le Directoire pouvait commander et mobiliser l’armée et nommer les juges civils et pénaux, sauf ceux du pouvoir judiciaire suprême. Le Directeur était celui 110 Cf. RAMELLA DE JEFFERIES (Susana T.), « Perfil y atribuciones del Ejecutivo… » p. 72. Il est important de dire que l’Assemblée de l’an XIII impliqua un pas important vers la rupture « formelle » avec l’Espagne, car l’on a exclu pour la première fois le nom de Fernando VII du serment des députés. En outre, il faut signaler que la « Société Patriotique » succéda au « Club Moréniste » et, à son tour, leurs membres vont intégrer la Logie Lautaro. 111 GONZALEZ CALDERON (Juan A.), Derecho Constitucional argentino… p. 63. 112 RAMELLA DE JEFFERIES (Susana T.), « Perfil y atribuciones del Ejecutivo… » p. 64 (TDA). Citation originale : “en este Estatuto aparecería una idea de separación de poderes […] [aunque] se dibujaría un Ejecutivo notoriamente más poderoso”. - 57 - qui nommait et révoquait les membres du Conseil d’État113, à l’exception de son président, désigné par l’Assemblée. En ce qui concerne le Directoire, la nouveauté n’est donc pas le caractère fort de ses attributions, mais son caractère monocéphale. Ainsi, ce caractère marque-t-il un pas en avant vers la réunification du pouvoir vice-royal, notamment par le fait qu’à partir de ce moment, le projet institutionnel argentin se concentre dans la construction d’une magistrature monocéphale et unique, afin qu’elle règne sur tout le territoire de l’État national (lequel va être finalement bâti en 1880 lors de la présidence de Julio Argentino Roca). En mettant en parallèle les processus argentin et français, on observe clairement un rythme de changement institutionnel similaire. En France, c’est à travers la troisième expérience d’organisation politique, après l’échec de la monarchie atténuée de 1791 et du Directoire, qu’est établi un pouvoir stable et monocéphale, incarné par Napoléon Bonaparte. Dans le cas argentin, après la brève expérience des juntes et l’échec du Triumvirat, c’est avec le Directoire (c’est-à-dire avec la troisième expérience institutionnelle) qu’on rétablit le caractère monocéphale de l’exécutif et une certaine stabilité du point de vue institutionnel. La preuve en est le fait que (presque accidentellement, il faut le reconnaître) le Directoire allait perdurer jusqu’en 1819. Ce fut un antécédent majeur de l’exécutif présidentiel de 1826 et donc aussi de celui de 1853. Plus tard, l’Assemblée de l’an XIII est dissoute, le Cabildo reprend le pouvoir et appelle l’électorat à choisir une nouvelle Assemblée, tout en nommant une junte d’observation pour rédiger un nouveau statut pour l’exécutif. Ce statut allait être celui du 5 mai 1815. Dans ce document, le Directeur (qui n’est plus qualifié de « suprême ») demeurait en poste pour une période d’un an114. Tout en constituant une exception au caractère des documents juridiques de la période, le Statut crée un exécutif affaibli, mais toujours monocéphale. Le symptôme de cette faiblesse est que le chapitre II, concernant l’exécutif, est intitulé « Limites du pouvoir exécutif et de l’autorité du 113 En application des articles 8 et10. 114 Selon les dispositions de l’article IV du chapitre de la Section III, complètement concerné à l’exécutif. - 58 - Directeur ». Était aussi consacré que le Directeur ne pouvait « expédier ni ordre ni communication quelconque, sans qu’ils soient contresignés par le Secrétaire du Département correspondant à l’affaire, sous leur double responsabilité pour les dommages qu’ils causeraient »115. En outre, au même chapitre, était interdit au Directeur de disposer des armées ou d’établir des impôts sans une consultation préalable du pouvoir législatif, du Cabildo et du Tribunal du Consulat. Le Directeur était donc encadré dans ces compétences par une multitude d’organes. En outre, le Statut imposa au Directeur l’obligation de convoquer un Congrès : il s’agit du futur Congrès de Tucumán, lequel va déclarer l’indépendance définitive de l’Espagne le 9 juillet 1816. Pourtant, il faut remarquer la rédaction postérieure du Règlement Provisoire du 3 décembre 1817 pour la direction et l’administration de l’État par le Congrès de Tucumán déjà établi à Buenos Aires. L’importance du Règlement est telle qu’il a été dit que « malgré les constitutions de 1819 et 1826 qui l’ont suivi [le règlement] demeura le seul règlement national ». Il fut même utilisé peu avant la sanction de la Constitution de 1853116. Dans le Règlement, similaire par plusieurs normes à celui de 1815117, il est établi que l’exécutif devait reposer sur un citoyen ayant le titre de Directeur de l’État. Son mandat118 devait s’éteindre à la rédaction d’une Constitution ou avant si le Congrès l’estimait convenable. L’organe législatif devait alors remplir le vide institutionnel, en application de l’article II. 115 Cf. l’article V, Chapitre II, Section III (TDA). Citation originale : “expedirá orden, ni comunicación alguna, sin que vaya suscripta del respectivo Secretario del Departamento a que corresponda el negocio, bajo responsabilidad de ambos por los daños que se causaren”. 116 RAMELLA DE JEFFERIES (Susana T.), « Perfil y atribuciones del Ejecutivo… » p. 83-84 (TDA). Citation originale : “a pesar de las constituciones de 1819 y 1826 que le siguieron, éste quedó como único reglamento nacional […] en algunas materias llegando su invocación hasta las vísperas de sancionarse la Constitución de 1853”. Un exemple de l’importance de ce Règlement dans l’histoire institutionnelle ultérieure est l’utilisation, afin d’intégrer le Congrès Constituant qui va élaborer la Constitution de 1826, de la même « base » de représentation : un député chaque 15.000 habitants. 117 Cf. GONZALEZ CALDERON (Juan A.), Derecho Constiucional argentino… p. 74. 118 Selon l’article VI du chapitre I, section III. - 59 - Le Directeur a des attributions traditionnelles telles que celle de conduire l’armée, d’exercer la conduite des affaires étrangères et de déclarer la guerre avec un avis préalable du Congrès119. Il devait aussi remplir les emplois civils et militaires, conduire la superintendance du Trésor et disposer de l’initiative des lois aussi bien que du pouvoir réglementaire120. Même si le pouvoir de veto n’était pas prévu, il a été exercé dans la pratique institutionnelle. Ce fait montre deux choses : d’une part, la portée ou l’influence limitée du texte dans la pratique institutionnelle ; d’autre part, cette tension existante depuis le début entre le principe théorique de supériorité du pouvoir législatif et la prééminence pratique de l’exécutif directorial. Néanmoins, le Règlement de 1817 reprend les limites au pouvoir exécutif du Statut de 1815121. Même si la section consacrée aux limites apparaît, il faut aussi dire que dans le document de 1817 elle est plus longue (19 articles contre 8) que dans celui de 1815. Au premier article de cette section, la disposition selon laquelle le Directeur ne pouvait pas mobiliser l’armée sans l’avis préalable du Congrès122 était présente, de même qu’au sein du document de 1815. Il ne pouvait pas non plus fixer des impôts sans le consentement du pouvoir législatif123 ni expédier des ordres ou communications sans le contreseing du Secrétaire du département concerné par l’affaire (au cas contraire elles n’avaient pas de valeur juridique) 124. Si le Directoire matérialise une manifestation concrète du processus centripète de concentration du pouvoir politique entre les mains d’une seule personne, l’article premier de la Constitution française du 18 mai 1804, connue comme la Constitution de l’an XII, confère le gouvernement de la République à un Empereur (Napoléon Bonaparte, selon le deuxième article) qui adopte le titre d’« Empereur des Français ». Au deuxième titre du texte (articles 3 à 8) le régime de succession impériale est décrit, en spécifiant que seuls les descendants masculins pouvaient accéder au trône. Il paraît évident qu’il existe une contradiction entre la volonté affichée de garder la forme 119 En fonction de l’article XIV. 120 Cf. articles IX, X, XVIII, XX, XXI du chapitre I dans la section III. 121 Evoqués au section III, chapitre II. 122 Article II. 123 Article VIII. 124 Article IX. - 60 - républicaine associée à l’idée d’alternance au pouvoir et la volonté réelle de concentrer la totalité du pouvoir dans un seul individu, lequel, de plus, inaugure une dynastie. La flagrante opposition entre la forme républicaine et la forme impériale réside dans le fait que « la forme républicaine de gouvernement […] signifie que la détention du pouvoir étatique, en ce qui concerne son exercice, correspond aux divers organes de gouvernement intégrés par des mandataires de la société devant laquelle ils sont responsables, devant rendre compte de leur actes dans une forme politiquement institutionnelle »125. En outre, la doctrine traditionnelle française explique qu’« en tant que forme de gouvernement [la République] se caractérise par la suppression de toutes les fonctions gouvernementales héréditaires et par leur remplacement par des fonctions électives ; […] le gouvernement républicain exige que les gouvernants élus ne le soient pas à vie, mais seulement pour un temps »126. D’abord, en raison de ce que la totalité du pouvoir appartient, selon le texte constitutionnel, à un Empereur et, ensuite, en raison du caractère héréditaire de la transmission d’un tel pouvoir, il est possible de conclure qu’il y a une double négation de la forme républicaine de gouvernement. La négation évoquée de la forme républicaine et la prépondérance totale de l’Empereur dans la conduite des affaires permettent d’affirmer que les diverses institutions créées aux côtés de l’Empereur lui sont soumises et ne constituent que des instruments de la volonté impériale, discrétionnaire et autoritaire. Toute l’architecture constitutionnelle était donc absolument pensée pour que ce fut l’Empereur qui ait dans tous les cas la décision finale, soit concernant les affaires exécutives proprement dites soit par rapport aux affaires exclusivement législatives127. 125 BADENI (Gregorio), Instituciones de Derecho Constitucional, Tome II, Ed. Ad-Hoc, 1999 p. 126 (TDA). Citation originale : “la forma republicana de Gobierno […] significa que la titularidad del poder estatal, en orden a su ejercicio, corresponde a la sociedad. Tanto respecto a la función constituyente, la legislativa, la ejecutiva como la judicial. Pero su ejercicio efectivo, por obra de la representación política, corresponde a los diversos órganos del Gobierno integrados por mandatarios de esa sociedad frente a la cual son responsables debiendo rendir cuentas de sus actos en forma políticamente institucional”. 126 HAURIOU (Maurice), Précis de Droit Constitutionnel p. 383. 127 Le Sénat, qui avait une fonction consultative par rapport aux décrets du Corps législatif (en raison des articles 69 à 72 de la Constitution) était composé des princes français, des titulaires des dignités de l’Empire (six individus, nommés par l’Empereur, dont les fonctions étaient décrites au titre V de la - 61 - Il s’agissait donc d’un moment de concentration majeure du pouvoir dans un individu après la chute de l’Ancien Régime. Cette concentration était assimilable (dans son esprit, mais pas dans son caractère autocratique et héréditaire) à celle établie par le Statut du 27 février 1813 qui organisait le cumul de compétences octroyées à l’exécutif. Pourtant, il faut dire qu’il y a une différence cruciale qui réside dans le caractère républicain. Malgré ses imperfections et déséquilibres, celui-ci a été gardé par les institutions argentines et abandonné par les institutions françaises, répugnant alors aux formes républicaines. La confirmation de cette aversion des formes républicaines dominante en France à l’époque est le rétablissement de la monarchie après la chute de Napoléon et l’expérience des Cent Jours. Or, malgré l’accumulation de pouvoirs autour de l’Empereur Bonaparte et la confirmation du processus centripète de concentration du pouvoir politique avec l’apparition du Directoire, étaient réunis tous les signes d’une consolidation définitive du caractère monocéphale de l’exécutif, en Argentine et en France. Un écroulement de l’ordre institutionnel devait pourtant se produire. Norme Suprême), 80 membres nommés parmi les candidats proposés par l’Empereur à partir des listes formées par les collèges électoraux des départements de même que par les citoyens que l’Empereur juge convenable d’élever à la dignité sénatoriale. En outre, le Président du Sénat, dont la durée au poste était d’un an, était élu par l’Empereur. Les membres du Corps législatif n’ont pas eu un rôle de contrepoids important car ils n’avaient même pas la faculté d’introduire des amendements aux projets de l’exécutif. Ils votaient les projets de lois présentés par le Conseil d’État (en application de l’article 82) et le Tribunat (en application des articles 79 à 82 du titre X et de l’article 96 du titre XI dont le Président était choisi par l’Empereur et allait être supprimé le 19 août 1807). - 62 - CHAPITRE II DE LA CONSOLIDATION DÉFINITIVE DU CARACTÈRE MONOCÉPHALE DU POUVOIR EXÉCUTIF À L’ÉCROULEMENT DE L’ORDRE INSTITUTIONNEL - 63 - Le deuxième moment durant lequel s’opère une évolution institutionnelle similaire dans les deux États peut être abordé de deux points de vue. D’une part, il y a une commune consolidation du caractère monocéphale de l’exécutif, même si cette consolidation s’opère dans un climat majoritairement stable en France, alors qu’en Argentine elle apparaît juste au niveau des textes, mais pas dans la pratique effective. D’autre part, dans les deux cas, il y a, malgré la différence évoquée, un écroulement commun de l’autorité centrale. Celui-ci s’affiche d’une façon progressive en France, tandis qu’en Argentine, au contraire, loin d’être progressif, il éclate. À une première période marquée par la concrétisation du caractère monocéphale d’un exécutif vigoureux (section I), succède l’écroulement de l’ordre institutionnel (section II). - 64 - SECTION I LA CONCRÉTISATION DU CARACTÈRE MONOCÉPHALE D’UN EXÉCUTIF VIGOUREUX - 65 - Après la chute des premières formes institutionnelles impliquant un retour à la tradition prérévolutionnaire héritière d’un pouvoir exécutif monocéphale, il est possible d’observer dans les cas argentin et français une affirmation de cette tendance, présente à la fois dans les textes constitutionnels et dans les intentions des acteurs politiques du moment. En France, la restauration monarchique, planifiée et encouragée par les ennemis européens de l’Empereur, est finalement achevée. Le gouvernement provisoire installé après la défaite de Bonaparte pousse à l’adoption au Sénat d’un texte constitutionnel le 6 avril 1814, en espérant que le texte soit accepté par le roi désigné. Pourtant, Louis XVIII n’accepte pas cette constitution et promeut la déclaration dite de Saint-Ouen du 2 mai 1814, à travers laquelle il établit les bases de ce que, selon lui, devait être la Restauration. Ainsi, annonce-t-il la rédaction d’une Norme Suprême, devant être présentée au Sénat et au Corps législatif prévus par la Constitution impériale, tout en montrant une intention de continuité constitutionnelle. Cet instrument est la Charte128 constitutionnelle du 4 juin 1814. Elle introduisit le régime parlementaire en France129. Ce moment, qui s’amorce avec la Charte, fut fondamental. D’abord, il confirme l’abandon des formes républicaines amorcé avec la Constitution de 1804, même si, ici, le césarisme plébiscitaire est laissé de côté au profit d’une monarchie constitutionnelle. Mais la monarchie proposée par le constituant de 1814 se différencie de celle qui précéda la Révolution par un élément central, l’adoption du régime parlementaire. Le parlementarisme allait être la forme qui s’enracina définitivement en France, sauf exception (présidentielle d’abord, impériale après) de 1848-1870. Pourtant, en 1877, l’option du régime « parlementaire » se consolide. Par ailleurs, cette adoption du parlementarisme a une conséquence importante : elle implique un éloignement institutionnel significatif avec le processus argentin. Dans cet État, la tradition présidentielle s’affirme notamment après les textes de 1819 et 1826. Cette tradition traduit, au fond, une continuité avec l’histoire institutionnelle 128 Il s’agit juridiquement d’une Charte, non d’une Constitution, car le document ne provient pas de la participation des citoyens fondée sur la détention de la souveraineté nationale mais d’une élaboration directe par le gouvernement souverain. 129 Cf. HAURIOU (Maurice), Précis de Droit constitutionnel p. 339. - 66 - hispanique antérieure à la Révolution, dont le Directoire est une manifestation postérieure. Au même moment, la France concrétise une rupture institutionnelle quasidéfinitive avec ses régimes politiques antérieurs et commence à fonctionner (juste globalement130) sous un « code » parlementaire, malgré l’interruption de 1848. Cette anomalie devait réapparaitre au sein du futur « parlementarisme » de la Cinquième République. Pourtant, la restauration monarchique, au-delà de l’éloignement entre l’Argentine (qui garde, avec certaines particularités, les formes républicaines) et la France (qui abandonne les formes républicaines et impériales pour établir une monarchie), illustre l’approfondissement d’une tradition d’exécutif monocéphale puissant. Le caractère monocéphale est évident lorsque la figure du monarque comme chef suprême de l’État est introduite. La puissance des attributions qui lui sont octroyées confirme l’option d’un exécutif fort, explicité en France depuis l’expérience du premier Empire napoléonien et réaffirmé dans les dérives institutionnelles des régimes de la Seconde République et fondamentalement de la Cinquième République (exception faite donc des Troisième et Quatrième Républiques). Cette option délibérée coïncide avec la configuration primitive du futur présidentialisme argentin que fut le Directoire et avec les exécutifs forts établis par les Constitutions de 1819, 1826 et surtout 1853. La lecture complète du texte constitutionnel évoque l’intention d’adapter le régime parlementaire britannique en France. Toutefois, dans la Charte de 1814, le monarque jouit (notamment en raison de cette option finale pour un exécutif fort) d’une prépondérance significative sur son homologue d’outre-manche. L’article 13, premier article de la section intitulée « formes du gouvernement du roi », pose les principes centraux. Ainsi, est-il établi que : « La personne du roi est inviolable et sacrée. Ses ministres sont responsables. Au roi seul appartient la puissance exécutive ». Cela signifie que le roi, chef suprême de l’État131 est irresponsable, tandis que les ministres ne le sont pas. Les ministres, qui pouvaient appartenir aux chambres132 devaient donc répondre pénalement de leurs actes, en raison des dispositions des articles 13, 55 et 56. 130 Ainsi le régime consolidé en 1877 fut qualifié de « pseudo-parlementarisme ». 131 En application de l’article 14. 132 Article 54. - 67 - Cependant « les termes de la Charte n’étaient pas formels, il y eut des controverses et des hésitations ; le jeu de la responsabilité ministérielle s’organisa en fait conformément aux traditions anglaises bien connues des émigrés, grâce à l’influence personnelle de Louis XVIII »133. En outre, malgré l’absence formelle de contreseing, l’exigence a été respectée dans la pratique institutionnelle134. Finalement, l’article 50 introduisit un autre élément typique du parlementarisme : la faculté, attribuée à l’exécutif, de dissoudre l’organe législatif. Pourtant, une fois celui-ci dissout, le monarque était contraint d’organiser des élections législatives dans une période de trois mois, disposition qui impliquait une limite du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif. Le mécanisme de la dissolution a une importance capitale pendant la Restauration, car le régime s’est développé au rythme de multiples dissolutions135. Ces dissolutions montrent une transition idéologique fondamentale au sein du régime : ainsi, l’on abandonne progressivement un exercice de la dissolution entendu comme « contraire » aux corps délibératifs, inspiré des anciens monarques français (par exemple en 1588 ou 1771136) et l’on va vers une pratique de la dissolution liée à une parlementarisation du régime constitutionnel. Par conséquent, les acteurs politiques évoluent et ils abandonnent une conception autoritaire de la dissolution (lorsqu’elle est entendue comme une sanction imposée par le monarque afin de protéger l’intégrité de 133 Ibidem p. 345. En réalité, la Charte prévoyait la responsabilité pénale des ministres et ne conférait pas aux chambres le droit de faire tomber le cabinet. Pourtant, avec la seule menace de refuser l’approbation du budget la chambre exerça dans les faits une telle attribution, non prévue par le texte proprement dit. Ce fut permis par une conception constitutionnelle « mécaniciste » alors dominante (résultat de l’influence de la physique de Newton et exprimée par Montesquieu) , sur la conception « normative » soutenue par la minorité. Cf. TROPER (Michel), « La máquina y la norma. Dos modelos de Constitución », Doxa, n° 22, 1999 p. 336. 134 Ibidem p. 345. 135 Cf. TORT (Olivier), « La dissolution de la Chambre des députés sous la Restauration : le difficile apprivoisement d’une pratique institutionnelle ambiguë », Revue Historique, n° 614, 2000 p. 340. Il s’agit des dissolutions de mars et juillet 1815, septembre 1816, décembre 1823, novembre 1827 et mars 1830. 136 Cf. le « coup de majesté » d’Henri III contre les États Généraux et l’attaque contre les “Parlements” du Chancelier Maupeou. - 68 - l’exécutif) pour adopter une conception moins autoritaire, qui confère au monarque un rôle plus « neutre » et accepte la primauté des choix électoraux des citoyens137. Un compromis politique fut trouvé après dix ans de règne de Louis XVIII et six de Charles X, ce dernier ayant des tendances nettement autoritaires138 qui dérivèrent dans des épisodes de violence. La Charte de 1830 en est le produit. Suivant cette révolte dramatique et en raison d’un accord entre Louis Philippe d’Orléans et les législateurs, la Charte de 1814 est révisée et celle du 14 août 1830 est adoptée, ouvrant la période de la « Monarchie de Juillet ». Les réformes concernant le pouvoir exécutif ne sont pas importantes. La durée du régime eut beaucoup à voir avec la personnalité et le style du monarque. Fondamentalement, la possibilité offerte par l’ancien article 14, jadis problématique, d’émettre des ordonnances est éliminée et la subordination définitive du règlement à la loi est fixée. En outre, l’initiative législative, auparavant réservée au roi par l’article 16 de la Charte de 1814, est exercée conjointement par les chambres dans celle de 1830 (article 15). Pourtant, ce qui est central dans cette étape du développement institutionnel du pouvoir exécutif français est le fonctionnement pratique des organes chargés du gouvernement, à savoir le monarque, le ministère et le pouvoir législatif. Des deux possibilités qui se présentent, c’est-à-dire celle d’un roi distant des affaires gouvernementales ou celle d’un chef d’État conduisant le gouvernement, c’est la 137 La thèse autoritaire est soutenue par les monarchiques aux débuts de la Restauration, tandis que la thèse moins autoritaire l’est par Benjamin Constant et les libéraux, de même que, paradoxalement, par les « ultras » en raison de la conjoncture politique. Cf. TORT (Olivier), « La dissolution… » ps. 342-346. 138 Charles X, personnage conservateur et nostalgique de l’Ancien Régime, est victime vers 1827 d’un ébranlement du support de ses partisans au Parlement. Pour cette raison, son Premier ministre Villèle conseille une dissolution de l’Assemblée. Pourtant cette dissolution n’est qu’un échec en raison de l’accroissement des voix bourgeoises et libérales. Après la chute du gouvernement, le roi désigne Martignac comme chef de gouvernement. Ce personnage est plus proche des libéraux du Parlement. Néanmoins, après le vote négatif d’un projet de loi, Martignac doit s’écarter. Le monarque, obtus à l’extrême et obsédé par le rétablissement d’un régime conservateur désigne Polignac, chef de file des ultras. Un gouvernement extrémiste et opposé aux libéraux du pouvoir législatif est donc établi. Une nouvelle dissolution a lieu, mais le Parlement transmet au roi son désaccord, ce qui entraîne la chute du gouvernement. Le monarque décide donc de mener un coup d’État, s’appuyant sur l’article 14 de la Charte, qui l’autorisait à édicter des décrets et ordonnances, tout en suspendant les libertés publiques. Cette opposition radicale entre le monarque d’une part et les députés et la majorité des électeurs de l’autre, déboucha sur les épisodes sanglants de 1830. - 69 - deuxième qui s’impose. Or, ces visions opposées motivèrent une polémique entre Thiers, qui soutenait la première thèse (« à eux les assassins, à nous le pouvoir ») et Guizot, partisan de la seconde (« le trône n’est pas un fauteuil vide »). La tactique orléaniste ne fut pas complexe en elle-même. Elle se réduisit à mettre à la tête du gouvernement un personnage incapable d’arbitrer entre les ministres ou simplement quelqu’un d’inconditionnel à la personne du monarque. Par contre, les ministres étaient des personnages politiques au poids important, ce qui justifiait la participation active du monarque aux affaires publiques139. Cette dynamique amorce un parlementarisme particulier car, en fonction du lien existant entre le chef de l’État et le chef du gouvernement, ce dernier devient responsable non seulement face au pouvoir législatif, mais aussi devant le roi, qui a une influence déterminante sur les affaires (ce que l’on qualifia d’« orléanisme »). Du point de vue strictement normatif, la situation argentine n’est pas tellement éloignée du cas français (en raison du caractère monocéphale de l’exécutif et de l’importance de ses attributions). Deux instruments constitutionnels (comme dans la France postérieure à la chute de l’Empire bonapartiste) vont être rédigés : la Constitution de 1819 et la Constitution de 1826. Les aspects spécifiques de l’organisation du pouvoir exécutif dans la Constitution de 1819 étaient prévus dans la section III du texte. Concernant la nature de l’exécutif « suprême » (comme le qualifie la norme), l’organe était confié pour une période de 5 ans140 à un Directeur élu indirectement par les deux chambres réunies141 (manifestation dans la Constitution de la théorie de la supériorité du pouvoir législatif sur l’exécutif peu féconde en pratique). La personne désignée par le Congrès ne pouvait pas, selon le texte, être employée par le Sénat ou la Chambre des représentants142. Cette limite était tout à fait intéressante. Pourtant, dans la France post-impériale, au début de la présidence d’Adolphe Thiers, elle ne fut pas respectée. Il pouvait nommer des ministres143, mais rien n’était prévu dans le texte constitutionnel concernant leur 139 Cf. CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel p. 144. 140 Article LX. 141 Articles LVI y LXII. 142 Article LVIII. 143 En raison de l’ article LXXXII. - 70 - responsabilité. Seule figurait une référence à une loi devant être édictée postérieurement. Le Directeur devait aussi publier et exécuter les lois144, et pouvait objecter et renvoyer un projet voté par le pouvoir législatif145. Ce dernier pouvait insister avec une majorité spéciale de deux tiers afin de forcer la publication. Néanmoins, rien n’était dit à propos de la faculté de l’exécutif d’introduire des projets de loi devant le Parlement146. Après l’expérience infructueuse de 1819, il est important d’évoquer certains aspects de la Constitution de 1826. Ainsi, une fois établis les piliers fondamentaux 147 144 Article LXXV. 145 Articles LIV et LV. 146 Après une lecture pointilleuse des articles du texte votés par le Congrès, il faut dire qu’ils ne disent rien sur le régime républicain largement établi depuis la Révolution de 1810. Selon plusieurs auteurs, « la Constitution de 1819 ne spécifiait aucune forme de gouvernement, fait qui conduisait à conclure qu’il fallait juste l’adoption de la monarchie pour qu’elle fut viable, sans besoin de révision constitutionnelle » LINARES QUINTANA (Segundo V.), Derecho Constitucional e Instituciones políticas, Tome II, Abeledo Perrot, 1970 p. 682 (TDA). Citation originale : “la Constitución de 1819 carecía de especificación alguna de la forma de Gobierno, lo que hacía pensar a muchos que bastaba la adopción de la monarquía para que ésta fuera viable sin necesidad de enmienda constitucional”. Cet élément monarchique, ajouté au rôle conféré au Directeur par la Constitution, laisse transparaître certaines caractéristiques propres de la Constitution française de 1791. Le schéma fondé sur un chef d’État chargé exclusivement de l’exécutif (c’est-à-dire que la séparation des pouvoirs du style de la Constitution de Philadelphie était consacrée) assisté par des ministres choisis et révoqués par lui, sans initiative législative mais avec un pouvoir de veto face à un Parlement fort, est en effet très proche de celui proposé en 1791 par la jeune Révolution française. En outre, la récente expérience de la Restauration française, pays qui auparavant (pas plus d’une trentaine d’années) avait été le principal rayonnement républicain en Europe, rendait possible un retour des monarques qui semblait impensable après la mort de Louis XVI. 147 C’est-à-dire: 1) La création de l’organe compétent afin d’établir un texte constitutionnel juridiquement valide. Le Congrès national est mis en place à Buenos Aires le 16 décembre 1824. 2) L’organisation de l’exécutif commun, afin d’éviter de retomber dans un processus de dispersion du pouvoir central. Pourtant, cette dispersion eut lieu après l’échec final du texte constitutionnel. Avec cet objectif et après un débat intense, l’organe constituant et législatif vota une « loi fondamentale » le 23 janvier 1825 dans laquelle il se déclarait constituant et déléguait l’exercice provisoire du pouvoir exécutif au gouvernement de la province de Buenos Aires. Plus tard, la - 71 - sur lesquels devaient être fondées les nouvelles institutions imaginées par les sympathisants des idées rivadaviennes, le débat constitutionnel a été ouvert. Au-delà de sa brève existence comme Norme Suprême des Argentins, la Constitution du 24 décembre 1826 s’érige en précédent privilégié de la future Constitution de 1853, car plusieurs de ses dispositions trouvèrent leur inspiration dans la norme de 1826. Pourtant, une différence centrale et irréconciliable les sépare : tandis que celle de 1853 est l’instrument constitutif d’une fédération, l’article 7 de celle de 1826 dispose : « la Nation argentine adopte pour son gouvernement la forme représentative républicaine consolidée en unité de régime »148. La Constitution désigne donc un exécutif monocéphale exercé par un président de la République. Cela constituait une nouveauté par rapport aux instruments connus depuis 1814 car, comme dans la Constitution de 1819, tous gardaient le titre de Directeur149. Il est élu pour 5 ans, sans possibilité de réélection immédiate150. De la liste des attributions présidentielles une importante conclusion peut être tirée. Ainsi, existe-til une séparation nette des pouvoirs, raison pour laquelle il est possible de dire qu’un régime présidentiel proche de celui de la Constitution de Philadelphie151 a été adopté. Le président est donc le chef exclusif de l’administration générale de la République152 et pour cette raison, le seul chargé de conduire le gouvernement. Il peut nommer et révoquer per se les cinq ministres secrétaires d’État qui l’assistent153 sans volonté des députés de construire un exécutif permanent étant déjà réunie, la loi de présidence est édictée le 6 février 1826. Cette loi implique l’arrivée de Bernardino Rivadavia au poste. 3) Le problème, cyclique, du siège du pouvoir national. Les députés ont cru que la tâche de construire un pouvoir présidentiel fort face aux caudillos (ils avaient tous une base territoriale concrète) serait impossible sans octroyer au Président une juridiction exclusive sur la ville de Buenos Aires. C’est pourquoi le 4 mars 1826 le Congrès édicte une loi tendant à établir la capitale à Buenos Aires, tout en gardant pour le Président la juridiction exclusive sur elle. 148 Citation originale : “La nación argentina adopta para su Gobierno la forma representativa republicana, consolidada en unidad de régimen” (TDA). 149 COLAUTTI (Carlos E.), « La Constitución de 1826 como antecedente y fuente de la Constitución Nacional », Lecciones y Ensayos, n° 4, 1983 p. 176. 150 Articles 68 y 71. 151 LEVAGGI (Abelardo), « Espíritu del constitucionalismo argentino… » p. 285. 152 Article 81. 153 Article 90. - 72 - être lié par le résultat des délibérations du Conseil des ministres 154. Pourtant, l’article 102 spécifie que les actes du président n’ont aucune valeur sans la signature des ministres. Au-delà de la limite qu’impose la disposition constitutionnelle, Germán Bidart Campos a pu relever, par rapport à une disposition similaire de la Constitution actuelle, que « le président, ayant l’attribution de nommer et révoquer per se ses ministres, peut les limoger au cas où un d’entre eux refuse de contresigner. Ainsi peutil le remplacer par un autre ministre qui contresigne le document présidentiel. Le caractère monocéphale de l’exécutif est donc gardé car la décision appartient toujours à une seule volonté, celle du président »155. Pour cette raison, le président a la faculté de nommer et révoquer les ministres, sans que sa volonté dépende d’un Premier ministre responsable exclusivement devant le Parlement. Cela annule l’efficacité d’une telle disposition comme mécanisme tendant à limiter le pouvoir présidentiel. Les ministres ne peuvent pas non plus délibérer sans le mandat ou consentement préalable du président, ce qui permet un contrôle pratiquement total des affaires publiques par le chef de l’État156. Le chef de l’État est aussi chef de l’armée157. Sont de son ressort « tous les objets et branches du Trésor et de la police, les établissements publics et nationaux, scientifiques et de tout genre, formés et soutenus avec des fonds publics » 158. Il peut ainsi, en fonction de l’article 98, demander aux chefs de toutes les branches et départements de l’administration et aux autres fonctionnaires des rapports (obligatoires) concernant l’état des affaires. Néanmoins ce n’est pas dans la liste proprement dite des attributions présidentielles que se trouve l’une des facultés les plus importantes et caractéristiques 154 Article 105. 155 BIDART CAMPOS (Germán), Tratado Elemental de Derecho Constitucional Argentino, Tome II p. 275 (TDA). Citation originale : “pudiendo el Presidente nombrar y remover por sí solo a sus ministros, la negativa del refrendo le deja expedita la posibilidad de separar al ministro reticente y de reemplazarlo por otro, con lo que la unipersonalidad se salva, porque la decisión originaria para realizar el acto pende de una voluntad única”. 156 Cf. l’article 107. 157 Article 86. 158 Article 96 (TDA). Citation originale : “Todos los objetos y ramos de hacienda y policía, los establecimientos públicos y nacionales, científicos, y de todo género, formados y sostenidos con fondos del Estado […]”. - 73 - de la Constitution de 1826. Ayant adopté le régime unitaire comme doctrine d’organisation politique et territoriale de l’État, l’article 130 de la section IV constitue une conséquence logique et nécessaire. Cette norme place tous les gouverneurs sous le commandement du président. En outre159, le président peut nommer les titulaires des exécutifs des provinces, avec une limite : il doit contraindre l’élection parmi une des trois personnes présentées par les « Conseils d’administration ». Cette dépendance totale et absolue des gouvernements provinciaux au gouvernement central démontre une volonté claire d’amorcer un mouvement centripète de concentration du pouvoir autour du président de la République. Le groupe rivadavien, héritier des auteurs de la Constitution de 1819 croyait fermement en ces principes et avait « une croyance aveugle dans la raison, comme fondement de tout principe ou institution » 160 . De même, les Argentins songeaient à la possibilité de laisser définitivement de côté la tradition hispanique et d’inaugurer ainsi un nouvel ordre fondé par la raison et par l’application de principes universels (à travers une Constitution). Ils ont cru, de façon erronée, que tous les problèmes allaient être surmontés par deux voies liées entre elles : d’une part, la rédaction d’une Constitution consacrant leurs principes rationnels ; d’’autre part, une influence supposée « positive » venant des classes instruites allant « vers le bas » afin d’agir sur le « peuple ». Pourtant, la stabilité tant convoitée par les acteurs argentins et français n’allait pas trouver un corrélat dans la pratique. Ainsi, les institutions politiques argentines comme les institutions françaises de la Restauration s’acheminent-elles vers un écroulement commun de l’ordre institutionnel. 159 Article 132. 160 TAU ANZOÁTEGUI (Víctor), Las Ideas Jurídicas en la Argentina, siglos XIX y XX, Ed. Abeledo Perrot, 1999 p. 23 (TDA). Citation originale : “creencia ciega en la razón, como fundamento de todo principio o institución”. - 74 - SECTION II VERS UN ÉCROULEMENT DE L’ORDRE INSTITUTIONNEL - 75 - Au-delà d’un commun renforcement du pouvoir exécutif, puissant et monocéphale dans les deux cas, les conditions de fait de l’exercice des attributions différèrent. Ainsi, dans le cas français, est-il clair que, nonobstant la révolte de 1830, il y a un exercice stable du pouvoir octroyé au monarque, surtout sous les règnes de Louis XVIII et Louis Philippe. Au contraire, dans le cas argentin, il s’agit d’un exercice instable. Pourtant, dans les deux cas, il existe un parcours vers un écroulement commun de l’ordre institutionnel, peut-être plus clair en Argentine en raison de la conjoncture politique du moment. Si la Constitution est votée le 20 avril 1819, déjà le 1er février 1820 il n’y avait plus de Constitution en vigueur en Argentine. Ce fut la bataille de Cepeda, qui vit s’affronter les partisans de l’ordre constitutionnel de 1819, membres de la future faction unitaire, et les caudillos fédéraux du littoral. Une fois dissoute l’autorité nationale, le Cabildo de Buenos Aires intima au Congrès de prononcer sa dissolution et au Directeur Rondeau de se démettre pour assumer ainsi le gouvernement de la province de Buenos Aires. Néanmoins, le leader des fédéraux victorieux161 exige l’établissement à travers le vote citoyen d’un pouvoir légitime afin de démarrer les négociations162. Ainsi, la province de Buenos Aires, moteur économique du pays, fut-elle institutionnalisée par la désignation d’un gouverneur163. De même, l’ancien collège électoral qu’avait choisi le gouverneur fut transformé en pouvoir législatif provincial. C’est à ce moment qu’un processus d’ébranlement et dispersion du pouvoir national s’amorce, inaugurant la période durant laquelle la cohésion du corps national est maintenue à travers de nombreux traités interprovinciaux164. Dans le cas de la Constitution de 1826, édictée au milieu du processus d’ébranlement politique de l’autorité centrale, les provinces, dont la structure primitive 161 Le caudillo d’Entre Ríos, Francisco Ramírez. 162 Cf. GONZALEZ CALDERON (Juan A.), Derecho Constitucional argentino… p. 83. 163 Manuel de Sarratea. 164 Les traités interprovinciaux furent nombreux et très importants afin de garder une certaine cohésion « nationale ». Les plus importants jusqu’à ce moment sont : d’une part, le Traité du Pilar, souscrit le 23 février 1820 par les gouverneurs de Buenos Aires, Santa Fe et Entre Ríos ; d’autre part, un traité signé le 25 janvier 1822, connu comme le cuadrilátero car les provinces signataires étaient quatre : Buenos Aires, Santa Fe, Entre Ríos et Corrientes. Cette pratique inaugure ce que Bidart Campos nomme « droit contractuelle », laquelle peut être distinguée de celle du « droit statutaire ». Cf. BIDART CAMPOS (Germán), Historia política y constitucional argentina, Tomo I, Ediar, 1976 p. 98. - 76 - institutionnelle interne et l’autonomie étaient consolidées dans une grande mesure165, rejetèrent unanimement le texte constitutionnel. En effet, en application des dispositions de la loi fondamentale de 1825 et des articles 187 et 188 de la Constitution, elle devait être présentée à l’examen et à l’acceptation des provinces et de la capitale. Deux tiers de votes favorables étaient requis. L’acceptation n’était pas possible car les provinces « avec un instrument semblable auraient perdu leur autonomie politique, pour devenir de simples unités administratives de la Nation, sous la dépendance plus ou moins directe du président de la République » 166. La chute du gouvernement national allait ouvrir une période de révolte généralisée des caudillos fédéraux de l’intérieur et donc une ère d’instabilité politique marquée par l’affrontement des unitaires et fédéraux. La prétendue union juridique entre les provinces allait dépendre d’une trame complexe de pactes interprovinciaux, produits d’une diplomatie interne très particulière. Pourtant, le désordre civil au sein des provinces, qui fut la cause par excellence d’une situation précaire générale, devait ouvrir une porte conduisant à un gouvernement stable et autoritaire dans la province centrale, Buenos Aires. Même avant l’arrivée de Juan Manuel de Rosas (car c’est de lui dont il s’agit), pendant le mandat de Manuel Dorrego, s’amorce un processus complexe de réaménagement du pouvoir central, dispersé après la chute de Rivadavia. À Buenos 165 Cette autonomie, manifestation évidente d’une tradition localiste, n’est autre chose qu’un produit ou résultat de l’organisation des rapports de production et des circuits économiques dans le territoire de l’ancien Vice-royaume du Río de la Plata. Ainsi, les reformes des rois bourbons dont la principale fut la création du Vice-royaume du Río de la Plata furent à l’origine du développement des économies régionales, en accentuant ainsi les tendances régionalistes. Ces tendances vont approfondir les conflits inter-provinciaux pendant le processus de consolidation de l’État argentin moderne. OSZLAK (Oscar), La formación del Estado argentino – orden progreso y organización nacional, Planeta, 1997 pp. 48 et 86. En outre, la structure administrative coloniale n’a pas constituée un centralisme efficace en ce qui concerne le contrôle du territoire, en renforçant les organes politiques et administratives locaux. Cf. OSZLAK (Oscar), « Reflexiones sobre la formación y la construcción de la sociedad argentina », Desarrollo Económico, v. 21, n° 84, 1982 p. 534. 166 LINARES QUINTANA (Segundo V.), Derecho Constitucional… p. 702-703 (TDA). Citation originale : “con la vigencia de instrumento semejante hubieran perdido su autonomía política, para convertirse en meras unidades administrativas de la Nación, bajo la dependencia más o menos directa del Presidente de la República”. - 77 - Aires, héritière directe de l’ancien pouvoir vice-royal, la personne remplissant la fonction de gouverneur était naturellement disposée à concentrer un capital politique plus important par rapport aux autres provinces afin d’être l’outil principal d’une réunification définitive ou, au moins, afin d’esquiver la dispersion. Ces éléments politiques et économiques devaient servir la cause du gouverneur. Le gouverneur désigné, fédéral convaincu et admirateur du système nordaméricain, commença à tricoter cette trame des accords inter provinciaux entre Buenos Aires et ses sœurs, tout en obtenant une délégation des affaires étrangères et de la gestion des affaires de guerre et paix, attributions typiques des gouvernements fédéraux, approfondis plus tard par l’administration rosiste. Malgré l’accord apparent des provinces afin de s’intégrer progressivement en une fédération sous le leadership de Buenos Aires, la faction unitaire, opposée à l’idée d’institutionnaliser le pays sous le système fédéral profita du caractère impopulaire des négociations de paix avec le Brésil pour encourager la sédition. L’action armée, conduite par Juan Lavalle, avait comme objectif la reconquête du prestige perdu avec Rivadavia pour la faction unitaire et de rétablir son hégémonie nationale. Le 1er décembre 1828, la révolte commença et Lavalle s’imposa comme gouverneur de facto. Treize jours plus tard Dorrego fut fusillé et le chaos s’installa partout. Cependant, après plusieurs batailles, les séditieux furent vaincus et la législature nomme Juan Manuel de Rosas gouverneur, ayant aussi des facultés extraordinaires. Ainsi, au-delà du caractère fort (en ce qui concerne le contenu du texte constitutionnel) du pouvoir présidentiel monocéphale, la conjoncture politique conduisit progressivement la situation vers un point extrême de tension qui impliqua l’éparpillement du pouvoir central et ouvrit la voie à une expérience autoritaire. Comme cela a été déjà dit, dans le cas français il y a aussi un éclatement séditieux. Néanmoins, cet éclatement est surprenant, à la différence du cas argentin (où le dénouement de la situation dans une révolte et une expérience autoritaire comme celle de Rosas était prévisible). Pourtant, la configuration d’une situation nocive pour la stabilité institutionnelle obéit dans un cas et dans l’autre à des causes différentes. Tandis que dans le cas sud américain, il s’agissait de causes institutionnelles et politiques, dans le cas européen, il s’agissait de causes institutionnelles et sociales. - 78 - Ainsi, si en Argentine l’immense majorité des habitants ne disposait pas de droits politiques, dans les faits, ceux qui appartenaient aux classes privilégiées et avaient eu accès à une formation académique ou au moins disposaient d’une certaine richesse personnelle (comme les caudillos), étaient des acteurs politiques majeurs. Le facteur central d’instabilité fut, en conséquence, l’affrontement au sein des élites, les unes unitaires, modernistes et admiratrices des doctrines européennes à la mode, les autres, fédérales, traditionnalistes et plus proches de l’idiosyncrasie hispanique, antilibérale et catholique. Ainsi, Bidart Campos a-t-il pu écrire que « la fragmentation et la précarité des adhésions ne permettaient pas, ni à la Première Junte ni aux organes de gouvernement qui lui ont succédé, de concentrer la loyauté des groupes sociaux prédominants et principaux en sa faveur » 167. Dans le cas français, l’ébranlement du régime monarchique s’explique par l’usure du statu quo établi et maintenu par des normes constitutionnelles et légales qui avaient réduit au maximum la participation électorale des citoyens. Cette exclusion, structurée à travers le suffrage censitaire n’était pas compatible avec les changements opérés dans la société française après la Révolution de 1789. Ainsi, l’article 40 de la Charte de 1814 excluait-il du rôle d’électeur tous ceux qui ne contribuaient pas à hauteur de 300 francs et n’avaient pas 30 ans. Ultérieurement, après le changement violent de 1830, le montant exigé afin de devenir électeur est abaissé par la loi ordinaire à 200 francs, ce qui accroit le nombre d’électeurs de 90.000 à 170.000168. A l’inverse de ce qui se passait en Argentine, où la population était hors du débat concernant l’organisation du pouvoir, dans la France de 1848, « l’opposition ne bouillait pas seulement dans la bourgeoisie mécontente, mais aussi dans la basse classe moyenne, tellement décisive politiquement, notamment à Paris (où elle vota contre le Gouvernement en 1846, malgré le suffrage restreint) [...]. Le Premier ministre de Louis Philippe, l’historien Guizot (1840-1848), préférait laisser l’augmentation de la base sociale du régime au développement économique, lequel devait accroître automatiquement le nombre de 167 BIDART CAMPOS (Germán), Historia política y constitucional argentina, Tome III, Ediar, 1977 p. 157 (TDA). Citation originale : “la fragmentación y precariedad de las adhesiones no permitía, pues, ni a la Primera Junta ni a los órganos gubernativos que la sucedieron, procesar la lealtad de los grupos sociales predominantes y principales a favor suyo”. 168 Chiffres extraits de PACTET (Pierre), Droit constitutionnel p. 272, qui se rapprochent largement de ceux de CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel p. 142. - 79 - citoyens qualifiés pour intervenir en politique. Cela se passa ainsi en effet. L’électorat augmenta de 166.000 en 1831 à 241.000 en 1846. Mais cela fut insuffisant. La peur de la République jacobine maintenait la rigidité de la structure politique française, tout en rendant la situation plus tendue. Dans les conditions de l’Angleterre, une campagne politique à travers des discours autour de la table après le dîner aurait été parfaitement inoffensive. Dans celle de la France, elle fut le prélude à la révolution» 169 . Ces discours sont organisés par l’opposition parlementaire au régime, sous le leadership de personnalités telles que Thiers, Rémusat et Odilon Barrot, qui demandaient la réduction du minimum exigé pour devenir électeur à 100 francs de même que la reconnaissance comme électeurs des titulaires de certains diplômes et fonctions170. L’interdiction gouvernementale des discours n’a fait qu’accélérer la révolte populaire. La situation argentine comme la situation française devinrent chaotiques, ce qui ouvrit la voie à un accroissement de la puissance exécutive. Cet accroissement anticipe une concentration quasi-totale du pouvoir. 169 HOBSBAWN (Eric), La era de la Revolución, 1789-1848 ps 309-310 (TDA). Citation originale : “la oposición no bullía sólo en la burguesía descontenta, sino también en la baja clase media, tan decisiva políticamente, sobre todo en París (en donde votó contra el Gobierno en 1846, a pesar del sufragio restringido) [...] El Primer ministro de Luis Felipe, el historiador Guizot (1840-1848), prefirió dejar el ensanchamiento de la base social del régimen al desarrollo económico, que aumentaría automáticamente el número de ciudadanos calificados para intervenir en la política. Así sucedió en efecto. El electorado pasó de 166.000 en 1831 a 241.000 en 1846. Pero ello no fue suficiente. El miedo a la República jacobina mantenía la rigidez de la estructura política francesa, haciendo cada vez más tensa la situación. En las condiciones de Inglaterra, una campaña política por medio de discursos de sobremesa, como la que la oposición francesa desencadenó en 1847, hubiera sido perfectamente inocua. En las de Francia fue el preludio de la revolución”. 170 Cf. CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel p. 145. - 80 - CHAPITRE III LA PROGRESSION ASCENDANTE DE LA PUISSANCE EXÉCUTIVE ET LA CONCENTRATION TOTALE DU POUVOIR - 81 - Le troisième temps d’un rythme semblable de changement institutionnel entre l’Argentine et la France peut être décrit à travers deux processus clairement identifiables et assimilables. D’abord, dans les deux cas, il y a un accroissement de la puissance exécutive qui consolide deux gouvernements peu respectueux des libertés publiques. Ensuite, il est possible d’identifier la fin des deux expériences, marquée par une crise politique qui se résout dans la violence. En outre, la fin des expériences implique dans les deux cas le début d’une « période ouverte », dont l’achèvement produit l’établissement de deux régimes politiques stables mais opposés. A l’accroissement commun de la puissance exécutive qui se traduit par la consolidation d’une expérience autoritaire (section I) répond une chute violente qui ouvre une période de transition (section II). - 82 - SECTION I ACCROISSEMENT COMMUN DE LA PUISSANCE EXÉCUTIVE ET CONSOLIDATION D’UNE EXPÉRIENCE AUTORITAIRE - 83 - L’existence et la formation dans les faits d’un pouvoir central efficace sont fondamentales afin de comprendre la permanence d’une vocation présidentialiste forte en Argentine. Ce pouvoir central a pu s’imposer même malgré le degré important d’autonomie existant au sein des provinces. Ce phénomène s’est développé pendant la période hégémonique de Juan Manuel de Rosas (pratiquement 23 ans, de 1829 jusqu’en 1852). Il signifie que le « pouvoir local – celui du gouvernement de la province de Buenos Aires- acquiert une efficacité au-delà de son territoire et de sa population, par rapport à certaines questions qui étant d’intérêt général, sont exercées en dehors de ce cadre et anticipent, à la fois, les compétences d’une magistrature fédérale, commune à toutes les provinces »171. Ainsi, l’expérience rosiste représente-t-elle le complément (embryonnaire) pratique de la volonté que, jadis, manifestaient les principaux acteurs politiques, depuis le début du Directoire d’un point de vue purement normatif. Pourtant, l’établissement de cette autorité est progressif et laisse, vers la fin, une structure sur laquelle vont s’appuyer les autorités nationales depuis la réunification de la Confédération et la province de Buenos Aires. Le gouvernement rosiste n’est donc pas seulement la conséquence d’un désir inachevé d’établissement d’une autorité centrale puissante, mais constitue aussi la cause immédiate du futur pouvoir présidentiel, constitué depuis la Constitution de 1853. L’établissement de la Troisième République d’un point de vue normatif et pratique est aussi difficile à comprendre, sauf à ce qu’une analyse consciencieuse de la signification et des conséquences du gouvernement de Louis Napoléon Bonaparte soit faite. Une telle analyse est nécessaire car c’est par le biais d’un rejet de l’expérience napoléonienne que les acteurs politiques, qui opèrent après la défaite militaire de Sedan et l’armistice du 28 janvier 1871, vont construire un parlementarisme très déséquilibré en faveur du législateur (après une dispute entre républicains et monarchistes). Deux observations peuvent être faites concernant l’étape d’hégémonie rosiste comme napoléonienne. D’une part, dans les deux cas, l’avènement de Juan Manuel de 171 BIDART CAMPOS (Germán), Historia política y constitucional argentina, Tome III p. 156 (TDA). Citation originale : “un poder local –el del Gobierno provincial de Buenos Aires- va adquiriendo eficacia más allá de su territorio y de su población, en aquellas cuestiones que por ser de interés general recaban su ejercicio fuera de ese ámbito y que anticipan competencias de una magistratura federal, común a todas las provincias”. - 84 - Rosas et de Louis Napoléon Bonaparte comme « vedettes » politiques, a lieu dans un contexte chaotique. Ce contexte demandait, selon les majorités de l’époque172, une intervention vigoureuse afin d’assainir la situation. D’autre part, dans ces cas, on observe deux étapes différentes du processus historique et politique, lesquelles s’étendent depuis leur établissement comme gouverneur de Buenos Aires et président de la Deuxième République jusqu’à leur chute violente. Dans un premier temps, est créé un gouvernement plus ou moins encadré par les lois. Cet encadrement est plus fort dans le cas français et plus faible dans le cas argentin, constituant une administration puissante mais pas autoritaire (1). Plus tard, dans un second temps, les attributions de l’un et de l’autre se développent crescendo, jusqu’à transformer ces mandataires encadrés de la première étape en titulaires d’un pouvoir absolu sur les institutions (2). 172 Par rapport au cas argentin, Tulio Halperin Donghi a apporté une interprétation très lucide de l’accroissement de la figure politique de Juan Manuel de Rosas. Ainsi, estime-t-il que le triomphe fédéral est le résultat de la politisation des secteurs ruraux depuis la mobilisation populaire de 1829, laquelle les rapproche des secteurs urbains (déjà politisés depuis la révolution) et les met sous un même leader, Rosas. En outre, selon l’auteur « le rosisme fut, sans doute, la tentative la plus conséquente d’élaborer un système politique capable d’absorber les conséquences des changements apportés par la révolution et les adapter aux besoins d’une reconstruction économique et sociale sous l’égide des propriétaires fonciers et exportateurs ». Cf. HALPERIN DONGHI (Tulio), De la Revolución de independencia a la Confederación rosista, Paidós, 2000 p. 296 (TDA). Citation originale: “el rosismo fue sin duda la tentativa más consecuente de elaborar un sistema político capaz de absorber las consecuencias del cambio aportado por la revolución y adaptarlas a las necesidades de una reconstrucción económica y social colocada bajo la égida de hacendados y exportadores”. - 85 - § 1. Institution d’un gouvernement puissant mais légal Dans le cas argentin, l’aspect purement législatif de la première étape fut auparavant explicité, lorsque la délégation par la législature des facultés extraordinaires, à travers la loi du 2 août 1830 a été évoquée. Pourtant, après la fin difficile de sa première période comme gouverneur (la législature ne voulant pas d’un renouvellement des facultés extraordinaires et Rosas n’acceptant pas de continuer sans elles) et l’achèvement des gouvernements intérimaires de Balcarce, Viamonte et Maza, le choc politique que fut l’assassinat de Juan Facundo Quiroga, impose une nouvelle désignation de Rosas le 7 mars 1835, mais cette fois avec la totalité des pouvoirs. À partir de ce moment, commence la consolidation d’un pouvoir national d’un caractère extrêmement concentré. Ratifiant une telle perception Tulio Halperin Donghi a écrit que « le pays avait passé d’une division dans deux blocs hostiles à une claire hégémonie fédérale mais il était aussi en train d’être soumis, au nom de cette hégémonie, à une hégémonie porteña, beaucoup plus solidement bâtie que jamais »173. Au-delà de l’attribution de la totalité du pouvoir par la législature de la province de Buenos Aires, un autre instrument légal allait acquérir peu à peu un caractère de vraie « constitution fédérale ». Il prétendait devenir un encadrement législatif et légitime, à travers l’accord des provinces argentines. Il s’agit du Pacte Fédéral du 4 janvier 1831, qui allait devenir le Statut de la Confédération Argentine et le seul instrument juridique commun, progressivement accepté par toutes les provinces. Les provinces signataires étaient celles qui adhéraient absolument aux idées fédérales et appartenaient au littoral agricole : Buenos Aires, Santa Fe et Entre Ríos. Les articles 15 et 16 sont les plus importants du point de vue du développement constitutionnel. Le premier d’entre eux dispose qu’une commission intégrée par un député par province devait siéger à Santa Fe, le temps que l’état de guerre intérieure perdure, et jusqu’à ce qu’une paix totale ne soit établie. Ainsi, la commission ne consacrait pas une 173 Ibidem p. 314 (TDA). Citation originale: “el país no sólo había pasado de la división en bloques hostiles a la indisputada hegemonía federal, sino también comenzaba a ser sometido en nombre de ésta a una hegemónía porteña mucho más sólidamente asentada que en cualquier momento anterior”. - 86 - prédominance porteña car il y avait un représentant par province et non une représentation proportionnelle à la population de chaque province. Cet aspect de la commission fera d’elle une institution indésirable pour le mandataire de Buenos Aires, qui était favorable à sa dissolution et à l’ouverture d’une longue période sans constitution afin de consolider, en raison de la supériorité économique, financière et militaire de sa province, son hégémonie politique174. L’article 16 établissait en 5 alinéas les attributions de cette « commission représentative ». Ainsi, avait-elle la faculté de signer des traités de paix au nom des provinces signataires en fonction des instructions données à chaque député par la province et avec la nécessité d’une ratification par les gouvernements locaux. Elle pouvait déclarer la guerre au nom des provinces signataires au cas où elles seraient d’accord. Quant à la plus importante des attributions, la commission avait la faculté « d’inviter toutes les provinces , une fois rétablies la paix et la liberté, à se réunir en fédération avec les provinces du littoral et par le biais d’un congrès général fédératif, à arranger l’administration générale du pays sous le système fédéral, son commerce intérieur et extérieur, la navigation, le prélèvement et distribution des revenus nationaux et le paiement de la dette de la République, en garantissant la sécurité et l’exaltation de la République, son crédit intérieur et extérieur et la souveraineté, liberté et indépendance des provinces »175. Une autorité fédérale, la commission représentative (pas opérative depuis environ 1832), était établie. La volonté d’y intégrer toutes les provinces était clairement affichée. En outre, lorsque l’État aurait recouvré une situation pacifique, existerait aussi une volonté de construire des institutions permanentes, en adoptant toujours un système fédéral. 174 Ibidem p. 319. 175 Cf. Art. 16 (TDA). Citation originale : “invitar a todas las demás provincias de la República, cuando estén en plena libertad y tranquilidad a reunirse en federación con las tres litorales, y a que por medio de un congreso general federativo se arregle la administración general del país bajo el sistema federal, su comercio interior y exterior, su navegación, el cobro y distribución de las rentas generales reales, y el pago de la deuda de la República, consultando del mejor modo posible la seguridad y engrandecimiento general de la República, su crédito interior y exterior, y la Soberanía, libertad e independencia de cada una de las provincias”. - 87 - Ainsi, à l’instar de la première étape, le gouverneur Rosas reçut-il une autorité importante, fruit des actes légaux et légitimes de la législature et des accords des gouverneurs de Pacte Fédéral. De même, après la révolte de mai 1848, Louis Napoléon Bonaparte est élu président, le 10 décembre 1848, dans le cadre de la Constitution du 4 novembre. La Constitution de 1848, encadrement constitutionnel de la période, établit pour la première fois dans l’histoire institutionnelle française un gouvernement dans lequel le principe de séparation des pouvoirs existe comme support d’un régime présidentiel pur. Le texte de la norme affirme que : « La séparation des pouvoirs est la première condition d’un gouvernement libre »176. Le principe de la séparation était aussi renforcé par l’article 28 qui proclamait que toute fonction publique rétribuée est incompatible avec le mandat de représentant du peuple, et qu’aucun membre de l’Assemblée nationale ne peut, pendant la durée de la législature, être nommé ou promu à des fonctions publiques salariées, dont les titulaires sont choisis par le pouvoir exécutif. Cette disposition constitutionnelle a, sans doute, son antécédent historique dans la grave confusion opérée à l’époque de la monarchie, en fonction de l’établissement d’une compatibilité entre ses deux fonctions. En outre, l’Assemblée pouvait prolonger per se la période législative et même s’autoconvoquer en cas d’urgence177. Ce fait est important car l’on érige le Congrès au statut « d’autorité égale en position légale au président dans la détermination de la politique »178 comme aux États-Unis. Concernant l’organisation de l’exécutif, la Constitution était innovante en raison de ses dispositions originales. Premièrement, l’article 43 détermine que le peuple français délègue l’exercice du pouvoir exécutif à un président de la République et l’article 45 que le président est élu pour une période de quatre ans. Sa réélection n’était possible qu’après un intervalle de quatre ans. 176 Article 19. 177 Cf. l’article 32. 178 LEVAGGI (Abelardo), « Espíritu del constitucionalismo argentino… » p. 275 (TDA). Citation originale : “una autoridad con igual posición legal a la del Presidente en la determinación de la política”. - 88 - Deuxièmement, le texte constitutionnel organise l’élection présidentielle à travers le suffrage secret, universel et direct des citoyens. Troisièmement, concernant les ministres, même si les actes présidentiels n’ont pas de valeur juridique sans la signature ministérielle179, l’article 64 autorisait le titulaire de l’exécutif à nommer et révoquer librement les ministres, sans que ces actes requièrent leur approbation. La même remarque que celle prononcée concernant la Constitution de 1826 en Argentine peut être faite à propos de cette disposition : la faculté de révoquer, permet au président d’imposer son critère et de clôturer la discussion en faisant valoir son pouvoir de révoquer le ministre désobéissant. Quatrièmement, l’article 68 du Texte Suprême de 1848 affirme le principe de séparation absolue des pouvoirs, en rendant responsable le président, de même que ses ministres, de tous les actes de gouvernement et d’administration. En même temps, la Constitution qualifie de crime de « haute trahison » tout acte à travers lequel le président dissout ou met un obstacle à l’exercice du mandat de l’Assemblée. Cette disposition annule deux éléments typiques du parlementarisme que sont la séparation souple des pouvoirs et l’irresponsabilité présidentielle. Finalement, et en imitant un organe nord-américain, la Constitution instaure un vice-président, dont la désignation est faite par l’Assemblée parmi trois candidats proposés par l’exécutif180. Ceci est un exemple de collaboration des pouvoirs exécutif et législatif inédit pour le régime présidentiel classique. La fonction essentielle du viceprésident était, en raison de l’article 71, celle de présider le Conseil d’État. Ainsi, le Conseil étant un organe de contrôle de l’administration181, existe-t-il une situation institutionnelle paradoxale de mettre le président, élu par le vote direct des citoyens, sous le « contrôle » d’un viceprésident désigné par l’Assemblée sur proposition du chef de l’État. Pourtant, en raison de cette situation, il est possible dans tous les cas au président de procéder à la désignation d’un inconditionnel chargé d’exécuter un rôle de contrôle du Conseil plutôt qu’un contrôle de la présidence. Or, malgré cet établissement de deux gouvernements limités par un cadre légal plus ou moins fort selon le cas, Juan Manuel de Rosas et Louis Napoléon vont dépasser ce cadre afin de devenir des gouvernants autoritaires. 179 Cf. l’article 67. 180 Cf. l’article 70. 181 Cf. l’article 75. - 89 - § 2. Vers une consécration des gouvernements autoritaires Après une première étape d’établissement d’un gouvernement puissant, dans le cas de Juan Manuel de Rosas comme dans celui de Louis Napoléon Bonaparte, un accroissement progressif de la puissance exécutive qui inaugure une deuxième étape a lieu. Dans le cas rosiste, le développement ne s’opère pas du point de vue d’un changement des normes mais plutôt d’un développement du point de vue des faits, par le biais d’une interprétation particulière des instruments interprovinciaux en vigueur. Concernant la construction de ce pouvoir central, l’Encargo de las Relaciones Exteriores (juridiquement il s’agissait d’un mandat révocable182) avait un rôle capital car il allait être la pierre angulaire à partir de laquelle l’édifice du pouvoir national serait bâti. Plusieurs conflits internationaux auxquels fut confrontée la Confédération vont aussi favoriser un renforcement de l’Encargo évoqué183. La doctrine politique du gouvernement de Buenos Aires concernant l’Encargo est clarifiée et consolidée pendant les cinq premières années du deuxième gouvernement rosiste. Elle pourrait être synthétisée en cinq points : «1) Chaque province devait se cantonner à son régime interne ; 2) Les provinces ne pouvaient ni contacter des gouvernements étrangers ni conclure de traités, même si les traités se limitaient aux intérêts locaux ; 3) Le seul organe autorisé à commencer des négociations avec d’autres nations était celui chargé des affaires étrangères et il était compétent pour les affaires étrangères de même que pour les affaires particulières de chaque province ; 4) Le Encargo des Affaires Étrangères était considérée comme « le premier besoin à atteindre afin de former une République » [selon Rosas] ; 5) Si, en principe, la fonction n’avait qu’un caractère représentatif, en pratique le gouvernement chargé des affaires 182 TAU ANZOÁTEGUI (Víctor), Formación del Estado Federal Argentino, Ed. Perrot, 1996 p.p. 179 183 Ces conflits furent la Guerre contre la Confédération péruano-bolivienne en 1837, le conflit avec la France l’année suivante, le conflit avec l’Angleterre et la France en 1845, les interventions successives dans la politique intestine de l’Uruguay, concernant le conflit Oribe-Rivera et le front interne, en raison des attaques militaires et politiques des unitaires exilés. - 90 - étrangères décidait per se dans quelques affaires, sans préjudice d’une postérieure reddition des comptes »184 . En outre, partant de l’exercice des affaires étrangères, le gouvernement rosiste développa une influence politique à l’intérieur des provinces confédérées. Il mit en pratique un droit d’intervention par rapport aux questions typiquement internes, exercé par un organe fédéral de fait. Il est aussi nécessaire de remarquer que ce droit d’intervention ne trouvait son origine dans aucune norme juridique, même pas dans le Pacte du 4 janvier 1831. Ainsi, après avoir soutenu une position adverse à un tel droit d’ingérence, le gouverneur Rosas en a-t-il fait une utilisation copieuse185. Un autre élément très important dans la consolidation du pouvoir fédéral fut la délégation faite par les provinces en faveur du gouvernement de Buenos Aires afin qu’il juge les accusés des crimes commis contre la Nation186. Ainsi, tous ces éléments confluent-ils et constituent-ils une évidence ostensible de l’existence dans les faits d’un pouvoir central. Celui-ci trouve son corollaire dans la dénomination de la magistrature exercée par Rosas au cours des dernières années de son gouvernement. Ainsi, lorsqu’« une référence était faite au magistrat fédéral il était appelé Chef Suprême de l’État, Chef Illustre de l’État, ou simplement, Chef de l’État, Chef de la République, mots que l’on a commencé à utiliser vers 1838 »187. 184 Ibidem p. 81-82 (TDA). Citation originale : “1) Cada provincia debía entender sólo en lo relativo a su régimen interno; 2) Las provincias no podían entrar en contacto con Gobiernos extranjeros ni celebrar tratados, aunque éstos versaran únicamente acerca de los intereses locales; 3) El único órgano autorizado para entablar negociaciones con otras naciones era el Encargado de las Relaciones Exteriores y era competente tanto para los asuntos exteriores comunes como para los particulares de cada provincia; 4) El Encargo de las Relaciones Exteriores era considerado como “la primera necesidad general, para figurar en cuerpo de República” [según el propio Rosas]; 5) Si en principio la función tenia solo un carácter representativo, en la practica el Gobierno encargado decidía por sí en algunos negocios, sin perjuicio de la posterior rendición de cuentas”. 185 Cf. Ibidem p. 84. 186 Pour des développements plus approfondis sur la question voir l’ouvrage du Prof. Tau Anzoátegui. 187 Ibidem p. 178 (TDA). Citation originale : “una referencia personal al magistrado federal, se le llamaba Jefe Supremo del Estado, Jefe Ilustre del Estado, o simplemente, Jefe del Estado, Jefe de la República, vocablos estos que empezaron a usarse hacia 1838”. Víctor Tau Anzoátegui a fait un travail de systématisation des attributions exercées par le gouverneur Rosas. Ce travail renforce définitivement l’idée de l’existence d’une magistrature nationale, même au milieu de la particulière situation - 91 - Concernant le cas français, il y a aussi un accroissement du pouvoir exécutif, du point de vue normatif et opérationnel. Le constituant de 1848, à travers l’établissement du scrutin direct à l’élection présidentielle, introduisit un élément central duquel Louis Napoléon (ainsi que le fit Charles de Gaulle plus tard) s’est servi, afin d’acquérir une position de force ou de s’imposer face au législatif unicaméral institué par la Norme Suprême. Ainsi, l’élection directe du président de la République conduit-elle à se demander, comme l’avait fait Jean Baptiste Mailhe après la dictature de Robespierre : «S’il est nommé par le concours de toute la République, tandis que les législatures ne le seront que par un département, [...] le Directoire ne pourra-t-il pas lutter avec un irrésistible avantage contre la puissance législative, et ne parviendra-t-il pas à éluder, à dissoudre cette confédérative, avec la tradition vice-royale depuis 1776. Les attributions sont : «a) La conduction des affaires étrangères en général, pouvant déclarer la guerre, accorder la paix et célébrer des traités soumis à ratification législative ; b) L’interprétation et l’application du Pacte Fédéral de 1831 ; c) Le droit d’intervenir dans les provinces, de même que la fonction d’arbitre et de médiateur officieux dans les différends interprovinciaux ; d) La distribution de concessions minières aux étrangères, aussi bien que l’autorisation pour la confiscation ou la location de ses terres dans le territoire des provinces ; e) La résolution des querelles par rapport aux frontières des provinces, en cas de désaccord ; f) L’exercice du Patronat national ; g) Le commandement des armées dans tout le territoire du pays ; h) L’exercice de la fonction judiciaire fédérale afin de juger les délits politiques contre l’État national commis n’importe où dans le territoire du pays ; i) Le droit de grâce et de pardon, c’est-à-dire l’indult ; j) La vigilance de la circulation d’écrits séditieux ; k) Le contrôle du trafic des fleuves Paraná et Uruguay ; l) La concession de permis de séjour... » (Cf. TAU ANZOÁTEGUI (Víctor), La formación… p. 187 (TDA)). Citation originale : “a) La conducción de las Relaciones Exteriores en general, pudiendo declarar la guerra, acordar la paz y celebrar tratados internacionales sujetos a la ratificación legislativa; b) La interpretación y aplicación del Pacto Federal de 1831; c) El derecho de intervenir las provincias, así como también la función de árbitro y mediador oficioso en los diferendos interprovinciales; d) El otorgamiento de concesiones mineras a los extranjeros, así como también la autorización para enajenarles o arrendarles tierras en jurisdicción provincial; e) La resolución de las cuestiones de limites interprovinciales en caso de desacuerdo entre las provincias interesadas; f) El ejercicio del Patronato Nacional, concediendo el pase o reteniendo los diversos documentos emanados de la Santa Sede; g) El mando militar actuando como General en Jefe de los Ejércitos Federales en todo el país; h) El ejercicio de la función judicial federal para juzgar los delitos políticos contra el Estado Nacional cometidos en cualquier lugar del país; i) El derecho de gracia y perdón, es decir, el indulto; j) La vigilancia acerca de la circulación de escritos sediciosos en toda la República; k) El control sobre el trafico fluvial por los ríos Paraná y Uruguay; l) La concesión de permisos de ingreso al país…”. - 92 - responsabilité, sans laquelle tout pouvoir exécutif est ou devient royauté ou despotisme ? »188. En outre, l’établissement de l’élection directe du premier mandataire fut une option politique très habile, fondamentalement pour deux raisons. D’une part, en raison du contraste qu’une telle élection directe avait avec les limites arbitraires jadis établies par les régimes monarchiques antérieurs. Dès que la seule condition requise189 pour être électeur des députés était d’avoir 21 ans et jouir des droits civils et politiques, ceci confère aux élus une légitimité d’origine beaucoup plus importante que celle des régimes antérieurs. D’autre part, le fait d’être le seul fonctionnaire élu par la totalité de la nation, conduisit le président à sentencier laconiquement dans un discours prononcé le 15 août 1849 à Lyon: « Je ne reconnais à personne le droit de se dire le représentant (du peuple) plus que moi »190. Comme l’avait pressenti Mailhe, si le président est le seul fonctionnaire élu par la majorité des suffrages exprimés par les citoyens, il n’y a pas d’équilibre possible avec le législatif, dont les membres ne sont qu’une manifestation partielle, et donc imparfaite, des préférences des citoyens. Ainsi, les parlementaires n’étaient-ils capables, ni individuellement ni en groupe, de se placer comme des antagonistes de celui qui avait été investi par tout le peuple, sans casser ce lien sacré qu’est la volonté citoyenne. Deux éléments ont favorisé la création d’un contexte politique apte au rétablissement d’un régime autoritaire en France. D’une part, l’établissement d’un régime présidentiel ayant Bonaparte, qui se réclamait héritier du trône impérial, comme président. D’autre part, l’existence d’une situation sociale complexe comme celle qui a abouti à la finalisation de l’expérience monarchique de la restauration. Afin de comprendre la gravité de la situation sociale, Éric Anceau a pu écrire qu’« en février 1848, le nouveau régime succédait à la monarchie de Juillet qui était devenue 188 MORABITO (Marcel), Le chef de l’État en France, 2eme éd., coll. CLEFS politique, Montchrestien, 1996 p. 46. 189 En raison de l’article 29 de la Constitution. 190 Ibidem p. 63. - 93 - impopulaire, mais qui lui léguait la plus grave crise économique et sociale du siècle »191 Ainsi, la Deuxième République allait-elle disparaitre rapidement, en 1852, en raison des querelles entre les organes exécutif et législatif. Après l’élection présidentielle de 1848, les élections législatives de mai 1849 consacrent un nombre important de légitimistes (c’est-à-dire des partisans des Bourbons et des Orléanistes) à la Chambre. Au total, les partisans d’une nouvelle restauration réunissent près de 500 sièges192. Un an plus tard, le 31 mai 1850, l’Assemblée vote (par peur des électeurs de la gauche) une loi restrictive du suffrage universel, car elle exigeait trois ans de résidence et domicile afin d’être habilité pour voter. Cette restriction du suffrage décidée par le Parlement fut l’alibi dont se servit Louis Napoléon afin de générer une querelle avec le législatif, lui permettant d’adopter une position stratégiquement supérieure et favorable à ses intérêts. Ainsi, en novembre 1851 s’amorce la fin de la Deuxième République. Après le vote négatif du législatif face au projet exécutif de dérogation de la loi en question (laquelle était un souvenir ennuyeux des dispositions restrictives de 1814 et 1830) et au moyen d’une apologie démagogique du suffrage universel, le coup d’État se prépare. Le 2 décembre, l’exécutif émet un décret à travers lequel une pratique chère au bonapartisme est inaugurée : le plébiscite. La formule proposée au peuple ne cache pas les intentions du futur Deuxième Empereur des Français : « le peuple français veut le maintien de l’autorité de Louis Napoléon Bonaparte et lui délègue les pouvoirs nécessaires pour faire une constitution sur les bases proposées dans sa proclamation du 2 décembre »193. Au-delà des apparences, le vrai conflit trouvait son explication dans le texte constitutionnel lui-même, contraire aux aspirations de Bonaparte. En effet, la Norme Suprême prévoyait que le président devait exercer sa fonction pour 4 ans, sans réélection immédiate. Au soutien de ce point de vue, il pourrait être dit qu’avant le 191 ANCEAU (Éric), « Le Coup d’État du 2 décembre 1851 ou la chronique de deux morts annoncées et l’avènement d’un grand prince » Parlement[s] – Revue d’histoire politique, n° 12, 2009 p. 25. 192 CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel pp. 128-129. 193 HAURIOU (Maurice), Précis de Droit constitutionnel p. 353. - 94 - conflit institutionnel avec le législatif, le président avait infructueusement cherché une révision du texte constitutionnel194. C’est pour cette raison que, tandis que le peuple est appelé à plébisciter la proposition personnelle du président, l’exécutif procède à la dissolution de l’Assemblée et du Conseil d’État. Cette action marque le pas définitif et sans retour qui va de la légalité constitutionnelle vers le coup d’État. Elle implique aussi une anticipation de la pratique du pouvoir dans les années à venir, car « lors de l’appel qu’il lance au peuple le 2 décembre 1851, le Prince-Président met clairement en jeu sa responsabilité : « si vous voulez continuer cet état de malaise qui nous dégrade et compromet notre avenir, choisissez un autre à ma place... Si, au contraire, vous avez encore confiance en moi, donnez-moi les moyens d’accomplir la grande mission que je tiens de vous » »195. Le peuple, probablement séduit par la possibilité de se prononcer sans avoir à se soucier de « l’institution représentative » et ayant ainsi une influence directe sur les affaires, vote massivement en faveur de la proposition, conférant à Bonaparte une victoire importante, avec plus de 6 millions de voix en sa faveur. Un indice de la préméditation du plan putschiste, amorcé le 2 décembre 1851 et achevé le 20, est le fait que moins de deux mois après le coup d’État, le 14 janvier, la Constitution de 1848 était déjà abrogée et celle de 1852 entrait en vigueur. Les idées centrales et l’esprit de la nouvelle Constitution furent décrits par l’individu qui personnifiait le régime, c’est-à-dire l’Empereur lui-même, dans la proclamation qui précède le texte. Il y décrit l’élément central sur lequel il allait construire sa légitimité (si importante pour comprendre les débuts de la Cinquième République)196. 194 L’Assemblée se prononce massivement contre la révision par 446 voix sur 724. 195 MORABITO (Marcel), Le chef de l’État… p. 61. 196 Le tout nouvel Empereur affirmait : « Dans notre pays, monarchique depuis huit cent ans, le pouvoir central a toujours été en augmentant. La royauté a détruit les grands vassaux ; les révolutions ellesmêmes ont fait disparaître les obstacles qui s'opposaient à l'exercice rapide et uniforme de l'autorité. Dans ce pays de centralisation, l'opinion publique a sans cesse tout rapporté au chef du gouvernement, le bien comme le mal. Aussi, écrire en tête d'une charte que ce chef est irresponsable, c'est mentir au sentiment public, c'est vouloir établir une fonction qui s'est trois fois évanouie au bruit des révolutions. La Constitution actuelle proclame, au contraire, que le chef que vous avez élu est responsable devant vous ; qu'il a toujours le droit de faire appel à votre jugement souverain, afin que, dans les circonstances - 95 - La Constitution confère, paradoxalement, dans son article 2, le gouvernement de la République au « prince » Bonaparte pour 10 ans. Conférer le gouvernement de la « République » à un « Prince » semble ainsi être une contradictio in adjecto. Officiellement, la forme républicaine est maintenue, mais en fonction des caractéristiques propres du poste de chef de l’État, de même que par la pratique institutionnelle, on est devant un monarque. Le fondement politique du régime établi par la Constitution est la possibilité d’organiser des appels permanents aux citoyens. Ces appels sont effectués, comme le dispose l’article 5, par le Chef d’État lui-même, théoriquement responsable devant les citoyens. En ce qui concerne les attributions présidentielles, elles sont prévues entre l’article 6 et l’article 18. Il est le chef de l’État de même que des Forces Armées, pouvant déclarer la guerre et accorder la paix, une alliance ou diriger le commerce. Il nomme tous les employés et fait les règlements et décrets nécessaires pour l’exécution des lois, sur lesquelles il dispose aussi de l’initiative. Il est en outre chargé de promulguer les lois votées par le Corps législatif et les actes consultatifs du Sénat. Les ministres, qui devaient jurer fidélité au président (comme devaient le faire, en outre, les sénateurs, les membres du Corps législatif et les conseillers d’État) ne dépendaient que du chef de l’État. Ils ne constituaient pas, non plus, un corps solidairement responsable. Seul le Sénat pouvait accuser les ministres par une sorte d’impeachment. Cependant, cette disposition était illusoire dans la mesure où la Chambre Haute était intégrée, à vie197, par des cardinaux, des maréchaux, des amiraux de même que par des citoyens que le chef de l’État jugeait convenable d’élever à la dignité de sénateur. Même si les membres du Corps législatif étaient des citoyens, le contrôle qu’ils pouvaient exercer était pratiquement insignifiant, car les sessions solennelles, vous puissiez lui continuer ou lui retirer votre confiance. Étant responsable, il faut que son action soit libre et sans entraves. De là l'obligation d'avoir des ministres qui soient les auxiliaires […], mais qui ne forment plus un Conseil responsable, composé de membres solidaires, obstacle journalier à l'impulsion particulière du chef de l'État, expression d'une politique émanée des Chambres, et par là même exposée à des changements fréquents, qui empêchent tout esprit de suite, toute application d'un système régulier ». 197 Comme l’indiquaient les articles 20 et 21. - 96 - ordinaires étaient seulement de trois mois. En outre, les sessions étaient publiques, mais il fallait juste la volonté de cinq membres pour que des commissions secrètes fussent créées. Tout en prenant en compte le fait que ce corps était intégré par un citoyen chaque 35.000 individus198, le nombre des membres prévu par le texte était trop faible afin de transgresser le principe de publicité des actes publics, centrale dans une République que la Constitution proclamait adopter comme forme de gouvernement. De plus, le président et le vice-président du Sénat et ceux du Corps étaient aussi nommés par le président199. La façade du régime était donc démocratique, mais le président pouvait, en fonction de l’article 17 (de rédaction confuse), par un acte secret et déposé aux archives du Sénat, désigner le nom du citoyen qu’il recommandait, dans l’intérêt de la France, à la confiance du peuple et à ses suffrages. Postérieurement, à travers le sénatus consulte du 7 novembre 1852, le peuple est appelé à se prononcer sur la question suivante : « Le Peuple français veut le rétablissement de la dignité impériale dans la personne de Louis Napoléon Bonaparte, avec hérédité dans sa descendance directe, légitime ou adoptive, et lui donne le droit de régler l'ordre de succession au trône dans la famille Bonaparte… ». Les citoyens répondent massivement « oui », favorisant l’Empereur par plus de sept millions de voix. Le président Louis Napoléon Bonaparte devenait, désormais, l’Empereur Napoléon III, jouissant d’importantes attributions et arrivant ainsi au zénith de son pouvoir, tout en s’approchant du cas de Juan Manuel de Rosas, personnage aussi dépositaire de la totalité du pouvoir public. Pourtant, ni l’un ni l’autre ne put empêcher sa chute violente et le début d’une période de transition qui aboutit ultérieurement à un éloignement des régimes et systèmes politiques argentin et français. 198 Cf. l’article 35. 199 Cf. articles 23 et 43. - 97 - SECTION II CHUTE VIOLENTE ET DÉBUT DE LA TRANSITION - 98 - Dans les deux cas, on assiste à une progression commune de la puissance exécutive. Les deux expériences vont finir d’une manière violente et signifier plus tard le début d’une période ouverte dans laquelle se produit la consolidation d’un régime politique stable mais opposé dans les deux États. Dans le cas argentin, cette configuration représente une confirmation de la tradition présidentielle forte, aux niveaux normatif et pratique. Dans le cas français, au contraire, un tournant se produit, car pendant cette période ouverte, ce sont les bases d’un parlementarisme d’assemblée très déséquilibré qui sont posées. En France, la transition du régime de 1848 vers celui de 1852 se produit donc par un coup d’État qui rétablit la dignité impériale. Pourtant, les attributions et facultés de l’Empereur allaient s’accroitre jusqu’en 1860, où un processus de libéralisation de l’Empire commence. Cette tendance à l’augmentation de la puissance exécutive, de même que celle ayant un rapport avec la libéralisation se matérialiseront à travers des sénatus-consultes. Ainsi, la nouvelle Constitution à peine dictée, le Sénat autorise l’Empereur le 25 décembre 1852 à présider, à chaque fois qu’il veut, le Sénat et le Conseil d’État. En outre, il dispose qu’ayant l’âge de 18 ans, tous les princes pouvaient, avec un avis favorable de l’Empereur, occuper un siège aux organes auparavant mentionnés. De même, d’autres articles de la Constitution furent supprimés, notamment celui qui proclamait la République. Concernant le processus de libéralisation, il se condense dans la Constitution du 21 mai 1870, rédigée et plébiscitée peu avant la Guerre franco-prussienne, du désastre de Sedan et de la chute définitive de l’Empire. Même si la Norme Suprême consacrait la succession impériale héréditaire, il était aussi fixé que l’Empereur gouverne avec le concours des ministres, du Conseil d’État, du Sénat et du Corps législatif, tous exerçant ce que la Constitution appelle la «puissance législative». En effet, l’article 12 réservait l’initiative législative à ces organes, sauf les lois imposant des tributs, lesquelles devaient être votées d’abord par le Corps législatif. L’Empereur avait toujours, selon la disposition de l’article 13, une responsabilité directe devant les électeurs. Néanmoins, en raison de l’article 19, les ministres nommés et révoqués par l’Empereur, délibéraient en conseil sous sa présidence, mais ils étaient responsables. - 99 - En outre, selon l’article 44, le texte constitutionnel pouvait seulement être modifié par le peuple, sur proposition de l’Empereur. Ainsi le texte s’écartait de la Constitution de 1852, selon laquelle le Sénat pouvait établir des réformes, suivant l’article 31. Dans le cas argentin, une situation relativement stable existe après la bataille de Vences de 1849 car elle signifia la pacification du pays en raison de la victoire finale du rosisme. Pourtant, au-delà de cette situation stable, laquelle semblait augurer au caudillo un long séjour au pouvoir fédéral existant dans les faits, la fin était prête. Ainsi, c’est le chef des armées fédérales, Justo José de Urquiza, qui allait mettre un point final au gouvernement de Juan Manuel de Rosas, commencé en 1829. La fin du rosisme dans la bataille de Caseros du 3 février 1852, nonobstant la constante négative du gouverneur de Buenos Aires de réunir un Congrès Constituant, laisse comme héritage les conditions et bases centrales pour l’établissement d’un Gouvernement fédéral permanent et stable, sauf la question, pas encore résolue, de la fédéralisation de Buenos Aires. Prenant en compte la situation précaire de l’autorité nationale lors de la première désignation de Rosas comme gouverneur de Buenos Aires, il est clair qu’au fil des ans, il acheva une certaine unité nationale, concentrant en sa personne quasi absolument tout le pouvoir. Une accumulation similaire de pouvoir a lieu en France après les épisodes violents de 1848. Même si l’établissement d’un Second Empire par Louis Napoléon, après l’essai présidentialiste de 1848, implique l’établissement d’un gouvernement peu respectueux des libertés publiques, une lecture ambivalente peut être faite à propos de lui, tout comme dans le cas rosiste. Premièrement, l’on pourrait dire que dans les deux cas il s’est produit un recul par rapport à l’étape immédiatement précédente. Dans le cas argentin, les intentions de la génération qui encouragea la rédaction des textes de 1819 et 1826 (malgré l’inspiration nettement « étrangère » ou « importée » du mouvement illustré, qui méprisait les conditions autochtones, tellement nécessaires afin de construire un régime politique stable) furent louables, car l’exercice correspondait avec l’idée que l’on se faisait à l’époque du progrès au sens institutionnel. Ainsi, l’intention de mettre en place - 100 - un système de normes claires et générales, aptes à être connues pour tous, établissant les droits et obligations du citoyen de même que les prérogatives et limites du Gouvernement, constituaient une condition nécessaire à l’établissement d’un régime politique de caractère prévisible et pas arbitraire. Dans le cas français, il est évident que, malgré certains défauts dans le processus d’enracinement des institutions parlementaires importées de la Grande-Bretagne, les expériences des gouvernements des monarques Louis XVIII et Louis Philippe d’Orléans furent globalement positives. Cette condition globalement positive, malgré l’exclusion de vastes secteurs sociaux des élections, est due au caractère moins concentré du pouvoir politique au sein de l’institution exécutive par rapport à la situation postérieure à la restauration monarchique. Ainsi, dans le Deuxième Empire, malgré l’existence d’une Constitution, la totalité du pouvoir était concentré entre les mains d’un seul. En outre, le caractère fécond du parlementarisme français, c’est-à-dire, le parlementarisme postérieur à l’expérience impériale (avec les particularités énumérées infra) constitue une preuve éloquente de l’influence institutionnelle des épisodes de 1814 et 1830. La dynamique de la relation entre le chef de l’État et les ministres pratiquée par Louis-Philippe, va renaître des cendres et va réapparaître avec toute sa force dans l’étape de consolidation de la Cinquième République. Deuxièmement, pourtant, il est possible d’argumenter que s’il s’est à la fois produit sous certains aspects, pendant l’Empire en France et pendant l’expérience rosiste, un bond en arrière, il y a aussi eu une avancée par rapport à la situation antérieure. Peut-être que dans le cas argentin, cette avancée semblerait plus tangible ou évidente pour l’observateur. En effet, conséquence directe du désordre civil postérieur à la dissolution du pouvoir national après la démission de Bernardino Rivadavia et l’assassinat de Manuel Dorrego, Juan Manuel de Rosas empêche, dans un premier temps, la dissolution totale du jeune « État » argentin et il rassemble pour lui un cumul très important de facultés. Ces facultés, comme le démontre Víctor Tau Anzoátegui, constituent l’embryon des attributions d’un vrai Gouvernement Fédéral. Louis Napoléon Bonaparte, en se projetant, mobilisé sans doute par ses ambitions impériales, comme l’homme capable de rétablir l’ordre après la révolte de 1848, ouvre aux citoyens une voie afin d’échapper à la crise de la royauté. Son rôle peut aussi s’expliquer comme la réalisation de presque deux décennies de stabilité politique, - 101 - lesquelles constituent pourtant, le précédent d’un autre fait violent comme la Commune de Paris et laisse ouvert le terrain pour le débat final pendant la décennie de 1870. Par conséquent, dans les deux cas, une étape se termine et une nouvelle s’amorce, laquelle, en fonction des éléments qui seront pondérés plus tard, constitue une étape ouverte, antérieure à une ère de stabilité et consolidation de deux régimes et systèmes politiques opposés. - 102 - CHAPITRE IV L’« ÉTAPE OUVERTE » POSTÉRIEURE À LA DÉSARTICULATION DE LA CONCENTRATION TOTALE DU POUVOIR OU LA BIFURCATION DES INSTITUTIONS ARGENTINES ET FRANÇAISES - 103 - La quatrième et dernière période dans laquelle il y a un développement institutionnel comparable en France et en Argentine présente une étape clairement ouverte ou d’incertitude qui permette l’ultérieure instauration de deux régimes politiques opposés. Ainsi, faut-il d’abord analyser le début, le développement et la signification de cette étape ouverte (section I). Ensuite, il faut étudier la résolution de cette étape ouverte en Argentine et en France à travers l’instauration de deux régimes politiques opposées (section II). - 104 - SECTION I DÉFINITION ET CONTENU DU CARACTÈRE OUVERTE DE LA PÉRIODE - 105 - La chute de Juan Manuel de Rosas en 1852 et les événements postérieurs à la défaite de Sedan en 1870 présentent deux caractéristiques importantes du point de vue de la comparaison historique du développement des deux exécutifs. Premièrement, il est possible d’affirmer que dans les deux cas s’amorce une période ouverte ou d’incertitude dans laquelle les futurs régimes politiques des deux États se profilent. Deuxièmement, l’on peut repérer que la consolidation de ces régimes politiques implique le début d’un éloignement qui signifie la fin d’un développement institutionnel comparable. Ainsi, après la chute définitive de Rosas par l’armée conduite par Justo José de Urquiza, les gouverneurs des provinces argentines continuent avec le système provisoire de délégation dans la conduction des affaires étrangères, même si son titulaire est maintenant le chef triomphant. Le 6 avril 1852, les gouverneurs de Buenos Aires, Entre Ríos, Corrientes et Santa Fe signent le Protocole de Palermo dans lequel cette délégation est établie et la Commission représentative prévue par le Pacte de 1831 est convoquée. Postérieurement, les gouverneurs se réunissent à San Nicolás de los Arroyos, où le 31 mai 1852 l’accord célèbre est signé. Après avoir déclaré le Pacte Fédéral loi fondamentale de la République, ils y affirment que la paix régnante signifie l’accomplissement des conditions prévues par l’article 16 de l’instrument de 1831. Pour cette raison, l’article 4 proclame qu’un Congrès Général constituant devait être réuni au mois d’août, intégré par deux députés par province (article 5) et à l’effet de sanctionner la Constitution nationale à la majorité des suffrages (article 6). En outre, dans d’autres articles non moins importants, l’on a procédé à l’unification du commandement militaire de toutes les forces existantes aux provinces sous Urquiza (article 15), qui était également proclamé, selon l’article 18, Directeur Provisoire de la Confédération Argentine. Pourtant, malgré l’évidente réussite que fut l’adoption de la Constitution en 1853, qui hérite, notamment quant aux dispositions relatives à l’exécutif, de l’influence des précédents historiques juridiques et doctrinaux, une étape nouvelle s’ouvre. Cette étape ne s’achève pas en 1860, mais en 1880. Elle s’amorce donc avec le soulèvement du 11 septembre 1852, dont le résultat est la séparation de la province de Buenos Aires du reste du pays. Deux groupes politiques dirigés par deux anciens exilés commandaient le mouvement : les autonomistes de Valentín Alsina et les nationalistes de Bartolomé - 106 - Mitre. La séparation se concrétise juridiquement en soutenant que l’Accord de San Nicolás qui avait permis de réunir le Congrès n’avait pas été reconnu par la province et ne constituait donc une autorité valide. Elle se consolide en 1854 avec l’adoption d’une Constitution provinciale d’inspiration alsiniste. On y proclame que Buenos Aires était un État avec souveraineté interne et externe, contrairement à ce que proposait le projet mitriste dans lequel l’on remarquait le caractère provincial de la nouvelle entité200. La situation de ségrégation politique entre la Confédération et Buenos Aires perdure jusqu’en 1860, après la défaite porteña dans la bataille de Cepeda et la signature le 10 novembre du pacte d’union nationale à San José de Flores. Dans ce pacte, Buenos Aires se déclare intégrante de la Confédération et assume le compromis, après la réunion d’une Convention, de réviser, proposer des réformes et accepter la Constitution de 1853. Pourtant, le retour de Buenos Aires dans la Confédération ne clôtura pas la période ouverte amorcée en 1852 mais, au contraire, devait l’aggraver, car celui qui occupa le poste de gouverneur de Buenos Aires continuait à détenir sous sa juridiction la province de Buenos Aires et la ville de Buenos Aires. Il concentrait donc un pouvoir similaire à celui des anciens vice-rois. Pour cette raison, il devenait le candidat (ou comme il sera prouvé par les faits ultérieurs, plutôt qu’un candidat régulier, un candidat dans l’immédiat) naturel à la présidence. Ainsi, y avait-il une rupture de la situation institutionnelle de l’ancienne Confédération. En effet, il avait doté l’exécutif inauguré par le général Urquiza d’un grand prestige et d’une grande autorité, fondamentalement du fait qu’il concentrait le monopole du commandement des forces militaires les plus importantes du pays, tout en aggravant le péril de conflit. La vérification factuelle de la situation décrite devait se produire très vite car le gouverneur de la province de Buenos Aires, Bartolomé Mitre, souleva des hommes en 1861 contre le Président Derqui. Malgré le résultat confus de la bataille, il capitalisa la situation et imposa la chute du Gouvernement fédéral. Ainsi, d’abord comme gouvernant de facto et a posteriori élu à la présidence selon la procédure constitutionnelle, Bartolomé Mitre devint le vrai premier président de l’entité désigné République Argentine. 200 Cf. FLORIA (Carlos A.) et GARCIA BELSUNCE (César A.), Historia de los argentinos p. 555. - 107 - Deux présidents succèdèrent au Président Mitre : Domingo Faustino Sarmiento et Nicolás Avellaneda. Pourtant, la question de la capitale qui allait affaiblir les présidents antérieurs à 1880 se poursuivit. Ainsi, a-t-il été dit que « après Pavón, le rôle du président, normativement défini par la Constitution sanctionnée en 1853 et révisé en 1860 après la bataille de Cepeda, manquait de moyens nécessaires pour rendre effectif le pouvoir politique en raison de la coexistence obligatoire avec le gouverneur de Buenos Aires dans la ville-capital de la province la plus puissante. Trois présidences : celle de Bartolomé Mitre (1862-1868), celle de Domingo Faustino Sarmiento (18681874) et celle de Nicolás Avellaneda (1874-1880) ont joué le rôle principal dans cette période qui se finalise en 1880, avec l’élection de Julio A. Roca »201. Une période de transition ou étape ouverte similaire, dans laquelle le régime politique français type caractéristique est difficile à apprécier, eut lieu lors du désastre de Sedan. Même si le cas français a plusieurs ondulations et une fin moins prévisible que le cas argentin, ce moment constitue un pas préalable fondamental pour comprendre la bifurcation ou l’éloignement des régimes et systèmes politiques argentin et français après 1880 et 1877. Après l’écroulement de l’Empire et la capture de l’Empereur par les Prussiens, un gouvernement de défense nationale, investi par une des assemblées impériales, est constitué à Bordeaux. Il va « exercer une sorte de dictature, finir de perdre la guerre, signer l’armistice et organiser, le 8 février 1871 [car les vainqueurs voulaient négocier avec un pouvoir élu] l’élection d’une Assemblée nationale» 202. Cette Assemblée, outre la revendication de l’exercice du gouvernement, considère qu’elle avait des attributions 201 BOTANA (Natalio R.), El orden conservador – La política argentina entre 1880 y 1916, Debolsillo, 2005 p. 64-65 (TDA). Citation originale : “después de Pavón, el papel del Presidente, definido normativamente en la Constitución sancionada en 1853 y reformada en 1860 luego de la batalla de Cepeda, careció de los medios necesarios para hacer efectivo el poder político debido a la coexistencia obligada con el gobernador de Buenos Aires en la ciudad-capital de la provincia más poderosa. Tres presidencias: la de Bartolomé Mitre (1862-1868), la de Domingo Faustino Sarmiento (1868-1874) y la de Nicolás Avellaneda (1874-1880) protagonizaron este período que culminó en 1880 con la elección de Julio A. Roca”. 202 ARDANT (Philippe), Institutions Politiques… p. 380. - 108 - constitutionnelles. La majorité monarchique et la minorité républicaine approuvent et supportent cette théorie controversée. Concernant les arguments juridiques capables de justifier la position des membres de l’Assemblée, Esmein explique que « le pouvoir législatif s’étend naturellement même aux matières constitutionnelles ; pour lui interdire ce terrain il faut une constitution écrite et limitative, qui l’arrête. Mais en 1871 il n’existait aucune constitution de ce genre. C’était justement l’absence de toute constitution qui rendait souveraine l’Assemblée nationale ; il en résultait en même temps qu’elle pouvait voter des lois constitutionnelles comme toutes autres lois »203 . Pourtant, techniquement, il existait un texte constitutionnel en vigueur, lequel devait être respecté nonobstant la chute du régime auquel il apportait un soutien normatif. Le noyau du débat est ici la notion de pouvoir constituant. Ainsi, le pouvoir constituant « est la manifestation première du pouvoir d’une société politique globale, afin d’établir une organisation juridique et politique fondamentale et constitutive à travers une Constitution, et afin d’en introduire les réformes partielles ou totales qui soient estimées nécessaires à la cristallisation juridique des modifications produites dans l’idée politique dominante de la société » 204. Pour cette raison, tout ce qui fut fait par le pouvoir constituant peut être seulement défait par lui. De ce point de vue, la théorie des députés est inexacte. Ils avaient été élus par les citoyens en raison des dispositions de l’armistice du 28 janvier 1871, c'est-à-dire afin de décider de continuer ou non l’effort de guerre, en aucune manière afin de rédiger une nouvelle constitution. Cependant, il est aussi vrai qu’en plusieurs occasions de l’histoire constitutionnelle française, ce furent les assemblées législatives qui ont élaboré les normes constitutionnelles des nouveaux régimes. Il s’agit d’une caractéristique 203 ESMEIN (Adhémar), Éléments de Droit Constitutionnel français et comparé, 7 éd., Tome II, Sirey, 1921 p. 5. 204 BADENI (Gregorio), Instituciones de Derecho Constitucional, Tome I p. 145 (TDA). Citation originale : “es la manifestación primaria del poder de una sociedad política global, para establecer una organización jurídica y política fundamental y fundacional mediante una Constitución, y para introducir en ella las reformas parciales o totales que estime necesarias con el objeto de cristalizar jurídicamente las modificaciones que se producen en la idea política dominante en la sociedad”. - 109 - endémique de ce système politique qui apporte un soutien plus ou moins légitime à la prétention des députés205. Une fois acceptée la chute de l’Empereur et sous une grande pression en raison de la conjoncture politique, les députés adoptèrent la République comme forme de gouvernement. Cette adoption obéit au fait que la défaite imposa une accélération des faits, profitant à Adolphe Thiers, personnage qui avait auparavant dénoncé le caractère irrationnel de l’aventure guerrière de l’Empereur. En outre, il faut ajouter comme explication plausible de la rapidité de l’action des bâtisseurs de la nouvelle situation institutionnelle, le coup politique que fut l’établissement de la Commune de Paris en 1871. Dans ce contexte, l’Assemblée, ayant l’attribution d’exercer tous les pouvoirs, délègue précairement le pouvoir exécutif à Thiers par une résolution du 17 février 1871. Elle lui confère le titre de chef du pouvoir exécutif de la République française, sans mandat limité et avec la possibilité de lui révoquer son mandat. Une nécessaire institutionnalisation du pouvoir exécutif est faite, même si elle n’arrive pas jusqu’à l’élaboration d’un texte constitutionnel. Ainsi est-ce à travers deux normes dictées par le législatif que l’on organise les institutions. Premièrement, l’on peut mentionner la loi du 31 août 1871, dite Loi ou Constitution Rivet, car elle fut introduite par le député Rivet. Cette norme confère à Thiers le titre de président de la République, abandonnant le caractère provisoire du 205 Cf. ESMEIN (Adhémar), Éléments… p. 6. Il existe plusieurs exemples d’une telle conduite. Premièrement, la première « Assemblée Constituante » de la Révolution française. Les États généraux de 1789 n’avaient pas été élus expressément comme Convention nationale pour voter une Constitution. Deuxièmement, après le coup d’État du 18 brumaire, le Directoire est supprimé et remplacé par une commission consulaire exécutive. En outre, l’on a exclu plusieurs membres du Corps législatif et l’on créa des commissions de 25 membres dont une des tâches était d’« apporter aux dispositions organiques de la Constitution ». Troisièmement, après la chute de l’Empire, le Sénat et la Chambre des députés impériaux décident de la fin du premier empire. Le 6 avril le Sénat vota, sur un projet présenté par le gouvernement provisoire, une Constitution en 29 articles, qui devait être soumise à l’approbation du peuple et de Louis-Stanislas-Xavier de France. Présentée à Louis XVIII le 2 mai à Saint-Ouen, le roi déclara en accepter les principes mais se réserver de mettre sous les yeux du Sénat et de la Chambre des députes un autre « travail ». Ce fut la Charte de 1814. À propos des exemples cf. notamment ESMEIN (Adhémar), Éléments…,Tome I, pp. 581-584. - 110 - titre créé en février. Elle établit aussi que le président devait durer au poste, toujours sous l’autorité législative, un temps équivalent à l’existence de l’Assemblée. En outre, la loi introduisit dans son article 3 la question de la responsabilité présidentielle devant l’Assemblée, ce qui semblait signifier un écart par rapport au critère de principe du régime parlementaire206. Pourtant, et en contradiction avec la disposition évoquée (fait qui apporte un soutien à l’hypothèse que tout cela obéit au plan de mettre le président dans une position subordonnée par rapport au Parlement), l’article 2 établit la responsabilité politique des ministres devant l’Assemblée et l’exigence du contreseing pour les actes présidentiels. Esmein s’inscrit à l’intérieur du même raisonnement lorsqu’il affirme que « la responsabilité parlementaire ne peut pas résider à la fois dans le titulaire du pouvoir exécutif et dans ses ministres ; l’une exclut l’autre pratiquement. Ici, c’était la responsabilité du président qui l’emportait nécessairement »207. Concernant les attributions présidentielles, tellement nécessaires afin de développer les fonctions inhérentes à l’exécutif, la loi lui conférait celles de promulgation et publication des lois de même que celles de nommer et révoquer les ministres. Deuxièmement, après le caractère public du soutien du président le 13 novembre 1872 en faveur du rétablissement définitif d’une République conservatrice, le 13 mars 1873 est édictée la Loi de Broglie, nommée ainsi du fait d’un éminent député du groupe monarchiste. À travers cette norme, la dépendance du président par rapport à l’Assemblée est renforcée, car Thiers (qui garda, dans une situation inédite, son poste de député), orateur persuasif et talentueux, se servit de cette vertu afin d’imposer les projets de loi qu’il estima nécessaires. Ainsi, l’article 1er, afin d’annuler cette option, disposa-t-il que les messages présidentiels devaient être lus par un ministre, en excluant donc le président de l’hémicycle. Même s’il pouvait demander à être entendu, il devait le faire à travers un message, mais une fois émis le message, la session devait être clôturée pour continuer au lendemain sans sa présence. En outre, l’article 4 excluait la possibilité d’interpeler le président par rapport aux questions de politique interne, en réservant cette procédure aux ministres. Le titulaire de l’exécutif pouvait seulement être 206 Ainsi, dans les régimes parlementaires, le Chef de l’État est irresponsable. 207 ESMEIN (Adhémar), Éléments…, Tome II, p. 11. - 111 - interpelé par rapport aux questions de politique internationale ou de politique générale du Gouvernement. Concernant l’article 5, il imposait une obligation raisonnable pour le législatif. Ainsi, et à travers des projets gouvernementaux, il fallait établir, avant l’expiration de l’Assemblée, l’organisation définitive et la procédure de transmission des pouvoirs législatif et exécutif de même que l’établissement d’un Sénat et d’une loi électorale. La présentation d’un projet concernant ces sujets par M. Dufaure le 19 mai 1873 fut à l’origine de la démission de Thiers. La démission intervint notamment en raison du vote par l’Assemblée d’un ordre du jour opposé à celui convoité par le président, présent dans l’hémicycle. La démission de Thiers ouvrait indubitablement la voie au rétablissement de la monarchie. Cette étape ouverte ou de transition laisse donc irrésolues des questions qui s’avérèrent capitales pour les institutions argentines et françaises. En France la querelle entre républicains et monarchistes devait être définitivement réglée afin de choisir un « nord » institutionnel clair. En Argentine trois questions pour le moment ouvertes se lient d’une manière complexe : l’autorité présidentielle incertaine, la dispute entre pouvoir local (Buenos Aires) et national et la consolidation de l’État. - 112 - SECTION II RÉSOLUTION DE L’ÉTAPE OUVERTE ET DÉBUT D’UNE OPPOSITION DES RÉGIMES POLITIQUES ARGENTIN ET FRANÇAIS - 113 - L’étape ouverte signifie dans les deux cas l’imposition progressive des positions des factions majoritaires, situation qui annonce un affrontement final et la prépondérance de l’une sur l’autre. Si, dans le cas argentin, la résolution de l’étape ouverte implique l’accroissement de l’institution présidentielle et la consolidation de l’État moderne (1), en France elle passe par l’affrontement entre républicains et légitimistes. Le résultat en est l’élaboration des Lois constitutionnelles de 1875 et l’affaiblissement de l’institution présidentielle après la crise de 1877 (2). L’exposition des deux processus est importante car son résultat éclaire les évolutions institutionnelles ultérieures. - 114 - § 1. Accroissement de l’institution présidentielle et consolidation de l’État Dans le cas argentin, le renversement de Juan Manuel de Rosas n’impliqua pas seulement la chute d’un régime qui avait établi laborieusement une autorité centrale efficace, mais fut aussi à l’origine d’un retour massif des exilés. Ces expatriés, qui parvinrent à faire voter en 1853 une norme constitutionnelle imposant un fédéralisme atténué, entament une dispute avec les leaders de l’intérieur du pays. La dispute se concentre sur la question de la fédéralisation de la ville de Buenos Aires afin qu’elle devienne la capitale de la nation. Ainsi, deux partis sont-ils établis : ceux qui défendent l’appartenance de la ville à la province de Buenos Aires et ceux qui supportent l’option contraire afin de produire, finalement, un équilibre entre les pouvoirs national et provincial et échapper à la crise cyclique à l’origine de l’affrontement des deux pouvoirs (pouvoir « national » et pouvoir « citadin »). Pourtant, même avant la résolution finale du conflit qui empêche l’établissement d’un pouvoir central en Argentine, deux processus (dont l’un est lié à l’autre) peuvent être identifiés. D’une part, l’existence de certains signes qui impliquent un renforcement du pouvoir central ou du pouvoir présidentiel peut être appréciée. Premièrement le fait, inédit jusqu’à présent, d’une transmission pacifique des pouvoirs, a lieu. Elle a pour protagonistes le Président sortant Bartolomé Mitre et le Président arrivant, Domingo Faustino Sarmiento. Deuxièmement, la totalité des forces provinciales sont réunies afin de combattre un ennemi commun dans la guerre où s’affrontent l’Argentine, le Brésil et l’Uruguay contre la République du Paraguay. Troisièmement, pendant la présidence de Domingo Faustino Sarmiento se produit pour la première fois le fait « qu’une question provinciale est résolue seulement en raison de l’autorité présidentielle »208. 208 FLORIA (Carlos A.) et GARCIA BELSUNCE (César A.), Historia política de la Argentina contemporánea 1880 – 1983, Alianza Editorial, 1989 p. 47 (TDA). Il s’agit de la question oppossant le gouverneur Taboada, de Santiago del Estero, allié du Partido Nacional mitriste, maintenant à - 115 - Quatrièmement, pendant la deuxième transition présidentielle, le récemment élu Président Nicolás Avellaneda, dauphin du Président sortant Domingo Sarmiento, obtient un triomphe des forces nationales, commandées par le colonel Julio Argentino Roca, sur celles des révolutionnaires de 1874, commandées par le général Mitre. Finalement, c’est le Président Avellaneda, avec le support de l’Armée déjà définitivement roquiste qui prépare le terrain pour la consolidation finale du pouvoir présidentiel argentin avec la victoire du Gouvernement fédéral sur le Gouvernement provincial. Malgré cela, ce n’est pas Avellaneda mais Roca qui prend les décisions. D’autre part, après la « victoire » mitriste à Pavón209, l’on repère le début d’un processus à travers lequel a lieu la consolidation des attributs qui définissent la « condition d’État » de l’État argentin moderne210. C’est alors que l’État argentin devint une instance efficace d’organisation du pouvoir et d’exercice de la domination politique211. L’aspect essentiel afin de comprendre ce processus est le fait qu’après Pavón l’on évolue d’un conflit « horizontal » parmi des égaux (par exemple le conflit l’opposition, avec le Gouvernement Fédéral. Citation originale : “que una cuestión provincial se [resuelva] solamente en virtud de la autoridad del Presidente”. 209 Laquelle implique l’intégration finale entre l’État de Buenos Aires et la Confédération Argentine. 210 Selon Oscar Oszlak, la « condition d’État » (estatidad en espagnol) peut être identifiée à travers quatre attributs qui doivent être impérativement possédés par l’entité en formation : 1) Capacité d’externaliser son pouvoir, en obtenant ainsi sa reconnaissance comme unité souveraine dans un système de rapports interétatiques ; 2) Capacité d’institutionnaliser son autorité, en imposant une structure de rapports de pouvoir qui garantit son monopole sur les moyens organisés de coercition ; 3) Capacité de l’État de différencier son contrôle à travers l’organisation d’institutions publiques ayant une légitimité lui permettant d’extraire des ressources de la société civile, avec un degré de professionnalisation des fonctionnaires et un contrôle exercé sur ses activités et 4) Capacité d’internaliser une identité collective, à travers l’émission de symboles qui renforcent des sentiments d’appartenance et solidarité sociale et permettent, par conséquent, un contrôle idéologique comme mécanisme de domination. Cf. OSZLAK (Oscar), La formación… pp. 16 et 17. 211 Ainsi, l’État argentin se consolide-t-il et abandonne-t-il une caractéristique de la période antérieure, laquelle montre une succession d’États premodernes, dont l’élément qui les distingue des États modernes est le caractère affaibli de ces éléments constitutifs : territoire avec des limites mais sans frontières, population indéfinie quantitativement et qualitativement et pouvoir mis en cause. Cf. ORTIZ (Tulio), « La globalización y el Estado moderno: ¿extinción o transformación? » en ORTIZ (Tulio), PARDO (María Laura) et NOBLÍA (María V.) –Coords.-, Origen y transformación del Estado argentino en períodos de globalización, Editorial Biblos, 2003 p. 27. - 116 - entre des caudillos de province ou le conflit qui affronta la Confédération à l’État de Buenos Aires) vers un conflit « vertical » dans lequel l’on parlera plutôt de « rébellion intérieure»212. Ainsi, le processus de consolidation de l’État argentin moderne apparaît-il comme étant « un vrai processus d’« expropriation » sociale, dans le sens que sa création et expansion implique la conversion d’intérêts « communs » de la société civile en intérêt général et, pour cette raison, en objet d’action de cet État en formation. Au fur et à mesure que ce phénomène a lieu, la société perd des compétences, des espaces d’action, dans lesquels jusqu’en ce moment elle avait résolu – à travers plusieurs instances et mécanismes – les affaires qui demandent des décisions collectives de la communauté »213. Or, ce processus d’« expropriation » acquiert un caractère complexe et qui permet d’identifier quatre formes de « pénétration » étatique dans la société, lesquelles l’affirment comme État-Nation. Premièrement, une pénétration « répressive ». Elle « implique l’application de la violence physique ou la menace de coercition, tendant à obtenir l’obéissance de la volonté [exercé par l’État] et à supprimer toute éventuelle résistance à son autorité » 214 . Dans le cas argentin il s’agit de la création, l’institutionnalisation et l’utilisation de l’armée nationale afin d’imposer l’autorité de l’État national. Deuxièmement, une pénétration « cooptative ». Elle « implique la captation du support parmi les secteurs dominants locaux et les gouvernements provinciaux, à 212 Cf. OSZLAK (Oscar), La formación… p. 96. 213 Ibídem p. 97 (TDA). Citation originale : “como un verdadero proceso de “expropiación” social, en el sentido de que su creación y expansión implica la conversión de intereses “comunes” de la sociedad civil en objeto de interés general y, por lo tanto, en objeto de acción de ese Estado en formación. A medida que ello ocurre, la sociedad va perdiendo competencias, ámbitos de actuación, en los que hasta entonces había resuelto –a través de diferentes instancias y mecanismos- las cuestiones que requieren decisiones colectivas de la comunidad”. 214 Ibídem p. 104 (TDA). Citation originale : “implica la aplicación de la violencia física o amenaza de coerción, tendientes a lograr el acatamiento a la voluntad de quien la ejerce y a suprimir toda eventual resistencia a su autoridad”. - 117 - travers des alliances et des coalitions fondés dans des compromis et prestations réciproques tendant à préserver et consolider le système de domination national »215. Ainsi, à travers la fonction publique, des subventions aux provinces ou l’utilisation de l’intervention fédérale prévue par la Constitution de 1853, chercha-t-on l’incorporation des secteurs dominants provinciaux, non comme étant des représentants des intérêts locaux, mais comme des composants du nouveau pacte de domination. Troisièmement, une pénétration « matérielle », laquelle implique une pénétration à travers des « œuvres, services, régulations et récompenses orientés vers l’incorporation des activités productives développées tout au long du territoire au circuit dynamique de l’économie pampéenne » afin d’étendre le marché national et la base sociale de l’alliance dont dépendait le support du nouvel État, en raison des bénéfices que devaient obtenir les acteurs économiques du marché récemment accru216. Ainsi, l’expansion du chemin de fer et des chantiers publics en général permit-elle la consolidation de la présence étatique sur le ensemble du territoire. Finalement, la pénétration « idéologique ». Elle implique « d’une part, la création d’une conscience nationale ; c’est-à-dire d’un sentiment d’appartenance fort à une certaine société territorialement délimitée, laquelle peut être identifiée à travers une communauté d’origine, langue, symboles, traditions, croyances et expectatives concernant un destin partagé. D’autre part, l’internalisation des sentiments qui signifient une adhésion « naturelle » à l’ordre sociale et qui en le légitimant, permettent que la domination devienne en hégémonie » 217. Selon l’explication d’Oscar 215 Ibídem p. 120 (TDA). Citation originale : “se refiere a la captación de apoyos entre los sectores dominantes locales y gobiernos provinciales, a través de alianzas y coaliciones basadas en compromisos y prestaciones recíprocas tendientes a preservar y consolidar el sistema de dominación impuesto en el orden nacional”. 216 Ibídem pp. 132-133 (TDA). Citation originale : “obras, servicios, regulaciones y recompensas destinados fundamentalmente a incorporar las actividades productivas desarrolladas a lo largo del territorio nacional al circuito dinámico de la economía pampeana”. 217 Ibídem pp. 150-151 (TDA). Citation originale : “por una parte, la creación de una conciencia nacional, es decir un sentido profundamente arraigado de pertenencia a una sociedad territorialmente delimitada, que se identifica por una comunidad de origen, lenguaje símbolos, tradiciones, creencias y expectativas acerca de un destino compartido. Por otra, la internalización de sentimientos que entrañan - 118 - Oszlak, cette pénétration apparut notamment dans les années 1880 (pourtant, d’un point de vue analytique il faut l’étudier avec les autres formes de pénétration) à travers trois éléments. Premièrement, le contrôle de l’éducation publique laïque par l’État national ; deuxièmement, l’établissement du Mariage Civil et finalement le service militaire obligatoire. Ainsi, l’État national argentin put-il achever sa consolidation à travers deux grandes « stratégies ». D’une part, une stratégie coercitive, matérialisée par la pénétration répressive, et d’autre part, une stratégie consensuelle, à travers les pénétrations cooptative, matérielle et idéologique. Elles permettent donc un avancement qui ouvre la voie au succès transcendant de 1880. Or, pendant la succession présidentielle de 1880, le conflit cyclique entre les pouvoirs national et provincial de Buenos Aires réapparait. Au sein du cabinet d’Avellaneda deux candidats se profilent : Julio A. Roca, supporté par l’Armée et une Ligue de Gouverneurs de l’intérieur prête à contrôler le pouvoir porteño et Santiago Laspiur218, avec l’appui des nationalistes. Le gouverneur de la province, Carlos Tejedor, en raison du poids traditionnel de Buenos Aires, considère aussi qu’il est capable d’occuper la présidence. L’explosion du conflit pour le pouvoir national et le moment constitutif de l’Argentine moderne ont ainsi lieu et se matérialisent dans le support d’Avellaneda et Roca au projet tendant à déclarer Buenos Aires capitale fédérale de l’Argentine. La présidence de Julio Argentino Roca signifie la consécration du pouvoir présidentiel, car depuis son mandat le chef de l’État dispose de la totalité des attributions prévues par le texte constitutionnel de 1853. Si, dans le cas argentin, l’accroissement du pouvoir présidentiel et la consolidation de l’État permettent de clôturer l’étape ouverte, dans le cas français, par contre, les institutions vont marquer l’affaiblissement du pouvoir présidentiel. una adhesión “natural” al orden social vigente y que, el legitimarlo, permiten que la dominación se convierta en hegemonía”. 218 Pendant le processus qui aboutit à la bataille, Domingo Faustino Sarmiento a aussi postulé comme candidat. - 119 - § 2. Affrontement entre républicains et légitimistes, sanction des Lois constitutionnelles de 1875 et affaiblissement du pouvoir présidentiel Dans le cas français, il s’agit aussi de deux factions clairement identifiables lesquelles se disputent la décision finale par rapport à la forme d’organisation définitive de l’État : monarchie ou république. Une fois fini le processus de négociation de paix avec la Prusse et reconstituée l’autorité centrale de l’État à travers la bouée de sauvetage que fut la république provisoire, avec la démission du républicain déclaré Thiers, la majorité législative monarchique comprenait que le moment de rétablir la monarchie était arrivé. La situation politique postérieure à la chute de l’Empire, nouvelle en raison de la présence d’institutions orphelines, se présenta à eux comme une situation similaire à celle de la chute de Napoléon I. Ainsi, après la chute de l’Empire, tout était possible. Le discrédit profond de la forme impériale et autoritaire de gouvernement ouvrait le chemin au rétablissement d’un nouveau régime, appelé à subsister de longues années. La possibilité d’établir un régime autoritaire étant écartée, les options se réduisaient à deux : république parlementaire ou monarchie constitutionnelle ou parlementaire (fait qui impliqua per se un pas en avant). La conviction des membres de la faction monarchique était profonde. Il est possible qu’un grand nombre de citoyens prestigieux partageait leur option. Après tout, la monarchie parlementaire avait conduit le destin de la France entre 1814 et 1848, en combinant d’une manière plus ou moins harmonieuse les fonctions exécutive et législative, fait inédit dans l’histoire constitutionnelle française postérieure à 1789. En outre, les partisans de la monarchie avaient obtenu la victoire aux élections législatives postérieures au désastre de Sedan en raison de leur posture pacifique, posture contrastant avec celle des républicains, favorables à une poursuite de la guerre. Après l’échec du rétablissement de l’héritier légitime au trône, le comte de Chambord, la majorité législative nomme le Maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta, catholique et légitimiste convaincu, à la présidence de la République. Une négociation eut lieu à l’intérieur de la commission chargée de la rédaction du texte constitutionnel. Deux options furent proposées. L’une, celle du général - 120 - Changarnier, proposait de conférer la présidence à Mac-Mahon pour dix ans219. L’autre, celle de la majorité, voulait un mandat de cinq ans. Finalement, la loi du 20 novembre 1873 (fruit de la négociation) disposa que : « le pouvoir exécutif est confié pour sept ans au maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta, à partir de la promulgation de la présente loi; ce pouvoir continuera à être exercé avec le titre de président de la République et dans les conditions actuelles jusqu’aux modifications qui pourraient y être apportées par les lois constitutionnelles ». Cette loi, comme le remarque Esmein, était une vraie loi constitutionnelle. C’est ce qu’indique le rejet par 386 voix contre 321 d’un amendement disposant qu’il ne s’agissait pas d’une loi constitutionnelle220. La loi du 20 novembre aborda aussi la difficile question de la rédaction des lois constitutionnelles définitives, établissant dans son deuxième article qu’il fallait réunir une commission de 30 membres à cet effet. Pourtant, ce n’est qu’après le 21 janvier 1875, c’est-à-dire deux ans plus tard, que le débat constitutionnel a lieu. Ainsi, durant ces années un changement progressif de la relation de force entre républicains et légitimistes se produisit. Après avoir rejeté successivement les propositions favorables au rétablissement républicain de Jean Casimir-Périer le 23 juillet 1874 par 374 voix contre 333 et d’Édouard Laboulaye le 29 janvier 1875 par 359 voix contre 336, le débat historique du 30 janvier 1875 se produit. Pendant cette session le député Henri Wallon présente un amendement dont le texte était : « le président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale » 221. L’amendement proposait donc une dissociation fondamentale et basique entre la personne de l’occupant de la présidence, jusqu’à ce moment adossé à une personne en particulier et l’institution présidentielle. Cette dissociation a une conséquence centrale : l’établissement définitif de la République. En effet, en faisant de la présidence un organe impersonnel et institutionnel, elle 219 Le contexte politique de la proposition de Changarnier lui confère sa pleine signification. Tout simplement, il s’agissait de gagner du temps face à la négative du Comte de Chambord, aspirant légitime au trône, qui s’opposait au drapeau tricolore. 220 Cf. ESMEIN (Adhémar), Elements… p. 18. 221 Cf. CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel. p. 149. - 121 - peut être renouvelée d’une façon indéfinie, en empêchant le rétablissement de la royauté. En outre, l’approbation d’un tel texte impliqua l’élévation automatique de la disposition au caractère de Loi constitutionnelle, tout en la soustrayant à la compétence législative ordinaire. Après un débat passionné, et avec l’adhésion de députés légitimistes et du centre-droite, l’amendement fut approuvé par 353 voix contre 352222. La République demeurait définitivement institutionnalisée, notamment par le vote positif de plusieurs dispositions complémentaires de l’amendement Wallon. Le 25 février 1875, par 426 voix contre 254223, est donc votée une des lois constitutionnelles de la Troisième République, celle relative à l’organisation des pouvoirs. Cette loi organise un pouvoir exécutif, composé de deux institutions : la Présidence et les ministres. L’organisation est faite autour de trois axes centraux. Premièrement, l’article 2, adopté d’après la proposition du député Wallon, établit que le président de la République est élu à la majorité des suffrages du Sénat et de la Chambre, réunis en Assemblée nationale, pour sept ans et qu’il peut être réélu. Deuxièmement, l’article 6 détermine que le président est irresponsable devant le Parlement, sauf cas de haute trahison. Cette disposition doit nécessairement être associée à une autre, celle qui dispose de la responsabilité solidaire des ministres devant le Parlement en fonction de la politique générale du gouvernement. Cette responsabilité implique, nonobstant l’absence d’un Premier ministre224, l’adoption du parlementarisme comme régime politique, dont la définition la plus classique l’attache à deux éléments. D’une part, le fait que le chef du Gouvernement et le 222 Cf. PACTET (Pierre), Droit constitutionnel p. 282. 223 Cf. ESMEIN (Adhémar), Elements… p. 21. 224 L’absence d’un Président du Conseil (Premier ministre) est une conséquence du fait que, dans les textes de 1875, le Président de la République est le Président du Conseil des ministres. Pour cette raison, il suffisait d’un Vice-président du Conseil. Or, depuis le début de la Troisième République c’est le Viceprésident du Conseil qui remplit le rôle de chef de Gouvernement. Pourtant, dès l’élection de la première législature, le chef de Gouvernement adopte le titre de « Président du Conseil ». - 122 - cabinet trouvent leur origine dans le Parlement. D’autre part (et notamment), le fait que le Gouvernement peut à tout moment être renversé par la majorité du Parlement. Pourtant, il y a une particularité : le Gouvernement était aussi responsable devant le Sénat, puisque l’article 6 parlait des « chambres ». Selon Pierre Pactet, cette disposition faisait l’objet de deux critiques. D’une part, il s’agissait d’une responsabilité devant une chambre dont la dissolution ne pouvait être prononcée. D’autre part, la responsabilité devant le Sénat était choquante, d’autant qu’un Gouvernement ayant la confiance des députés élus au suffrage universel, pourrait être renversé par une chambre de notables élue au suffrage indirect225. Cette faculté octroyée au Sénat ouvre une voie supplémentaire concernant la future instabilité du régime car beaucoup de gouvernements seront renversés en raison des conflits avec le Sénat226. Troisièmement, l’article 5 octroie au président la faculté de dissoudre l’Assemblée, avec avis conforme du Sénat. La dissolution est aussi un outil typique du parlementarisme. Concernant les attributions présidentielles, c’est l’article 3 qui s’en occupe. Ainsi, le titulaire de l’exécutif avait-il, avec le Parlement, l’initiative législative et la faculté de promulgation des lois devant en assurer l’exécution. Il avait aussi la disposition des forces armées et nommait aux emplois civils et militaires. Néanmoins, en raison des principes du parlementarisme, la contresignature des ministres était exigée. En outre, la Loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, relative à l’organisation du rapport des pouvoirs publics, autorise le président à réunir le Parlement pour des sessions extraordinaires. L’article 7 autorise le chef d’État à solliciter une nouvelle lecture, obligatoire, du projet de loi avant la finalisation du délai de promulgation (un mois pour les lois ordinaires ou trois jours pour les lois urgentes). 225 Cf. PACTET (Pierre), Droit constitutionnel p. 293. 226 Par exemple les gouvernements Tirard (1890), Bourgeois (1896), Clemenceau (1908), Briand (1913), Herriot (1925), Tardieu (1930), Laval (1932) et Blum (1937). Cf. Ibidem p. 292. - 123 - Après avoir exposé les traits essentiels des institutions qui se profilaient, une pondération des attributions présidentielles principales des textes de 1853 et 1875 peut être utile afin de démontrer clairement que le président français est dans une situation plus précaire que son collègue argentin. Le début d’un éloignement institutionnel apparait. Premièrement, cet éloignement institutionnel apparaît en raison du système d’élection présidentielle choisi, indirect par les deux chambres dans le cas français. Contrairement à celui qu’avait choisi le constituant argentin, ce système met le président dans une situation clairement défavorable devant l’organe législatif car il n’a pas reçu, même pas indirectement, la légitimité du corps électoral, mais il a été désigné par ceux qui détiennent le monopole de l’onction électorale directe et donc un maximum de légitimité politique. Ces derniers peuvent facilement imposer leur volonté en en appelant à l’argument de la légitimité. Par conséquent, du point de vue de l’aspect formel de la titularité de la légitimité politique directe ou du point de vue de l’utilisation de cet argument afin d’imposer une volonté, il est clair que le président est en situation de faiblesse. En outre, l’attribution exclusive aux législateurs de la désignation présidentielle allait conduire les députés et sénateurs, partisans convaincus du régime parlementaire, à choisir des personnalités politiquement secondaires, gardant la Présidence du Conseil des ministres pour les premières armes de la vie politique de l’époque. Dans le cas argentin, au-delà du choix en faveur d’un système indirect trouvant son inspiration dans le système américain, ses effets sont notamment diminués en raison du caractère de leader de parti des candidats présidentiels. Deuxièmement, l’éloignement institutionnel provient de la situation politique des ministres. Cette situation est profondément définie par le fait qu’en France le constituant adopte le principe de responsabilité solidaire du gouvernement devant les Chambres, c’est-à-dire qu’il consacre leur responsabilité politique. Pour cette raison, l’obtention du soutien de la majorité des chambres est nécessaire pour la continuité ministérielle, mais l’influence du Parlement par rapport à la politique générale du Gouvernement est aussi déterminante. Par contre, en Argentine, le président peut les nommer et surtout révoquer librement les ministres et secrétaires d’État. Cette - 124 - situation détermine l’éloignement du président français des affaires gouvernementales, contrairement au cas argentin. Troisièmement, la question de la responsabilité présidentielle constitue une différence essentielle entre la France de la Troisième République naissante et l’Argentine. Comme conséquence fondamentale de l’adoption du régime parlementaire, les membres de l’Assemblée constituée en 1871 établissent dans l’article 6 de la loi du 25 février 1875 le principe de l’irresponsabilité présidentielle. Cette irresponsabilité est nécessaire afin de consacrer le principe central du parlementarisme qui est la responsabilité parlementaire ou politique exclusive du gouvernement devant la chambre qui détient l’exclusivité de la représentation populaire. Comme l’affirme Esmein, « l’école des parlementaires, celle qui proposait d’appliquer franchement le gouvernement de cabinet à l’État républicain [en 1875] démontrait [...] que proclamer la pleine responsabilité du président de la République, c’était forcément l’autoriser, l’inviter à avoir une politique personnelle et indépendante »227 et donc à avoir une influence par rapport au gouvernement. Ce fait était à leurs yeux inadmissible, notamment en raison de la récente expérience autoritaire sous la période de Louis Napoléon Bonaparte et à la malheureuse expérience d’un président provisoire responsable sous le régime de Thiers. Contrairement au cas français, en choisissant le régime présidentiel afin de structurer l’État, le constituant argentin devait nécessairement établir la responsabilité du président devant le Congrès. La forme choisie afin de faire valoir cette responsabilité fut l’impeachment, initié par les députés, lesquels devaient conduire l’accusation devant les sénateurs qui devaient juger. Finalement, il faut commenter la disposition de l’article 5 de la Loi constitutionnelle de 1875, autorisant le président français à dissoudre l’Assemblée, après avis conforme préalable du Sénat. Cette attribution est une conséquence directe de la responsabilité parlementaire des ministres et s’érige comme une pierre angulaire et une note particulière du parlementarisme. Ainsi, est-elle un outil central 227 ESMEIN (Adhémar), Elements… p. 203. - 125 - afin d’assurer la stabilité de l’exécutif. De même, elle est une garantie contre les abus de l’Assemblée, en assurant la résolution des conflits qui pourraient se poser. Le régime instauré par la Constitution de 1853 ne pouvait, sous aucun aspect, introduire une attribution semblable sans provoquer un déséquilibre institutionnel inacceptable en faveur du déjà puissant exécutif. Autre facteur explicatif, la séparation des pouvoirs commandée par le régime présidentiel. Pourtant, cette séparation nuancée dans le cas argentin en raison des pouvoirs législatifs attribués au président et de la responsabilité ministérielle, ne conduit pas à incorporer un élément typique du parlementarisme. Pourtant, et malgré sa faiblesse congénitale (notamment si l’on compare les attributions du président français et celles de son collègue argentin), deux ans après l’établissement des institutions républicaines, une crise allait soustraire définitivement au président français la totalité de ses facultés constitutionnelles. Cette crise aboutit à clôturer la période ouverte française et instaure définitivement un parlementarisme gravement déséquilibré en faveur du législatif. Ainsi, après les élections législatives de 1876 qui confèrent au parti sympathisant des idées républicaines, pratiquement les deux tiers de la Chambre (la première législature proprement dite de la Troisième République), l’aspect compromissoire de la Constitution dégénère en république permanente. Ce changement put se produire parce que la négociation antérieure à l’adoption définitive des trois lois constitutionnelles avait eu pour résultat des institutions passibles d’une interprétation ample, par rapport à la possibilité d’évoluer d’une façon non traumatique vers une monarchie constitutionnelle (désir du Président Mac-Mahon). Pourtant, l’inclinaison populaire en faveur des républicains au Parlement, présidé par Jules Grévy, ne laissait d’autre alternative au Chef de l’État que la continuité de la République. Trois Présidents du Conseil se succèdent avant l’avènement de la crise : Jules Dufaure, Jules Simon228 et Albert de Broglie229. La question dévient évidente 228 Tous les deux républicains modérés. 229 Partisan des idées du Président Mac-Mahon. - 126 - prenant en considération la tendance politique de chacun des Chefs de Gouvernement car, même s’il était accepté en fonction des principes parlementaires que le président soit celui chargé de désigner le Président du Conseil, ce fonctionnaire était obligatoirement contraint à obtenir l’approbation de sa politique générale par la chambre. En raison de l’existence au Parlement d’une majorité de tendance républicaine, cet accord ne pouvait pas se produire dans tous les cas. Ainsi, lorsque le président nomma de Broglie, les députés interprétèrent-ils politiquement la nomination comme un essai d’imposer l’autorité présidentielle à celle du Parlement. La réaction des parlementaires consista à se réunir le 16 juin et à voter le 18 juin un ordre du jour dans lequel ils manifestent que le ministère n’avait pas la confiance des représentants de la nation230. La seule possibilité pour l’exécutif, laissant de côté le recours au coup d’État, était donc de se servir de l’article 5 de la Constitution, c’est-à-dire la dissolution de l’assemblée. Aux électeurs revenait de définir le résultat du conflit entre l’exécutif et la législature récemment élue, entre la monarchie constitutionnelle et la république. Le pari présidentiel était donc d’un risque très élevé. Ainsi, le 19 juin 1877 la dissolution se produisit et Léon Gambetta prononça la phrase célèbre : « Quand le peuple aura prononcé, le Maréchal devra se soumettre ou se démettre ». En effet, les républicains s’imposèrent en obtenant 4.200.000 voix contre 3.600.000 pour les partisans de la monarchie231 (car ceci était l’enjeu de fond). Le résultat des élections, prévisible en raison du caractère récent de l’élection législative à l’origine de la majorité républicaine en 1876, fut déterminant dans les développements ultérieurs de la Troisième République. Il impliqua le début de l’ostracisme institutionnel de la présidence française. Le président fut obligé par la volonté populaire de céder. Finalement, après un bref gouvernement du général Rochebouet, il convoqua Dufaure au Gouvernement avant de reconnaître sa défaite totale et de démissionner le 30 janvier 1879. En conclusion, bien que des différences graves et marquées se soient déjà dessinées entre les institutions françaises de 1875 et celles établies par la 230 Cf. PACTET (Pierre), Droit constitutionnel p. 283. 231 Cf. CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel p. 155. - 127 - Constitution argentine de 1853/60, permettant de parler de deux régimes politiques (dimension normative) différents, après les épisodes de 1877, deux systèmes politiques (dimension pratique) opposés sont aussi configurés. Ainsi, au-delà même des différences existantes en raison des dispositions de chaque Constitution, la pratique institutionnelle sépare radicalement les deux systèmes politiques. D’une part, dans le système politique français, le pouvoir est dilué dans l’Assemblée. D’autre part, dans le système politique argentin, le pouvoir continue une démarche de concentration. Alors que dans l’Argentine postérieure à 1880, une confirmation du chemin adopté lors du processus de concentration du pouvoir monocéphale amorcé avec le Directoire se produit, en France, il y a une rupture de ce processus. S’ouvre alors une voie vers un pouvoir clairement centrifugé ou dispersé. - 128 - Synthèse des étapes de développement institutionnel Argentine- France 1) De la confusion initiale à l’inévitable concentration monocéphale du pouvoir exécutif A) Rapide manifestation d’une tendance centripète similaire = A: Détérioration Junta Grande F: Détérioration Assemblées /Convention B) Régimes collégiaux de transition : chemin vers le caractère monocéphale finale = A: Triumvirat et Directoire F: Consulat et Consulat à vie C) La concrétisation du caractère monocéphale du pouvoir exécutif = A: Directoire F: Premier Empire 2) De la consolidation définitive du caractère monocéphale du pouvoir exécutif jusqu’à l’écroulement de l’ordre institutionnel A) La concrétisation du caractère monocéphale d’un exécutif vigoureux = A: exécutifs de 1819 et 1826 F: Restauration Chartes de 1814 et 1830 B) Vers l’écroulement de l’ordre institutionnel = A: Crise institutionnelle et assassinat de Dorrego F: Révolte de 1848 3) La progression ascendante de la puissance exécutive et la concentration totale du pouvoir A) Accroissement commun de la puissance exécutive et consolidation d’une expérience autoritaire = A: Premier et deuxième Gouvernement de Rosas F: Présidence de Louis Napoléon et institution du Second Empire B) Chute violente et début de la transition = A: Bataille de Caseros F: Défaite de Sedan 4) L’étape ouverte postérieure à la désarticulation de la concentration totale du pouvoir ou la bifurcation des institutions argentines et françaises A) Définition et contenu du caractère ouvert de la période = A: Constitution de 1853 et Présidences de Mitre, Sarmiento et Avellaneda F: Gouvernement provisoire de Thiers; Lois Constitutionnelles de 1875 et Présidence de Mac-Mahon - 129 - Résolution de l’étape ouverte et début d’une opposition des régimes politiques argentin et français = A: Présidence de Roca F: Démission de Mac-Mahon et Présidence Grévy - 130 - PARTIE I DE L’INSTITUTIONNALISATION DE DEUX RÉGIMES POLITIQUES OPPOSÉS À L’INSTAURATION DE LA PRÉSIDENTIALISATION DES DEUX SYSTÈMES POLITIQUES - 131 - Le dictionnaire de l’Académie royale espagnole de même que celui de l’Académie Française considèrent que le terme « institutionnaliser » signifie « revêtir du caractère d’une institution ; mettre au rang d’institution »232 ou « convertir quelque chose en institutionnel, conférer le caractère d’institution »233. En outre, l’Académie Royale aussi bien que l’Académie Française transmettent une même idée lorsqu’elles donnent une définition du terme « instaurer ». Ainsi, elles le définissent comme un dérivé du latin instaurare, signifiant « renouveler, fonder, instituer »234 ou « renouveler, rétablir, restaurer »235. Le premier terme conduit donc à se représenter un objet (par exemple, la présidence) revêtu du caractère d’institution à travers un autre objet (notamment un document juridique, une Constitution écrite). Le second terme envisage un objet crée, dans ce cas déjà institutionnalisé, sur lequel un changement est opéré. C’est-à-dire que cet objet institutionnalisé, cette institution, est changée, renouvelée par un processus d’instauration extérieur à la norme juridique. L’exécutif français de même que la Présidence argentine (ou si l’on veut, le statut de chef de l’État et chef du Gouvernement), ont été progressivement et à plusieurs occasions institutionnalisés à travers l’histoire, avec certaines caractéristiques découlant des textes constitutionnels et des régimes politiques établis en conséquence. Ce processus d’institutionnalisation se développe depuis la Révolution Française de 1789 et la Révolution de mai 1810. C’est-à-dire que les exécutifs argentin et français, dans leur forme actuelle, sont la conséquence d’une évolution historique et institutionnelle particulière, laquelle, à travers un chemin plus ou moins sinueux selon le cas, permet d’expliquer ses caractéristiques actuelles, soit comme affirmation, réaffirmation ou négation de ces antécesseurs lointains, médiats ou immédiats. Cependant, les conclusions tirées d’une analyse limitée aux régimes politiques, aux aspects purement normatifs de la question, ne seraient pas pertinentes. Ce manque de pertinence est dû à l’ignorance qu’une telle analyse fait de la réalité des institutions politiques. Or, au processus d’institutionnalisation, de mise en place des institutions, doit s’ajouter l’étude du processus postérieur d’instauration ou renouvellement de ces institutions, que se produit dans le champ duquel les acteurs politiques agissent, le 232 Cf. www.académie-française.fr. 233 Cf. www.rae.es. 234 Cf. www.académie-française.fr. 235 Cf. www.rae.es. - 132 - système politique. Cet aspect de l’analyse est donc central afin de comprendre pleinement n’importe quelle institution. Ainsi, pour comprendre le processus qui s’étend de l’institutionnalisation d’un régime politique différent, presque opposé en 1958 en France et en 1853/1994 en Argentine, à l’instauration par la pratique politique après ce processus d’institutionnalisation, d’un système politique pareillement présidentialisé depuis 1962, il faut introduire ou développer deux aspects. D’une part, une comparaison des aspects centraux de l’évolution institutionnelle du pouvoir exécutif moderne en France et en Argentine (Chapitre I). D’autre part, il faut expliquer et analyser le tournant copernicien qui eut lieu en France entre 1959 et 1962, prélude au rapprochement des systèmes politiques argentin et français (Chapitre II). - 133 - CHAPITRE I LES ANTÉCÉDENTS INSTITUTIONNELS PRÉALABLES À L’ACTUELLE PRÉSIDENTIALISATION OU LA CONSOLIDATION DE DEUX SYSTÈMES POLITIQUES OPPOSÉS - 134 - La configuration institutionnelle française de 1877, confirmée en 1946, et celle de 1880 en Argentine, sont des antécédents institutionnels immédiats de l’actuelle présidentialisation. D’une part, les deux sont à l’origine des systèmes politiques qui ont duré le plus longtemps dans les deux pays. D’autre part, elles sont très importantes parce qu’elles sont les antécédents immédiats des institutions politiques actuelles : celles de 1958 en France (le régime de la Quatrième République n’implique pas un changement profond par rapport à la Troisième République) et celles de 1994 en Argentine, lesquelles partagent quelques « patrons » opérationnels similaires, au-delà de leurs différences. Ces antécédents immédiats, lesquels impliquent l’instauration de deux systèmes politiques opposés, se développent en deux temps, qui doivent être identifiés et séparés afin de bien comprendre sa signification. Dans un premier temps il y a un processus de consolidation d’un parlementarisme atypique en France, lequel est qualifié de pseudoparlementarisme car il ne réunit pas les équilibres que ce régime exige, et en Argentine un régime présidentiel croissant se consolide (section I). Postérieurement, dans un deuxième temps l’étape d’installation et consolidation des systèmes politiques opposés est dépassée et s’amorce un processus de subsistance des caractères ébauchés à l’étape antérieure, pourtant, avec quelques nuances (section II). - 135 - SECTION I PSEUDO-PARLEMENTARISME CONSOLIDÉ ET CROISSANT EN FRANCE, PRÉSIDENTIALISME CONSOLIDÉ ET CROISSANT EN ARGENTINE - 136 - Vers le milieu de la décennie de 1870 et le début de celle de 1880, en France et en Argentine, se finalise l’étape post révolutionnaire, institutionnellement chaotique, et s’organise ce qui en apparence236 allait devenir le système politique contemporain des deux États. Deux éléments symbolisent le changement énoncé, c’est-à-dire la transition qui implique le passage des antécédents lointains aux antécédents immédiats. Premièrement, il y a une rupture par rapport au processus de développement institutionnel similaire qui se présente depuis les premiers gouvernements collégiaux jusqu’à la clôture de la période ouverte auparavant décrite. Ainsi, il est clair que deux régimes politiques et deux systèmes politiques opposés s’installent. Deuxièmement, la durée des régimes politiques et systèmes politiques établis en France et en Argentine est elle-même un élément très important. Ainsi, leur durée réclame une analyse profonde afin de comprendre l’ouverture du troisième mouvement de l’histoire institutionnelle des deux pays237, marquée par une concentration similaire de pouvoir entre les mains des deux présidents. Pour cette raison, après avoir étudié les prémisses constitutives de l’opposition (1) il faudra développer les facteurs de consolidation et accroissement des prémisses constitutives de l’opposition (2). 236 En apparence, car en 1958 et plus précisément en 1962 un virement profond se produit en France, et en 1994 certains éléments innovateurs sont introduits au régime Présidentiel argentin, lesquels seront développés plus tard. 237 Démarré en 1962 avec l’élection présidentielle directe pendant la Cinquième République en France. - 137 - § 1. Les prémisses constitutives de l’opposition La désignation de Jules Grévy comme président français et la consolidation finale de Julio Argentino Roca comme président argentin constituent deux événements marquants qui ouvrent la voie à la constitution de deux systèmes politiques opposés, fait qui est à l’origine d’un éloignement plus prononcé que celui énoncé auparavant, c’est-à-dire l’institutionnalisation de deux régimes politiques opposés. Ainsi, si la désignation de Grévy fut déterminante afin d’amorcer ce qui allait être la pratique institutionnelle des Troisième et Quatrième Républiques (à tel point que l’on parle souvent d’une « Constitution Grévy ») l’arrivée de Julio Argentino Roca à la présidence argentine eut une importance similaire concernant la pratique institutionnelle. Son rôle a été tellement important que l’on peut aussi parler d’une « Constitution Roca » afin d’identifier le « type idéal » de président puissant en Argentine. Par conséquent, la clef interprétative de l’opposition des systèmes politiques, c’est-à-dire les prémisses constitutives de l’opposition, est à chercher non pas dans l’aspect purement normatif, mais dans la pratique des institutions. Ce choix s’explique parce que les différences strictement normatives qui identifient deux régimes opposés sont déjà définies depuis la période ouverte, en 1875 et 1853. Ainsi, c’est dans la pratique des acteurs politiques, ultérieure à l’établissement des institutions que l’on doit chercher la cause de l’opposition des systèmes politiques. En France, la crise de 1877 impliqua l’établissement ou l’ouverture d’une étape que l’on pourrait qualifier de pseudo-parlementarisme croissant. Cet événement marquant, en raison de sa transcendance, amorce ce qu’un auteur qualifia de deuxième naissance de la Troisième République238. L’expression « pseudo » placée devant un mot (dans ce cas « parlementarisme ») signifie « faux ». L’on parle donc de pseudoparlementarisme par rapport au système politique établi sous la Troisième République pour souligner qu’il s’agit d’un faux parlementarisme. Ainsi, la pratique politique de la 238 CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel p. 155. - 138 - Troisième République fit « craquer » le régime établi par les Lois Constitutionnelles. En effet, il ne s’agit pas d’un vrai parlementarisme car les équilibres propres à ce régime sont absents. Il n’est pas possible de concevoir un parlementarisme équilibré dans lequel le pouvoir exécutif239 soit empêché dans les faits de recourir à la dissolution du Parlement. L’attribution de dissoudre l’Assemblée naquit pratiquement avec le parlementarisme en Angleterre au XVIIIème siècle, érigeant la solidarité obligatoire entre cabinet et législature en principe central, laissant l’arbitrage final toujours aux électeurs 240. Dans le cas de la Troisième République, même si la faculté était prévue dans la Loi Constitutionnelle et était accordée au président, elle allait tomber en désuétude après la crise du 16 mai. La disparition de la dissolution parlementaire de la pratique du droit constitutionnel français de l’époque répond à l’aversion des partisans de la République envers tout pouvoir personnel, assimilant les décisions devant être prises à une seule personne et réfractaire à toute idée de démocratie. L’influence de l’antécédent évoqué allait être tellement profonde que ce n’est que le 2 décembre 1955 qu’Edgar Faure (Président du Conseil de la Quatrième République) sollicite la dissolution de l’Assemblée auprès du Président Coty. Ainsi, Marcel Morabito a pu signaler «[qu’] une fois les républicains devenus maîtres des institutions, l’hostilité au pouvoir personnel reprend le dessous et avec elle la tradition révolutionnaire de suprématie des Assemblées. Mettant un point final à la crise du 16 mai 1877, la “Constitution Grévy” sanctionne ainsi la défaite du parlementarisme dualiste et l’effacement de la Présidence [comme facteur du pouvoir déterminant]» 241. Un des publicistes les plus importants de l’époque a pu écrire aussi que «le droit de dissolution du gouvernement, considéré par un certain parti comme une survivance de l’absolutisme royal, est au contraire la condition indispensable de tout régime parlementaire et la garantie la plus efficace du corps électoral, de la souveraineté nationale contre les excès de pouvoir, les 239 Soit le Président afin de rendre les arbitrages entre le cabinet et le législatif ou le Président du Conseil à travers la faculté octroyée au Président. 240 KOULICHER (Alexandre), « Les Quatre constitutions de l’Angleterre », Archives de Philosophie du Droit et de Sociologie juridique, 1932 p. 509. 241 MORABITO (Marcel), Le chef de l’État… p. 83. - 139 - visées tyranniques, toujours à craindre, d’un parlement. Le gouvernement peut et doit dissoudre le parlement, quand il estime que la politique suivie par lui ne répond pas à la volonté du pays ; il provoque ainsi un véritable référendum, il doit convoquer les électeurs dans un délai en général très court et se soumettre au verdict prononcé par eux.» 242 Donc, sans dissolution, il ne peut y avoir de régime parlementaire véritable. Ainsi, ce que la cuirasse normative parlementaire cache, est en réalité un « régime d’assemblée ». Après l’épisode du 16 mai, le seul organe directement représentatif de la volonté populaire avec décision aux affaires de gouvernement est la chambre des députés. Ni le Sénat ni les ministres ne détenaient ce lien immédiat avec l’électorat qui est l’onction électorale directe. Même si le président était désigné à travers les voix des chambres243 et était aussi, d’un point de vue symbolique, la personnification du Gouvernement et du chef de l’État, il n’a pu pour autant développer une influence ni morale ni politique importante. Au contraire, un Parlement sûr de lui et de sa légitimité populaire directe imposa fréquemment ses positions devant un gouvernement faible, conduit par un Président du Conseil, fonction dont la source ne se trouvait même pas dans les Lois Constitutionnelles. Ainsi, «il importe d’affirmer que malgré sa responsabilité, à cause même de sa responsabilité, le ministère doit avoir un rôle actif et déterminer lui même le sens de l’impulsion donnée à la politique générale, sauf à se retirer si la politique qu’il suit est désapprouvée par l’une des chambres. Si au lieu de cela, le ministère se borne à suivre l’impulsion venant des chambres, ou de l’une d’elles, on n’est plus dans le régime parlementaire, on est en dehors de la Constitution. Tout le pouvoir se concentre alors dans l’une des chambres, et le ministère cesse d’être le collaborateur du parlement pour devenir le serviteur de tels ou tels groupes parlementaires. Le gouvernement, en un mot, doit avoir sa politique, la défendre devant les chambres, et, si l’une d’elles la désapprouve, s’en aller» 244. Le phénomène et le mal qui harcelèrent la Troisième République fut cette omniprésence parlementaire, notamment celle des députés, lesquels avaient un pouvoir de décision absolu sur les aspects centraux du gouvernement. C’est en raison de ce phénomène que le 242 DUGUIT (Léon), Manuel de Droit Constitutionnel, 4 éd., E de Boccard Éditeur, 1923 p. 200. 243 Cf. l’article 2 de la Loi Constitutionnelle du 25 février. 244 DUGUIT (Léon), Manuel… p. 560-561. - 140 - fonctionnement institutionnel postérieur à la crise de 1877 a été qualifié de vrai système d’assemblée245. Un changement similaire à celui opéré en France, mais dans un sens contraire, a lieu dans le système politique argentin avec l’arrivée de Julio Argentino Roca. La résolution définitive de la « crise des années 80 », laquelle clôture la dispute entre provinciaux et porteños, signifia l’établissement d’un système politique stable. En outre «en termes wébériens, il y avait État, monopole de la force publique, pouvoir national» 246 . La ville de Buenos Aires est fédéralisée et donc le pouvoir central acquiert un siège permanent et exclusif, les milices provinciales sont interdites, et donc le monopole du pouvoir se concentre autour de l’État national. Les termes de la crise de 1880, ancienne comme le vice-royaume lui-même, sont complexes pour l’observateur externe. Juan Bautista Alberdi est l’auteur qui réalise l’analyse la plus lucide et claire de la question. Dans une très longue citation d’un de ces derniers ouvrages qui vaut la peine d’être cité, le publiciste dit : «Les deux pays et les deux gouvernements qui avaient été longtemps unis entre les mains du Vice-roiGouverneur du Vice-royaume et de la Province-Métropole [Buenos Aires], demeurèrent en raison soit du manque ou de l’absence du Vice-roi, entre les mains du gouverneur de Buenos Aires, qui fut, dans les faits, une espèce de Vice-roi du Royaume entier, transformé par la Révolution, en République Argentine. La République fut gouvernée par le Gouvernement qui gouverna le Vice-royaume, seulement à travers le fait de garder le contrôle de la double capitale composé par la Province et Ville de 245 Le politologue Philippe Braud apporte une succincte description des principales caractéristiques ou dispositions constitutionnelles qui ont tendance à développer les « régimes » (systèmes) d’assemblée. Il soutient que l’absence de restrictions juridiques à la compétence des assemblées (il faut dire ici que dans la Troisième République la Chambre basse n’avait d’autres restrictions que celles imposés par les attributions exclusives du Sénat), l’existence d’un gouvernement directement élu ou révoqué par elles, l’obligation des ministres de se pencher face aux directives parlementaires de même que l’inexistence pratique ou théorique du droit de dissoudre le parlement sont des éléments déterminants de ce type de régime (Cf. BRAUD (Philippe), Sociologie Politique p. 228). 246 FLORIA (Carlos A.) et GARCIA BELSUNCE (César A.), Historia política de la Argentina… p. 54 (TDA). Citation originale : “en términos weberianos, había Estado, monopolio de la fuerza pública, poder nacional”. - 141 - Buenos Aires, laquelle contenait le port, le monopole du commerce, des revenus et de son crédit, en un mot, le pouvoir réel et effectif tout entier [...]. La souveraineté du peuple argentin, composée du peuple de toutes les Provinces Unies dans un seul État, existait nominalement, tandis que la machine ou l’usine du pouvoir réel, demeura intacte, comme auparavant l’était sous le Gouvernement d’Espagne et son Vice-roi de Buenos Aires [...]. Ainsi coexistaient dans la nouvelle Nation, deux Gouvernements nationaux, un dans les faits, lequel était le détenteur de la Province-Métropole [Buenos Aires], où s’organisait et maintenait le pouvoir réel; et un autre [Gouvernement] en Droit, qualifié de Gouvernement [national], et il l’était, mais un Gouvernement sans pouvoir et seulement nominal, car il ne possédait pas la machine productrice du pouvoir souverain, réel et effectif [...]. Diviser cette Métropole provinciale argentine en deux éléments, dont l’union avait servi pour constituer le pouvoir omnipotent et souverain du Gouverneur-Vice-roi, résidant et ayant juridiction locale, exclusive et directe, était le remède, qu’une fois écoulés soixante-dix ans perdus, est adopté, finalement, en conférant au président, en tant que chef suprême de la République, la résidence et autorité qu’eût le Vice-roi, comme chef suprême du Vice-royaume» 247 247 . ALBERDI (Juan Bautista), La República Argentina consolidada en 1880 con la Ciudad de Buenos Aires por Capital, Obras Completas, Tomo VIII, Imprenta de « La Tribuna Nacional », 1887 Ps. 195 – 196 (TDA). Citation originale : “Los dos países y los dos Gobiernos que estuvieron unidos en manos del Virrey-Gobernador del Virreinato y de la Provincia-Metrópoli, quedaron, por la falta o ausencia del Virrey, en las manos del Gobernador de Buenos Aires, que fue, de hecho, una especie de Virrey o de Presidente del Reino entero, transformado por la Revolución, en República Argentina. La República fue gobernada por el Gobierno que gobernó al virreinato, en el mero hecho de conservar el depositario de ese Gobierno en sus manos, a la doble capital compuesta de la Provincia y Ciudad de Buenos Aires, que contenía el puerto, el monopolio del tráfico, el de su renta y de su crédito, en una palabra, el de su poder real y efectivo todo entero[…] La soberanía del pueblo argentino, compuesto del pueblo de todas las Provincias Unidas en un solo cuerpo de Estado, quedó existiendo nominalmente, mientras la máquina o fábrica del poder real, quedó intacta, como antes estaba bajo el Gobierno de España y de su Virrey de Buenos Aires […] Así se vieron coexistiendo en la nueva Nación, dos Gobiernos nacionales, uno de hecho, que era el tenedor de la Provincia-Metrópoli [Buenos Aires], en que estaba organizado y mantenido el poder real; y otro de derecho, que se titulaba un Gobierno [el nacional] , y lo era, pero un Gobierno sin poder y de mero nombre, a causa de que no poseía la máquina productora del poder soberano, real y efectivo […] Dividir a esta Metrópoli provincial argentina en los dos elementos, cuya unión sirvió para constituir el poder omnipotente y soberano del Gobernador-Virrey, residente en ella, con jurisdicción local, exclusiva y directa, era el remedio que al cabo de setenta años perdidos se ha - 142 - Avant la solution du conflit, chaque fois que les citoyens devaient voter afin d’élire un président de la République, le conflit cyclique réapparaissait et le choc entre les deux pouvoirs, national, prêt à soutenir son candidat et provincial, candidat naturel à la présidence, avait lieu. L’importance de la présidence de Roca est telle, afin de comprendre le système présidentialiste argentin, qu’il a été qualifié de «président fondateur», c’est-à-dire que sa présidence constitua le «point de départ d’une série de présidents qui reçoivent de lui l’énergie originelle» et a été aussi qualifié de «président plein» maître du pouvoir militaire, du pouvoir civil248 et organisateur de l’Administration Publique nationale. Ainsi, la « Constitution Grévy » et la « Constitution Roca » signifient l’établissement de deux systèmes politiques opposés. Pourtant, de la constitution ou mise en place de l’opposition, elle devait s’approfondir au fur et en mesure que se produit une consolidation des pratiques opposées, amorcées en 1880 et 1877. § 2. Facteurs de consolidation et accroissement des prémisses constitutives de l’opposition Dans le cas argentin, les prémisses constitutives de la « Constitution Roca » devaient consolider et accroître le présidentialisme vigoureux inauguré en 1880, ceci, à la manière d’un héritage direct jusqu’en 1930249 et ultérieurement, comme matrice du pouvoir présidentiel archétypique. Roca, articule et réunit dans sa personne, et plus important encore, dans l’institution du président, tous ces pouvoirs qui avaient été estompés avec la chute du Vice-royaume, pouvoirs que Alberdi lui-même dans ses Bases avait réclamé pour le chef d’État afin de surmonter la crise politique ultérieure à adoptado, al fin, dando al Presidente, como jefe supremo de la República, la residencia y autoridad que tuvo el Virrey, como jefe supremo del Virreinato.”. 248 GRONDONA (Mariano), Los dos poderes, Emecé, 1973 pp. 62 et 77 (TDA). Citation originale : “…punto de partida de una serie de Presidentes que de [él] recibe la energía original”. 249 Année du premier coup d’État dans l’Argentine du XX siècle. - 143 - la chute de Rosas. Dans son ouvrage de 1852250, ce constitutionnaliste déclare : « en ce qui concerne son énergie et vigueur, le pouvoir exécutif doit avoir toutes les attributions rendues nécessaires par les antécédents et les conditions du pays et la grandeur de la fin pour laquelle il est institué. Sinon, il y aurait un gouvernement formel mais pas réel ; et n’ayant pas de gouvernement il ne pourrait pas exister une constitution, c’est-àdire, il ne pourrait pas exister ni ordre ni liberté ni Confédération Argentine » et que « l’expérience du Chili a prouvé qu’entre l’absence de gouvernement et le gouvernement dictatorial il y a un gouvernement régulier possible ; celui d’un président constitutionnel qui puisse avoir les attributions d’un roi au moment où l’anarchie lui désobéit comme président «républicain » »251. Dans le même sens il a été dit que « lorsqu’il organisa ses Bases, [les antécédents] ont été pris en compte par Alberdi. Il conseilla décidément la création d’un pouvoir exécutif vigoureux au gouvernement national, combiné avec des exécutifs faibles aux gouvernements de province. Il craignait plutôt la prépondérance des gouverneurs que celle du président. Il était convaincu que l’ordre et l’intégrité de la nation avaient pour condition indispensable l’existence d’un pouvoir respectable et efficace »252. 250 ALBERDI (Juan Bautista), Bases y puntos de partida para la organización política de la República Argentina, Ed. Plus Ultra, Buenos Aires, s/f . 251 Ibidem pp. 180-181 (TDA). Citation originale : “en cuanto a su energía y vigor, el poder Ejecutivo debe tener todas las facultades que hacen necesarios los antecedentes y las condiciones del país y la grandeza del fin para el que es instituido. De otro modo, habrá Gobierno en el nombre, pero no en la realidad; y no existiendo Gobierno, no podrá existir la constitución, es decir, no podrá haber ni orden, ni libertad, ni Confederación Argentina.” y que “Chile ha hecho ver que entre la falta absoluta de Gobierno y el Gobierno dictatorial hay un Gobierno regular posible; y es el de un Presidente constitucional que pueda asumir las facultades de un rey en el instante que la anarquía le desobedece como Presidente republicano”. 252 Il s’agit d’une citation de José Nicolás Matienzo dans LINARES QUINTANA (Segundo V.), Tratado de la ciencia del Derecho constitucional argentino y comparado, tome IX, Plus Ultra, 1987 p. 594 (TDA). Citation originale : “fueron tenidos en cuenta por Alberdi cuando organizó sus Bases. Y aconsejó decididamente la creación de un Poder Ejecutivo vigoroso en el Gobierno nacional, combinado con Ejecutivos de poca fuerza en los Gobiernos de provincia. El temía más la prepotencia de los gobernadores que la del Presidente. Estaba convencido de que el orden y la integridad de la nación tenían por condición indispensable la existencia de un poder central respetable y eficaz […]”. - 144 - Par conséquent, le présidentialisme argentin, achevé dans la présidence de Julio A. Roca est caractérisé par une très claire suprématie du chef d’État. Cette suprématie se manifeste de deux façons : d’une part, dans l’exécutif lui-même, duquel le président est, selon le texte de la Constitution, le chef suprême ; d’autre part, concernant son rapport avec le pouvoir législatif. Ainsi, il est possible d’affirmer que «depuis 1853 et jusqu’à nos jours, l’exécutif est devenu un organe autoritaire beaucoup plus puissant que celui qu’avaient conçu les constituants de 1853 [étant] que les limites formelles de la Constitution de 1853 ont expérimenté une dérogation dans les faits, et les interprétations politique, doctrinaire et, aussi, jurisprudentielle, ont permis la légalisation d’un nouveau président en Argentine» 253. Roca unifie donc sous une même autorité institutionnelle le pouvoir sur la capitale « naturelle » de l’État (la ville de Buenos Aires), le pouvoir civil à travers la machinerie frauduleuse du Parti Autonomiste National et fondamentalement le monopole du pouvoir de contrainte, à travers de la force, avec la conformation définitive de l’Armée nationale. Cette réussite de Roca amorça un processus d’intégration institutionnelle de l’Armée, pendant lequel elle s’abstint d’intervenir dans les affaires purement politiques254. Le poids politique du président est tellement important que, malgré l’établissement d’un système constitutionnel d’élection des autorités fédérales et locales, il développa un rôle décisif en créant un «système» que Natalio Botana appelle système de «grands électeurs» 253 255 . Ces électeurs étaient des membres de la classe propriétaire PEREZ GUILHOU (Dardo), « El Poder Ejecutivo » en PEREZ GUILHOU (Dardo) et autres, Derecho Constitucional de la Reforma de 1994, Tome II, Depalma, Mendoza, 1995 pp. 120-121 (TDA). Citation originale : “desde 1853 a nuestros días, el Ejecutivo se ha transformado en un órgano autoritario mucho más poderoso de como lo concibieron los Constituyentes de 1853 [siendo que] las limitaciones formales de la Constitución de 1853 han experimentado la derogación de hecho, y las interpretaciones política, doctrinaria y, más de una vez, jurisprudencial, han permitido la legalización de un nuevo Presidente en la Argentina” . 254 Néanmoins, pendant cette période, l’Union Civique naissante et postérieure Union Civique Radical allait impulser une politisation des cadres militaires, encourageant les complots et révoltes contre le régime conservateur et frauduleux du P.A.N. 255 BOTANA (Natalio R.), El orden conservador… p.100. - 145 - dominante qui occupaient des postes transcendants au gouvernement (lato sensu) : gouvernement national, gouvernement provincial ou fondamentalement le Sénat. Pourtant, le président acquiert un rôle prépondérant parce que «le système hégémonique allait s’organiser sur les bases d’une unification de l’origine électorale des postes gouvernementaux lesquels, selon la doctrine, devaient avoir une origine différente. Ce processus unitaire se manifesta en plusieurs modalités: premièrement, par l’intervention du gouvernement national afin de nommer ses successeurs ; deuxièmement, à travers le contrôle que celui-ci exerce sur la nomination des gouvernants de province. L’échelle de subordination imaginé par Alberdi avait donc un personnage dominant, le président, et après lui, les gouverneurs de province, lesquels vont intervenir dans la désignation des députés et sénateurs et dans la désignation des membres des législatures provinciales»256. En Argentine, depuis la présidence de Roca il y a «la réunion fréquente de la qualité de chef du parti gouvernant avec celle de l’autorité présidentielle [laquelle] conférant la première à la dernière la direction politique, militaire, administrative et économique du pays, rendant au « chef suprême de la Nation » un pouvoir que reconnais, en théorie, peu de limites... Au-delà de ces limites [...] les présidents argentins ont pu exercer un grand pouvoir. La quasi- totalité a utilisé leur grande autorité pour imposer leurs solutions politiques, leurs idées de gouvernement et leurs réformes législatives. Beaucoup se sont servis de leurs attributions afin de consolider leur parti, soit au niveau national ou provincial, à travers le recours à (l’institut de) l’intervention fédérale» 257. 256 Ibidem pp. 103-104 (TDA). Citation originale : “el sistema hegemónico se organizaría sobre las bases de una unificación del origen electoral de los cargos gubernamentales que, según la doctrina, deberían tener origen distinto. Este proceso unitario se manifestaría según modalidades diferentes: primero por la intervención que le cabría al Gobierno nacional para nombrar sucesores; después, por el control que aquél ejerce en el nombramiento de los gobernantes de provincia. La escala de subordinación que imaginaba Alberdi alcanzaría la cúspide de un papel dominante, el de Presidente, para descender en orden de importancia hacia gobernador de la provincia el cual, a su vez, intervendría en la designación de los diputados y Senadores nacionales y en la de los miembros integrantes de las legislaturas provinciales”. 257 ZORRAQUIN BECÚ (Ricardo), Historia del Derecho Argentino, Tome II Ed. Perrot, 1969 p. 146 (TDA). Citation originale : “la reunión frecuente de la calidad de jefe del partido gobernante con la - 146 - En ce qui concerne le cas français la double annihilation politique de la présidence, produite depuis la crise que signifia l’éviction de Mac-Mahon, dirigée notamment par le législatif et plus tard par la Présidence du Conseil, allait perdurer longtemps. Ainsi, un système politique particulier est créé, opposé au système argentin, lequel perdure jusqu’en 1958, année de son crépuscule. Après l’exclusion du Maréchal de Mac-Mahon de la présidence et l’arrivée de Jules Grévy, ancien président de la chambre qui se déclare « soumis à la grande loi du régime parlementaire »258 et promet de ne jamais aller à l’encontre de « la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels »259 la présidence perd tout rôle politique actif260. Ainsi, ce qui constituait un régime politique équilibré se transforme en système politique totalement déséquilibré, où le président n’a qu’une participation réduite aux aspects purement protocolaires261. Même avant les épisodes du 16 mai, la présidence était condamnée à développer un rôle potentiellement inférieur à celui du Parlement en fonction de l’irresponsabilité présidentielle consacrée par l’article 6 de la Loi Constitutionnelle du 25 février. Il est possible donc, que la transaction constitutionnelle entre républicains et monarchiques que signifia l’adoption de la Troisième République, ait donné comme résultat (probablement voulu, au fond, par les deux partis mais avec des spéculations et intentions opposés) un président très similaire à un monarque constitutionnel. En raison de la victoire des partisans des idées républicaines, le précepte de l’article 3 de la Loi du autoridad presidencial [la cual] ha dado a esta última la dirección política, militar, administrativa y económica del país, convirtiendo al “jefe supremo de la Nación” en un poder que solo reconoce, en teoría, muy escasas limitaciones… Fuera de esas limitaciones […] los Presidentes argentinos han podido ejercer un poder muy vasto. Casi todos utilizaron su amplia autoridad para imponer sus soluciones políticas, sus ideas de Gobierno y sus reformas legislativas. Muchos abusaron de sus facultades para afianzar a su partido, ya fuera en el escenario nacional o en la esfera de la provincias, mediante el recurso de las intervenciones federales”. 258 PELLETIER (Willy), « 1877 » in LACROIX (Bernard) et LAGROYE (Jacques) – directeurs -, Le Président de la République : usages et genèses d’une institution p. 97. 259 CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel p. 155. 260 Ibídem p. 155. 261 C’est-à-dire à « inaugurer les chrysanthèmes » selon la phrase célèbre du Général de Gaulle. - 147 - 25 février 1875, exigeant le contreseing ministériel pour tous les actes du président et l’irresponsabilité présidentielle signifièrent un frein définitif aux prétentions d’une présidence puissante. Dans un tel schéma, « les ministres sont, d’autre part, membres du Conseil des ministres, du Cabinet, et ils exercent à ce titre, sous leur responsabilité devant les chambres, des attributions d’ordre politique, qu’on ne peut mieux définir qu’en disant qu’ils exercent les attributions dont le président de la République est en droit titulaire »262. C’est-à-dire que toutes les importantes attributions constitutionnelles conférées au président par le constituant ne sont qu’une fiction, car ce sont les ministres et notamment le Président du Conseil qui les exercent, mais avec un encadrement fort de l’Assemblée, laquelle peut les faire tomber à n’importe quel moment. Preuve de cette grande instabilité gouvernementale sous la Troisième République, depuis le 13 décembre 1877, date de l’établissement du cabinet Dufaure et jusqu’au 16 juin 1940, date où le Maréchal Pétain intervient, 95 cabinets différents se sont succédés. Pour cette raison, il est possible de dire qu’en moyenne, il y a eu plus d’un cabinet par an. Même si le Conseil des ministres (organe reconnu implicitement par le texte constitutionnel) exerce en pratique les facultés présidentielles, c’est le Parlement qui soutient tout l’édifice et qui choisit l’orientation générale du gouvernement. Cet organe prime donc, d’abord sur le président devant lequel il devient un facteur additionnel de son ostracisme institutionnel ; ensuite il prime sur le cabinet, en exerçant une influence déterminante. Cette primauté parlementaire obéit au déficit de légitimation qui affecte le cabinet par rapport aux Parlement. Léon Duguit approfondit cet aspect en écrivant : « cependant, malgré ces dispositions si précises [celles des Lois Constitutionnelles], la France ne pratique certainement pas le système parlementaire tel qu’il s’était constitué en Angleterre à la fin du XVIIIème siècle. La prépondérance politique appartient assurément au parlement. Le président de la République n’est plus, en fait, considéré comme un organe représentatif de la volonté nationale, l’égal du parlement. Le droit de dissolution, le droit de veto sont devenus lettre morte, et depuis 1877 pas un président de la République n’a osé parler d’exercer ces droits [...]. Ainsi, sans être expressément violée, la Constitution de 1875 a été déformée: elle établissait un régime parlementaire traditionnel fondé sur l’équilibre des deux grands pouvoirs de l’État, le Gouvernement 262 DUGUIT (Léon), Manuel… p. 549. - 148 - et le Parlement; nous vivons sous un régime dans lequel la prépondérance appartient sans conteste au Parlement »263. Ainsi, est-il clair que, dans les faits, les régimes politiques de l’Argentine et de la France s’organisent d’une manière absolument différente. Le système politique éloigne définitivement le présidentialisme croissant de l’Argentine de 1880 du pseudoparlementarisme français, lui aussi croissant, de 1877. Cet éloignement apparaît en raison de l’opposition nette qu’il existe, entre un président dont les pouvoirs n’ont fait que s’accroitre, et un président « disparu » comme facteur déterminant dans le jeu des institutions derrière l’omniprésence des membres du cabinet et notamment de celle de l’Assemblée. En conclusion, deux régimes politiques et deux systèmes politiques opposés se profilent. L’un, dans le cas argentin, présente un président doté de grandes attributions, lesquelles s’accroissent après la présidence de Roca. L’autre, dans le cas français, établit un régime pauvrement équilibré, lequel dégénère en régime d’assemblée après la disparition de la dissolution. Tout était « en germe » pour qu’une continuité des caractères établis se produise. 263 Ibidem p. 203. - 149 - SECTION II CONTINUITÉ DES CARACTÈRES PRÉALABLEMENT DÉVÉLOPPÉS - 150 - Après la chute de la Troisième République, amorcée en 1940 et définitive en 1946, l’on observe en France une continuité du fonctionnement institutionnel, tandis qu’en Argentine, après 1880 on constate un approfondissement de la présidentialisation. Pourtant, dans le cas français, la continuité d’un système d’assemblée devient impossible. Ainsi, au sein du processus français, y a-t-il des épisodes qui montrent un certain changement qui annonce celui de 1958/1962. Malgré l’existence de ces épisodes antérieurs à la Cinquième République, le système n’évolue pas vers une stabilité politique. En raison de ce constat, il est possible de dire que, dans les cas argentin et français, il y a une certaine continuité des caractères auparavant énoncés (1), mais cette continuité, qui au fond implique un approfondissement pour l’Argentine, a un caractère différent dans chaque État. Ainsi, ce phénomène renvoie-t-il au début du processus qui aboutit à la disparition du système d’assemblée français en vigueur depuis la « deuxième » fondation de la Troisième République, de même qu’à approfondissement final de la concentration du régime présidentiel argentin (2). - 151 - un § 1. L’avènement de la Quatrième République en France et l’irruption des Forces Armées en Argentine Même s’il est possible de dire qu’il y a une continuité des caractères initiaux des systèmes politiques argentin et français après 1880 et 1877, cette continuité n’est pas semblable. Ainsi, en France, après l’effondrement général en raison de l’invasion allemande, un nouveau texte constitutionnel est-il adopté, tandis qu’en Argentine l’approfondissement est encadré par le même texte constitutionnel, c’est-à-dire celui de 1853. Or, la Constitution française du 27 octobre 1946 ne fait que consacrer la position présidentielle faible, même si certaines avancées, concernant la technique constitutionnelle (par exemple l’inclusion de la présidence du Conseil au sein du texte), peuvent être identifiées. La persistante faiblesse présidentielle est d’abord symbolique. Ainsi, la régulation normative de l’organe est-elle faite après avoir développé des aspects concernant le Parlement, où le caractère dominant de la Chambre basse, l’Assemblée nationale, est consacré, et une autre partie réservée au Conseil Économique. Après avoir énoncé les attributions présidentielles, le constituant inclut, au titre suivant, le Conseil de ministres. L’article 29 de la Constitution, conservant la tradition établie par les Lois Constitutionnelles de 1875, consacre l’élection du président par le Parlement, pour sept ans. Il n’est rééligible qu’une fois. Si l’article 36 attribue au président la faculté de promulguer la loi, l’article 47 confère au Président du Conseil l’attribution d’en surveiller l’exécution. Cette distinction a l’importante conséquence d’attribuer le pouvoir réglementaire à cet organe, maintenant constitutionnellement reconnu, c’est-à-dire la faculté de dicter les règlements complémentaires et nécessaires à l’application de la loi une fois celle-ci votée. En outre, ce fonctionnaire détient la faculté de nommer aux emplois civils et - 152 - militaires, attribution octroyée auparavant au président, sauf les exceptions des articles 30, 46 et 84264. Le Président du Conseil est aussi le commandant des Armées. Concernant la contresignature des actes, la Constitution de 1946 en son article 38 répète la disposition des Lois Constitutionnelles de 1875 : elle exige que chacun des actes du président soit contresigné par le Président du Conseil et par un ministre. En outre, dans le même sens, l’article 42 établit la logique d’irresponsabilité du chef de l’État, inhérente au parlementarisme, pour proclamer après, à l’article 48, le complément de ce principe, qu’est la responsabilité de tous les ministres devant l’Assemblée. Cette responsabilité est collective pour la politique générale du Gouvernement et individuelle pour les actes personnels. L’attribution de dissoudre l’Assemblée nationale, en désuétude depuis la dissolution de 1877 est attribuée au Président du Conseil, ce qui implique un progrès. Pourtant, son exercice est conditionné par de nombreuses exigences265. Par conséquent, le rôle présidentiel, au-delà de son caractère cérémonial, se matérialisait seulement à travers l’attribution qu’il avait afin de désigner le Président du Conseil, laquelle devait être exercée, selon l’article 45, après les consultations d’usage266. Néanmoins, cette attribution présidentielle n’était pas autonome car la personne choisie devait soumettre à l’Assemblée son programme politique afin d’être investie par la majorité des députés. 264 C’est-à-dire les Conseillers d’État, le Grand Chancelier de la Légion d’Honneur, les ambassadeurs, les membres du Conseil supérieur, ceux du Comité de Défense, les recteurs des universités, les préfets, les directeurs d’administration centrale, les officiers généraux, les représentants du Gouvernement en territoires d’outre-mer, le Président du Conseil et les ministres et magistrats. 265 L’article 51 requiert, afin d’habiliter la dissolution, que deux crises ministérielles comme celles prévues aux articles 49 et 50 (question de confiance ou censure parlementaire) se produisent dans une même période de 18 mois. Dans ce cas, la dissolution pouvait être décidée en Conseil de ministres après avoir obtenu l’avis du Président de l’Assemblée. Le pas final était de procéder à la dissolution proprement dite à travers un décret signé par le Président de la République. Néanmoins, la dissolution n’était pas possible avant l’expiration des premiers dix-huit mois de la Législature et des premiers quinze jours d’investiture du Cabinet. 266 Les derniers épisodes de la Quatrième République vont illustrer le caractère central de cette attribution. - 153 - En réalité, la Constitution de 1946 n’a fait qu’entériner la réalité du pouvoir présidentiel de la Troisième République, en accentuant ses défauts, notamment en raison du caractère suprême de l’Assemblée. Le fait d’avoir engendré 23 Cabinets entre le 16 décembre 1946 et le 4 octobre 1958 en est la preuve irréfutable. Le Président du Conseil, véritable Premier ministre et organe puissant en vertu des facultés attribuées par le texte constitutionnel, fut dans la pratique largement privé du grand nombre de ses attributions par les membres du Cabinet, notamment en raison du rôle déterminant des partis politiques « institutionnels » de l’époque267. Ainsi, Brigitte Gaïti a-t-elle écrit à propos du système politique de la Quatrième République que « ce sont les ministres qui font le gouvernement, apportant le poids délégué des organisations qu’ils représentent certes, mais aussi et surtout leur notoriété propre, leurs relations, leur programme. Beaucoup de ces professionnels du gouvernement sont devenus autant d’îlots d’autorité au sein d’un Cabinet : mais leur présence, si elle garantit la viabilité d’un gouvernement, en interdit aussi la cohésion puisque chacun d’entre eux représente son propre parti, mais peut prétendre parler aussi à la première personne, elle interdit plus précisément encore la reconnaissance de l’autorité du Président du Conseil. L’organisation progressive d’une profession ministérielle autour de compromis instables mais obligés explique en partie l’impossible émergence d’un individu détenant des ressources personnelles et collectives suffisamment supérieures à celles détenues par l’ensemble des autres pour faire reconnaître son autorité »268. Le Président du Conseil de la Quatrième République manquait de la cohérence intestine nécessaire à l’intérieur du Cabinet, en raison des intérêts partisans, placés audessus des intérêts gouvernementaux. Sa situation rappelle celle du président de la Troisième République. Il jouissait d’un cumul important de facultés constitutionnelles qui furent diluées dans la pratique du système politique et furent transférées au Président du Conseil et à l’Assemblée. Cette primauté des intérêts des forces politiques importantes de l’époque approfondit la faiblesse des Cabinets de la Quatrième 267 C’est-à-dire la totalité des partis, sauf le Parti communiste et le Rassemblement du Peuple Français (RPF) du général de Gaulle, les deux étant des partis anti-système. 268 GAÏTI (Brigitte), De Gaulle prophète de la Cinquième République (1946-1962), Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1998 p. 110. - 154 - République. En addition à la traditionnelle primauté des assemblées, elle engendra une multitude de crises ministérielles. Le système électoral de représentation proportionnelle adopté269 est aussi une cause de la fragilité gouvernementale sous la Quatrième République. Le système électoral, au-delà de la consolidation des partis centristes, est à l’origine de la multiplication d’acteurs politiquement divers à l’hémicycle (multipartisme exacerbé) fait qui produisit une attente de stabilité gouvernementale. Ainsi, au Parlement, les majorités bâties avec une grande difficulté au moment de l’établissement ou de la mise en place du gouvernement étaient très faibles, notamment en fonction de l’établissement de limites peu claires entre gouvernement et opposition. Au contraire, comme cela a été déjà dit, dans le cas argentin, il n’y a pas de changements significatifs au niveau constitutionnel qui eussent altéré le cadre institutionnel de la Constitution de 1853. Pourtant, le processus d’approfondissement apparait-il ici comme une conséquence, au niveau du système politique, de l’action des acteurs extra-institutionnels. La manifestation la plus éloquente de ce processus est l’arrivée illégale au Gouvernement des intégrants des Forces Armées. Cette altération des institutions, pleines en ce qui concernait leur pouvoir depuis 1880 (mais pas démocratiques en raison de la fraude électorale massive jusqu’à l’adoption de la Loi Sáenz Peña de suffrage obligatoire, secret et universel de 1912) fut considérée comme la seule alternative afin de résoudre les tensions politiques au sein des institutions, devant l’inexistence des voies alternatives pour résoudre ces tensions, telles que la censure gouvernementale ou la dissolution du pouvoir législatif. Cette continuité du présidentialisme par l’intervention des acteurs extrainstitutionnels généra pourtant une réponse également institutionnelle. Au lieu de rejeter l’intervention illégale et illégitime, cette réponse va essayer de « l’absorber » ou « l’assimiler » afin de la montrer comme possible d’un point de vue institutionnel. En 269 Soit dans sa version originelle, soit dans celle de la loi du 9 mai 1951, lequel était une combinaison du principe de proportionnalité avec principe majoritaire lorsqu’il y avait des alliances ayant obtenu une majorité absolue des suffrages dans un département. - 155 - raison de l’annulation totale du législatif et d’un exécutif juridiquement encadré, cette réponse institutionnelle allait être exercée, notamment dans les années 1930 et 1940, par la Cour Suprême, le seul département d’État indispensable et pour cette raison non susceptible d’être clôturé270. Cette acceptation ou légitimation des actions entreprises par les autorités de facto deviendra une des causes de l’accroissement du « cercle vicieux » amorcé en 1930 et culminant en 1983 qui allait déterminer une augmentation constante des attributions exercées par les militaires au Gouvernement271. De même, cette puissante augmentation 270 Le 10 septembre, 4 jours après le coup, la Cour réunit ses membres et dicte une acordada historique dans laquelle elle reconnaît le Gouvernement de facto avec toutes les conséquences inhérentes à cette qualité, fondant ses arguments notamment sur la doctrine du Français Constantineau. Ainsi, la Cour évoqua-t-elle les « raisons de « police et nécessité » comme fondement de la reconnaissance du gouvernement de fait et, finalement, déclarait que le pouvoir judiciaire conserverait ses attributions propres et procéderait comme s’il s’agissait d’un gouvernement de jure » (TDA). Citation originale : ““razones de policía y necesidad” como fundamento del reconocimiento del Gobierno de hecho y, finalmente, declaraba que el poder judicial conservaría sus atribuciones propias y procedería como si se tratara de un Gobierno de jure”. En outre, conséquence logique de sa reconnaissance, la Cour lui reconnut « la possibilité de réaliser validement les actes nécessaires pour l’accomplissement des fins par lui recherchés » (TDA). Citation originale : “la posibilidad de realizar válidamente los actos necesarios para el cumplimiento de los fines perseguidos por él”. En 1943, devant une situation similaire la Cour reprend ses arguments de 1930. 271 Les épisodes du 16 septembre 1955, à l’origine du renversement du Président Perón, signifièrent une avancée supérieure à celle de ces prédécesseurs dans plusieurs sens. Premièrement, outre le fait de ne pas solliciter la reconnaissance de la Cour Suprême comme Gouvernement de fait, ils ont imité l’administration péroniste (même si, du point de vue des conséquences institutionnelles, ces périodes ne sont pas similaires puisque, dans le premier cas, il s’agissait d’un Président constitutionnel) et ont procédé à la révocation de la totalité des ministres du Tribunal Suprême afin d’y placer des juges fidèles au nouveau régime. De plus, ils dissolvent le Congrès et méconnaissent la révision constitutionnelle de 1949 faite selon la procédure de la Constitution de 1853. Cette révision était très discutée car la loi 13.233 déclarative de la nécessité de réforme ne fut pas votée par les deux tiers des membres mais par deux tiers des présents alors que la Constitution parlait du vote de « deux tiers des membres » sans spécifier. Du fait qu’ils considéraient illégale et illégitime la révision, ils l’ont méconnue, dans un antécédent inédit, par une « proclamation » du 27 avril 1956. L’interruption constitutionnelle du 29 mars 1962 conduisit José María Guido, Président du Sénat à la présidence. Au cours d’un événement inédit il se présenta à la Cour Suprême et prêta serment comme Président avant l’arrivée du leader militaire de la révolte. Cette étape ne fut pas une exception dans le - 156 - des attributions de l’exécutif militaire, notamment pendant les expériences militaires de 1966 et 1976272, devait se répercuter sur les gouvernements démocratiques. Elle fut une processus d’augmentation des attributions présidentielles par les gouvernements de facto. Ainsi, le Président annula-t-il par décret les victoires électorales péronistes pendant le gouvernement du Président Frondizi, empêcha l’accès des législateurs concernés au Congrès et décréta le recès du Congrès pour 365, fait qui impliqua au fond la dissolution de l’organe législatif. 272 Juridiquement, le mouvement élabora un document, intitulé « Statut de la Révolution argentine » daté le 29 juin 1966. Dans les paragraphes initiaux, consacrés aux raisons de l’élaboration du statut l’on lit « Que le Gouvernement devant se régir par ce que prescrivent les fins révolutionnaires, le Statut de la Révolution et la Constitution Nationale, il est indispensable d’avoir une Cour Suprême de Justice dont ses membres aient juré d’observer ces normes » (TDA). Citation originale : “Que debiendo regirse el Gobierno por lo que prescriben los fines revolucionarios, el Estatuto de la Revolución y la Constitución Nacional, resulta imprescindible contar con una Corte Suprema de Justicia cuyos miembros hayan jurado acatamiento a aquellas normas”. Ce paragraphe a deux idées per se alarmantes du point de vue constitutionnel. Premièrement, l’on subordonne la valeur juridique et l’application de la Constitution nationale, norme suprême élaborée en exercice du pouvoir constituant, aux principes et au Statut de la Révolution Argentine, tous les deux étant des dérives d’une Junte révolutionnaire sans aucune légitimité outre que le commandement sur les Forces armées. Cette élaboration s’articule avec le paragraphe final de l’expression de motifs où ils manifestent : « En raison de tout cela: la Junte Révolutionnaire, afin d’accomplir les objectifs de la Révolution et en exercice du pouvoir constituant statue » (TDA). Citation originale : “Por todo ello: la Junta Revolucionaria, a efectos de cumplir con los objetivos de la Revolución y en ejercicio del poder constituyente estatuye...”. En outre, le troisième article du Statut stipula que « le Gouvernement devra adapter ses objectifs aux dispositions de ce Statut, à la Constitution Nationale et aux lois et décrets dictés dans tout ce qu’ils ne s’opposent pas aux fins énoncés dans l’Acte de la Révolution Argentine » (TDA). Citation originale : “El Gobierno ajustará su cometido a las disposiciones de este Estatuto, a las de la Constitución Nacional y leyes y decretos dictados en su consecuencia en cuanto no se opongan a los fines enunciados en el Acta de la Revolución Argentina”. L’on renforce donc le caractère suprême du Statut et de l’Acte de la Révolution par rapport à la Constitution nationale. En outre, le Statut autorise le Gouvernement national à procéder à la nomination des Gouverneurs de province, lesquels devront aussi respecter le Statut, nettement supérieur aux constitutions provinciales. Aucun putsch antérieur n’avait osé élaborer un instrument juridique d’un caractère hiérarchique supérieur à la Constitution : même en 1930 le corporatiste Uriburu concéda afin de revendiquer le coup comme une action tendant à respecter la Constitution. Deuxièmement, l’affirmation du premier paragraphe précédemment expliquée implique la révocation des magistrats de la Cour Suprême, ce qui n’était pas une nouveauté, car les putschistes de 1955 l’avaient déjà fait. Néanmoins, ici l’on dispose que les magistrats doivent prêter serment par le Statut et la Constitution, le premier ayant une suprématie sur la deuxième. Les juges devaient donc adapter leur comportement à un document ayant comme origine une Junte militaire. - 157 - vraie source d’expertise pour la bureaucratie administrative, qui acquiert une position avantageuse par rapport au Congrès en périodes démocratiques. Ainsi, va-t-elle encourager et justifier l’assomption de l’exécutif des facultés excédant les limites établies par la Constitution de 1853273. En outre, les coups militaires de 1966-1973 et 1976-1983 impliquèrent un approfondissement de la puissance exécutive à travers l’établissement de ce que Guillermo O’Donnell a nommé « l’État bureaucratique autoritaire ». Ce sous-type d’État capitaliste, naquit partout en Amérique Latine afin de répondre à une situation de crise politique et sociale grave et empêcher, à travers l’utilisation de la force de l’armée et un processus de « normalisation » économique, le changement des paramètres de la domination sociale capitaliste. Ainsi, existe-t-il une réponse complexe des classes privilégiées face à une radicalisation de la société et des secteurs populaires274. Or, cette continuité commune (mais différente) des caractères auparavant apparus n’est pas similaire concernant son caractère « linéale ». Ainsi, ultérieurement, dans un cas, il y a une continuité claire et, dans l’autre, une certaine discontinuité, même si, du point de vue global, la tendance générale ne s’écarte pas du chemin parcouru. Comme ses antécesseurs de 1966, les militaires putschistes du 24 mars 1976 élaborent un “Statut pour le Processus de Réorganisation Nationale” publié au B.O. le 31 mars 1976 qui reprend largement le style et les dispositions du document de 1966. 273 On peut prendre pour exemples le grand nombre de décrets de nécessité et d’urgence et le recours à la délégation législative, non reconnus en 1853 et adoptés en 1994. Pourtant, ces aspects du sujet seront développés à la troisième partie de la thèse. 274 Pour un approfondissement des aspects théoriques du type idéal voir : O’DONNELL (Guillermo), El estado burocrático autoritario, Prometeo, 2009, ps. 15-59. L’ouvrage est une étude approfondie du processus de 1966-1973 en Argentine. Pourtant, le cas de 1966 n’est pas tout-à-fait similaire à celui de 1976. Ainsi, après avoir défini plusieurs niveaux de « crises » (cf. pages 47-51) l’auteur laisse entendre à travers l’ouvrage qu’en 1966 il n’y avait qu’une « crise d’accumulation » (action des classes subordonnées qui gênent, selon les classes dominantes, le fonctionnement de l’économie) tandis que la situation de 1976 présente un cas de « crise de domination sociale » aussi bien que la présence forte d’organisations clandestines qui veulent dépouiller l’État de son monopole de la coaction. Selon l’auteur le degré de la crise préalable à l’établissement de « l’État bureaucratique autoritaire » influence de façon déterminante sa dynamique politique interne. - 158 - § 2. Mise en cause du « régime d’assemblée » ou le germe de la future présidentialisation française Au-delà du fait que dans le cas français la continuité du caractère d’assemblée du système politique est véhiculée par un changement normatif et que, dans le cas argentin, sa continuité se situe au niveau pratique du système politique, il y a un élément qui les sépare. Dans le cas argentin, la progression qui illustre la prépondérance présidentielle est continue et croissante. Au contraire, dans le cas français, même s’il y a une continuité de la primauté parlementaire, il est possible d’identifier des signes de déclinaison qui annoncent la crise finale et l’instauration d’une présidentialisation qui sera perçue comme politiquement nécessaire en 1958. Pourtant, cette anticipation de l’échec du système pseudo-parlementaire devait être encore infructueuse du point de vue du dépassement définitif du type « assembléaire ». Cet approfondissement est paradoxalement confirmé par le résultat inefficace de trois éléments qui semblaient indiquer une discontinuité. Il s’agit, d’abord, et du point de vue théorique, d’un approfondissement de la critique gaulliste des institutions dont l’expression la plus radicale est la pensée de René Capitant (A). Ensuite l’on ne peut pas ignorer l’importance de l’expérience de Pierre Mendès-France dans la Présidence du Conseil en 1954-1955 et la dissolution du 1 décembre 1955 (B). A) Le discours critique de René Capitant ou l’anticipation de « solution » Cinquième République L’ordonnance du gouvernement provisoire275 du 17 août 1945, dont l’objectif était de demander aux Français s’ils voulaient ou non la continuité des institutions de la Troisième République et, le cas échéant, s’ils estimaient que les nouvelles institutions devaient ou non être ratifiées par référendum, est, selon René Capitant, une rupture importante avec l’expérience politique et constitutionnelle précédente. En effet, il s’agit pour lui de l’antithèse du principe de la souveraineté exclusive du parlement et une proclamation de la souveraineté populaire276. En outre, il écrit que le fait que les 275 Gouvernement commandé par le général de Gaulle. 276 Cf. CAPITANT (René), « Le conflit de la souveraineté parlementaire et de la souveraineté populaire en France depuis la libération », Revue Internationale d´histoire politique et constitutionnelle, avril-juin 1954 dans CAPITANT (René), Écrits Constitutionnels, éditions du CNRS, 1982 p. 277 ; CAPITANT - 159 - électeurs aient rejeté par référendum le projet de la première Assemblée constituante, c’est-à-dire le travail de représentants récemment élus, était une preuve formidable qui ruinait la « fiction représentative ». Un tel épisode démontrait qu’il n’est pas légitime de présumer une identification totale entre volonté parlementaire et volonté populaire277. Pourtant, après ce rejet, le 13 octobre 1946 les électeurs approuvent un texte constitutionnel qui porte en son sein les vieux principes du régime représentatif français tels qu’ils avaient été proclamés dans le texte de 1791. C’est envers ce texte -celui de la Constitution promulguée le 27 octobre 1946- que vont être dirigées les critiques de René Capitant jusqu’à sa disparition en 1958. Les critiques de l’auteur se concentrent sur trois points. Premièrement, l’exclusion des citoyens de l’exercice du pouvoir constituant. Ainsi, nonobstant la procédure établie en 1945 par le gouvernement provisoire, l’article 90 du texte de 1946278 concentre quasi exclusivement les leviers du mécanisme de révision entre les mains de l’Assemblée et le Conseil de la République (l’équivalent du Sénat) tout en requérant des majorités spéciales. En raison de cela, le vote populaire, prévu par le texte de l’article, est nécessaire dans le seul cas où les majorités prévues ne soient pas obtenues à l’Assemblée et le recours au Conseil ne soit pas efficace. Cela (René), « Le changement de régime », discours prononcé devant le Congrès du R.P.F. à Paris en 1952 dans CAPITANT (René), Écrits Constitutionnels p. 332 ou l’ouvrage plus récente CAPITANT (René), Démocratie et participation politique p. 80. 277 Cf. CAPITANT (René), « Le changement de régime » p. 332. 278 Le texte de l’article : « La révision a lieu dans les formes suivantes. La révision doit être décidée par une résolution adoptée à la majorité absolue des membres composant l'Assemblée nationale. La résolution précise l'objet de la révision. Elle est soumise, dans le délai minimum de trois mois, à une deuxième lecture, à laquelle il doit être procédé dans les mêmes conditions qu'à la première, à moins que le Conseil de la République, saisi par l'Assemblée nationale, n'ait adopté à la majorité absolue la même résolution. Après cette seconde lecture, l'Assemblée nationale élabore un projet de loi portant révision de la Constitution. Ce projet est soumis au Parlement et voté à la majorité et dans les mêmes formes prévues pour la loi ordinaire. Il est soumis au référendum, sauf s'il a été adopté en seconde lecture par l'Assemblée nationale à la majorité des deux tiers ou s'il a été voté à la majorité des trois cinquièmes par chacune des deux assemblées… ». - 160 - voulait dire que les droits des citoyens en matière constituante étaient même inférieurs à ceux de la deuxième chambre, élue indirectement279. Deuxièmement, l’absence, déjà traditionnelle depuis la crise du 16 mai 1877, d’une dissolution opérationnelle, mécanisme fondamental afin de mettre en place un arbitrage populaire aux conflits entre exécutif et législatif. Ainsi, Capitant considérait qu’un tel mécanisme était d’utilisation incertaine pour deux raisons. D´abord, parce que le président de la République et le Président du Conseil étaient tous les deux désignés par l’Assemblée. Concernant le second, la pratique institutionnelle développa une double investiture, car après avoir obtenu la confiance, il devait nommer ses ministres, lesquels devaient être soumis à un deuxième vote de confiance des députés. Ensuite, en raison des conditions très exigeantes de mise en œuvre de la dissolution : 18 mois de législature et deux crises ministérielles. Or, indépendamment du fait qu’en 78 ans aucune dissolution n’intervint, Capitant développe deux critiques. Par rapport à l’élection du président et du Président du Conseil par l’Assemblée, il affirme qu’un tel mécanisme (au-delà du fait que la Constitution autorisait la double condition de ministre et député) contribue à mettre le cabinet sous l’autorité du législatif, faisant du premier le « délégué » du second et non le chef réel de l’administration280. En ce qui concerne l’exigence de deux crises ministérielles, l’auteur écrit qu’elle implique, au fond, remettre la question de la dissolution entre les mains de l’Assemblée. Ainsi, lorsque la Constitution parle de crise ministérielle, elle utilise l’expression dans le sens de « crise constitutionnelle », c’est-à-dire une question de confiance ou une motion de censure. Pourtant, en réalité, l’Assemblée pouvait induire la chute d’un gouvernement par des moyens « alternatifs » aux crises constitutionnelles proprement dites281. Troisièmement, la question de la représentation proportionnelle. Ce système avait été choisi par le gouvernement provisoire du général de Gaulle, mais son 279 Cf. CAPITANT (René), « Le conflit de la souveraineté parlementaire et de la souveraineté populaire en France depuis la libération » ps. 278-279. 280 Cf. CAPITANT (René), Pour une Constitution fédérale, Ed. Renaissances, Strasbourg, 1946 dans CAPITANT (René), Écrits Constitutionnels ps. 312-313. 281 Cf. CAPITANT (René), « Le conflit de la souveraineté parlementaire et de la souveraineté populaire en France depuis la libération » p. 280. - 161 - utilisation avait un objectif particulier : assurer le caractère pluriel de la future Assemblée constituante. Cependant, ultérieurement, l’Assemblée nationale adopte ce système afin d’attribuer des sièges lors des élections législatives. Selon Capitant, la représentation proportionnelle eut des conséquences dévastatrices du point de vue de la participation politique des citoyens. Ainsi, pendant toute la Quatrième République aucun parti ne fut capable de constituer une majorité solide par lui-même. Ce fait fut à l’origine du besoin de construire des coalitions afin de gouverner, mais ces coalitions étaient établies toujours après les élections en raison, selon l’auteur, de l’intérêt que chaque parti avait d’assurer une bonne performance électorale, intérêt dont la source était la logique du système proportionnel. Ce raisonnement fera que l’auteur écrira plus tard que « il en résulte ce fait capital que l’élection ne marque plus une manifestation de la volonté nationale, puisqu’elle n’engendre plus une majorité, ni une majorité électorale, ni une majorité parlementaire […] la volonté nationale ne s’exprime plus dans l’élection elle-même ; elle n’est plus exprimée par la Nation ; elle ne s’exprime que par la médiation des partis et au lendemain des élections ; et indépendamment du résultat de l’élection »282. Il met donc en évidence le fait que cette liberté octroyée aux parlementaires leur confère la possibilité de modifier, pendant la législature, ses accords politiques sans avoir à en rendre comptes aux électeurs. Ainsi, selon lui, la volonté nationale n’appartient plus qu’aux partis et à leurs accords circonstanciels, sans qu’ils aient une responsabilité devant les électeurs : il y a donc une autonomisation des représentants par rapport aux représentés283. Par conséquent, le diagnostique de René Capitant est clair et sans appellation possible : dans le régime représentatif français, dont la Constitution de 1946 est une manifestation, les partis et les parlementaires sont dans les faits les souverains absolus284 tandis que le peuple, au-delà des élections, est exclu de l’exercice de la souveraineté. L’impossible redressement de l’exécutif pendant la période allait prouver 282 CAPITANT (René), Démocratie et participation politique p. 103. 283 Cf. CAPITANT (René), Démocratie et participation politique ps. 100-110. 284 Preuve du caractère « absolu » de la souveraineté parlementaire en France est pour Capitant le fait paradoxale que c’est une majorité antifasciste formée en 1936 celle qui confère les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, ancien leader d’un mouvement profasciste à l’époque des élections, à travers la Loi Constitutionnelle du 10 juillet 1940. - 162 - que les critiques formulées pas R. Capitant étaient une perception pertinente de la réalité politique. B) L’expérience de 1954-1955 ou l’essai malheureux de revitalisation de l’exécutif Mendès-France est, même avant d’avoir été investi chef de Gouvernement, critique des pratiques partisanes (comme aimait le dire le général de Gaulle) des hommes politiques qui occupèrent les cabinets successifs. L’originalité de la critique mendésienne réside en son caractère éminemment moral et non partisan et dans sa quête de réactiver la grandeur en politique, confondue à l’époque avec les intérêts médiocres des formations politiques. C’est pour cette raison que la majorité des ministres qui intégra son Cabinet (plus de la moitié des ministres et secrétaires d’État), après l’investiture du 17 juin 1954, n’appartient pas au groupe habituel et connaît une faible identification partisane285. Ici on trouve une certaine similitude avec l’expérience de la Cinquième République, dans laquelle, après l’arrivée du général de Gaulle, il y aura une primauté absolue accordée aux « techniciens » par rapport aux politiciens professionnels. En outre, deux personnalités très éminentes de la République née en 1958 occupent des ministères : François Mitterrand et Jacques Chaban-Delmas. Ainsi, entouré non de personnalités de premier plan, mais de personnages secondaires, Mendès-France peut développer le rôle central et l’autorité nécessaire afin de conduire le Gouvernement et d’exercer avec plénitude les arbitrages entre les titulaires des divers ministères. De plus, « tous [les membres du Cabinet] sont contraints, une fois en place, de jouer le jeu collectif et de provoquer le succès de leur chef, susceptible au bout du compte de légitimer leur participation à l’entreprise »286. Cette cohérence interne, ajoutée à la popularité du Président du Conseil, le met dans une position relativement forte devant l’Assemblée. 285 Cf. GAÏTI (Brigitte), De Gaulle prophète… p. 165. Presqu’un tiers du cabinet est conformé par des fonctionnaires. Cf. p. 176. 286 Ibidem p. 173. - 163 - Cependant, les pratiques enracinées du système d’assemblée hérité de la Troisième République ont fini par l’emporter sur l’expérience novatrice et anticipée du Président du Conseil, qui démissionna le 4 février 1955. Les 26 discours télévisés d’approximativement dix minutes chacun287 durant lesquels le Président du Conseil développa divers sujets, furet interprétés comme une volonté d’esquiver le milieu naturel dans lequel devaient être présentés les politiques gouvernementales. Les députés, qui défendaient la représentation exclusive de la souveraineté nationale, n’ont jamais cautionné ce contact direct du Président du Conseil avec les électeurs à travers les médias modernes. L’autre épisode, la dissolution de décembre 1955, est aussi très important. Avec elle, est formellement rétablie une pratique largement oubliée depuis pratiquement un siècle, pratique et mécanisme néanmoins fondamentaux dans la vie de tout régime parlementaire. Les conditions exigées par le texte constitutionnel afin d’autoriser la dissolution ont été largement remplies car les ministères de Pierre Mendès-France et d’Edgar Faure furent censurés respectivement le 5 février 1955, par 319 voix contre 273 et le 29 novembre 1955, par 318 voix contre 218288. Après la censure du Gouvernement, un Conseil de Cabinet se réunit au Palais Bourbon. C’est alors que fut apparemment prise la décision de dissoudre, même si postérieurement il y eut une seconde réunion à l’Élysée. Malgré la valeur qu’en lui-même avait le rétablissement de la dissolution comme option institutionnelle possible afin de transmettre la résolution du conflit aux électeurs pour qu’ils s’érigent en juge suprême, son résultat fut finalement encadré par la tradition et la logique quasi centenaire d’assemblée du parlementarisme français. Ainsi, la composition sociologique de la législature résultant des élections législatives ultérieures à la dissolution fut-elle très proche de celle de 1946. En ce sens, « les Gouvernements de la troisième législature feront une plus large place aux ministres 287 Ibidem p. 101. 288 BLAMONT (Émile), « La dissolution de l’Assemblée nationale de décembre 1955 », RDP, 1956 p. 109. - 164 - promus entre 1946 et 1951, et le phénomène ira en s’accentuant »289. Il se produit donc un retour à la situation initiale de la Quatrième République, fondamentalement instable. Pour cette raison, l’expérience de Pierre Mendès-France et la dissolution de 1955, même si elles doivent être interprétées comme des manifestations timides de ce qui arrivera après l’effondrement final de la Quatrième République, constituent des échecs dans l’immédiat car elles ne furent pas capables de rétablir l’exécutif. Pourtant, les problèmes congénitaux du régime et du système vont provoquer « un virage à 180° ». Le virage fut l’origine d’un alignement des systèmes politiques (mais pas des régimes politiques) argentin et français. Puisque le virage radical qui rapproche les deux systèmes a lieu en France, il faudra développer avec profondeur sa dynamique interne afin de corroborer ledit rapprochement. 289 GAÏTI (Brigitte), De Gaulle prophète… p. 125. - 165 - CHAPITRE II LE TOURNANT COPÉRNICIEN DE 1958 ET SA PLEINE CONSOLIDATION EN 1962 OU LE LABORIEUX AVÈNEMENT DE DEUX SYSTÈMES POLITIQUES PRÉSIDENTIALISÉS - 166 - « C’est en réalité toute l’histoire des institutions depuis la Révolution que de Gaulle ne cesse de méditer, convaincu que, selon la formule de Prévost-Paradol en 1868, « la Révolution a fondé une société, elle cherche encore son gouvernement »290 Il n’est pas pertinent d’analyser ici les causes profondes à l’origine de la chute de la Quatrième République. Il suffit d’énoncer les deux classes de causes ayant contribué à la crise finale du régime. D’une part, il y a des causes institutionnelles, qui peuvent être qualifiées de causes internes. En effet, le déséquilibre institutionnel déjà décrit, hérité de la Troisième République, laissa des traces profondes dans le système politique, qui n’ont pas pu être éliminées par les corrections introduites au « parlementarisme » français par la Constitution de 1946. D’autre part, existent des causes conjoncturelles, tenant à la débâcle de l’Empire colonial français. Parmi ces causes, deux épisodes ont eu un rôle prépondérant, l’un afin de préparer l’effondrement et l’autre pour le réaliser. Le premier, la guerre d’Indochine, fut à l’origine d’une profonde érosion de l’armée française. Le deuxième, la guerre d’Algérie, fut amorcé sous la Quatrième République et hérité par la Cinquième République. C’est dans le contexte de la deuxième cause externe ou conjoncturelle que réside la clef du changement du régime, car l’assaut du Palais du Gouvernement d’Alger et l’établissement d’un Comité de Salut Public présidé par le général Massu le 13 mai 1958, sont le lien qui relie « l’externe » et « l’interne ». L’insurrection militaire est en effet prête à s’étendre à la métropole et ainsi installer un gouvernement dictatorial. Le changement produit par la chute du régime inauguré par la Constitution de 1946 et l’irruption des institutions de 1958 est capital. Il constitue une charnière importante dans l’analyse comparée des systèmes politiques argentin et français, car c’est à ce moment-là que les bases institutionnelles définitives de la présidentialisation apparaissent aussi en France. Ainsi, avec la consolidation des tendances amorcées depuis 1959 à travers la réforme de 1962, se produit la fin de l’opposition des systèmes 290 JAUME (Lucien), « L’État républicain selon de Gaulle » p. 523. - 167 - politiques analysés291 et commence un rapprochement par rapport à la tendance hégémonique du président. Deux régimes politiques structurés de manière institutionnelle différemment, « parlementaire »292 pour l’un, présidentiel pour l’autre, peuvent être assimilés au niveau du système politique, donc de la pratique politique. Ainsi, la réalité politique de la pratique institutionnelle ébranle-t-elle les différences existantes du point de vue des dispositions constitutionnelles concernant le fonctionnement des institutions. C’est donc en France qu’un changement dans le développement institutionnel a lieu, tandis qu’en Argentine il y a une continuité dans le renforcement présidentialisé du système. Une analyse détaillée du processus de changement de la Cinquième République depuis ses origines est alors nécessaire afin de prouver que ce rapprochement des systèmes politiques existe. Après cette analyse, il sera possible d’étudier la commune présidentialisation, notamment après les événements de 1962 en France et la révision constitutionnelle de 1994 en Argentine. Après avoir expliqué la présence des « thèses sous tension » sous-jacentes à la Constitution de 1958 (section I) il faudra se pencher sur la pratique institutionnelle du général de Gaulle, qui permettra la consolidation d’une de ces thèses, celle soutenue par René Capitant et la présidentialisation ultérieure du système français (section II). 291 Opposition démarrée en 1877, avec la victoire de la version « républicaine » pour interpréter la Constitution de la Troisième République. 292 Le terme parlementaire est entre guillemets parce qu’au début de la Cinquième République, d’après les idées constitutionnelles des hommes de la Quatrième et celles de Michel Debré, telle était la « vraie » nature du régime. Pourtant, en raison du rôle prépondérant du général de Gaulle, la notion de régime « sémi-présidentiel » ou « hybride » fut introduite. - 168 - SECTION I LES « THÈSES SOUS TENSION », SOUS-JACENTES À LA CONSTITUTION DE 1958 - 169 - Avant l’apparition, prudente et progressive au début, explosive et même violente plus tard, de la tension institutionnelle entre les thèses Debré et Capitant et la résolution de 1962, deux moments peuvent être identifiés. D’une part, après la crise algérienne et le retour du général de Gaulle, la classe politique dominante de la Quatrième République fait « un bond institutionnel dans le vide », qui implique la préparation du théâtre de la tension, en raison de l’ambivalence constitutionnelle gaulliste (1). D’autre part, le texte proprement dit, dans sa rédaction, reçoit cette tension théorique régnante parmi ses inspirateurs, fait qui laisse ouvert la voie d’une future prépondérance présidentielle (2). - 170 - § 1. Le saut institutionnel dans le vide de 1958 et l’ambivalence idéologique gaulliste Le 14 mai 1958, le général Massu fait un appel public au général de Gaulle, fait qui (au-delà des hypothèses concernant des contacts ou accords préalables entre gaullistes et militaires) positionne le général comme l’homme de la synthèse, après l’ostracisme amorcé dès l’échec du Rassemblement du Peuple Français et l’annonce par le général lui-même de la dissolution du groupe le 30 juin 1955. Dans ce contexte chaotique et violent, dynamisé davantage par le «Vive de Gaulle ! » lancé le 15 mai au forum d’Alger par le général Salan (qui n’était pas un gaulliste), le général de Gaulle annonce, en conférence de presse, qu’il est prêt à assumer les pouvoirs de la République. Dix jours plus tard, la situation s’aggrave avec la constitution d’un deuxième Comité en Corse, le 24 mai. Finalement, «le 27 mai vers midi le Président Pflimlin prend connaissance du communiqué troublant, qui va être publié à 13 heures, dans lequel le général de Gaulle tranquillement informe et tranquillement ordonne: “J’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain capable d’assurer l’unité et l’indépendance du pays. Je compte que ce processus va se poursuivre...Dans ces conditions toute action de quelque côté qu’elle vienne qui met en cause l’ordre public risque d’avoir des graves conséquences. Tout en faisant la part des circonstances, je ne saurais l’approuver. J’attends des forces terrestres, navales et aériennes présentes en Algérie qu’elles demeurent exemplaires sous les ordres de leurs chefs...À ces chefs j’exprime ma confiance et mon intention de prendre incessamment contact avec eux»293. Les cartes étaient évidemment déjà sur la table. Ne manquait que la décision finale du Président Coty. En vertu de l’article 45 de la Constitution, c’est à lui que revenait de désigner le chef de Gouvernement. 293 CHEVALLIER (Jean-Jacques), CARCASSONNE (Guy) et DUHAMEL (Olivier), Histoire de la Ve République, 1958-2007, Dalloz, 2007 p. 4. - 171 - Il était évident que le «recours de Gaulle» impliqua une condamnation finale de la Quatrième République294 et un « saut institutionnel dans le vide ». Le général et ses partisans allaient demander un effort maximal des partis traditionnels et de l’establishment politique dominant afin de contenir l’élan réformiste des gaullistes. Le 29 mai 1958 le Président Coty prend la décision et convoque Charles de Gaulle afin de le désigner comme le dernier (cela était déjà une certitude, peut-être la seule) Président du Conseil de la Quatrième République. Le 1er juin, le flambant neuf chef de Gouvernement lit une déclaration devant les députés (contrairement à sa volonté initiale de ne pas se présenter à l’hémicycle) mais, avant le vote d’investiture, se retire, probablement pour que les députés sachent que c’est de la situation et de sa légitimité personnelle qu’il obtient l’investiture et pas des partis classiques représentés par les députés à l’Assemblée. En outre, il obtient les pleins pouvoirs accordés pour six mois et la dérogation transitoire (au sein de laquelle résonne l’echo des critiques de R. Capitant puisque le référendum est obligatoire) de l’article 90 de la Constitution, relatif à la procédure de révision Constitutionnelle295, laquelle se concrétise dans la célèbre loi du 3 juin 1958. Comme cela a été déjà dit, les partis politiques dominants de la Quatrième République et ses principaux dirigeants devaient obtenir une protection face à l’énergie réformatrice des Gaullistes, et ainsi encadrer, par toute mesure possible, les attributions constitutionnelles du Gouvernement, tout en tenant compte du réel péril d’invasion des parachutistes d’Algérie et de guerre civile. Ainsi, la loi du 3 juin 1958 établit-elle succinctement cinq barrières : 1) Seul le suffrage universel est la source du pouvoir. C’est du suffrage universel ou des instances élues par lui que dérivent le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ; 2) Le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif doivent être effectivement séparés de façon à ce que le Gouvernement et le Parlement assument chacun pour sa part et sous sa responsabilité la plénitude de leurs attributions ; 3) Le Gouvernement doit être responsable devant le Parlement ; 4) L’autorité judiciaire doit 294 Le général de Gaulle avait déjà été absolument clair dans son rejet du système d’assemblée de même que dans sa conception du rôle Présidentiel, aux discours de Bayeux du 16 juin 1946 et Épinal le 29 septembre 1946. 295 Dans cette norme un pouvoir de révision constitutionnelle du texte de 1946 était exceptionnellement conféré au général de Gaulle, avec un certain encadrement. - 172 - demeurer indépendante pour être à même d’assurer le respect des libertés essentielles telles qu’elles sont définies par le préambule de la Constitution de 1946 et par la Déclaration des droits de l’homme à laquelle il se réfère ; 5) La Constitution doit permettre d’organiser les rapports de la République avec les peuples qui lui sont associés. La norme établit aussi que le projet gouvernemental doit être soumis à un Conseil Consultatif Constitutionnel, intégré notamment par des membres du Parlement et du Conseil d’État pour être porté à l’approbation des citoyens par référendum. Pourtant, même après avoir été filtrée par des nombreuses instances (Groupe de Travail, Comité Interministériel, Conseil Consultatif et Conseil d’État) la version finale du texte fut profondément influencée par deux personnages très proches du général de Gaulle. D’une certaine façon ceux-ci avaient des points de vue opposés quant au fonctionnement des institutions. Cette tension est centrale dans la période d’installation et consolidation définitive du régime, entre 1959 et 1962. Ces personnages sont Michel Debré et René Capitant. Le premier d’eux, haut fonctionnaire et expert en droit constitutionnel, est désigné Garde des Sceaux du Gouvernement de Gaulle. Membre critique du Conseil de la République (l’équivalent du Sénat) de la Quatrième République, il est partisan d’un parlementarisme «assaini» qui s’appuierait sur un président de la République élu par un collège électoral plus important que celui traditionnellement prévu pour les républiques antérieures et doté du pouvoir de dissoudre le Parlement. Ainsi, aimerait-il voir à l’Elysée un vrai monarque républicain chargé de symboliser la continuité de l’État à travers un long mandat, peut-être de douze ans296. Dans un sens, l’on observe dans sa conception une influence de la notion élaborée par Benjamin Constant de «pouvoir modérateur», lequel devait être placé au-dessus des traditionnels pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, en arbitrant ces différences et en les obligeant à prendre en compte les intérêts essentiels de la Nation297. 296 Cf. ZORGBIBE (Charles), De Gaulle, Mitterrand et l’esprit de la Constitution, coll. Pluriel, Hachette, 1993 p. 23. 297 Cf. CHANTEBOUT (Bernard), Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République, Armand Colin, 2004 p. 18. - 173 - Pourtant, il pense que le Parlement a aussi un rôle important à jouer, fortement encadré dans ses compétences législatives, mais concentrant toujours l’essentiel du dialogue politique sur le Cabinet, véritable titulaire du pouvoir gouvernemental298. Le discours de présentation du projet constitutionnel prononcé par le Garde des Sceaux devant le Conseil d’État constitue aussi une source importante afin d’appréhender les principales idées constitutionnelles parlementaires de Michel Debré. Ainsi, écrit-il que «le Gouvernement a voulu rénover le régime parlementaire. Je serai même tenté de dire qu’il veut l’établir, car pour de nombreuses raisons la République n’a jamais réussi à l’instaurer» 299. En outre, il développe les conditions nécessaires à l’établissement du régime parlementaire, soit la collaboration des pouvoirs, c’est-à-dire «un chef de l’État et un Parlement séparés, encadrant un gouvernement issu du premier et responsable devant le second, entre eux un partage des attributions donnant à chacun une semblable importance dans la marche de l’État et assurant les moyens de résoudre les conflits » 300. Le second, professeur de droit constitutionnel sensible aux idées de Jean-Jacques Rousseau et héritier de Raymond Carré de Malberg, est un critique de la notion de représentation politique. Ainsi, dans un commentaire au rôle de l’article 11 de la Constitution de 1958 transformé par la pratique gaullienne, établissant le référendum, écrit-il qu’ «il vaudrait mieux dire, en créant une expression qui n’a pas encore droit de cité dans notre droit public, qu’il s’agit d’un régime populaire. De même qu’il y a un régime parlementaire où le gouvernement est responsable devant le Parlement, on pourrait dire qu’il y a un régime populaire où le président de la République est responsable devant le peuple»301. De Carré de Malberg, Capitant adopte la critique qu’il fait de la «fiction représentative» traditionnelle au droit français, selon laquelle la volonté du Parlement est équivalente à la volonté générale. Pour cette raison, il faut toujours que, même si le Parlement continue à exercer le pouvoir législatif, le peuple prononce le dernier mot à travers des référendums successifs. Ainsi, le Parlement n’a-t-il plus le monopole du 298 Ibidem p. 26. 299 DEBRE (Michel), « La Nouvelle Constitution », RFSP, 1959, p. 8. 300 Ibidem p. 10. 301 CAPITANT (René), Démocratie et participation politique p. 162. - 174 - pouvoir de formuler la volonté générale et reste soumis à la Constitution, car l’on pourrait organiser des consultations législatives aussi bien que constitutionnelles. Finalement, cette voie directe de communication du pouvoir politique institutionnalisé avec le peuple permettrait de surpasser la domination exercée sur lui par les partis politiques, tout en lui permettant de retrouver une identité302. Les idées de Carré de Malberg, fondamentales afin de comprendre la logique de la Cinquième République dans la période 1959-1962, peuvent être approfondies dans un article paru dans la Revue du Droit Public en 1931303. Il est très important de signaler que, comme l’écrit Lucien Jaume, de Gaulle connaissait et avait lu cet article304. Dans cet article, il explique que l’évolution consistant à superposer le référendum et autres institutions similaires au régime parlementaire est semblable à l’évolution qui transforma les monarchies absolues en monarchies limitées, car l’auteur considère que, au moins en France, il y avait un parlementarisme qui peut être qualifié d’absolu. Ainsi, du fait de l’identité postulée entre la volonté des députés et la volonté générale, le Parlement concentre-t-il en lui la souveraineté nationale, soit par rapport aux autres autorités étatiques, soit par rapport au peuple, exclu de la mise en cause des décisions politiques des députés élus par lui305. Dans ce contexte, c’est notamment à travers l’introduction de mécanismes de participation directe des citoyens que cette situation peut être conjurée, car, à travers ces mécanismes, le peuple peut se reapproprier de cette souveraineté et soumettre les décisions parlementaires à son approbation, tacite ou manifeste306. En ce qui concerne la compatibilité de la participation directe des citoyens avec la logique du régime parlementaire, la thèse de Carré de Malberg s’avère fondamentale. Ainsi, affirme-t-il que deux idées ont présidé l’avènement du parlementarisme. Premièrement, indépendamment du fait que le parlementarisme naquit comme un contrepoids au pouvoir de la Couronne, le Parlement intensifie sa puissance fondée sur 302 303 Cf. ZORGBIBE (Charles), De Gaulle, Mitterrand… p. 21. Cf. CARRE de MALBERG (Raymond), « Considérations théoriques sur la question de la combinaison du referendum avec le parlementarisme », RDP, 1931 p. 225. 304 Cf. JAUME (Lucien), « L’État républicain selon de Gaulle (II) » p. 753. 305 Cf. CARRE de MALBERG (Raymond), « Considérations théoriques… » pp. 225 y 226. 306 Cf. Ibídem p. 228. - 175 - l’idée que l’origine élective de ses membres l’érige en représentant de la communauté nationale307. Deuxièmement, l’accroissement du rôle du Parlement est fondé sur la « fiction représentative », c’est-à-dire, sur l’idée que la loi n’est autre chose que l’expression de la volonté générale, l’œuvre de tous les citoyens308. Or, si les deux idées sont poussées à l’extrême, il en résulte que les deux convergent dans une nécessaire introduction des mécanismes de participation directe. Face à la première idée, celle du principe représentatif, le référendum se présente comme le complément nécessaire de l’idée de représentation. Il est son complément car le gouvernement représentatif repose sur un postulat : celui qui intronise les députés comme des médiateurs de la volonté populaire. Pour cette raison, l’on ne peut pas exclure la volonté populaire proprement dite, laquelle peut se prononcer dans le même sens, ou dans un sens contraire aux représentants309. Face à la deuxième idée, celle de la « fiction représentative », Carré de Malberg signale qu’il est contradictoire de justifier l’énorme puissance parlementaire à travers l’argument qui affirme que le Parlement énonce la volonté populaire et, dans le même temps, d’affirmer que cette volonté doit être constituée en dehors du peuple luimême. Ces arguments permettent de soutenir, selon l’auteur, qu’entre référendum et régime parlementaire, il n’y a pas de contradiction, mais, au contraire, un rapport net et clair entre les principes qui justifient ce régime et les mécanismes qui favorisent l’institutionnalisation de la participation citoyenne. Ainsi, l’introduction de tels mécanismes n’est-elle autre chose que la conséquence logique de ces principes310. Il est donc très important de relier la future pratique gaullienne à la théorie de René Capitant. Ainsi, il sera facile de percevoir l’influence de ce constitutionnaliste sur le point central du référendum pour comprendre la dynamique de ce mécanisme, antécédent de l’élection présidentielle directe. C’est dans un ouvrage paru en 1946, Pour une Constitution fédérale, que René Capitant est très emphatique à propos de l’importance du référendum comme moyen (avec la dissolution) d’assurer la participation politique et la démocratisation du régime représentatif traditionnel. Dans un passage très important où il analyse le rejet populaire du premier projet 307 Cf. Ibídem p. 231. 308 Cf. Ibídem p. 234. 309 Cf. Ibídem p. 233. 310 Cf. Ibídem p. 237. - 176 - constitutionnel en 1946 il écrira : « le référendum est entré dans les mœurs. Il a pris racine. On ne l’arrachera plus de la démocratie française. Ce simple fait est déjà un immense progrès et un gage pour l’avenir. En tout cas, la souveraineté populaire est un des grands principes de la constitution que nous voulons donner à la France »311. Par conséquent, selon l’auteur, il faut limiter la souveraineté du parlement et donner la parole au peuple. Dans ce contexte, les chambres ne sont qu’une instance préparatoire de la volonté générale, placées sous le contrôle et l’arbitrage permanent du corps électoral. René Capitant ira même jusqu'à proposer la mise en place d’une deuxième chambre dont la fonction principale serait celle de contrebalancer l’expression de l’Assemblée à travers l’appel au peuple et offrir ainsi aux citoyens une vision alternative, afin qu’ils puissent exercer un arbitrage final312. Ces influences contradictoires, probablement présentes aussi dans la pensée même du général de Gaulle en 1958, devaient être transcrites dans le texte constitutionnel. § 2. La consécration constitutionnelle des « thèses sous tension » Cette vision ambivalente des rôles du Parlement et du Gouvernement est à la fois reflétée dans le texte constitutionnel et dans la jurisprudence313 politique de l’exécutif pendant la période amorcée en 1959 avec la présidence gaulliste. Là, on peut observer une évidente tension entre les deux «cosmogonies» institutionnelles. En outre, la coïncidence des deux visions sur l’existence d’un président renforcé et jouant un rôle plus central dans le développement de la vie de l’État, peut aussi être repérée dans le texte et dans la pratique politique ultérieure. 311 CAPITANT (René), Pour une Constitution fédérale dans CAPITANT (René), Écrits Constitutionnels p. 306. 312 Cf. CAPITANT (René), Pour une Constitution fédérale p. 307. 313 Le terme “jurisprudence” utilisé par rapport au pouvoir exécutif signifie qu’il s’agit d’un précédent politique qui est ultérieurement utilisé pour justifier des pratiques s’écartant de la norme constitutionnelle. - 177 - Concernant le texte, l’ordre dans lequel chacun des organes de l’État est annoncé est déjà un indice de la nouvelle prépondérance exécutive et une annonce de la future prépondérance présidentielle. On en veut pour preuve que le président de la République est le premier à être abordé (dans la Constitution antérieure, c’était le Parlement), des articles 5 jusqu’à 19, suivi par le Gouvernement, des articles 20 jusqu’à 23. La pierre angulaire de l’édifice présidentiel gaulliste est bâtie sur cinq articles: 5, 8, 11, 12 et 19. Le premier d’entre eux, définit d’une manière ambiguë la fonction présidentielle. Le texte, disposait : «Le président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État. Il est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités». Philippe Ardant a dit à propos de cette norme que «l’article 5 devient la référence obligée pour toute difficulté d’interprétation du statut ou des attributions du président, il est indissociable de la suite du texte auquel il donne son sens, dont il est le fondement unificateur; il constitutionnalise l’esprit de la fonction présidentielle»314. Pourtant, la notion d’arbitrage est essentiellement polysémique. Pour cette raison, elle est ambiguë, notamment dans son sens juridique, qui n’est pas propre à décrire ou à conférer une substance constitutionnelle à la fonction présidentielle, en raison du manque de précision. Par conséquent, en raison de sa nature vague, ce terme réserve au président la matérialisation de «l’arbitrage» prévu. Il s’agit donc d’un concept ample ou poreux, qui implique un arsenal potentiel très important dont le président pourrait profiter, soit afin d’influencer le Gouvernement et les institutions dans leur ensemble, soit afin de se maintenir éloigné des affaires. Autrement dit, la notion apparaît comme apte à être remplie par des contenus divergents, pouvant favoriser un accroissement comme une diminution des attributions présidentielles selon la conception du pouvoir de celui qui remplit la fonction. 314 ARDANT (Philippe), « L’article 5 et la fonction présidentielle », pouvoirs, n° 41 p. 38. - 178 - Cette différence radicale dans le « contenu » du dit arbitrage est due à l’existence de deux sens qui peuvent définir le terme. Initialement, les membres de la classe politique traditionnelle voulurent voir dans la notion d’arbitrage un terme comparable aux referees sportifs, c’est-à-dire, en anglais, la personne (ou autorité neutre) chargée d’appliquer le règlement dans une compétition. Pourtant, il était évident que le général de Gaulle allait développer une autre acception du terme, plus proche de ses convictions sur le rôle prépondérant du chef d’État, c’est-à-dire, une «personne qui est en mesure d’imposer à autrui ses décisions ; maître absolu» 315; donc un arbitrage actif. Il est néanmoins clair que la notion sert au fond à caractériser d’une certaine façon l’idée que Michel Debré manifestait devant le Conseil d’État concernant le caractère de juge suprême de l’intérêt national316 qui devait orienter l’interprétation du rôle présidentiel, rôle pourtant limité. Ainsi, écrivait-il que le président «n’a pas d’autre pouvoir que celui de solliciter un autre pouvoir: il sollicite le Parlement, il sollicite le Comité Constitutionnel, il sollicite le suffrage universel. Mais cette possibilité de solliciter est fondamentale» 317. En outre, l’arbitrage décrit par la Constitution n’est pas universel, mais il est un moyen pour accomplir deux finalités précises: le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et la continuité de l’État318. Malgré l’utilisation et l’interprétation divergentes conférées à ce texte très particulier par les différents présidents français, ce qui distingue la situation présidentielle établie depuis la Constitution de 1958, se trouve aux articles 8, 11, 12 et 19. Ces articles permettent l’abandon, voulu par le général, du pseudo-parlementarisme français, afin d’inaugurer un système politique plus proche de celui qu’on observe en Argentine. 315 Cf. Dictionnaire en ligne de l’Académie Française. 316 Cf. DEBRE (Michel), « La Nouvelle Constitution » p. 22. 317 Ibidem . 318 Cf. ARDANT (Philippe), « L’article 5… » p. 43. - 179 - Concernant l’article 8319, la crainte des parlementaires sortants pendant les travaux préparatoires de rédaction de la nouvelle Constitution, n’était pas le manque d’investiture parlementaire afin de ratifier la désignation présidentielle, nécessaire pour dynamiser la procédure prévue pour nommer un chef de Gouvernement. Au contraire, les parlementaires craignaient que de Gaulle, se sachant soutenu par son prestige historique et par sa personnalité, utilisât cet article afin de révoquer le Premier ministre, sans respecter l’encadrement juridique et politique traditionnel qu’est la responsabilité parlementaire. La preuve de cela est une transcription d’une session du Conseil Consultatif Constitutionnel du 8 août 1958 au cours de laquelle Paul Reynaud, président de l’organe, pose la question afin que le Président du Conseil de Gaulle, y réponde. Là, le chef de Gouvernement déclare: «non, il [le président] ne peut pas révoquer le Premier ministre, sans quoi d’ailleurs le Premier ministre ne pourrait pas gouverner avec l’esprit libre [...] Le Gouvernement est responsable devant le Parlement, il n’est pas responsable devant le chef de l’État qui, lui, est un personnage impartial, qui ne se mêle pas de la conjoncture politique et qui ne doit pas s’en mêler [...] Il [le président] est un arbitre; il n’a pas à s’occuper de la conjoncture politique, et c’est la raison pour laquelle, entre autres, le Premier ministre et le Gouvernement n’ont pas à être responsable devant lui» 320 . Évidemment, la clarté et la sécurité de l’exposition du Président du Conseil ont satisfait les membres du Comité qui approuvèrent la rédaction du texte proposé. Concernant l’article 11321, il est la chaîne de transmission de la pensée de Capitant, dominante dans la logique pratique de la Cinquième République notamment 319 « Le Président de la République nomme le Premier ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement. Sur la proposition du Premier ministre, il nomme les autres membres du Gouvernement et met fin à leurs fonctions ». 320 COMITE NATIONAL CHARGE DE LA PUBLICATION DES TRAVAUX PREPARATOIRES DES INSTITUTIONS DE LA Ve REPUBLIQUE, Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, volume II, LDF, 1987 p. 300. 321 L’article disposait, dans sa version originelle (car plus tard la rédaction évolua): « Le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux Assemblées, publiées au Journal Officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, qu’entraine l’approbation d’un accord de la Communauté ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions. Lorsque le réferéndum a conclu à l’adoption du projet - 180 - pendant l’étape gaulliste. C’est la raison pour laquelle il peut être affirmé que la Constitution et sa pratique sont le résultat de l’interaction d’un « Debré normatif » et d’un « Capitant pratique ». Il suffit de dire que cette attribution fut notamment utilisée dans la période gaulliste, même pour réviser la Constitution, tout en ignorant la procédure prévue à cet effet par l’article 89322. Le général interprétait la fonction arbitrale comme l’autorisant à appliquer des sanctions. Au rang de ces sanctions, on peut trouver deux mécanismes institutionnels. D’une part, la dissolution de l’Assemblée est prévue dans un autre des articles fondamentaux, l’article 12323, qui autorise le président à «arbitrer» entre Gouvernement et Parlement. D’autre part, le référendum, est prévu, notamment afin d’éviter une dissolution324, laquelle est toujours plus traumatisante en raison de son caractère double, comme institution apte à résoudre un conflit entre exécutif et législatif et comme élection législative. Cette pratique indistincte du référendum deviendra un facteur déterminant pour le processus de transformation de l’irresponsabilité présidentielle en responsabilité politique devant les électeurs, d’une part, et de transition de l’élection indirecte prévue à la Constitution vers l’élection directe du président après la révision capitale de 1962, d’autre part. Pourtant, ces éléments, afin de les comprendre, doivent être analysés conjointement avec la jurisprudence politique du général de Gaulle. de loi, le Président de la République promulgue la loi dans les quinze jours qui suivent la proclamation des résultats de la consultation ». 322 Lequel était une inconstitutionnalité flagrante. 323 «Le Président de la République peut, après consultation du Premier ministre et des Présidents des assemblées, prononcer la dissolution de l'Assemblée nationale. Les élections générales ont lieu vingt jours au moins et quarante jours au plus après la dissolution. L'Assemblée nationale se réunit de plein droit le deuxième jeudi qui suit son élection. Si cette réunion a lieu en dehors de la période prévue pour la session ordinaire, une session est ouverte de droit pour une durée de quinze jours. Il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l'année qui suit ces élections». 324 Cf. CHANTEBOUT (Bernard), Brève histoire… p. 23. - 181 - Finalement, l’article 19325 constitue une innovation constitutionnelle importante dans le régime français contemporain, car il confère au président de la République un certain nombre d’attributions susceptibles d’être exercées sans contreseing. Dans la logique du texte constitutionnel de 1958, l’article 19 signifie l’introduction d’une «technique constitutionnelle permettant de mettre en relief la spécificité de la fonction présidentielle réservée à titre exclusif au chef de l’État, elle est le signe distinctif de la fonction présidentielle par rapport à la fonction gouvernementale attribué au Gouvernement en général, au Premier ministre en particulier»326. Une fois explicitée cette tension intra-constitutionnelle, qualifiée de positions «Debré» et «Capitant», il est clair que progressivement le président confère, quasiment de façon exagérée, une suprématie à la seconde sur la première interprétation. 325 Le texte de l’article dispose: « Les actes du Président de la République autres que ceux prévus aux articles 8 (1er alinéa), 11, 12, 16, 18, 54, 56 et 61 sont contresignés par le Premier ministre et, le cas échéant, par les ministres responsables ». 326 BRANCHET (Bernard), Contribution à l’étude de la Constitution de 1958 : Le contreseing et le régime politique de la Ve République, coll. Bibliothèque Constitutionnelle et de Science Politique, T° 82, LGDJ, 1996 p. 148. - 182 - SECTION II LA CONTRADICTION DÉPASÉE : LE DÉCLIN DE LA POSITION DEBRÉ ET LA CONSOLIDATION DE LA POSITION CAPITANT À TRAVERS LA PRATIQUE INSTITUTIONNELLE DU GÉNÉRAL DE GAULLE - 183 - Le dépassement de la contradiction Debré-Capitant connaît deux étapes définies autour desquelles il est possible de structurer l’analyse. Dans un premier temps, il y a un accroissement progressif du pouvoir présidentiel qui aboutit corrélativement au crépuscule du Premier ministre (1). Dans un deuxième temps, l’apparition de la responsabilité présidentielle se produit. Elle fut aussi la matrice de la présidentialisation du système politique de la Cinquième République (2). - 184 - § 1. L’accroissement progressif du pouvoir présidentiel : crépuscule du Premier ministre Le processus qui s’amorce avec la nomination de Michel Debré comme Premier ministre inaugural de la Cinquième République et qui se prolonge jusqu’à sa révocation, constitue, paradoxalement, un exemple clair de l’imposition initiale mais de l’ultérieure décadence de la « position Debré » sur les institutions. Curieusement aussi, la désignation de Michel Debré n’a pas obéi exclusivement à une coïncidence absolue du président avec la «position Debré », mais s’explique à travers deux lectures, qui sont, d’un certain point de vue, complémentaires. Premièrement, il faut observer que des élections législatives du 23 et du 30 novembre 1958 (antérieures à l’élection présidentielle) ne résulte pas une majorité nette en faveur du groupe politique gaulliste, l’Union pour la nouvelle République (UNR), puisque ce dernier n’obtint que 216 sièges sur 522327. Il faut dire aussi que quantitativement le Parti communiste s’imposa comme la première force électorale du pays, mais en raison du scrutin adopté, il obtint moins de sièges que l’UNR. Ainsi, la prédiction des auteurs de la Constitution fut-elle confirmée, car ils avaient justifié avec un tel argument les nombreux recours ou procédures de rationalisation parlementaire introduits dans le texte328. Cette majorité faible empêchait la désignation d’un leader parlementaire indiscuté ayant le soutien de la majorité des membres de l’Assemblée. Si l’on avait élu un leader parlementaire fort, le Président de Gaulle aurait dû désigner Jacques Soustelle329. Pourtant, deux arguments dissuadèrent le président de procéder à une telle nomination. D’une part, la question de la guerre d’Algérie, priorité des agendas politiques du moment. Cet ancien Gouverneur général de l’Algérie coloniale était en effet un partisan farouche de l’Algérie française, opinion absolument contraire au plan du président (et les faits ultérieurs le confirment) afin de surmonter la crise. D’autre part, cette posture rendait pratiquement non-viable l’appui parlementaire d’une politique 327 Source: MEKHANTAR (Joël), Droit Politique et Constitutionnel, 2eme éd, coll. Droit Public et Sciences Politiques, ESKA, 1999 p. 601. 328 Dans la troisième partie cet aspect de la question sera développé in extenso. 329 AVRIL (Pierre), Le régime politique de la Ve République, coll. Bibliothèque Constitutionnelle et de Science Politique, T° 8, LGDJ, 1975 p. 269. - 185 - qui avait déjà démontré son inefficacité, tout en provoquant de graves querelles parlementaires qui auraient mis en péril le succès des nouvelles institutions. Pour cette raison, la fidélité (et la soumission) de Michel Debré aux postures du général de Gaulle, même s’il était lui-même partisan de l’Algérie française, constituèrent un élément déterminant dans sa nomination. Deuxièmement, un Premier ministre comme Michel Debré apportait d’inestimables garanties aux parlementaires inquiets, face au style gaulliste potentiel d’exercice de la présidence. Ainsi, ce « saut dans le vide institutionnel» que signifia le retour de Gaulle pourrait-il être minimisé du fait de l’existence, aux côtés du président, d’un Premier ministre aux idées parlementaires, exprimées tout au long de sa carrière politique et juridique. Au-delà du caractère polémique de certaines des idées de Michel Debré, ses indubitables prédilections pour le régime parlementaire lui conféraient les faveurs de la nomination. Cependant, de Gaulle connaissait bien la fidélité de son Premier ministre et la place importante qu’il pourrait conférer à ses interprétations particulières du texte de 1958. Dans le communiqué publié par la présidence de la République du 9 janvier 1959 l’on observe déjà le style particulier qui caractérisa la relation entre le chef de l’État et le chef de Gouvernement pendant cette étape initiale d’installation et de consolidation de la Cinquième République. On y lit qu’ «au terme de l’entretien, le général de Gaulle a chargé M. Michel Debré de lui faire des propositions au sujet de la composition éventuelle du Gouvernement. À 17h 30, M. Michel Debré a été de nouveau reçu à l’Élysée. Il a soumis à l’approbation du général de Gaulle ses conceptions en ce qui concerne la politique générale et le nom des personnalités qui deviendraient, le cas échéant, ses collaborateurs au Gouvernement»330. Le contenu d’un tel communiqué n’a pas de rapport avec le texte de l’article 8 de la Constitution. Là il est spécifié que la seule attribution présidentielle est celle de désigner un Premier ministre, mais sa liberté n’est pas totale, car la personne choisie 330 MAUS (Didier) –dir-, Les grands textes de la pratique constitutionnelle de la Ve République, La documentation française, 1998 p. 81. - 186 - doit, afin de se maintenir, obtenir l’approbation de la majorité des députés de l’Assemblée. En ce qui concerne les autres éléments introduits par le texte, ils ont une caractéristique commune : l’axe vers lequel tous convergent est la volonté du chef de Gouvernement. La démission (laquelle peut être forcée par le Parlement, il est vrai), de même que la nomination et la révocation des ministres, dépendent dans une large mesure du Premier ministre, chargé de déterminer et conduire la politique du Gouvernement. Le président (sauf le nécessaire contreseing des nominations) ne doit pas exercer une influence déterminante dans la nomination des membres du Cabinet ou approuver ou rejeter la politique générale adoptée par le Premier ministre : ceci est la tâche du Parlement, avec la possibilité de censurer le Gouvernement. Ce commencement peu usuel, marqué par une profonde empreinte présidentielle331, fut nuancé par le fait que le Premier ministre mit en jeu la responsabilité ministérielle devant le Parlement, en recourant à l’article 49 alinéa 1, le 15 janvier 1959, sur le programme du Gouvernement, en obtenant 453 voix pour et 56 contre332. Ce fut par rapport à la répartition des compétences entre le chef de l’État et le chef du Gouvernement que se manifesta pour la première fois la haute idée des gaullistes concernant la fonction et le rôle présidentiel dans la Constitution. En effet, le sujet le plus polémique de l’époque, la guerre d’Algérie, ouvrit la voie à l’exposition de ces idées et permit d’éclairer les parlementaires sur la future répartition de compétences entre président et Premier ministre, ce dernier perdant chaque fois un peu plus d’attributions. Ainsi, Jacques Chaban-Delmas, président gaulliste de l’Assemblée exposa-t-il le 15 novembre 1959 dans un congrès de l’U.N.R. à Bordeaux la doctrine du «domaine réservé» du président. Selon cette théorie, tout ce qui était relatif au conflit algérien de même que les relations franco-africaines, la défense nationale et la diplomatie dépendaient exclusivement de la volonté présidentielle et constituaient donc un 331 Notable aussi en fonction de l’augmentation de hauts fonctionnaires en charge d’importantes fonctions ministérielles comme Maurice Couve de Murville ou des « favoris » du Président comme André Malraux. 332 Source: Ibidem p. 221. - 187 - «domaine réservé» du président, tandis que le reste formait un «secteur ouvert», dans lequel le Gouvernement avait intervention directe. Cette définition est très importante, malgré l’ultérieure disqualification de la théorie par le général de Gaulle lui-même, pour qui «dans le champ des affaires, il n’y a pas pour moi de domaine qui soit, ou négligé ou réservé» 333. Pourtant, il est possible de soutenir que l’exposition de Chaban-Delmas avait un certain appui juridique ou constitutionnel dans l’article 15 qui dispose que le président est le chef des Forces Armées et dans l’article 52, selon lequel le président négocie et ratifie les traités, de même que dans l’article 5. Néanmoins, cela correspond aussi aux attributions dévolues au Gouvernement par le texte : son article 20, indique que c’est lui qui dispose de la Force Armée et détermine et conduit la politique de la Nation, la politique intérieure et la politique extérieure. Au-delà du débat purement constitutionnel, la vérité est que la vision qui réservait une suprématie au président dans ces champs s’imposa, fait qui eut des conséquences dans la structure du Gouvernement. Ainsi, un décret du 13 février 1960 signé par le président et contresigné par le Premier ministre créa-t-il un Comité des affaires algériennes. Ce Comité fut attaché à la Présidence et devait être présidé par de Gaulle. Outre le président, il était intégré par le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur et le ministre des Armées. Postérieurement, furent créés des comités pour les affaires étrangères en général et d’autres, pour les affaires africaines et malgaches en particulier. Ces organes contribuèrent dans une grande mesure à la présidentialisation du système, conférant au président le pouvoir de prendre des décisions capitales par rapport à ces sujets. De plus, l’on nomma ministre délégué auprès du Premier ministre (lui conférant une hiérarchie supérieure aux autres ministres et laissant voir une potentielle intervention présidentielle dans ces sujets) Jacques Soustelle334, lui conférant une juridiction spéciale par rapport aux affaires du Sahara, des domaines d’Outre-mer et de l’énergie atomique. Concernant les affaires de défense nationale, le décret du 18 juillet 1962 consacre une suprématie présidentielle en disposant que, dans le cadre de la politique 333 Citation de Charles de Gaulle dans ses Mémoires d’Espoir en CHAGNOLLAUD (Dominique) et QUERMONNE (Jean-Louis), La Ve République, II volume, Flammarion, 2000 p. 68. 334 Démissionnaire le 5 février 1960, très probablement en raison des différences concernant la politique officielle en Algérie, il fut remplacé par Robert Lecourt et postérieurement par Louis Jacquinot. - 188 - générale de défense définie en Conseil des ministres, les conseils ou comités de défense, réunis et présidés par le président de la République assurent la direction d’ensemble de la défense nationale et, le cas échéant, la conduite de la guerre. Au Premier ministre revient d’assurer la mise en œuvre par le Gouvernement des décisions prises au sein des conseils ou comités. Ce texte contraste avec celui de l’ordonnance du 7 janvier 1959, qui élevait, dans une interprétation plus conforme au régime parlementaire, le Premier ministre au premier rang de la politique de défense335. Finalement, le décret du 14 janvier 1964, dicté déjà pendant la phase proprement présidentialiste de la Cinquième République, soumet à la décision présidentielle, par son article 5, l’utilisation de l’arme la plus létale de l’époque, les forces aériennes stratégiques, dont l’organisation était décidée au sein d’un Conseil336 de défense, présidé par le président de la République. Par rapport aux aspects quotidiens de la relation président-Premier ministre, il est évident qu’il existât une évidente suprématie présidentielle concernant la prise des décisions finales sur les sujets les plus importants. Pourtant, il n’y a pas eu d’asservissement absolu comme ce fut le cas entre le premier Gouvernement de Georges Pompidou et la crise de mai 1968 approximativement, début de la décadence de la phase gaulliste du régime337 et l’arrivée pompidolienne à la présidence en 1969. La présence permanente du chef de l’État aux affaires du Gouvernement peut être observée à travers la relation directe qui liait de Gaulle au chef de Gouvernement, lien qui lui permettait d’excéder sensiblement sa fonction de chef d’État chargé de l’essentiel: «le général avait un rapport très direct avec Michel Debré qu’il recevait longuement, en principe, la veille du Conseil des ministres. Lorsque le Premier ministre le sollicitait ou lorsqu’une question urgente se posait, le Premier ministre pouvait le voir à tout moment [...]. Le général écrivit dans la seconde quinzaine de février à Michel Debré en le priant d’inviter les membres du gouvernement à l’informer régulièrement des projets importants qu’ils étaient en train de mettre au point et à 335 Cf. CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel p. 456 336 Il était déjà établi que, dans la Cinquième République, tout organe appelé « conseil », demeurait sous tutelle présidentielle tandis que les deux appelés « comité » restaient sous le contrôle primo-ministériel. 337 Cette décadence correspond à la fin de l’étape gaulliste. Ceci car, après la dissolution de l’Assemblée encouragée par Georges Pompidou comme réponse à la crise de mai 1968 (il était contraire au référendum souhaité par le Président de Gaulle) il y a un clair pas en avant du Premier ministre. La confirmation de l’usure présidentielle est la défaite lors du référendum de 1969. - 189 - désigner à cette fin un haut fonctionnaire de leur administration qui serait chargé de faire parvenir à l’Élysée “la documentation relative aux principales activités de leurs départements, en particulier les projets de lois ou de décrets importants” [...] Aussi le Général demanda-t-il que le projet définitif lui fut soumis avant son dépôt devant le Parlement [...]. Le Général constata que des amendements proposés par le gouvernement ou acceptés par lui modifiaient parfois notablement le texte adopté en Conseil des ministres. Il invita, en juin 1959, le Premier ministre à lui communiquer le texte de tels amendements, si possible avant que le gouvernement ait pris parti à leur sujet. Il se réservait d’apprécier, après en avoir conféré avec le Premier ministre, si ces amendements étaient d’une telle portée qu’il y avait lieu de les soumettre à la délibération du Conseil»338. Cette avancée progressive du général de Gaulle sur les attributions constitutionnelles du Gouvernement s’étend aussi aux ordonnances et décrets signés hors Conseil des ministres, étant entendu que l’article 13 de la Constitution limitait le besoin de la signature présidentielle aux instruments émanant de cette instance gouvernementale. Ainsi, après la réalisation d’une étude conduite entre février et mars 1959 par Bernard Tricot, il a été décidé que certains décrets339 devaient inexorablement porter la signature présidentielle340. Au-delà de cette volonté gaullienne de tout monopoliser, c’est le conflit algérien qui marque le rythme des événements de la période. Après l’épisode des barricades d’Alger341, en janvier 1960, le Gouvernement obtient une victoire parlementaire 338 INSTITUT CHARLES DE GAULLE ET ASSOCIATION FRANCAISE DE SCIENCE POLITIQUE, De Gaulle et ses Premiers ministres : 1959-1969, coll. Espoir, Plon, 1990 pp. 25-27. 339 Ceux ayant un rapport avec l’organisation et le fonctionnement du Gouvernement ; la publication des traités ; les décrets concernant les magistrats, la défense nationale et la matière militaire; l’aménagement du territoire ; décrets statutaires des officiers des Forces Armées ; décrets concernant l’implémentation de la conscription militaire ; l’organisation civile et militaire de la défense nationale. 340 Cf. DEBRE (Jean-Louis), Les idées constitutionnelles du général de Gaulle, coll. Bibliothèque Constitutionnelle et de Science Politique, T° XLIX, LGDJ, 1974 pp. 303-304. 341 En raison de cet épisode, de Gaulle parie au contact direct avec le peuple à travers un discours prononcé à la télévision. Là il se montre particulièrement dur et intransigeant face aux rebelles, ouvrant l’allocution avec ces mots : « Si j’ai revêtu l’uniforme pour parler aujourd’hui à la Télévision, c’est afin - 190 - importante, concernant la possibilité octroyée par le Parlement de résoudre le conflit à travers les ordonnances de l’article 38 de la Constitution342 pendant un an. Cette délégation s’avère paradoxale car il a été établi que les ordonnances devaient porter la signature présidentielle, fait qui impliquait de reconnaître au président une responsabilité politique, non compatible avec son caractère de chef d’État «parlementaire»343. L’intérêt de l’épisode est qu’il montre clairement la priorité de l’affaire algérienne à l’époque, de même que les concessions amères que les parlementaires ont été obligés de faire en faveur d’un personnage qu’ils redoutaient. Après l’épisode des barricades et la réalisation du premier référendum algérien, dont les conséquences seront ensuite développées, la tension entre le Gouvernement français et les militaires d’Alger monte et un épisode semblable à celui du 13 mai 1958 a lieu. Ainsi, les généraux Salan, Challe, Jouhaud et Zeller installent-ils un haut commandement et arrêtèrent-ils le délégué général du Gouvernement, Jean Morin. Ces généraux, complotant avec les colonels Godart, Argoud et Lacheroy, essayent de mettre un point final à la politique d’autodétermination proclamée par le Président de Gaulle. Ce dernier, le jour même du soulèvement, le 23 avril, parle aux citoyens, en affirmant sa conviction que «au nom de la France, j’ordonne que tous les moyens, je dis tous les moyens, soient employés pour barrer partout la route à ces hommes-là, en attendant de les réduire. J’interdis à tout Français, et d’abord, à tout soldat d’exécuter aucun de leurs ordres»344. de marquer que je le fais comme étant le Général de Gaulle aussi bien que le Chef de l’État [...]. Compte tenu de tout cela, j’ai pris, au nom de la France, la décision que voici: les Algériens auront le libre choix de leur destin. Quand, d’une manière ou d’une autre – conclusion d’un cessez le feu ou écrasement total des rebelles – nous aurons mis un terme aux combats, quand, ensuite, après une période prolongée d’apaisement, les populations auront pu prendre conscience de l’enjeu [...] ce sont les Algériens qui diront ce qu’ils veulent être [...]. Bref, l’autodétermination est la seule politique qui soit digne de la France” GAULLE (Charles de), Discours et messages, volume III, Plon, 1970 pp. 162-163. 342 Délégation législative, laquelle sera étudié dans la troisième partie. 343 Ainsi, dans ses mémoires de Gaulle dira-t-il sarcastiquement que «aussitôt votés, non sans que les Socialistes aient fait spécifier que c’est au Président de la République lui-même qu’il appartient de les exercer, ce qui ne les empêchera pas plus tard d’incriminer mon pouvoir personnel». Cf. Citation de Charles de Gaulle dans ses Mémoires d’Espoir en CHEVALLIER (Jean-Jacques), CARCASSONNE (Guy) et DUHAMEL (Olivier), Histoire… p. 65. 344 GAULLE (Charles de), Discours… p. 307. - 191 - En raison du caractère grave de la situation, notamment à cause de l’importance des militaires complotant et sans sous-estimer la force dont ils disposaient, le Président, après avoir procédé aux consultations prévues par la Constitution, recourt à l’article 16345, pensé pour des situations semblables à celle de 1940 ou celles de guerre nucléaire346. Cette application de l’article 16 doit être analysée selon deux points de vue afin de comprendre la dimension du rôle présidentiel après 1959. Premièrement, le message par lequel le président, le 25 avril, communique au Parlement sa décision d’appliquer l’article fatidique, contient une phase inquiétante pour les députés. Cette inquiétude obéit au fait qu’après avoir dit que le Parlement devait rester en fonction en exerçant son rôle législatif et de contrôle du Gouvernement, il ajoute «pour autant qu’il ne s’agisse pas des mesures prises ou à prendre en vertu de l’article 16»347. 345 Le texte de la norme est : « Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacées d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des Présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel. Il en informe la nation par un message. Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d'assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d'accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet. Le Parlement se réunit de plein droit. L'Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l'exercice des pouvoirs exceptionnels. Après trente jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le Président de l'Assemblée nationale, le Président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d'examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée ». 346 Cf. COMITE NATIONAL CHARGE DE LA PUBLICATION DES TRAVAUX PREPARATOIRES DES INSTITUTIONS DE LA Ve REPUBLIQUE, Documents… pp.. 300-301. 347 Cf. CHEVALLIER (Jean-Jacques), CARCASSONNE (Guy) et DUHAMEL (Olivier), Histoire… p. 65. - 192 - Deuxièmement, même si le soulèvement avait été déjà vaincu, le Gouvernement sollicita diverses extensions du régime d’exception. Ainsi fut-il étendu aux mois de mai, juin, juillet, août et septembre. Pourtant, ce n’est qu’à travers le référendum prévu à l’article 11, transformé politiquement en plébiscite, que le président impose une logique particulière de fonctionnement aux institutions. Cette logique va ainsi s’emparer du système politique et sera à l’origine du rapprochement des systèmes français et argentin. § 2. L’apparition de la responsabilité présidentielle ou la matrice de la présidentialisation C’est à travers des référendums successifs que le Président de Gaulle impose aux institutions un fonctionnement particulier. Ce fonctionnement est donc à l’origine du système politique présidentialisé. Cependant, tous les référendums n’ont pas eu une signification et un impact similaire pour l’instauration du système présidentialisé. Pour cette raison il faut analyser séparément ceux qui ont un rapport direct avec la question algérienne (A), lesquels ouvrent la voie et celui qui signifie une mise en jeu directe de la responsabilité présidentielle devant l’électorat (B). A) Les référendums « algériens » et le surgissement progressif de la responsabilité présidentielle Le conflit algérien permet une première apparition de la «Constitution Capitant» à travers la question du référendum, assimilé à un plébiscite en raison de l’utilisation qui en a été faite. Ainsi, dans tous les cas il s’agit, au fond et avec une intensité variable, d’une ratification de l’autorité présidentielle. Laissant de côté le référendum à travers lequel les citoyens acceptent le texte de la Constitution de 1958, trois référendums vont permettre la consolidation définitive de la Cinquième République aussi bien que rendre possible la présidentialisation, ce qui le - 193 - rapproche du système argentin, notamment celui qui survient ultérieurement à la réforme constitutionnelle de 1994. Les deux premières consultations ont une connexion directe avec l’épisode principal déjà mentionné : l’Algérie. Le premier des référendums est celui du 8 janvier 1961, concernant l’autodétermination de l’Algérie. Il faut rappeler que l’article 11 de la Constitution exige qu’il s’agisse d’une initiative (l’article 11 parle de « proposition ») du Gouvernement ou des deux chambres du Parlement permettant au président de soumettre une question au référendum. Pourtant, dans ce cas comme pour les autres référendums, il est bien compris qu’il s’agit d’une fiction, car la «Constitution Capitant» impose la responsabilité présidentielle directe devant le peuple. Ainsi, le peuple doit-il être consulté à propos des grandes questions politiques et institutionnelles. Ce besoin d’un lien direct entre le chef d’État et les citoyens implique aussi que ce qui est soumis au référendum ait son origine à l’Elysée et pas à Matignon ou au Palais Bourbon. La question de la responsabilité présidentielle (ratifiée largement lors du « moment » 1962) est essentielle afin de comprendre le rôle des présidents de la Cinquième République et apporte la clef interprétative de la transformation du système politique français. C’est pour cette raison que ce référendum est le véritable moment inaugural de la Cinquième République présidentialisée, qui va se consolider en 1962 avec la nomination de Georges Pompidou à Matignon et l’imposition à la classe politique de l’élection présidentielle directe. L’engagement personnel du président, élément central qui affirme l’identité inséparable de l’homme et le projet permet d’établir qu’il s’agit d’un vote «pour» de Gaulle ou «contre» de Gaulle. Ceci va être plus explicite lors du référendum de l’automne 1962, mais il s’amorce ici. Prenant compte de son engagement personnel, de Gaulle parle trois fois aux citoyens avant le jour de la votation: le 20 et 31 décembre 1960 et le 6 janvier 1961. Dans la dernière allocution il dit clairement: «Françaises, Français, vous le savez, c’est à moi que vous allez répondre. Depuis plus de vingt années, les événements ont voulu - 194 - que je serve de guide au pays, dans les crises graves que nous avons vécues. Voici que, de nouveau, mon devoir et ma fonction m’ont amené à choisir la route. Comme la partie est vraiment dure, il me faut, pour la mener à bien, une adhésion nationale, autrement dit une majorité, qui soit en proportion de l’enjeu. Mais aussi, j’ai besoin, oui j’ai besoin! De savoir ce qu’il en est dans les esprits et dans les cœurs. C’est pourquoi, je me tourne vers vous par-dessus tous les intermédiaires. En vérité –qui ne le sait?l’affaire est entre chacune de vous, chacun de vous, et moi-même» 348 . Le président laisse de côté les intermédiaires, donc les instances représentatives prévues par la Constitution (notamment l’Assemblée nationale), afin d’établir un lien direct avec le peuple pour qu’il supporte ou rejette une initiative qui a une origine strictement élyséenne. Le résultat de la consultation est très favorable au président : 15 millions de citoyens ont voté « oui » (près de 75%) tandis que 5 millions ont voté « non » (près de 25%)349. Les deuxième et troisième référendums sont fondamentaux, notamment en raison de leur proximité temporelle avec un autre épisode important de la Cinquième République : le remplacement de Michel Debré par Georges Pompidou au Palais de Matignon. Le résultat favorable lors des référendums concernant l’Algérie a été, probablement, à l’origine de la décision ultérieure d’introduire « la » réforme en 1962, cette réforme dont la mise en place aurait été impossible en 1958. Ainsi, 1962 est une année centrale dans l’histoire de la jeune Cinquième République. D’une part, il s’agit de l’année où la crise algérienne est finalement résolue. D’autre part, c’est en 1962 qu’il fallut confronter deux projets jadis au deuxième plan en raison de la prégnance de la question algérienne : soit le chemin amorcé en 1959 et approfondi avec la pratique quasi plébiscitaire de 1961 était confirmé, soit il fallait « normaliser » le « parlementarisme » français et en conséquence rétablir la prééminence des partis traditionnels et forcer le retour du pouvoir au Palais Bourbon. Pour cette raison, il pourrait être dit qu’en réalité la Cinquième République n’a jamais 348 GAULLE (Charles de), Discours… p. 275. 349 Source: Ibidem p. 275. - 195 - eu un fonctionnement «normal» ou en accord avec les règles essentielles du pseudoparlementarisme français antérieur à 1958. Ainsi, après les négociations sécrètes entre Français et Algériens amorcés à Évian, le 7 mars 1962, sont signés les «accords d’Évian» ce qui permet au président d’annoncer le 18, la fin des hostilités. Peu après, et tout en répétant la fiction de la «proposition gouvernementale», le président annonce la réalisation d’un référendum le 8 avril 1962 afin que le peuple français approuve ou rejette les accords. Ainsi, comme en 1961, le Président de Gaulle parle-t-il deux fois aux citoyens, le 26 mars et le 6 avril. Dans le premier message le président dit qu’il fallait lire le référendum comme une réponse personnelle au chef d’État: «Enfin –je puis et je dois le dire- répondre affirmativement et massivement, comme je le demande, à la question que je pose aux Français, c’est, pour eux, me répondre à moi-même qu’en ma qualité de chef de l’État ils me donnent leur adhésion; qu’ils m’attribuent le droit de faire, malgré les obstacles, ce qu’il faut pour atteindre le but; bref, que dans la tâche très rude qui m’incombe et dont l’affaire d’Algérie est une partie au milieu d’autres, j’ai leur confiance avec moi pour aujourd’hui et pour demain» 350 . Il est intéressant de noter que, lors de cette allocution, le président introduit un élément et avance vers la question plébiscitaire, car il signale clairement que l’affaire algérienne, cause principale du référendum, n’est qu’une parmi d’autres, et que le vote affirmatif équivaut à une confiance pour la totalité des décisions qu’il devait prendre comme président. Dans le message d’avril le général de Gaulle introduit des concepts qu’il faut évoquer afin de comprendre le prestige et la prééminence présidentielle de même que l’influence de la pensée de R. Capitant. Il dit : «prévu par la Constitution, le référendum passe ainsi dans nos mœurs, ajoutant quelque chose d’essentiel à l’œuvre législative du Parlement. Désormais, sur un sujet vital pour le pays, chaque citoyen pourra être, comme il l’est à présent, directement appelé à en juger pour sa part et à prendre sa responsabilité [...] Enfin, Françaises, Français! pour le chef de l’État, qui est en charge de l’intérêt supérieur de la France, et qui, à ce titre, demande à chacune et à chacun de 350 Ibidem p. 397. - 196 - vous d’approuver l’action menée dans un domaine dont tout dépend, le témoignage de votre confiance sera le nombre de celles et de ceux qui répondront en votant: «Oui»!» 351 . Le résultat du référendum fut clairement favorable à la position du président. D’abord, parce qu’il signifia l’approbation des accords. Ensuite, ce qui constitue un fait très important, parce que le caractère massif des voix positives était, au fond, un vote de confiance « populaire » à la totalité de la politiqué menée par le Gouvernement (entendue par les citoyens comme inspirée et conduite par le président), dont la politique algérienne n’était qu’une partie. Ainsi, l’option pour le «oui» s’imposa-t-elle avec 17 millions de voix (près de 91%) tandis que le «non» obtint 2 millions. Pourtant, et malgré le succès du président dans les référendums « algériens », il devait franchir un autre obstacle : imposer et ainsi pérenniser sa vision des institutions, nonobstant la position des élites parlementaires de la Quatrième République, après le règlement du conflit. B) Le référendum de 1962 ou la consécration de la Constitution Capitant Afin de clôturer définitivement l’étape algérienne et préparer la bataille concernant les institutions (c’est-à-dire un retour vers un système politique d’assemblée instable en raison de la disparition d’une situation telle que la guerre d’Algérie imposant l’unité ou une présidentialisation définitive), le président décide de mettre un point final au Gouvernement Debré et de créer le Gouvernement Pompidou le 14 avril 1962. Constitutionnellement il était clair que l’article 8 ne lui octroyait pas cette possibilité352. De Gaulle lui-même devant le Conseil consultatif avait écarté cette interprétation. L’échange postal entre le président et le Premier ministre sortant, publié au Journal Officiel du 16 avril, laisse voir qu’il s’était agi d’une décision exclusivement présidentielle. Debré écrivit: «comme il était convenu, et cette étape décisive étant 351 Ibidem p. 399. 352 La seule manière à travers laquelle le Président pouvait indirectement induire un changement au poste de Premier ministre sans « sortir » du texte constitutionnel était à travers une dissolution du Parlement, prévue à l’article 12. - 197 - franchie, j’ai l’honneur, mon Général, de vous présenter la démission du Gouvernement [...]. Je dirai simplement: être, avoir été le premier collaborateur du général de Gaulle est un titre inégalé» 353 . De ce texte, il faut retenir deux éléments. Premièrement, l’élément conventionnel évoqué par le Premier ministre, fait qui indique que la sortie à la demande exclusive du président avait été déjà convenue. Deuxièmement, l’utilisation du mot « collaborateur » donne une idée claire de la mainmise totale que le président avait sur le Gouvernement, car celui qui « conduit et dirige la politique de la nation » (selon les termes de l’article 20) n’est pas un simple « collaborateur » du président, mais le seul responsable devant le Parlement des politiques appliquées. La réponse présidentielle ratifie cette lecture: « en me demandant d’accepter votre retrait du poste de Premier ministre et de nommer un nouveau Gouvernement, vous vous conformez entièrement, et de la manière la plus désintéressée, à ce dont nous étions depuis longtemps convenus » 354. Un premier pas vers la présidentialisation était donc franchi : un Premier ministre usé par la question algérienne, un homme politique expérimenté et le père idéologique de la Constitution venait d’être révoqué et un ancien normalien devenu banquier, méconnu du grand public, Georges Pompidou, avait été nommé. Bernard Chantebout est clair concernant la signification politique de ce changement lorsqu’il affirme que « le choix fait en avril 1962, et confirmé au lendemain des élections législatives de novembre, de G. Pompidou comme Premier ministre indiquait que désormais, c’était le chef de l’État qui gouvernait, même si pour respecter la lettre de la Constitution, une personnalité placée à la tête du Gouvernement il manque la fin de la phrase ou un verbe »355. Une fois posé le premier pilier de la présidentialisation, il fallait encore construire le second. L’élection du président de la République à travers le suffrage universel direct des citoyens n’avait pas pu être opérationnelle en 1958 pour une pluralité de raisons, notamment politiques. 353 MAUS (Didier) –dir-, Les grands textes… p. 81. 354 Ibidem. 355 CHANTEBOUT (Bernard), Brève histoire… p. 55. - 198 - Premièrement, une raison historique, car on lia cette technique d’élection présidentielle à une expérience autoritaire. En effet, la dernière fois que l’élection directe du président avait été constitutionnellement instaurée, fut dans la Constitution de 1848, qu’intronisa Louis Napoléon Bonaparte. Sans doute, ce souvenir, ajouté à quasiment un siècle de tradition d’élection indirecte du président par les chambres réunies à Versailles, rendaient inacceptable une élection directe. Deuxièmement, il existait une raison nationaliste. Le président de la Cinquième République était aussi président de la Communauté des nations, mort-née, instaurée par le constituant de 1958. En prenant en compte le passé colonial français, il n’était pas possible d’octroyer aux citoyens des territoires membres de la Communauté, une valeur électorale inférieure aux citoyens métropolitains. Pourtant, le sentiment nationaliste et de supériorité régnant dans l’ancienne métropole empêchait d’accepter d’être présidé par une personnalité majoritairement élue par des citoyens non-Français. L’objection était néanmoins logique car le président allait remplir un rôle beaucoup plus important dans la métropole que dans les territoires de la Communauté356. Troisièmement, il y a eu une raison politique, probablement interprétée comme une raison de sécurité nationale. La fin de la Deuxième Guerre mondiale en 1945 avait amorcé une Guerre Froide entre les États-Unis et l’Union Soviétique, nouveaux maîtres du monde. La France, membre important des Alliés, même battue et détruite en raison de l’envahisseur allemand, fut plongée dans une crise qui favorisa la montée du Parti communiste. Même si le redressement économique est important sous la Quatrième République puisqu’elle jeta les bases qui placèrent la France parmi les principales puissances pendant la Cinquième République, la crise et l’instabilité politique continuèrent, notamment à cause du manque de cohérence interne des partis dominants. Pour cette raison, le Parti communiste, très structuré et intégré par des militants très disciplinés toujours prêts à obéir aux directives des dirigeants du parti, était un risque, 356 Michel Debré lui-même évoque l’argument dans DEBRE (Michel), « La Constitution de 1958 : sa raison d’être, son évolution », RFSP, 1978 p. 829. Dans le même sens, cf. CAPITANT (René), Démocratie et participation politique. pp. 115-116. - 199 - surtout en raison du nombre élevé des voix qu’il obtenait, proche de 30 % des suffrages. L’influence du parti communiste dans une élection de ce style aussi bien que la possibilité d’un président ou d’un Gouvernement conduit par des communistes, auraient mis la France en péril de tomber sous influence soviétique. C’est à cause de ces raisons que l’on a choisi un chemin modéré, en maintenant l’élection indirecte, mais tout en diluant l’influence du Parlement, de même que celle de la masse des individus groupés dans la Communauté. Ainsi, l’on constitua un collège électoral très vaste, de base sénatoriale (c’est-à-dire intégré par des notables) d’approximativement 80.000 individus. Ce collège électoral, contribuait aussi à minimiser l’impact des grandes agglomérations urbaines (où la gauche et notamment le Parti communiste étaient forts) et à surdimensionner le poids des communes rurales, pour assurer ainsi une présidence conservatrice357. Il y a des éléments qui montrent que la décision d’appeler les citoyens à se prononcer lors d’un nouveau référendum, cette fois afin de changer le système d’élection présidentielle, n’a pas été motivée par l’attentat perpétré par l’OAS en août 1962 (exécuté par le colonel Bastien Thiry) contre de Gaulle au Petit-Clamart. Ainsi, des collaborateurs proches du général de Gaulle s’accordent sur le fait de considérer que la décision d’instaurer l’élection au suffrage universel direct du président était antérieure à l’attentat et à la peur face à une possible disparition ou assassinat du chef de l’État. Michel Debré évoque la question de la défense nationale, car, après 1959 la France était devenue une puissance nucléaire. Or, la crédibilité d’une telle arme réside dans le caractère monocéphale de l’autorité ayant une légitimité démocratique l’habilitant à la mettre en pratique. En outre, l’absence de bipartisme obligeait à instaurer une garantie unique pour le système, rôle qui devait être rempli par le président élu directement par les citoyens. Ainsi, Debré évoque-t-il une évolution dans la pensée du président, en raison de laquelle le général «eut le désir d’exercer 357 Il faut rappeler l’expression de Georges Vedel « le Président sera l’élu du seigle et de la châtaigne ». - 200 - véritablement le pouvoir: L’élection directe du président lui donna, au-delà de sa légitimité historique, une consécration du peuple, c’est-à-dire de la nation, dont il put s’affirmer légalement le guide»358. Concernant René Capitant, son adhésion aux idées de Carré de Malberg est connue, notamment lorsque ce dernier prescrivait comme solution aux récurrentes crises politiques françaises l’établissement de l’élection directe du chef de l’État afin de placer les citoyens en arbitres entre lui et le Parlement359. Dans un de ses écrits, Capitant luimême affirme que le président devait être élu directement par le peuple, (même s’il évoque l’argument déjà exposé par rapport à l’impossibilité d’octroyer une valeur similaire aux voix métropolitaines et aux voix des habitants des communautés d’outremer) 360. Alain Peyrefitte, militant gaulliste et protagoniste actif des diverses administrations de la période écrit : «On l’a cru, on le croit toujours : c’est en réplique à l’attentat du Petit-Clamart du 22 août 1962 que le Général aurait eu l’idée d’un référendum pour établir l’élection du président de la République au suffrage universel. Il faut dissiper cette légende. Quinze jours après le départ des cinq ministres MRP 361, il était bien décidé à brusquer cette réforme, qui était en germe dans les discours de Bayeux de 1946, et dont il avait depuis longtemps parlé à ses proches (notamment après le putsch des généraux). Désormais, il devenait urgent de pallier l’insécurité parlementaire, dans laquelle venait de le plonger le retrait du seul parti, autre que l’UNR, qui eût contribué jusque-là à la majorité gouvernementale»362. 358 DEBRE (Michel), « La Constitution de 1958 : sa raison d’être, son évolution » pp. 829-830. 359 Cf. ZORGBIBE (Charles), De Gaulle, Mitterrand… p. 22. 360 Cf. CAPITANT (René), Démocratie et participation politique ps. 115-116 361 Mouvement Républicain Populaire, parti démocrate-chrétien traditionnel de la Quatrième République, que se retire du Gouvernement en raison d’un désaccord avec la politique européenne du général de Gaulle, qui se résiste à construire une « Europe Supranationale» et veut une «Europe des nations». Ils se quittent le Gouvernement le 16 mai 1962. 362 PEYREFITTE (Alain), C’était de Gaulle, Tome I, Fayard, 1995 p. 177. - 201 - François Luchaire, expliquant le fait que, pour les parlementaires de la Quatrième République de même que pour les gaullistes, la Constitution de 1958 était une espèce de «Constitution d’attente», dit aussi qu’une fois fini le drame algérien, de Gaulle pouvait exécuter le projet naguère conçu d’instaurer l’élection présidentielle directe363. Ainsi, n’y a-t-il pas d’incertitude concernant la date exacte à laquelle le chef de l’État a pris la décision d’établir l’élection présidentielle directe. Pourtant, il est clair qu’elle répond à une évolution politique de Charles de Gaulle et pas aux conditionnements externes. Ainsi, croire que le texte de 1958 impliquait inévitablement la réforme ou qu’en 1962 la vraie pensée des auteurs de la constitution est dévoilée est «une illusion rétrospective» 364. Cette illusion s’explique aussi par rapport à ce qui a été dit auparavant concernant la tension régnante au sein des gaullistes entre les positions de Michel Debré et René Capitant. Si cette tension se manifeste dans le texte constitutionnel, il est difficile de soutenir que l’intention claire des auteurs depuis le début fut l’instauration de l’élection directe du chef de l’État. Il est pourtant clair que c’est pendant cette période d’installation et d’affirmation progressive du régime, marquée au début par la «Constitution Debré», (mais avec un président peut-être trop influent), qu’a lieu cette évolution intellectuelle du général de Gaulle qui le conduira à prendre la décision de désormais changer le système politique français. Parmi les nombreux éléments évoqués afin de justifier le changement, le succès des premières manifestations de la « Constitution Capitant » a sans doute exercé une influence déterminante dans le sens de la réforme. L’opportunité de polariser l’électorat, traditionnellement dispersé dans une multitude d’options électorales, autour d’une réponse binaire du type « oui-non » apporte un élément de cohésion électorale. Ainsi, cette option binaire, transformée en une option «pour-contre» de Gaulle ou, au niveau des partis politiques, « pour-contre » le parti gaulliste (l’identification postérieure du président avec une formation électorale est une partie importante du schéma) pourrait 363 LUCHAIRE (François), « La Constitution à l’épreuve du temps », RPP, n° 888, 1980 p. 26. 364 Cf. DENQUIN (Jean-Marie), La monarchie aléatoire p. 55. - 202 - produire un effet particulier : structurer le système politique autour de cette option et constituer ainsi une majorité stable pour la première fois depuis des décennies. L’annonce de la réalisation d’un référendum suivant l’article 11, ignorant l’article 89 de la Constitution, seul article valide afin de conduire une révision365 constitutionnelle eut par elle-même un effet polarisant, attendu par les gaullistes. L’argument central du président dans son allocution du 20 septembre 1962 fut de garantir la légitimité de ses successeurs afin qu’ils puissent consolider les institutions de 1958. Cette légitimité était, à ses yeux, centrale pour les présidents successifs car ils ne jouissaient pas de sa légitimité additionnelle, sa légitimité historique. L’ardeur avec laquelle la question fut débattue au Parlement fut à l’origine de la présentation d’une motion de censure (la neuvième de la première législature de la Cinquième République), qui provoqua par la première et unique fois, la chute du Gouvernement. Quelques extraits des discours parlementaires permettent d’illustrer le climat régnant. Paul Reynaud, ancien Président du Conseil Consultatif Constitutionnel écrivait: «ainsi donc, voilà un président de la République, élu au suffrage universel, qui décidera de la vie ou de la mort de la France suivant qu’il fera une bonne ou une mauvaise politique militaire, une bonne ou une mauvaise politique étrangère. Cet inconnu toutpuissant ne sera responsable devant personne [en réalité il allait être responsable directement devant les électeurs, de manière cohérente avec le critère de la «Constitution Capitant», créant dans les faits une sorte de responsabilité présidentielle]. L’Assemblée? Il la congédiera à sa guise [...] les ministres, pourront-ils être vraiment responsables devant le Parlement d’une politique qui n’est pas la leur, qui est celle de 365 Cette conclusion obéit à deux raisonnements: d’abord, l’article 89 est le seul article placé au Titre XIV de la Constitution, intitulé «De la révision»; ensuite, car dans l’ancien Titre XII, intitulé «De la Communauté», l’article 85 établissait une exception manifeste au texte de l’article 89 en matière de révision constitutionnelle. Si une exception est établie il est clair et nette que le seul article valable en matière de révision est l’article 89. - 203 - leur maître intouchable ?» 366. En outre, et ratifiant la fidélité des élites politiques de la Quatrième République envers le principe représentatif il dira : « pour nous, républicains, la France est ici [au Parlement] et non ailleurs…depuis 1789 les représentants du peuple…savent qu’ensemble ils sont la Nation et qu’il n’y a pas d’expression plus haute de la volonté du peuple que le vote qu’ils émettent, après une délibération publique… »367. Gaston de Monnerville, président du Sénat et opposant acharné du gaullisme, se prononce de façon véhémente contre la réforme. Ainsi, considère-t-il, en réponse à une déclaration présidentielle qui affirmait qu’il avait le droit de conduire la réforme, que non seulement il ne disposait d’un tel droit, mais qu’il «le prenait» et que ce qu’il proposait, ce n’était pas la République mais «un bonapartisme» 368. Pour sa part, le Premier ministre Pompidou tenta une défense de l’opération gouvernementale à l’Assemblée, en évoquant le texte de l’article 11: «je fais ici allusion à l’article 11 de la Constitution qui confie au président de la République, sur proposition soit du Gouvernement, soit des deux assemblées, la possibilité de «soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics». Que peut-on appeler «organisation des pouvoirs publics» si l’ensemble des dispositions incluses dans la Constitution en est exclu? » 369. Finalement, la motion de censure est adoptée le 4 octobre 1962, obtenant 280 voix, tandis que la majorité requise était de 241370. Pourtant, cette censure n’était pas véritablement dirigée contre le Premier ministre comme indique le texte de la Constitution, mais était une censure présidentielle, fait qui impliquait, d’une certaine 366 Extraction du débat sur la Neuvième motion de censure dans PARODI (Jean-Luc), Les rapports entre le législatif et l’exécutif sous la Cinquième République 1958-1962, Armand Colin et Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1972 p. 293. CHEVALLIER (Jean-Jacques), CARCASSONNE (Guy) et DUHAMEL (Olivier), Histoire… p. 367 92. 368 Cf. Ibídem p. 91. 369 PARODI (Jean-Luc), Les rapports entre le législatif et l’exécutif… p. 300. 370 Source: CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel p. 452. - 204 - façon, la reconnaissance de la responsabilité politique présidentielle, même avant d’être élu directement par le peuple. La conséquence du défi intolérable qu’impliqua pour le président cette motion de censure approuvée était claire : la dissolution de l’Assemblée. Charles de Gaulle, le critique par excellence du régime d’assemblée et des partis politiques qui l’ont fondé et encouragé, n’allait pas permettre que le Premier ministre, son Premier ministre, fut censuré par le Parlement. Ainsi donc, le 9 octobre, moins de 20 jours avant le référendum, le chef de l’État, conformément à l’article 12 de la Constitution prononce la dissolution. L’effet combiné du référendum, prévu pour le 28 octobre, et celui de la dissolution de l’Assemblée, c’est-à-dire la réalisation des élections législatives les 18 et 25 novembre 1962, allait annoncer le futur fonctionnement du système. Désormais, c’est l’élection présidentielle, source d’une «majorité présidentielle» 371 , qui est l’événement structurant de la vie politique française. Elle moule aussi la «majorité législative», provoquant un lien entre les deux qui doit se prolonge jusqu’en 1986 et fut définitivement achevé avec la révision constitutionnelle de l’an 2000. Cette dernière introduisit en effet le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral qui s’en suivit, fit précéder les élections législatives par l’élection présidentielle. Cet effet combiné constitue la base de la présidentialisation du système politique français et c’est le facteur qui le rapproche du fonctionnement présidentiel argentin. En 1962 ce n’est pas l’élection présidentielle mais le référendum qui structure le système et prépare la future création d’une majorité législative solide. Cet effet se produit car le président déclare que, dans le cas où le résultat ne serait pas positif, il quitterait son poste. En effet, dans l’allocution du 26 octobre avant la consultation, il déclara : «notre Constitution, pour fonctionner effectivement, exige précisément que le chef de l’État en soit un. Depuis quatre ans, je joue ce rôle. Il s’agit, pour le peuple français, de dire, dimanche, si je dois poursuivre [...] Je suis sûr que vous direz «Oui!» parce que vous sentez que, si la nation française, devant elle-même et devant le monde, en venait à renier de Gaulle, ou même ne lui accordait qu’une confiance vague et 371 Concept central qui sera analysé dans la deuxième partie. - 205 - douteuse, sa tâche historique serait aussitôt impossible et, par conséquent, terminée, mais qu’au contraire il pourra et devra la poursuivre si, en masse, vous le voulez»372. Le résultat du référendum fut néanmoins massivement favorable au «oui». Les voix recueillies par le « oui » auraient pu être interprétées comme formant une majorité «vague et douteuse» comme avait dit de Gaulle. En effet, moins de 13 millions de personnes sur 21 millions avaient voté «oui», près de 62 % des suffrages, même si ce chiffre décroit à 46 % si l’on prend en compte les électeurs inscrits. Pourtant, l’on interpréta le résultat positivement et le président continua au poste, en attendant le résultat des élections législatives. Contrairement à ce qui s’était passé auparavant, et en constituant un élément de plus concernant l’évaluation du rôle présidentiel sous la Cinquième République, désormais politiquement responsable et lié directement à un groupe politique, de Gaulle s’investit directement dans la campagne électorale, tout en sollicitant que la deuxième consultation n’aille pas à l’encontre de la première373. Au moment de l’analyse des résultats, il est évident que les électeurs répondent positivement aux nouvelles règles du jeu posées par le président, nouant une consultation (le référendum) à l’autre (les législatives). Ainsi, une majorité claire et homogène s’est-elle dégagée de l’hémicycle, fait pratiquement inédit dans l’histoire parlementaire française : au total, les gaullistes après avoir fondu l’UNR et l’UDT374 avaient 233 sièges, c’est-à-dire seulement quelques sièges en dessous de la majorité absolue. Pourtant, l’appui du parti des Républicains Indépendants375, conduit par Valéry Giscard d’Estaing, partisan déclaré du général de Gaulle, permet largement d’atteindre un chiffre impossible à obtenir pour les gaullistes seuls. Cette union de deux familles politiques, gaullistes et centristes, amorce 372 373 GAULLE (Charles de), Discours et messages, volume IV, Plon, 1970 pp. 40-41. Cf. MEKHANTAR (Joël), Droit Politique… p. 601. La différence avec les premières élections législatives de la Cinquième République est notable, car à cette occasion de Gaulle interdit aux candidats de l’UNR d’utiliser son nom, même comme adjectif. Ceci constitue un indice de l’évolution gaulliste concernant le rôle présidentiel. 374 Union Démocratique du Travail, groupe gaulliste de gauche. 375 Parti ayant son origine au Centre National des Républicains Indépendants et Paysans, parti fort de la Quatrième République. - 206 - le phénomène du «fait majoritaire» et signifie la consolidation définitive du régime et l’installation de l’actuel système politique en France. En réalité, l’existence d’une majorité législative n’était pas per se un élément complètement novateur dans l’histoire du «parlementarisme» français, pour des raisons évidentes. Dans d’innombrables occasions, des majorités sont apparues «dans les assemblées délibérantes : quand un projet est mis au voix, les députés, par exemple, votent pour ou contre, Le résultat se traduit par une égalité, une majorité ou une unanimité. Les deux dernières solutions valent décision sans l’adjonction de règles ad hoc (bénéfice de l’âge, voix prépondérante, etc.)» 376 . Évidemment, les républiques antérieures connurent l’existence des majorités, sans lesquelles elles n’auraient pu fonctionner en raison de l’insurmontable blocage institutionnel que ceci aurait signifié. Or, ce type de majorité, même lorsqu’elle se forme autour d’un gouvernement précis, comme cela est normal sous un régime parlementaire, peut être conjoncturelle, fluctuante ou éphémère comme elles le furent avant 1962, ou rigides et permanentes, comme elles le seront après cette année377. Pour cette raison, cet événement constitue l’élément distinctif du phénomène amorcé depuis ce moment : il ne faut pas parler des différentes majorités conjoncturelles mais de la majorité législative. La présidentialisation du système politique français a ainsi deux piliers fondamentaux: la construction d’une majorité législative solide et permanente et l’absorption des attributions constitutionnelles du Premier ministre, conducteur et leader naturel de cette majorité par le président. L’une et l’autre étaient déjà concrétisées après les élections législatives de 1962. La première paraît découler du résultat des élections législatives. La deuxième résulte d’une combinaison des attributions que le président s’est progressivement appropriées pendant la gestion de Michel Debré comme Premier ministre et celles qu’il prend lorsque Georges Pompidou est au poste. Une illustration claire du pouvoir présidentiel à l’époque découle de la lecture de la célèbre conférence de presse du 31 janvier 1964. 376 DENQUIN (Jean-Marie), « Recherche sur la notion de majorité sous la Ve République », RDP, 1993, p. 959. 377 Ibidem p. 961. - 207 - En outre, il ne s’agit pas seulement de l’instauration de la responsabilité politique du Premier ministre devant le président. Ainsi, dans les faits il y a, comme conséquence de la formation d’une majorité législative solide et permanente, une élimination de la responsabilité législative du Gouvernement378 et l’établissement, à la fois, d’une responsabilité politique présidentielle et législative devant les citoyens et d’une responsabilité du Premier ministre, exclusivement devant le président. Par conséquent, les développements précédents semblent avoir obtenu le constat de la consécration qu’impliqua le changement constitutionnel de 1958 dans le développement institutionnel français. Ce changement s’achève notamment avec la révision de 1962 dans le sens de l’obtention d’une majorité stable et permanente constituée ou moulée par la majorité réunie au référendum de 1962. Il faut donc analyser le nouveau dispositif majoritaire et observer ses effets par rapport à la dynamique interne du pouvoir exécutif. Ainsi pourra-t-on procéder à une comparaison riche d’enseignements entre les deux systèmes dans leurs étapes désormais purement présidentialisées. 378 Ainsi, il a pu être dit que le système français, pendant la plupart du temps, a fonctionné dans les faits comme un système Présidentiel. Cf. ROPER (Steven), « Are all semipresidencial regimes the same? A comparison of Premier-Presidential Regimes » Comparative Politics, Vol. 34, n° 3 p. Conf. 255. - 208 - UNIVERSITÉ DE POITIERS FACULTÉ DE DROIT ET DES SCIENCES SOCIALES ÉCOLE DOCTORALE – DROIT ET SCIENCE POLITIQUE – ED 088 UNIVERSIDAD DE BUENOS AIRES FACULTAD DE DERECHO LA PRÉSIDENTIALISATION DU SYSTÈME POLITIQUE, ETUDE DE DROIT COMPARE ARGENTINE-FRANCE Thèse pour le doctorat en droit présentée et soutenue publiquement le 15 juin 2012 par Monsieur Agustín Alejandro CÁRDENES DIRECTEURS DE RECHERCHE Madame Céline LAGEOT Maître de conférences à l´Université de Poitiers Monsieur Tulio ORTIZ Professeur émérite à l´Université de Buenos Aires SUFFRAGANTS Monsieur Alberto BIANCHI Professeur à l´Université Catholique Argentine Monsieur Philippe LAGRANGE Professeur à l´Université de Rouen Monsieur Julio César RIVERA (H) Professeur à l´Université de San Andrés Monsieur Darío ROLDAN Professeur à l´Université Torcuato Di Tella TOME II - 209 - PARTIE II LE FAIBLE RÔLE POLITICO-INSTITUTIONNEL RÉSERVÉ AU PREMIER MINISTRE ET AU CHEF DE CABINET DE MINISTRES, MANIFESTATION DE L’INSTAURATION DE LA PRÉSDENTIALISATION - 210 - Les piliers fondamentaux de la présidentialisation du système politique français sont doubles. Ces piliers vont rapprocher le système politique français du système politique argentin, tout en rompant avec un siècle d’opposition. Cette opposition existait, comme il a été dit, lorsqu’en France il y avait un système pseudo-parlementaire et en Argentine une continuité présidentielle. Ainsi, on trouve, d’une part, la constitution d’une majorité solide et permanente à l’Assemblée nationale fortement identifiée au projet présidentiel ratifié par les citoyens qui est à l’origine d’une dynamique par laquelle la « majorité présidentielle » ou « nationale » moule la « majorité législative » ou « locale » ; d’autre part, l’affaiblissement croissant de la position politique et institutionnelle du Premier ministre, accélérée en 1962 après le changement suscité par le général de Gaulle. Concernant le cas argentin, plus constant dans sa trajectoire présidentialisée, après la consécration de 1880 et l’approfondissement de 1930 (en raison des nombreuses expériences de facto produit de l’intervention de forces civique-militaires), la réforme constitutionnelle de 1994 fut un essai d’amortissement du phénomène. Ainsi, furent introduits des éléments propres aux parlementarismes européens, dont l’étude avait déjà commencé dans les années 1980379 après le rétablissement de la démocratie. La plus grande nouveauté institutionnelle fut l’introduction dans le texte constitutionnel d’un Chef de Cabinet de Ministres, nommé et révoqué par le président mais ayant aussi une responsabilité spéciale devant le Congrès, lequel est aussi habilité à le révoquer à travers le vote des deux chambres. Pourtant, l’architecture constitutionnelle de cet organe de même que la persistante concentration d’attributions du président, conséquence de la pauvre volonté des acteurs politiques, transformèrent la nouveauté en échec. Ainsi, le faible rôle politico-institutionnel du Chef de Cabinet argentin aussi bien que du Premier ministre français est une variable éminente afin d’approfondir la comparaison des deux systèmes. Pourtant, au-delà de l’existence d’un point commun en ce qui concerne le pauvre rôle des deux organes et la concentration du pouvoir au tour du président, il y a une différence. La distance existante entre la pratique 379 Cf. CONSEJO PARA LA CONSOLIDACION DE LA DEMOCRACIA, Reforma constitucional: dictamen preliminar del Consejo para la Consolidación de la Democracia, EUDEBA, 1986 et CONSEJO PARA LA CONSOLIDACION DE LA DEMOCRACIA, Reforma constitucional: segundo dictamen del Consejo para la Consolidación de la Democracia, EUDEBA, 1987. - 211 - institutionnelle et les dispositions de chacune des constitutions est d’une intensité différente. Par conséquent, à travers les développements, une cohérence entre la position « réelle » du Chef de Cabinet argentin et son contexte constitutionnel (un régime présidentiel fort) sera observée, tandis que dans le cas français, il y a un éloignement plus important entre la position « réelle » ou la pratique institutionnelle concernant le Premier ministre et sa position au sein des institutions telles que la constitution les met en place (régime premier-présidentiel380). Pour cette raison, premièrement il faudra analyser les variables institutionnelles qui rendent difficiles la survivance institutionnelle du Chef de Cabinet et du Premier ministre, mais prenant compte des différences qui les séparent. Ces différences sont donc importantes afin d’apprécier la dimension de l’écart existant entre les conduites, produits de l’influence du système politique et les dispositions des textes constitutionnels (Chapitre I). Deuxièmement il faudra prendre en compte deux aspects de la question. D’une part, l’analyse de l’expérience cohabitationniste française de même que la crise institutionnelle argentine de 2001 et les considérer comme des épisodes exceptionnels qui ont finalement aidé à confirmer le chemin « présidentialiste » des institutions. D’autre part, il faut évaluer deux changements clés de la Cinquième République française en 2000 et 2002 (réduction du mandat présidentiel à 5 ans et inversion du calendrier électoral), car à travers eux, la logique institutionnelle est confirmée et signifie un rapprochement majeur des systèmes en comparaison (Chapitre II). 380 Pour une définition du régime prémier-présidentiel voir Chapitre I, Section I. - 212 - CHAPITRE I L’IMPOSSIBLE SURVIVANCE D’UN ORGANE INCAPABLE D’EXISTER AU-DELÀ DE LA VOLONTÉ DU PRÉSIDENT - 213 - Au-delà de la « constitution normative » des organes Premier ministre en France et Chef de Cabinet de Ministres en Argentine, dont l’analyse montre qu’il s’agit de deux organes différents concernant leur rôle institutionnel (section I), l’étude détaillée de leur insertion pratique dans les systèmes politiques, montre qu’il y a une commune subordination à la volonté présidentielle (section II). Cette subordination est appelée à s’approfondir après la présidence gaulliste, fait qui implique une prépondérance présidentielle croissante en France et, par conséquent, une similitude plus importante avec le système argentin (section III). - 214 - SECTION I LA « CONSTITUTION NORMATIVE » DE DEUX ORGANES DIFFÉRENTS - 215 - La conception constitutionnelle des régimes instaurés par la Constitution française de 1958 et par la Constitution argentine de 1853, avec la réforme de 1994, obéit, comme il a été établi auparavant, à des principes constitutionnels différents. Ainsi, il a été dit que la Constitution française établit un régime parlementaire, avec des particularités, et la Constitution argentine, un régime présidentiel, avec quelques singularités propres à l’histoire institutionnelle argentine. Le régime politique de la Cinquième République, en fonction d’un critère strictement constitutionnel ou normatif, pourrait en effet être qualifié de parlementaire381. Ainsi, ce régime peut être caractérisé par deux éléments. Premièrement, la responsabilité gouvernementale ou ministérielle devant le ou les Assemblées. Deuxièmement, la possibilité pour le chef du Gouvernement, au-delà de la procédure constitutionnelle prévue pour sa nomination, d’exister par lui-même ; c’est-àdire, avoir les ressources institutionnelles minimales et nécessaires afin d’être capable de demeurer en fonction malgré la volonté du chef de l’État, politiquement irresponsable et donc n’ayant pas vocation de s’immiscer dans les affaires gouvernementales. Dans un effort de dépassement de cette première qualification, insuffisante concernant le cas français, Maurice Duverger proposa la notion de régime « semiprésidentiel » afin de « nommer » le modèle institutionnel hybride de 1958. Ainsi, il a déclaré que la Cinquième République (après la révision de 1962382) n’était ni présidentielle ni parlementaire, mais qu’elle présentait une alternance des phases présidentielles et parlementaires383. Pour sa part, Giovanni Sartori ajouta plus tard un autre élément au nouveau « type idéal » de Duverger, le fait que la structure duale 381 Selon STROM (Kaare), « Delegation and Accountability in Parliamentary Democracies », European Journal of Political Research, n° 37, 2000, suivant ses critères minimales: Le gouvernement parlementaire est donc celui où le Premier ministre et son Cabinet sont responsables (accountable) devant une majorité parlementaire, pouvant ainsi être censurés (et pour cette raison radiés du Gouvernement) par cette majorité. 382 Cela après avoir qualifié en 1958 le régime politique de la Cinquième République comme étant un régime « orléaniste ». Cf. DUVERGER (Maurice), « Les Institutions de la Cinquième République », RFSP, 1959. 383 Cf. SHUGART (Matthew S.) et CAREY (John M.), Presidents and Assemblies, Cambridge University Press, 1992 p. 23. - 216 - d’autorité du « semi-présidentialisme » autorise des équilibres différents, aussi bien que des prédominances différentes au sein du pouvoir. Pourtant, G. Sartori ajoute aussi clairement que l’ « autonomie potentielle » de chaque unité de l’exécutif doit subsister dans tous les cas384. Néanmoins, l’approche qui différencie régime politique et système politique ici adopté, conseille de réserver une telle analyse à la dimension du système politique et l’écarter d’une analyse strictement constitutionnelle car, sauf cas extrêmes385, sous cette perspective, le Premier ministre doit toujours garder le contrôle du Gouvernement. En ce qui concerne José Antonio Cheibub, il affirme que même si le président est élu directement par les citoyens, lorsque le Gouvernement n’est pas responsable devant lui, il s’agit d’une démocratie parlementaire. Au contraire, si le Gouvernement est responsable devant lui, il s’agit d’une démocratie « mixte »386. Pourtant, il a été dit que la lecture du régime français étant à mi chemin entre deux types idéaux (présidentialisme et parlementarisme), elle conduit à de nombreuses confusions. Ainsi, Matthew Shugart et John Carey préfèrent une classification plus précise, celle de régime « premier-présidentiel ». Ces régimes réunissent, selon les auteurs, trois conditions : le président est élu à travers le suffrage direct ; il a des pouvoirs importants et il y a un cabinet qui développe des fonctions exécutives, ayant une responsabilité politique devant l’assemblée387. À coté du régime « premier-présidentiel », ces auteurs identifient aussi un autre schéma hybride, le schéma « présidentiel-parlementaire »388. À la différence du régime premier-présidentiel, ici le président peut s’ingérer par rapport au Gouvernement, nommant et révoquant les ministres. L’exemple d’un tel régime a été celui de la République de Weimar. 384 Cf. SARTORI (Giovanni), Ingeniería constitucional comparada p. 149. 385 Cf. articles 5 et 16 de la Constitution française. 386 Cf. CHEIBUB (José Antonio), Presidentialism, parliamentarism and democracy, Cambridge University Press, 2007 p. 35. 387 Cf. SHUGART (Matthew S.) et CAREY (John M.), Presidents and Assemblies… p. 23. 388 Il est caractérisé par quatre éléments : l’élection populaire du Président ; la possibilité reconnue au Président de nommer et révoquer les ministres ; les ministres doivent obtenir la confiance présidentielle et le Président peut dissoudre l’assemblée et a des pouvoirs législatifs. Cf. Ibidem p. 24 y ss. - 217 - Concernant le schéma que représente le type idéal premier-présidentiel, Matthew Shugart propose celui-ci 389: Assemblée Président Cabinet La flèche continue implique un rapport hiérarchique, ayant pouvoir de nomination mais pas de révocation ; la flèche en pointillé implique un rapport transactionnel et la ligne en petits points implique la responsabilité. Dans le schéma évoqué, de même que dans le cadre du régime parlementaire pur, le Premier ministre (une fois nommé par le président) a donc les ressources institutionnelles minimales mentionnées auparavant, notamment dans deux domaines. Premièrement, le domaine ayant un lien direct avec le Gouvernement et les tâches gouvernementales. Le Premier ministre responsable devant l’Assemblée nationale doit donc être celui qui, selon la Constitution de 1958, détermine et conduit la politique intérieure et extérieure de la nation, sans ingérence présidentielle. Le rôle d’arbitre réservé au président par l’article 5 devrait seulement être exercé pendant une crise extrême, notamment lors de la dissolution de la Chambre basse ou lors de l’exercice des pouvoirs exceptionnels prévus à l’article 16390. Ce véritable leader qu’est le Premier 389 Cf. SHUGART (Matthew S.), «Semi-Presidential systems : Dual Executive and mixed authority patterns», French Politics,3, 2005 p. 332. 390 Pouvoirs à propos desquels il faudrait réfléchir s’ils peuvent être tolérés au sein d’un État démocratique de Droit. Un régime démocratique semble être largement incompatible avec un institut qui autorise l’État à décider, d’une manière discrétionnaire, si les citoyens, dans un moment particulier, seront ou ne seront pas des sujets de droit. - 218 - ministre, doit avoir une liberté absolue afin de nommer et révoquer des ministres de même que pour diriger les activités du Gouvernement, exerçant ses attributions en Conseil des ministres, ce dernier étant présidé par le président de la République. Deuxièmement, une fois que le Premier ministre est reconnu comme celui qui désigne exclusivement la politique intérieure et extérieure aussi bien que comme conducteur naturel du Gouvernement, il est possible d’introduire l’autre domaine. Il concerne la responsabilité exclusive du Premier ministre devant l’Assemblée nationale en raison de la politique adoptée par le Gouvernement. Cette responsabilité exclusive devant le Parlement est une garantie de continuité et protection pour le Cabinet en raison de la difficile procédure de révocation, complexe et devant réunir plusieurs conditions Ainsi, l’article 49, alinéa 2 de la Constitution dispose que l’Assemblée peut mettre en cause la responsabilité du Gouvernement à travers le vote d’une motion de censure, laquelle est viable lorsqu’elle réunit le support d’au moins un dixième des membres de l’Assemblée. Une fois la motion présentée, le vote a lieu 48 heures plus tard, conférant aux députés un temps de réflexion ; les voix seulement favorables à la motion sont prises en compte. Ce choix implique un renforcement des conditions de la censure car les abstentions sont comptabilisées comme des appuis implicites au Gouvernement. Finalement, un député ne peut signer que trois motions de censure pendant une session ordinaire et qu’une pendant une session extraordinaire. Il est clair que les conditions requises par l’article 49 montrent la transcendance politique de la décision d’avancer avec une censure de l’Assemblée. En outre, il est toujours possible que face à un blocage institutionnel entre Gouvernement et Parlement, le président arbitre et dissolve l’Assemblée. Concernant donc le schéma normatif de la Constitution de 1958 il est possible de dire que le Premier ministre dispose de ressources institutionnelles afin de développer une stature propre et pour cette raison, de se garantir une stabilité relative au poste, au moins jusqu’à ce qu’il y ait un conflit insurmontable avec le Parlement. La situation de Chef de Cabinet introduite par la réforme constitutionnelle de 1994 en Argentine, concernant sa dimension constitutionnelle, il est dans une situation différente de celle du Premier ministre français et même confuse. Les difficultés - 219 - interprétatives sont sans doute les conséquences des accords préalables qui furent nécessaires afin d’aboutir à la réforme des institutions entre les forces politiques majoritaires du moment, le Parti Justicialiste (PJ) et l’Union Civique Radicale (UCR), lesquels ont, comme il a été dit, «le sceau des œuvres construites dans l’obscurité» 391. Ces accords commencèrent à travers la signature par les leaders des deux partis, le Président Carlos Menem et l’ancien Président Raúl Alfonsín, du dit Pacto de Olivos, lequel fut à l’origine d’un núcleo de coincidencias básicas, juridiquement traduit dans la Loi 24.309 déclarative de la nécessité de réforme. Les motivations politiques des deux négociateurs étaient différentes. Le Président Menem voulait juste l’obtention des voix nécessaires des députés et sénateurs radicaux afin de réformer l’ancien article 77 qui interdisait la réélection présidentielle, voulant concéder en échange l’adoption d’autres réformes. L’ancien Président Alfonsín voulait remettre à flot l’expérience du Consejo para la Consolidación de la Democracia, organisme créé en 1985 sous son administration afin d’élaborer des propositions de réforme constitutionnelle (notamment l’atténuation du présidentialisme argentin) et qui n’avait pas pu être réalisé en raison de l’effondrement du gouvernement radical. L’idée d’introduire au schéma classique présidentialiste de séparation des pouvoirs une espèce d’organe hybride qui rende «plus fluides les rapports entre les pouvoirs législatif et exécutif, en conférant au Congrès la possibilité de contribuer à la formation du gouvernement national» 392 avait été déjà conçue pour ledit Conseil. Pourtant, la faible volonté de la classe politique et la profonde influence de l’exécutif, à l’origine du présidentialisme argentin, ont empêché l’établissement d’un 391 GALLARDO (Roberto A.) et LOPEZ (h.) (Mario Justo), « El Jefe de Gabinete en la Constitución Nacional reformada », E.D. 161 – p. 950 (TDA). Citation originale : “el sello de las obras que se construyen en la oscuridad”. Pour consulter une analyse politologique du processus de réforme, du point de vue de la théorie des jeux voir: NEGRETTO (Gabriel), « Negociando los poderes del presidente: reforma y cambio constitucional en la Argentina », Desarrollo Económico, vol. 41, n° 163 p. 411. 392 ALFONSÍN (Raúl R.), « Núcleo de coincidencias básicas », LL 1994-D p. 824 (TDA). Citation originale : “más fluidas las relaciones entre los poderes Legislativo y Ejecutivo, otorgándole al Congreso la posibilidad de contribuir a la formación del Gobierno nacional”. - 220 - organe ayant une véritable déconcentration d’attributions, au sens technique et juridique du terme. Plusieurs éléments peuvent être évoqués afin de prouver cette affirmation. Premièrement, il faut prendre en considération la distinction faite par le constituant concernant le texte de l’article 2, point A.a.1 de la Loi 24.309 déclarative de la nécessité de réforme. Dans la loi évoquée, le Congrès avait dit que parmi les attributions du futur Chef de Cabinet, il y avait celle d’ «avoir à sa charge l’administration générale du pays». Or, la doctrine traditionnelle avait soutenu, avant la réforme, que cette attribution, jadis octroyée au président par l’ancien article 86, impliqua le caractère de chef et titulaire de l’administration publique. Pourtant, le constituant, au lieu de reproduire ces mots dans l’article 100 de la Constitution de 1994, concernant les attributions du Chef de Cabinet, choisit de dire qu’il avait juste l’attribution d’ «exercer l’administration générale du pays». Le constituant a manifestement séparé les caractères de chef et titulaire de l’administration, réservés au président d’une part, et l’exercice de l’administration, octroyé au Chef de Cabinet, de l’autre393. 393 Quiroga Lavié, au contraire, affirme que la réforme a opérée une déconcentration d’attributions, parmi lesquelles, du caractère de chef de l’administration Cf. QUIROGA LAVIE (Humberto), BENEDETTI (Miguel A.) et CENICACELAYA (María), Derecho constitucional Argentino, tomo II, RubinzalCulzoni, 2001 p. 1150 y ss. Enrique Paixao, conventionnel constituant et négociateur pour l’UCR du Pacto de Olivos se prononce aussi pour l’existence d’une déconcentration. Cf. PAIXAO (Enrique), « El Jefe de Gabinete de Ministros » in ROSATTI (Horacio), BARRA (Rodolfo), GARCIA LEMA (Alberto), MASNATTA (Hector), PAIXAO (Enrique) et QUIROGA LAVIE (Humberto), La Reforma de la Constitución – Explicada por los miembros de la Comisión de Redacción, RubinzalCulzoni, 1994 p. 310. Alberto García Lema, aussi conventionnel constituant et négociateur pour le PJ du Pacto de Olivos affirme l’existence de déconcentration. Cf. COMADIRA (Julio R.) et CANDA (Fabián O.), « Administración general del país y delegaciones administrativas en la Reforma Constitucional » en CASSAGNE (Juan Carlos) et autres, Estudios sobre la Reforma constitucional, Depalma, 1995 p. 186187. Ricardo Gil Lavedra parle aussi de déconcentration.. Cf. GIL LAVEDRA (Ricardo), « El presidencialismo atenuado: el Jefe de Gabinete » en DROMI (Roberto) et SAENZ (Jorge), La Constitución Argentina de nuestro tiempo, Ed. Ciudad Argentina, 1996 p. 81. Abel Fleitas Ortiz de Rosas aussi affirme que le caractère de chef de l’administration correspond maintenant au Chef de Cabinet. Cf. - 221 - Deuxièmement, l’article 99 concernant les attributions présidentielles, le constituant de 1994 écrivit dans la Constitution que le président est «le chef suprême de la Nation, chef de Gouvernement et responsable politique de l’administration générale du pays». Si le Chef de Cabinet avait été bénéficiaire d’une vraie déconcentration constitutionnelle des attributions présidentielles, une norme comme celle évoquée n’aurait eu aucun sens. Une telle conclusion s’impose parce que «lorsqu’il s’agit d’une faculté ou attribution déléguée, l’organe déléguant est pleinement responsable par ce qui a été fait. Ainsi, le titulaire de la faculté est le déléguant. L’organe recevant la compétence est celui qui va l’exercer, mais elle appartient au supérieur, lequel est responsable de l’exercice» 394. Par conséquent, la Constitution établit une délégation et pas une déconcentration d’attributions. Troisièmement, la question de la nomination et révocation du Chef de Cabinet. En raison de l’article 99, alinéa 7 de la Constitution, le président peut nommer et révoquer librement le Chef de Cabinet et les ministres. Si le constituant avait voulu conférer au Chef de Cabinet une hiérarchie différente de celle d’un subordonné du président, il aurait du empêcher la révocation présidentielle. Ainsi, l’attribution de nommer et révoquer le Chef de Cabinet annule, comme il a été déjà dit, ses possibilités d’exister par lui-même, l’empêchant d’avoir la «protection institutionnelle» des Premiers ministres classiques, et parmi eux, celui qu’a le Premier ministre français (même si dans la pratique du système elle a été annulée). L’introduction de la responsabilité politique du Chef de Cabinet devant le Congrès signifia la seule réforme osée, peut-être la seule réforme d’importance, concernant cet organe. Néanmoins, trois éléments la FLEITAS ORTIZ DE ROSAS (Abel), « El Jefe de Gabinete de Ministros: perfiles e interrogantes » LL 1995-C p. 1084. 394 COMADIRA (Julio R.) et CANDA (Fabián O.), « Administración general del país… » p. 190 (TDA). Citation originale : “cuando se trata de una facultad o atribución delegada, el órgano delegante es plenamente responsable por lo actuado por el delegado. Ocurre que en éste último supuesto el titular de la atribución es el delegante. El órgano que recibe la competencia es el que en los hechos va a ejercerla, pero no le pertenece a él sino al superior, quien es responsable de cómo se habrá de ejercer”. Dans le même sens concernant la nécessité de responsabilité du supérieur dans la délégation se prononce CASSAGNE (Juan Carlos), Derecho Administrativo, 8va ed.actualizada, tome I, Lexis Nexis, 2006 p. 272. - 222 - dénaturalisent. Premièrement, l’absence d’un monopole congressionnel concernant la continuité du Chef de Cabinet. Ce monopole aurait signifié une vraie revalorisation de la situation du Congrès de même qu’une ressource politique qui aurait permis au Chef de Cabinet d’avoir un poids politique singulier et de mieux équilibrer l’historique prépondérance présidentielle. Deuxièmement, l’excessive complexité de la procédure de révocation bloque la réalisation de ses objectifs. Ainsi, l’article 101 dispose que le Chef de Cabinet peut être interpelé et soumis à une motion de censure par le vote d’une majorité absolue de la totalité des membres d’une des chambres et révoqué par le vote de la majorité absolue des chambres, sans que le texte ne précise s’il s’agit des membres présents ou de la totalité des membres. Si le Congrès avait eu l’exclusivité dans la révocation, il aurait été prudent de prendre en compte la totalité des membres de chacune des chambres, tout en rendant la révocation plus difficile. Cependant, dès que ceci n’est pas le cas, il est possible d’interpréter qu’il s’agit de la majorité des législateurs présents afin de rendre le processus plus dynamique, permettre un véritable contrôle et réserver au Congrès une intervention assez forte afin d’atténuer le présidentialisme. Troisièmement il y a une incohérence logique dans la mise en œuvre de l’organe car «le Chef de Cabinet, en principe, ne fixe pas les politiques de l’exécutif, car il n’est pas le chef du Gouvernement. Sa censure impliquera, par conséquent, soit questionner les aspects secondaires concernant ses actes soit une politique dont il n’est pas l’auteur. Pour cette raison, l’approbation de la censure signifiera la révocation d’une personne mais aucun changement concernant les actes de l’exécutif […]»395. Le seul effet potentiel est celui d’être une censure indirecte du président, vrai auteur des politiques suivies par l’exécutif. Cet effet indirect fut celui recherché par les députés français de 1962 à travers une motion de censure dirigée contre le Premier ministre Georges Pompidou mais indirectement dirigée contre le Président Charles de Gaulle. Quatrièmement, outre à l’attribution présidentielle de nommer et révoquer par luimême le Chef de Cabinet, les alinéas 10 et 17 de l’article 99 de la Constitution ratifient 395 GALLARDO (Roberto A.) et LOPEZ (h.) (Mario Justo), « El jefe de Gabinete… » p. 954 (TDA). Citation originale : “el Jefe de Gabinete, en principio, no fija las políticas del Ejecutivo, ya que no es el jefe del Gobierno. Su censura implicará, en consecuencia, o cuestionar aspectos secundarios referidos a su actuación o una política de la que no es autor. Por ello la aprobación de la censura significará la remoción de una persona pero ningún cambio en los actos del Ejecutivo [...]”. - 223 - la condition de supérieur hiérarchique du président. Ainsi autorisent-ils le chef de l’État à contrôler l’exercice de la faculté constitutionnelle du Chef de Cabinet concernant l’organisation du prélèvement des impôts et l’investissement ultérieur de l’argent prélevé (attribution consacrée par l’article 100, alinéa 7). En outre, le Chef de Cabinet est obligé de faire parvenir au président les rapports qu’il demande concernant n’importe quel sujet. Conséquence immédiate de ce qui a été dit jusqu’ici, il y a un rapport hiérarchique entre le président, chef et responsable politique de l’administration générale du pays et le Chef de Cabinet, instrument des ordres présidentiels. L’affirmation de l’existence d’un rapport de coordination ou même d’une relativité du caractère monocéphale du pouvoir exécutif argentin est absolument erronée car l’article 87 de la Constitution est clair lorsqu’il affirme que le pouvoir exécutif est exercé par «un citoyen ayant le titre de président de la Nation argentine ». Cette qualification juridique implique la possibilité pour le président de résoudre les recours hiérarchiques exercés contre les décisions administratives du Chef de Cabinet. Pourtant, il n’est pas possible que le président prenne directement en charge les attributions constitutionnellement octroyées au Chef de Cabinet, même si ce que le Chef a fait est irrégulier396. La seule possibilité pour le président dans ce cas est de le révoquer. Dans le cas contraire, la réforme serait absolument dénaturalisée, car un organe créé par la Constitution et ayant des attributions directement attribuées par elle, serait rendu inutile lorsque le président serait autorisé à s’approprier de ses attributions. Après la réforme, le pouvoir exécutif dicte le décret 977/1995397 concernant le rapport entre le président et le Chef de Cabinet. Ses articles, véritables actes d’interprétation du texte constitutionnel par l’organe exécutif, semblent confirmer le critère auparavant exposé. Ainsi, l’article 1 dispose : «Le président de la Nation argentine sera assisté dans ses fonctions par le Chef de Cabinet de Ministres et eux deux, à la fois, par les ministres secrétaires, en fonction des facultés et responsabilités 396 COMADIRA (Julio R.) et CANDA (Fabián O.), « Administración general de país… » pp. 191-192 se prononcent positivement concernant la possibilité du Président de reprendre les attributions. 397 B.O. 11/7/1995, ADLA 1995-D p. 4440. - 224 - que la Constitution leur attribue […] »398. Le Chef de Cabinet apparaît clairement comme un assistant présidentiel, lequel laisse présumer l’existence d’un rapport hiérarchique. En outre, la norme en question semble traduire l’existence d’un lien hiérarchique entre le Chef de Cabinet et les ministres «classiques», conclusion cohérente avec l’esprit de la réforme. Au-delà des doutes générés par l’intitulé du chapitre dédié aux ministres et au Chef de Cabinet («Du Chef de Cabinet et autres ministres du pouvoir exécutif»), lequel semble attribuer une hiérarchie similaire, le fait de dire qu’il n’y a pas de supériorité du Chef de Cabinet sur les ministres serait juridiquement inconsistant399. Concernant la Loi du Ministère, des articles 17 à 23 398 Cf. Art. 1 Dto. 977/1995 (TDA). Citation originale : “El Presidente de la Nación Argentina será asistido en sus funciones por el Jefe de Gabinete de Ministros y ambos, a su vez, por los ministros secretarios, de conformidad con las respectivas facultades y responsabilidades que la Constitución Nacional atribuye a aquellos [...]”. 399 Pour l’inexistence d’un rapport hiérarchique entre Chef de Cabinet et ministres se prononce EKMEKDJIAN (Miguel A.), Tratado de Derecho Constitucional, tome V, Depalma, 1999 p. 166 où il dit: «Certains auteurs opinent qu’il existe un rapport hiérarchique entre le Chef de Cabinet et les ministres, similaire à celle du Présidente avec ces derniers [...] Pourtant, nous pensons qu’il n’y a pas de rapport de hiérarchie, car le Chef de Cabinet est simplement un ministre sans ministère, avec une certaine compétence attribuée par la Constitution ou déléguée par le Président. Nous affirmons qu’il ne existe pas de rapport hiérarchique cari il ne peut pas sanctionner ou révoquer un ministre» (TDA). Citation originale : “Algunos autores opinan que existe una relación jerárquica entre el jefe de gabinete y los ministros, similar a la del Presidente con éstos [...] Sin embargo, nosotros pensamos que no existe relación jerárquica alguna, porque el jefe de gabinete es simplemente un ministro sin cartera, con cierta competencia atribuida en la Constitución o delegada por el Presidente. Afirmamos que no existe relación jerárquica porque aquél no puede sancionar o destituir a un ministro” .Concernant la Procuration du Trésor de la Nation, organe suprême de conseil juridique de l’État a dit dans une décision que «malgré la dénomination «Chef de Cabinet de Ministres» de l’article 100 de la Constitution, il faut dire que des expressions «les autres ministres» et «autre ministère» des alinéas 10 et 13 du même article, il est possible conclure que le rôle du Chef de Cabinet, même s’il a certaines compétences propres, au texte constitutionnel est similaire à celui des autres ministres […]» c’est-à-dire que, selon la Procuration, il n’y a pas non plus un rapport de hiérarchie Chef de Cabinet-ministres. Citation du texte de la décision dans: BARRAZA (Javier I.) et SCHAFRIK (Fabiana H.), El Jefe de Gabinete de Ministros, Abeledo Perrot, 1999 p. 241 (TDA). Citation originale : “cabe al respecto destacar que, pese a la denominación de “Jefe de Gabinete de Ministros” que el artículo 100 de la Constitución Nacional otorga al citado funcionario, de las expresiones “restantes ministros” y “otro ministerio” contenidas en los incisos 10 y 13, párrafo segundo del mismo artículo, respectivamente, puede inferirse que el desempeñado por el Jefe de Gabinete, si bien con ciertas competencias específicamente discernidas en el texto constitucional, constituye uno más entre los Departamentos de Estado regulados por los artículos 102 a 107 de aquél”. - 225 - (relatifs aux attributions de chaque ministre), elle dit à chaque fois qu’ils (les ministres) doivent «assister le président de la Nation et le Chef de Cabinet de Ministres». Ceci est une preuve normative supplémentaire concernant le rôle hiérarchique supérieur du Chef de Cabinet. En ce qui concerne une des plus grands critiques de la performance du présidentialisme et protagoniste principal du débat présidentialisme-parlementarisme400, Juan J. Linz, ce dernier est aussi sceptique par rapport à ce qu’il qualifie de présidentialisme avec la «couverture» d’un premier ministre présidentiel. Ainsi J. Linz affirme : «…il est important de souligner qu’il ne faut pas confondre un premier ministre qui est à la tête d’un gouvernement, conduit l’administration, est nommé et révoqué librement par le président et qui n’a pas besoin de la confiance du parlement avec le modèle constitutionnel semi-présidentiel semi-parlementaire. La création d’un poste avec ces caractéristiques est seulement une façon de déléguer les pouvoirs présidentiels, ce qui peut épargner au président quelques critiques qui se dirigent contre le premier ministre […]. Dans un tel système, le président est toujours la seule personne qui prend les décisions finales et légitime celles prises par d’autres»401. Ainsi, si constitutionnellement le Premier ministre français est, en fonction de la Constitution de 1958, titulaire direct des ressources institutionnelles qui lui permettent de développer une existence propre et d’être pleinement titulaire d’importantes attributions telles que la conduction du Gouvernement, le Chef de Cabinet de Ministres 400 Débat concernant les vertus et les défauts de ces régimes politiques par rapport à la continuité et la stabilité de la démocratie, développé au sein des Sciences Politiques et du Droit constitutionnel pendant les décennies de 1980 et 1990. 401 LINZ (Juan J.), « Democracia presidencial o parlamentaria ¿Qué diferencia implica? » in LINZ (Juan J.) et VALENZUELA (Arturo) – Coord.- , Las crisis del presidencialismo, Volume I, Alianza, Madrid, 1997 p. 122 (TDA). Citation originale : “…es importante destacar que no hay que confundir un primer ministro que encabeza un Gobierno y está al frente de una administración, que es nombrado y destituido libremente por el Presidente y que no necesita de la confianza del parlamento, con el modelo constitucional semipresidencial-semiparlamentario. La creación de un cargo de éstas características es sólo una forma de delegar los poderes presidenciales, lo que puede permitir al Presidente evitar algunas críticas y trasladarlas al primer ministro […] En un sistema de este tipo, el Presidente continúa siendo el único que toma las decisiones finales y el que legitima las decisiones que otros toman”. - 226 - créé par la Constitution argentine de 1994 est un subordonné hiérarchique du président qui a quelques attributions, auparavant concentrées dans les mains du chef d’État. Ainsi, au-delà de l’existence d’une responsabilité devant le Congrès, il peut être nommé et révoqué d’une manière discrétionnaire par le chef d’État. En conséquence de ce qui vient d’être dit, la situation de prééminence présidentielle en Argentine par rapport au Chef de Cabinet dérive, à la fois, du régime politique et du système politique. De ce point de vue, la présidentialisation argentine dérive de l’architecture institutionnelle et de la pratique du système politique. Par contre, en France, la présidentialisation à l’intérieur de l’exécutif, est une conséquence exclusive des pratiques du système politique. Par conséquent, le schéma institutionnel argentin pourrait être ainsi représenté: Président Congrès Chef de Cabinet Ministres Suivant la logique proposée par Matthew Shugart concernant le régime premierprésidentiel, les lignes continues impliquent un rapport hiérarchique (avec pouvoir de révocation pour le président, mais pas pour le Chef de Cabinet concernant les ministres, dont la flèche est différente), la flèche avec des traits implique un rapport transactionnel et les pointillés, une responsabilité envers le principal. Pourtant, ce qui est fait par la logique constitutionnelle du régime politique, peut être défait par le développement pratique qu’est le système politique. Par conséquent, se limiter à une comparaison purement normative implique de perdre la réalité des rapports des institutions de l’État et abandonner la dimension fondamentale de toute - 227 - comparaison institutionnelle. Ainsi, la pratique amorcée en 1962 en France depuis l’élection législative des 18 et 25 novembre 1962, radicalise, comme il a été dit, le changement de 1958 et modifie dans les faits la dynamique interne de l’exécutif français, conférant à la comparaison avec le système argentin de 1994 un grand intérêt. Dans un tel contexte il y aura donc une commune subordination du Chef de Cabinet et du Premier ministre sous l’autorité présidentielle. - 228 - SECTION II LA COMMUNE SUBORDINATION DES DEUX ORGANES SOUS L’AUTORITÉ PRÉSIDENTIELLE - 229 - Au-delà des grandes différences qui existent du point de vue strictement normatif entre le Premier ministre français et le Chef de Cabinet argentin, ce qui est important est de remarquer qu’après le changement décisif de 1962 se concrétise définitivement le principe concernant l’ingérence de la «majorité présidentielle» dans la formation de la «majorité législative», toutes les deux, éléments centraux du triptyque institutionnel de la Cinquième République. Ce changement opéré du point de vue du système politique a donc une influence déterminante sur la manière à partir de laquelle est pratiqué le régime politique prévu dans la Constitution. Le jeu de l’élection présidentielle directe (qui est à l’origine de la «majorité présidentielle») ajouté au scrutin uninominal majoritaire à deux tours (à l’origine de la «majorité législative» qui est aussi le produit de la force de l’élection présidentielle) à travers lequel sont élus les députés plus les armes institutionnelles propres du président (notamment la dissolution et le référendum) 402 altèrent la position institutionnelle du Premier ministre. Ainsi, ce jeu implique une concentration du pouvoir pour le président, rapprochant le système politique français du régime et notamment du système politique argentin. Schématiquement, la nouvelle combinaison institutionnelle, dans le cas de coïncidence des majorités présidentielles et parlementaires403 peut être représentée ainsi : 402 Cf. PARODI (Jean-Luc), « Imprévisible ou inéluctable, l’évolution de la Cinquième République ? Eléments constitutifs et combinatoires institutionnelles » in DUHAMEL (Olivier) et PARODI (JeanLuc) – dirs -, La Constitution de la Cinquième République, coll. Références, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1988 p. 24 et ss. 403 Lesquelles furent perpétuées après les réformes de réduction de la période Présidentiel à 5 ans (le même que celui de l’Assemblée) et l’élection quasi-simultanée du Président (toujours en première lieu) et de l’Assemblée. - 230 - Président Premier ministre Assemblée nationale Ministres Les flèches continues impliquent un rapport hiérarchique (avec pouvoir de révocation des ministres et du Premier ministre pour le président outre la faculté de dissoudre l’Assemblée), les flèches pointillées indiquent l’existence d’une responsabilité envers le président, et celles concernant l’Assemblée, la subordination dérivée de l’effet des élections présidentielles. Ce schéma, dérivé du système politique français permet d’apprécier quelques similitudes avec le régime politique argentin (c’est-à-dire le régime qui pourrait être transposé au texte constitutionnel de 1853 et 1994) concernant la domination ou la hiérarchie au pouvoir exécutif. Pourtant, de même que pour le système politique français, le système politique argentin s’éloigne des dispositions constitutionnelles ou de l’architecture institutionnelle du texte. Ainsi, le schéma du système politique argentin pourrait être ainsi représenté : Président Ministres Congrès Chef de Cabinet - 231 - Concernant le rapport transactionnel404 qui caractérise le lien institutionnel et politique existant entre exécutif et législatif, il est maintenu, à la différence du cas français, puisque le Cabinet est diminué. Pourtant, il est clair que le rôle constitutionnel de la présidence, comme moteur du changement politique s’est affirmé. Premièrement à travers l’exercice de facultés très importantes à cet effet telles que l’initiative législative, les décrets délégués et les décrets de nécessité et urgence. Deuxièmement, le président dispose du facteur de cohésion partisane qui est (notamment après la détérioration des structures partisanes depuis la crise de 2001) l’identification des députés avec une victoire électorale récente (c’est-à-dire avec un leader partisan victorieux comme l’est le président) et qui implique une discipline considérable des législateurs envers les désirs politiques de la présidence. En outre, le président disposa de l’instrument, d’abord avalisé par la Cour Suprême et plus tard introduit dans le texte constitutionnel, du vetopromulgation partial des lois en vue de minimiser ou éviter des changements par la majorité du Congrès concernant les aspects centraux des projets présidentiels405. Pourtant, la responsabilité du Chef de Cabinet devant le Congrès est largement diminuée, au point de rabaisser cet organe et de le placer à coté des autres ministres. Il y a donc un rapport de hiérarchie entre le président et la totalité des acteurs intervenants, sauf, peut-être, le cas de l’opposition législative au Congrès. En outre, ce rapport hiérarchique qui place le président au sommet de la pyramide vient avec un pouvoir de révoquer, mis à part le Congrès, lequel demeure par des périodes fixes en fonction des règles du régime présidentiel. Ainsi, dans le cas argentin, peut-être en raison de la protection institutionnelle qui implique la séparation des pouvoirs propre au présidentialisme, le Chef de Cabinet n’a Il y a un rapport transactionnel lorsque l’autorité de chaque institution ne dérive pas de l’autre. Ainsi, 404 l’exécutif Présidentiel et le Congrès ont une source de légitimité ou autorité différente. Par contre, dans un régime parlementaire il y a, par exemple entre Assemblée et Gouvernement, un rapport de hiérarchie dans le sens que l’autorité ou légitimité de l’un dérive de l’autre. 405 Pourtant, dans certains cas le Congrès aboutit à imposer des modifications, fait qui signifia une certaine limite au centralisme Présidentiel. Cf. NOVARO (Marcos), « Presidentes, equilibrios institucionales y coaliciones de gobierno en la Argentina (1989-2000) » in LANZARO (Jorge) –Coord.-, Tipos de presidencialismo y coaliciones políticas en América Latina, CLACSO, 2001 p. 60. - 232 - pas le rôle institutionnel important du Premier ministre français, notamment par rapport au Parlement. Dans le cas français, les importantes attributions conférées par la Constitution au Premier ministre, vidées dans une grande mesure par la pratique présidentielle, doivent néanmoins subsister au moins du point de vue formel afin de permettre un fonctionnement régulier de l’État et du Gouvernement. C’est pour cette raison que, comme délégué du pouvoir substantiel (détenu par le président) il exerce un rôle prépondérant concernant la majorité législative à l’Assemblée. Au contraire, le Chef de Cabinet, comme il a été dit, est le résultat de l’introduction d’un hybride institutionnel dans un système nettement présidentialisé. Cet hybride, du fait de sa nomination et révocation par la seule volonté présidentielle, n’a jamais pu casser le schéma traditionnellement présidentiel et s’insérer vigoureusement au sein des institutions. Lorsqu’il ne peut pas exister par lui-même du point de vue institutionnel (comme le Premier ministre français dans les faits en période de coïncidence des majorités) et lorsqu’il n’a pas d’importantes attributions (comme les a son «homologue» français), on pourrait affirmer que son rôle a été réduit en pratique à celui d’un ministre coordinateur ou un ministre sans ministère, même s’il a certaines attributions, notamment à l’article 100, qui le distinguent des autres ministres. Qu’il s’agisse de circonstances ordinaires, ou de circonstances extraordinaires, le Chef de Cabinet n’a pas pu accomplir (ceci était pourtant très probable en raison du schéma normatif auparavant exposé) le rôle que le constituant avait prévu. Pendant les périodes de normalité institutionnelle, depuis sa création et jusqu’à aujourd’hui, aucun des individus qui a rempli le rôle de Chef de Cabinet n’a été que des «hommes nommés en raison de la confiance présidentielle» 406 et n’a eu une influence déterminante ou supérieure à celle des autres ministres secrétaires «réguliers» dans la détermination des politiques publiques. Ainsi, «les accrocs entre le président et un Chef de Cabinet qui essayait d’exercer avec plénitude ses fonctions furent à l’origine de la 406 Ainsi l’affirme aussi un des défenseurs de la création du Chef de Cabinet: GARCIA LEMA (Alberto), « La Reforma de 1994 – Una valoración crítica diez años después » LL 2004-E p. 1420 (TDA). Citation originale : “hombres elegidos en razón de la confianza presidencial”. - 233 - détérioration du lien politique entre De la Rúa [le président] et Rodolfo Terragno» 407. En outre, la fonction de lien entre exécutif et législatif que cet organe devait remplir, notamment allant à l’hémicycle une fois par mois alternativement dans chacune des chambres comme le prescrit l’article 101, n’a pas été pleinement accomplie. Preuve de ceci est que, au moins depuis 1996 et jusqu’en 2009, 117 mois de session ordinaire se sont écoulés, tandis que le dernier rapport disponible408 sur le site du Chef de Cabinet est le n° 74. Il y a donc un manquement flagrant et pour cette raison, un échec, de cette fonction de lien. Concernant les circonstances extraordinaires, elles seront analysées ultérieurement. À ce stade de l’analyse, l’on peut dire que cet organe n’a pas surmonté une épreuve fondamentale. Ainsi, l’organe Chef de Cabinet fut (hypothétiquement) créé afin d’être capable de générer des soupapes de sûreté et vaincre des tensions institutionnelles croissantes pour empêcher la chute présidentielle anticipée ou tout simplement la recherche des solutions hors système comme pendant la période 19301983409. Néanmoins, lors de la crise institutionnelle de 2001 il n’a pas été capable de garantir une issue à la situation d’urgence. Or, même si, comme il a été dit, le Premier ministre français a un rôle plus majeur dans la structure institutionnelle française que celui qu’a le Chef de Cabinet argentin, il est clair que, hormis les rares périodes de cohabitation institutionnelle410 de 1986-1988, 1993-1995 et 1997-2002, il a été constamment asservi et diminué par le président. Pour cette raison, il est possible d’affirmer que dans la réalité des faits il est une espèce de Chef de Cabinet renforcé avec d’importantes attributions (pourtant, comme il sera 407 Ibidem p. 1421 (TDA). Citation originale : “la rispidez que se generó entre el Presidente y un Jefe de Gabinete que intentaba cumplir con sus obligaciones constitucionales fue evidente en el deterioro del vínculo político entre [el Presidente] De la Rúa y [el Jefe de Gabinete] Rodolfo Terragno”. 408 au 30 octobre 2009. 409 Cf. CONSEJO PARA LA CONSOLIDACION DE LA DEMOCRACIA, Reforma constitucional: segundo dictamen del Consejo para la Consolidación de la Democracia, EUDEBA, 1987 p. 12. 410 Sont ainsi identifiées ces périodes dans lesquelles le Président appartient à un parti politique déterminé mais, après avoir perdu aux élections législatives il est obligé de désigner comme Premier ministre le chef de l’opposition. Pourtant ces épisodes, antérieurs aux changements de l’an 2000, n’ont pas introduit a priori aucune modification de l’exécutif français une fois rétablie la cohérence des majorités. - 234 - exposé, après les changements de 2000 et 2002, son rôle est encore diminué) qui rendent sa participation indispensable. Ainsi, en 1974 Maurice Duverger écrivait déjà : « le Premier ministre joue dans la Cinquième République le rôle d’un prête-nom couvrant la politique du président, comme celui-ci jouait dans les Républiques antérieures le rôle d’un prête-nom couvrant la politique du Premier ministre. Cependant, il exerce en même temps d’autres fonctions qui correspondent à celles d’un chef d’état-major, chargé d’appliquer sur le terrain une stratégie qu’on lui impose. Il assure la mise en œuvre pratique des grandes orientations politiques définies à l’Élysée, grâce à l’appareil gouvernemental qui relève directement de lui. On aboutit ainsi à une sorte de division verticale des pouvoirs, analogue à celle appliquée dans les pays de l’est, qui distinguent le «pouvoir politique de l’État » et le « pouvoir administratif de l’État » [on pourrait donc se demander si en réalité il n’a pas, comme le Chef de Cabinet argentin «l’exercice de l’administration générale] » 411. Concernant la nomination et révocation des deux fonctionnaires, il est possible de dire qu’il n’y a pratiquement pas de différences. Ainsi, dans les deux cas, la décision correspond au président, à sa volonté discrétionnaire. Néanmoins, pendant la période postérieure au gaullisme, ouverte après la victoire de Georges Pompidou en 1969 de même qu’après la réélection de François Mitterrand en 1988, des nuances peuvent être identifiées. Premièrement, dans les deux cas, ceux qui sont nommés sont, comme dans tous les débuts de présidence, des personnages politiques particulièrement importants. Ainsi, Jacques Chaban-Delmas est un personnage de premier ordre au parti gaulliste, duquel il est aussi fondateur. Pour sa part, Michel Rocard était le rival social-démocrate interne historique au mitterrandisme, ligne plutôt proche d’un socialisme orthodoxe. Concernant la situation des Chefs de Cabinet en Argentine, ceux nommés sous les présidences de Carlos Menem et Fernando de la Rúa ont eu un rôle mineur. Sous le Président Menem, les occupants du poste, Eduardo Bauzá et Jorge Rodríguez, étaient des personnages connus du grand public mais pas des personnalités de premier ordre. 411 DUVERGER (Maurice), La monarchie républicaine, ou comment les démocraties se donnent des rois, coll. Libertés 2000, Robert Laffont, 1974 pp. 194-195. - 235 - Sous le Président de la Rúa, le premier de ces Chefs de Cabinet, Rodolfo Terragno avait été un personnage important dans la création de l’Alliance (union des UCR et le groupe de centre-gauche FREPASO) gagnante en 1999, mais comme il a voulu exercer pleinement ses attributions (majeures à celles historiquement réservées aux Chefs de Cabinet depuis 1994 en note), comme il a été dit, il entra en opposition avec le président. Le cas du second Chef de Cabinet, Chrystian Colombo est comparable à celui de Pompidou lui-même, mais avec une fin différente. Ainsi, il était méconnu du grand public, ayant un profil nettement technique, comme celui de Georges Pompidou en 1962. Pourtant il développa progressivement une participation plus importante, inversement proportionnelle à celle du président, lequel semblait lui déléguer les fonctions d’interaction avec les médias et les négociations avec l’opposition du Parti justicialiste, rôle croissant similaire à celui de Pompidou lors des épisodes de 1968. Néanmoins, les épisodes tragiques du 19, 20 et 21 décembre 2001 impliquèrent, contrairement au cas Pompidou, sa disparition totale de la vie politique. Alberto Fernandez, Chef de Cabinet pendant la présidence de Néstor Kirchner est une sorte de synthèse des deux précédents. Ainsi il a eu une trajectoire politique importante, mais il était aussi un personnage méconnu du grand public. Il remplit progressivement d’importantes fonctions, politiques et médiatiques. Deuxièmement, dans tous les cas, les Chefs de Cabinet argentins se sont abstenus d’agir, comme l’ont fait Jacques Chaban-Delmas et Michel Rocard, indépendamment de la volonté présidentielle en annonçant, au moins, une politique importante dont ils étaient les auteurs et les idéologues. Ainsi, le premier annonce son projet concernant la «nouvelle société» et le deuxième mène la gestion des accords de Nouvelle Calédonie. Ce qu’ils ont fait a été possible pour deux raisons. D’abord, l’architecture institutionnelle du Chef de Cabinet en Argentine empêche, comme il a été dit, qu’une telle situation se produise, tandis que pour le Premier ministre ce type d’initiative provient des mandats constitutionnels : il doit conduire le Gouvernement. Ensuite, le président argentin n’aurait jamais autorisé ou permis une telle initiative, en raison de ses responsabilités constitutionnelles de même qu’en raison de l’inexistence d’une volonté nette en faveur de l’accroissement de la fonction du Chef de Cabinet. - 236 - Cependant, nonobstant cette nuance, le destin de ces deux Premiers ministres «innovateurs» dans le sens d’assumer au moins une partie des responsabilités constitutionnelles, allait être similaire à celui de ses collègues : leur révocation discrétionnaire par le président. Ainsi, comme il sera développé ultérieurement, tous les Premiers ministres français depuis 1962 et jusqu’à aujourd’hui (exception faite des périodes de cohabitation) ont été nommés et révoqués qu’à travers la seule décision présidentielle. Ce fait assimile le rôle effectif du chef de Gouvernement français à la situation théorique et pratique du Chef de Cabinet. Une autre conséquence importante de la logique institutionnelle de 1962 est la position hiérarchique du Premier ministre qui semble se rapprocher de celle du Chef de Cabinet devant le président. Ainsi, tous les deux sont placés au-dessous du chef d’État, faisant de celui-ci un supérieur hiérarchique. Néanmoins, dans le cas français cette situation est un produit de la dynamique du système politique, tandis qu’en Argentine cette situation est une dérive de la position institutionnelle que la Constitution réserve au président de même qu’à travers la pratique du système politique412. Concernant le rôle que chacun d’entre eux développe dans le Gouvernement, il faut faire une distinction, notamment en raison des importantes attributions que la Constitution de 1958 réserve au Premier ministre. Ce fait implique que, certaines fonctions doivent être impérativement respectées, au moins du point de vue formel pour permettre un fonctionnement correct de l’État et du Gouvernement. Ainsi, plusieurs exemples peuvent être évoqués. Premièrement, la concurrence obligatoire du Premier ministre et des ministres au Parlement afin que cet organe puisse exercer la mission constitutionnelle de contrôle dont l’article 24 parle. 412 Même si la Procuration du Trésor a dit dans un rapport que le Chef de Cabinet avait une position institutionnelle similaire aux autres ministres, ce qui implique que l’organe affirme que, concernant cet aspect, la réforme constitutionnelle de 1994 n’a introduit aucune modification par rapport au texte de 1853. - 237 - Deuxièmement, la nécessaire contresignature du Premier ministre et ses collègues au Gouvernement des actes du président autres que ceux de l’article 19. Troisièmement, la signature des décrets en exercice du pouvoir réglementaire Quatrièmement, l’intervention dans le processus législatif, soit à travers l’initiative législative, le recours à l’article 44 ou l’adoption d’une procédure abrégée. Le Chef de Cabinet trouve donc sa participation aux affaires gouvernementales, comme il a été affirmé, doublement limitée (au sens constitutionnel et pratique) tandis que le Premier ministre est victime d’une limite, déterminante, celle qui provient des pratiques présidentialisées du système politique. Par conséquent, il est évident que dans les deux cas il y a une commune subordination du Chef de Cabinet ainsi que du Premier ministre par rapport au président. Cependant, comme il a été signalé, la distance existante entre le régime politique français et les pratiques du système politique est relativement plus grande que celle que l’on perçoit dans le cas argentin. Le régime politique argentin semble donc être plus cohérent avec une situation de concentration des pouvoirs autour du président que le système politique français, dans lequel un président irresponsable devant le Parlement établit les politiques publiques centrales. Ainsi, une analyse détaillée de l’évolution de la mécanique institutionnelle préalablement décrite comme inhérente à la Cinquième République postérieure à 1962 est-elle utile afin d’illustrer la situation de vassalité approfondie à laquelle est systématiquement soumis le Premier ministre au niveau du système politique, ce qui le rapproche du Chef de Cabinet argentin. - 238 - SECTION III L’APPROFONDISSEMENT DE LA SUBORDINATION DU PREMIER MINISTRE FRANÇAIS ET L’INFLUENCE DU CYCLE ÉLECTORAL - 239 - Une division de l’exposé en fonction des différentes présidences françaises peut contribuer à systématiser et doter d’une plus grande clarté les développements à propos de la progressive vassalisation du Premier ministre. En outre, cette méthode permettra de mieux apprécier l’approfondissement des pratiques présidentialistes à travers les différentes alternances, notamment celles ayant un rapport avec la diminution du rôle primo-ministériel et son rapprochement avec le Chef de Cabinet argentin. Une étude du cycle électoral, apportera une explication supplémentaire du statu quo institutionnel, notamment dans le cas français. Pour cette raison, il est important d’approfondir l’ère gaulliste depuis 1962, qui implique une conformation de la présidentialisation (1) pour développer ensuite une analyse de la clôture de l’ère gaulliste et de la continuité pompidolienne (2). Ensuite, il faudra analyser les deux « alternances », l’une petite (3), l’autre majeure (4) afin d’étudier leur impact sur la présidentialisation. Finalement, le retour à la continuité gaulliste en 1995 et ses suites seront abordés (5). - 240 - § 1. L’ère gaulliste post-1962 Depuis la configuration de la majorité parlementaire solide et permanente après l’alliance du parti gaulliste UNR et les centristes giscardiens, il y a un approfondissement exponentiel de l’intervention présidentielle dans la sphère propre du Premier ministre Georges Pompidou. Un indice clair de cet approfondissement est - comme avait été auparavant le signe des débuts de la présidentialisation - la multiplication des «Conseils restreints» depuis 1963. Ainsi, «pour diriger la manœuvre, le Conseil des ministres n’est pas le vrai poste de commandement. C’est bien là que les décisions se prennent. Mais c’est ailleurs qu’elles s’élaborent, au sein des Conseils restreints. Ils se multiplient dès le début de 1963 […] Les Conseils restreints sont d’une autre nature [une nature différente de celle du Comité des affaires algériennes]. Ils n’ont pas d’existence statutaire. Ce sont des conseils ad-hoc»413. Ainsi, et dans ce qui constitue la logique de la «Constitution Capitant», le président lui-même communique directement à la nation (devant laquelle il se considère politiquement responsable), la signification et le contenu de la doctrine ratifiée aux élections législatives de 1962. La célèbre conférence de presse du 31 janvier 1964 dans laquelle de Gaulle exprime les traits fondamentaux de sa doctrine et interprétation constitutionnelle en est un exemple: «…une Constitution, c’est un esprit, des institutions, une pratique […] l’esprit de la Constitution nouvelle consiste, tout en gardant un Parlement législatif, à faire en sorte que le pouvoir ne soit plus la chose des partisans, mais qu’il procède directement du peuple, ce qui implique que le Chef de l’État, élu par la nation, en soit la source et le détenteur […] D’autre part, il est normal chez nous que le président de la République et le Premier ministre ne soient pas un seul et même homme. Certes, on ne saurait accepter qu’une dyarchie existât au sommet. Mais, justement, il n’en est rien. En effet, le président, qui, suivant notre Constitution, est l’homme de la nation, mis en place par elle-même pour répondre de son destin; le président, qui choisit le Premier ministre, qui le nomme ainsi que les autres membres 413 INSTITUT CHARLES DE GAULLE ET ASSOCIATION FRANCAISE DE SCIENCE POLITIQUE, De Gaulle et ses Premiers ministres… p. 84. - 241 - du Gouvernement, qui a la faculté de le changer, soit parce que se trouve accomplie la tâche qu’il lui destinait et qu’il veuille s’en faire une réserve en vue d’une phase ultérieure, soit parce qu’il ne l’approuverait plus ; le président, qui arrête les décisions prises dans les Conseils, promulgue les lois, négocie et signe les traités, décrète, ou non, les mesures qui lui sont proposées, est le Chef des Armées, nomme aux emplois publics, le président , qui, en cas de péril, doit prendre sur lui de faire tout ce qu’il faut; le président est évidemment seul à détenir et à déléguer l’autorité de l’État. Mais, précisément, la nature, l’étendue, la duré, de sa tâche impliquent qu’il ne soit pas absorbé, sans relâche et sans limite, par la conjoncture politique, parlementaire, économique et administrative. Au contraire, c’est là le lot, aussi complexe et méritoire qu’essentiel, du Premier ministre français […] mais il doit être évidemment entendu que l’autorité indivisible de l’État est confiée tout entière au président par le peuple qui l’a élu, qu’il n’en existe aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire, qui ne soit conférée et maintenue par lui, enfin qu’il lui appartient d’ajuster le domaine suprême qui lui est propre avec ceux dont il attribue la gestion à d’autres, tout commande, dans les temps ordinaires, de maintenir la distinction entre la fonction et le champ d’action du Chef de l’État et ceux du Premier ministre» 414. De ces mots prononcés par le président, il s’en suit une altération évidente des dispositions constitutionnelles, modifiant substantiellement le schéma institutionnel de 1958. Malgré une reconnaissance de la nécessité de l’existence d’un Premier ministre (la seule option viable, sans tomber dans l’illégalité était de vider la fonction, comme il a été fait dans la pratique, de ses attributions) il affirme qu’il n’y a pas une dyarchie au sommet, niant le fait que c’est la Constitution elle-même qui établit le caractère dual de l’exécutif. En outre, s’il devait être interprété qu’il n’y a pas une dyarchie au sommet, il aurait été plus cohérent, en fonction de la nature premier-présidentielle du régime politique, de faire pencher les forces du côté du chef de Gouvernement, rendant la présidence du Conseil des ministres protocolaire, le pouvoir de nomination présidentielle de l’article 13 symbolique et la faculté de dissoudre l’Assemblée nationale, du ressort exclusif du Premier ministre. Pourtant, il ratifie le précédent de 1962 et déclare ouvertement que le président a la faculté de révoquer librement le 414 BERLIA (Georges), « La conférence de presse du Président de la République du 31 Janvier 1964 », RDP, 1964 p. 133 et ss. - 242 - Premier ministre et les autres ministres, s’auto conférant l’attribution de limiter la vie du Gouvernement, un Gouvernement dont la survivance institutionnelle était constitutionnellement garantie à travers la responsabilité exclusive devant l’Assemblée. Finalement, il se déclare titulaire de l’autorité indivisible de l’État et se place au sommet de la pyramide car il manifeste qu’il est le seul à conférer (ou il aurait du dire déléguer?) et maintenir cette autorité, exercée par les autres organes de l’État. Dans la réalité vécue qu’est le système politique, le schéma normatif est déformé et confère une place éminente au président. Ainsi comme le président argentin est après 1994 chef et titulaire de l’administration générale du pays, la Cinquième République gaulliste, dans la «version Capitant» des institutions, confère aussi ce caractère de chef au président de la République. Cette supériorité peut être appréciée de deux points de vue. Premièrement, le président, comme il a été dit, signe plusieurs décrets et ordonnances approuvés hors le Conseil des ministres, lequel implique une connaissance vaste de l’administration. Deuxièmement, le fait de s’approprier «l’autorité indivisible de l’État» comporte implicitement le caractère de chef de l’administration. Cette appropriation est en contradiction avec l’article 21 de la Constitution de 1958 dont l’interprétation indique que le Premier ministre est en droit le chef suprême de l’administration. D’abord, ce caractère de chef suprême est symbolisé par la possibilité reconnue au Premier ministre de présider l’assemblée générale du Conseil d’État, autorité supérieure et dernière juridiction administrative française. Ensuite, la Constitution lui confère directement dans l’article 21 l’exercice du pouvoir réglementaire415, indice de ce caractère de chef de l’administration. Cet indice est renforcé par la Constitution argentine, dont l’article 99, alinéa 2 octroie au président, d’après son caractère de chef de l’administration, le pouvoir réglementaire. Finalement, le même article 21 de la Constitution française autorise le chef de Gouvernement à nommer aux emplois civils et militaires416. 415 Pourtant il faut faire une distinction. Concernant les décrets réglementaires délibérés en Conseil de ministres, les plus importants, il faut dire qu’ils doivent être signés par le Président et contresignés par le Premier ministre. Concernant les décrets réglementaires simples, ils peuvent être signés par le Premier ministre et contresignés par les autres membres du cabinet, selon l’article 22 de la Constitution. 416 Néanmoins, l’on a déjà dit que cette attribution est partagée avec le Président, en raison du texte de l’article 13, même si dans le cas du Premier ministre elle est générique. - 243 - La pratique institutionnelle de la Cinquième République, selon laquelle le président est le véritable chef de Gouvernement, et à travers le Premier ministre, chef de l’administration, est donc proche des institutions argentines de 1994. Pour cette raison, il est possible de parler de l’existence d’un rapport hiérarchique entre président et Premier ministre, similaire à celui existant dans le cas argentin. Dans les deux cas les politiques publiques sont décidées par le président et exécutées par le Premier ministre en France et par le Chef de Cabinet en Argentine. La confirmation du chemin amorcé peu après la confirmation de la deuxième législature de la Cinquième République (c’est-à-dire, vers la présidentialisation du système) se produit en 1965, lors de la première élection présidentielle directe le 10 décembre 1848. Néanmoins la lecture de l’élection présente plusieurs nuances qu’il faut exposer. Premièrement, cette confirmation peut être perçue dans l’attitude du Président de Gaulle, lequel ne se prononce pas sur sa future candidature. En fait, se sachant légitimé par son passé, par sa légitimité historique, de même que par l’onction directe du référendum de 1962, confirmé par le résultat des élections législatives, le président se situe dans un plan supérieur à celui des autres candidats. Le président minimise ou abaisse, par conséquent, la signification des élections, parce qu’il ne se reconnait pas comme un candidat égal aux autres. Ainsi, il est sans doute ennuyé par le fait que ces élections ne constituaient pas un dialogue bidirectionnel « leader » - « Nation », mais une élection dans laquelle l’ « électorat » (symboliquement la nuance terminologique est très importante) se trouve devant plusieurs options, plusieurs candidats. Ce n’est que le 4 novembre, un mois avant le premier tour de la présidentielle, que Charles de Gaulle annonce sa candidature. Deuxièmement, le retard gaullien afin de se reconnaitre comme un concurrent égal aux autres candidats conduit le président à faire une campagne insipide, presque atone, laquelle permet un gain de popularité à ses opposants, et particulièrement François Mitterrand, personnage important de la Quatrième République. La - 244 - conséquence de cela est une victoire gaulliste étroite, laquelle ne s’avère pas suffisante afin d’éviter un ballotage avec le candidat de la gauche. Au-delà de ce détail important, la première conséquence de l’élection est une confirmation du modèle de 1962 à travers la position centrale acquise par l’élection présidentielle, laquelle dépasse la personne de de Gaulle. Le ballotage oblige en effet le président à s’investir pleinement dans la campagne, à être « candidat », tout en l’obligeant à exposer un «programme présidentiel», c’est-à-dire, à expliquer ce qu’il allait faire au cas où il serait élu. Ce fait implique la naissance, larvée, d’un élément déterminant de l’élection présidentielle, qui allait positionner l’élection présidentielle et le président comme étant le centre de la vie politique française. Ainsi, «au-delà de l’élection, les programmes présidentiels de plus en plus détaillés ont conduit à transformer la responsabilité présidentielle : de caractère encore très personnelle et affective avec le général de Gaulle, elle est devenue de plus en plus politique et contractuelle avec ses successeurs. On peut l’observer aussi bien dans l’évolution de la présentation de la politique présidentielle que dans la lente émergence de la notion de majorité présidentielle et dans le déclin de la forme plus personnalisée de responsabilité présidentielle : le référendum»417. Ainsi, le président fut obligé de se présenter trois fois à la télévision, non afin de débattre avec ses concurrents, comme ce sera la norme après 1974, mais afin d’être interviewé par Michel Droit. Cette apparition télévisée fut donc l’occasion d’«exposer» son programme présidentiel. En outre, il fit une autre apparition télévisée le 17 décembre, deux jours avant le scrutin. Nonobstant certaines invectives contre la «partitocratie» traditionnelle et un discours par lequel il se plaça au-dessus des partis, les circonstances de la bataille électorale sont à l’origine de l’immersion du personnage historique dans une concurrence électorale «régulière», le délogeant d’une position distinctive ou supérieure et politisant définitivement l’organe présidentiel. Du point de vue des institutions, le résultat de l’élection présidentielle de 1965 (notamment la politisation définitive de la présidence et le besoin d’exposer aux 417 MASSOT (Jean), L’arbitre et le capitaine : essai sur la responsabilité présidentielle p. 195. - 245 - Français un programme) est à l’origine d’une participation active du Président de Gaulle dans la campagne des élections législatives de 1967. Depuis ce moment, et fondamentalement lorsque ces élections doivent être organisées moins de 5 ans après l’élection présidentielle, les élections législatives constituent une sorte de «troisième tour» électoral, après le premier et le deuxième tour de l’élection présidentielle. Une situation similaire a lieu pendant les mandats de Georges Pompidou (vainqueur aux présidentielles de 1969 et qui affronte les législatives de 1973), Valéry Giscard d’Estaing (qui s’impose aux présidentielles de 1974 et aux législatives de 1978), François Mitterrand (vainqueur des présidentielles de 1981 et 1988 pour dissoudre ensuite l’Assemblée), Jacques Chirac (il arrive à l’Élysée en 1995 et perd les législatives de 1997 après une dissolution, mais s’impose aux présidentielles et législatives en 2002) et Nicolas Sarkozy (en 2007). En raison de la nécessaire coïncidence des majorités présidentielle et législative afin que la «Constitution Capitant» fonctionne correctement, il est très important d’introduire comme facteur explicatif de l’analyse de la subordination primoministérielle la notion de cycle électoral. Ainsi, le timing des élections législatives par rapport aux élections présidentielles est un aspect crucial de toute architecture institutionnelle418. Dans le cas français, les élections législatives jusqu’en 1981 ont été caractérisées par le fait d’être organisées plus ou moins après les élections présidentielles. Ainsi, le risque d’opposition entre présidence et majorité législative demeura latent jusqu’en 1986. Cette question est intéressante pour deux raisons. D’une part, en raison du fait que le mandat des présidents français est, avant la révision constitutionnelle de 2000, de 7 ans. D’autre part, en raison des deux hypothèses de politistes qui analysent la question : premièrement, que la possibilité d’une telle opposition est plus probable avec des élections non simultanées qu’avec des élections simultanées et deuxièmement, qu’au fur et à mesure que le temps s’écoule, les possibilités d’une telle opposition augmentent419. Comme réponse à cette logique, et sachant que la continuité de la «Constitution Capitant» était menacée «le Général, comme en novembre 1962, jette le poids de sa 418 Cf. SHUGART (Matthew S.), « The electoral cycle and institutional sources of divided presidential government », American Political Science Review, Vol. 89, n° 2, 1995 p. 328 et ss. 419 Cf. Ibidem pp. 330 et ss. - 246 - personne et de sa fonction dans la bagarre électorale. Il le fait par deux allocutions radiotélévisées: la première le 9 février [où il réclame que l’Assemblée future soit capable de «soutenir une (sa?) politique» étant «absolument nécessaire que l’actuelle majorité s’impose], donc avant l’ouverture officielle; la seconde le 4 mars [où il manifeste l’impossible continuité de ce qui avait été fait, si au Parlement il y avait une majorité capable de bloquer le fonctionnement régulier des pouvoirs] donc la veille du premier tour et après la clôture, sans possibilité pour l’opposition de répondre»420. Les résultats de l’élection confortent l’ambition de la majorité car le parti gaulliste obtient 199 sièges, et avec 42 sièges des Républicains Indépendants et des soutiens des députés sans appartenance, ils dépassent la majorité absolue. C’est-à-dire que, deux ans après les élections présidentielles, la majorité de 1965 confirme les législatives de 1962 et moule une majorité législative sur mesure au chef de l’État, permettant la continuité du leadership présidentiel. Pourtant, cette dynamique sera mise à l’épreuve à travers un changement profond : la fin du mandat du général de Gaulle et l’arrivée au pouvoir de ses héritiers politiques. Or, cette épreuve sera largement réussie : il y aura continuité de la prééminence présidentielle. § 2. La clôture de l’ère gaulliste et la continuité pompidolienne Pendant le « règne » gaulliste, période d’installation et affirmation du nouveau régime et notamment du nouveau système politique, l’existence d’une prépondérance présidentielle est nette. Peut-être vers la fin de l’expérience de la «Constitution Capitant», la figure présidentielle fut-elle affaiblie et le rôle du Premier ministre accrû. Ainsi, les épisodes de mai 1968, lesquels furent à l’origine d’un chaos urbain inédit, devaient annoncer le début de la fin du système quasi plébiscitaire et une diminution dans la popularité de l’électorat français de la méthode référendaire du Général de Gaulle. Cette perte de popularité nécessite aussi un changement dans le fonctionnement des institutions. Quel sens cela aurait-il d’organiser un nouveau référendum si à travers le référendum historique de 1962 et les élections législatives, la logique réapparue en 420 CHEVALLIER (Jean-Jacques), CARCASSONNE (Guy) et DUHAMEL (Olivier), Histoire… p. 127. - 247 - 1965 et 1967 avait été déjà établie? En fait, une fois la logique des référendumsplébiscites appliquée aux institutions, la persistance de la méthode référendaire traduit un manque de perception ou compréhension de la part de l’architecte de la Cinquième République. Ignorant cette analyse, le président, comme réponse à la crise, convoque publiquement le 24 mai un référendum afin d’instrumentaliser une réforme universitaire, tout en compromettant sa responsabilité421. Pourtant, le Premier ministre Pompidou, et c’est pour cette raison qu’il faut remarquer l’importance dudit « mai français », est radicalement opposé à l’idée du référendum, et ayant compris les profondes raisons du nouveau mécanisme institutionnel -se sachant aussi potentiel candidat à la présidence- propose -tout en menaçant de renoncer au cas contraire- une dissolution de l’Assemblée. Finalement, le 30 mai, la dissolution est publiquement annoncée et les élections législatives se programment pour les 23 et 30 juin 1968. Le succès de la dissolution est clair et net. La correction du diagnostique pompidolien est donc traduite dans des résultats électoraux excellents, lesquels confèrent une force et une stabilité indiscutable à la position présidentielle. Ainsi, il obtient 293 sièges pour le parti gaulliste, plus 61 pour les giscardiens, c’est-à-dire une chambre introuvable. En outre, la victoire gouvernementale pose Pompidou comme successeur naturel du général. Au-delà de la conjoncture politique du moment, la victoire implique une option claire de l’électorat français (peut-être agrandie dans une certaine mesure par le système électoral majoritaire, créant une majorité plus large que ce qui aurait résulté d’un système proportionnel) en faveur de l’ordre gaulliste. En outre, cela signifie que, même trois ans après l’élection présidentielle il est possible d’obtenir une victoire électorale importante pour le parti présidentiel. Néanmoins, le caractère particulier de la situation politique du moment empêche, comme il a été dit, de prendre ces élections 422 comme un exemple déterminant pour l’analyse du cycle électoral français. 421 Cf. GAULLE (Charles de), Discours et messages, volume V, Plon, 1970 pp. 288 a 291. 422 Lesquelles impliquèrent aussi la mise « en réserve de la republique » de G. Pompidou par le général de Gaulle et l’arrivée de Maurice Couve de Murville au Palais de Matignon. - 248 - Après le changement que fut l’arrivée de Georges Pompidou à l’Élysée en 1969423, personnage qui comprend la logique institutionnelle de la Cinquième République, se produit le retour du présidentialisme. Malgré cette affirmation il faut dire que le président, à travers l’attribution de l’article 8 de la Constitution, nomme un Premier ministre fort, avec un parcours politique importante et un poids propre au sein du gaullisme : Jacques Chaban-Delmas. Cette désignation est un élément de la stratégie présidentielle afin de coopter une des personnalités gaullistes qui pouvait disputer son leadership (l’autre était Michel Debré) afin d’exercer sur elle un contrôle double : le contrôle présidentiel et le contrôle législatif. Concernant la majorité législative, même si elle avait été constituée sous de Gaulle, il ne faut pas oublier que Pompidou fut celui qui avait été à l’origine de la dissolution législative. Cette circonstance permet aussi de parler d’élections « exceptionnelles » en 1968 car la signification est duale en raison du rôle principal du Premier ministre. Ainsi, le Premier ministre, continuant avec l’usage de son prédécesseur depuis 1966, présente son programme mais n’utilise pas l’article 49, alinéa 1, c’est-à-dire ne soumet pas son programme au vote des députés. Pourtant, Jacques Chaban-Delmas, en fonction des ressources institutionnelles que la Constitution met à la disposition du Premier ministre (de même que la Constitution argentine en attribue quelques uns au Chef de Cabinet) décide d’impulser par lui-même une politique dont il est l’idéologue, fait qui constitue une nouveauté dans la Cinquième République « présidentielle ». Ainsi, sans solliciter l’aval présidentiel (en conformité avec la Constitution) il installe le sujet de la «nouvelle société» afin de laisser derrière, la «société bloquée». Le président, pendant sa première année de gestion, laisse son Premier ministre libre, tout en exerçant néanmoins un contrôle assez fort, car les deux têtes de l’État se réunissent trois fois par semaine, tandis que, par exemple, sous le général de Gaulle ces réunions se développaient une fois par 423 Victoire électorale postérieure au triomphe du non au référendum final de l’ère gaulliste, le 27 avril 1969, et la démission présidentielle ultérieure ; attitude cohérente avec la mise en jeu de sa responsabilité. L’obstination du général à propos du référendum et son échec illustre à propos de sa lecture erronée des institutions après l’instauration de l’élection présidentielle directe. Les triomphes médiocres obtenus dans des référendums organisés postérieurement illustrent aussi à propos du changement. - 249 - semaine424. Depuis 1970 la situation varie et le président multiplie ses apparitions publiques, revendiquant sa position comme étant la vraie tête du Gouvernement. Ceci était peut-être le début de la fin de l’expérience Chaban-Delmas. Pendant la période gaulliste, n’importe quel Premier ministre (sauf peut-être lors des deux dernières années) aurait été condamné à être dans une place secondaire face au chef de l’État. Dans le cas de la présidence de Pompidou, sa réapparition publique devait aussi mettre le Premier ministre en dessous du président. Pourtant, il est clair que le chef de Gouvernement français, même dans ce cas, a un rôle plus significatif que le Chef de Cabinet argentin. Pourtant, cette impulsion propre du Premier ministre postérieurement à la période gaullienne ne devait pas aller au-delà, confirmant la suprématie présidentielle qu’implique la logique institutionnelle de la Cinquième République. Signe de la décision absolue du président de reprendre publiquement le contrôle total de la situation, fut la révocation du Premier ministre le 5 juillet 1972. Le début de la fin du Gouvernement «s’annonce quand Pompidou, brusquement, se met à empiéter sur ce qu’on présentait comme son domaine réservé [du Premier ministre] et, à la suite d’un rapport sénatorial très critique, fait préparer, sans même le consulter, une réforme du statut de l’ORTF qui remet en cause ses mesures de libéralisation de 1969» 425. Le Premier ministre, prévenu sur son futur immédiat, cherche le support de l’Assemblée nationale proclamant publiquement son désir d’engager sa responsabilité dans une déclaration de politique générale. Afin de mettre en jeu la confiance gouvernementale, il faut, selon la Constitution, l’approbation du Conseil des ministres, présidé par le président de la République. Pompidou, devant le fait accompli de l’annonce, cède et le Premier ministre obtient ainsi le 24 mai 1972 un vote de confiance massif par 368 voix contre 96. Malgré ce support parlementaire important, pauvrement significatif sous la Cinquième République en raison de la majorité élue en fonction du président, G. Pompidou426 force la démission de son «subalterne». Plus tard il nomme Pierre 424 Cf. CHANTEBOUT (Bernard), Brève histoire… p. 78. 425 Ibidem p. 81. 426 Qu’en 1971, répondant une question concernant la notion d’ «arbitrage» affirme: «monsieur Altschuler, gardez-vous de consulter le Littré, car vous y apercevriez que l’arbitre est quelqu’un qui - 250 - Messmer427, alter ego présidentiel et haut fonctionnaire, sans parcours ni poids politique propre, dont le sens du devoir le conduit à obéir et à exécuter les ordres présidentiels. Cette nomination signifie donc deux choses. D’une part, la réaffirmation absolue de la prépondérance présidentielle sur le chef du Gouvernement. D’autre part, que le président lui ôtait toutes ses attributions et l’obligeait à développer ses fonctions institutionnelles seulement d’un point de vue formel. Sa situation correspond bien au rôle institutionnel dévolu au Chef de Cabinet argentin. Or, cette façon d’agir héritée par le Président Pompidou de son prédécesseur, se répète à travers l’histoire de la Cinquième République. Ainsi, le fait de nommer un deuxième Premier ministre complètement soumis au chef de l’État, contrairement aux Premiers ministres inauguraux, lesquels avaient été dans les deux cas précédents, des personnalités politiques de premier ordre (Michel Debré et Jacques Chaban-Delmas), est récurrent. Ainsi, il pourrait être dit que dans tous les cas, le Premier ministre initial jouit, avec une certaine plénitude, de ses attributions constitutionnelles (pourtant jamais avec une plénitude complète en raison des règles établies en 1962). Il y a, à cet égard, une différence importante avec le Chef de Cabinet argentin : il est toujours une personnalité de moindre rang par rapport à celle du président, un subordonné en droit et dans les faits. Par contre, la tous les deuxièmes ou troisièmes Premiers ministres se sont rapprochés du Chef de Cabinet argentin. Par conséquent, l’influence présidentielle française sur le Premier ministre (et donc son rapprochement avec le système argentin) est progressive au fur et à mesure que le septennat (depuis 2000, le quinquennat) progresse. Comme il a été déjà dit, la logique institutionnelle de la Cinquième République indique que la majorité présidentielle détermine et conduit la majorité législative. Dans le cas de Georges Pompidou, il s’agit d’une espèce particulière car il «hérite» de la dispose de tous les pouvoirs et qui décide souverainement!» Cf. POMPIDOU (Georges), Entretiens et discours, Plon, 1975 p. 116. 427 Prenant comme référence les ministères les plus importants du Gouvernement (Défense, Justice, Affaires Étrangères, Intérieur, Economie, Education, Travail et Santé), malgré le changement du Premier ministre, 5 personnalités continuèrent dans leurs postes. Cette continuité démontre la grande influence présidentielle concernant la formation du Cabinet. - 251 - majorité élue sous le Président de Gaulle, même si, c’était l’ancien Premier ministre qui était perçu comme l’auteur de la dissolution et donc, le concepteur de la majorité établie en 1968. Pourtant, durant les élections législatives du 4 et 11 mars 1973, la Cinquième République devait engendrer un triomphe gouvernemental428. Malgré le score important de la gauche unifiée, le système électoral majoritaire continue de favoriser la formation d’une majorité gaulliste et giscardienne à l’Assemblée, même si elle est plus étroite que celle de 1968 : 183 députés gaullistes, plus 55 députés giscardiens429. Près de trois ans après l’élection présidentielle de 1969, et ayant en face un adversaire important du point de vue électoral, la cohésion des majorités présidentielle et législative est maintenue, prolongeant l’influence ou l’ingérence des élections présidentielles sur le résultat des législatives. La mort précipitée du Président Pompidou le 2 avril 1974, est à l’origine d’une anticipation des élections présidentielles, lesquelles devaient s’organiser, normalement, en 1976. Pourtant cette altération n’implique pas un changement significatif de la logique institutionnelle conditionnée par le système politique. Deux candidats de la «majorité», l’un logique, l’autre, inattendu, se présentent. L’un est l’ancien Premier ministre Jacques Chaban-Delmas ; l’autre, Valéry Giscard d’Estaing, ancien ministre d’économie sous les présidences de Charles de Gaulle et Georges Pompidou. L’un représente «la majorité de la majorité»; l’autre, «la minorité de la majorité». Néanmoins, une faction importante du gaullisme, fidèle au président décédé, conduite par Jacques Chirac, s’incline pour le second. Ainsi, une « petite alternance » aura lieu. Pourtant, malgré l’arrivée de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence, la situation du Premier ministre ne changera pas. 428 Ces élections sont aussi importantes car depuis 1971 le moderne Parti socialiste déjà existait, et François Mitterrand en était le Premier Secrétaire. En outre, le «Programme Commun» de Gouvernement des PS et PC français avait été signé le 27 juin 1972, fait qui annonce la future polarisation électorale. 429 Conformant un front électoral – l’Union des républicains de progrès ou URP- avec l’Union Centriste (30 députés) plus d’autres législateurs sans groupe (7) l’alliance supportant la majorité présidentielle triomphe et impose une majorité de 275 députés. - 252 - § 3. « Petite alternance » et approfondissement de la situation du Premier ministre La situation est donc particulière car le candidat s’imposant aux élections, Valéry Giscard d’Estaing, est le premier président de la Cinquième République qui ne conduit pas le parti le plus important de la majorité. Néanmoins, même si son parti adhère ou est une composante de la majorité régnante depuis 1958, il est le leader d’un secteur minoritaire de cette majorité. Ce caractère se répercute sur les rapports entre le président et son futur Premier ministre, car il devait être la figure principale du secteur majoritaire de la majorité ayant facilité la victoire giscardienne. Le Premier ministre Jacques Chirac, nommé le 27 mai 1974, devrait donc avoir des ressources politiques plus grandes que ses prédécesseurs et ainsi équilibrer les rapports à l’intérieur de l’exécutif et à la fois conférer au Premier ministre un rôle plus proche de celui prévu aux articles 20 et 21 de la Constitution. Pour cette raison, le rôle principal que l’on attendait du Premier ministre dans une telle situation politique devait montrer les différences constitutionnelles existantes entre le poste de chef de Gouvernement en France et le Chef de Cabinet en Argentine. Ainsi, comme le départ de Charles de Gaulle ouvrit une perspective favorable pour le chef du Gouvernement, dans le sens d’une récupération de sa fonction constitutionnelle, le changement qu’implique l’arrivée d’un président de la minorité de la majorité ouvre une perspective similaire pour Jacques Chirac. Cependant, un nouvel échec est à l’horizon, car, une fois encore la logique institutionnelle du système politique de 1962 l’emporte sur le texte constitutionnel. Ainsi, la situation du nouveau Premier ministre n’était pas si confortable qu’elle semblait l’être ni ne l’a doté d’un capital politique extrêmement élevé, car il ne faut pas oublier qu’un grande nombre de gaullistes ne voit pas d’un bon œil le support que le chiraquisme a apporté à un candidat «étrange». Par conséquent, le Premier ministre fut obligé d’accepter le contrôle accru du Président Giscard d’Estaing pendant son Gouvernement, au moins (croyait-il) jusqu’à se réapproprier la conduction du mouvement gaulliste et reconstruire les bases du parti. Ainsi a-t-il a été dit que «en effet, on a vu que, dès son accession au pouvoir et pendant tout son septennat, Valéry Giscard d’Estaing revendique le maintien de la primauté présidentielle et de la double - 253 - fonction d’arbitre et de responsable. En témoignent la présentation du gouvernement Chirac à la télévision par le président de la République le jour même de la nomination de ce gouvernement, la multiplication des Conseils restreints à l’Élysée [près de 35 par an] la publication des «lettres directives» [publiques et que recherchent faire connaitre l’accomplissement du «programme présidentiel»] qui fixent fréquemment et en détail le programme de travail du gouvernement: peu des Premiers ministres auront été «marqués» d’aussi près par leur président de la République que Jacques Chirac en 1974-1976 […]»430. En outre, le Premier ministre reconnaît publiquement le leadership présidentiel concernant la majorité législative lorsqu’il déclare le 16 juin 1975 que «la majorité a un chef naturel et un seul, c’est le président de la République […] Si, pour une raison ou une autre, le président de la République retire un tant soit peu de sa confiance au Premier ministre, l’esprit, non la lettre de nos institutions, selon moi, impose au Premier ministre de se retirer. C’est ce que je ferais pour ma part instantanément»431. Sous Valéry Giscard d’Estaing, l’influence directe du président (et l’effacement du Premier ministre) sur ces sujets qui avaient été qualifiés comme appartenant au « secteur réservé» présidentiel, est aussi approfondie. Ainsi, la politique extérieure de même que la coopération et la défense appartiennent exclusivement au domaine présidentiel432. Même étant un président «minoritaire», V. Giscard d’Estaing s’est donc inscrit, aidé par la division conjoncturelle de l’espace majoritaire, dans la ligne de ses prédécesseurs, fait qui renforce l’impression de l’installation d’une tradition présidentialisée française, même par rapport à un président non gaulliste. Paradoxalement, une fois que l’espace gaulliste est réunifié sous le commandement de Jacques Chirac, fait qui a pour conséquence son éloignement du poste de Premier ministre (la seule démission volontaire de l’histoire de la Cinquième 430 BERSTEIN (Serge), REMOND (René) et SIRINELLI (Jean-François) – (dirs) -, Les années Giscard – Institutions et pratiques politiques 1974-1978, coll. Nouvelles études contemporaines, Fayard, 2003 pp. 68 et 69. 431 Ibidem p. 121. 432 Cf. PORTELLI (Hughes), La Ve République, Ed. Grasset, 1994 ps 182-183. - 254 - République433) et la transformation de l’ancienne UDR en «parti de masse», le RPR ou Rassemblement pour la République, l’influence présidentielle est diminuée. D’une part, ceci est paradoxal car il faudrait supposer que devant une telle situation, le président pourrait nommer un Premier ministre du style d’un Pierre Messmer et prendre sous sa responsabilité le Gouvernement. D’autre part, il n’est pas tellement paradoxal car la nomination d’un homme ayant l’entière confiance présidentielle implique aussi qu’il ne s’agit pas d’un rival direct dans le contrôle de la majorité parlementaire. L’élu présidentiel est Raymond Barre434, un économiste ignoré du grand public, qui avait été nommé au Cabinet en 1976, année de la crise finale et du départ de Jacques Chirac. Même si le contrôle au jour le jour de la gestion est moins importante que sous l’ancien Premier ministre, la situation n’est pas fondamentalement modifiée. Preuve de cela est une déclaration du Premier ministre Barre le 5 mai 1979: «le président de la République est « celui qui veille sur le pont » tandis que le Premier ministre «rame» [...] Il est relevé par le président de la République quand celui-ci estime qu’il a accompli sa tâche» 435 . En outre Pierre Dabezies a dit que: «la désignation de M. Barre, qui visait explicitement à marquer un coup d’arrêt à l’agitation des partis en rappelant que le Gouvernement procède du chef de l’État (comme celui-ci l’exposa le 25 août 1976), correspond à une configuration, elle aussi typique, déjà présentée par la nomination de G. Pompidou en avril 1962» 436 . Le Premier ministre n’utilise pas non plus l’article 49 alinéa 1, évitant de compromettre sa responsabilité concernant le programme qu’il présente à l’Assemblée. Il y a encore une assimilation des fonctions du Premier ministre français et du Chef de Cabinet argentin. 433 Cf. lettre de Jacques Chirac au Président: Au cours de ces derniers mois, je me suis permis, à plusieurs reprises, de vous exposer les raisons politiques et économiques qui commandaient, selon moi, une reprise en main énergique du Gouvernement afin de donner à son action dans ces deux domaines une impulsion vigoureuse et coordonnée. Cela supposait évidemment un renforcement sans équivoque de l’autorité du Premier ministre. J’ai cru comprendre que ce n’était ni votre sentiment ni votre intention. Dans ces conditions je ne puis continuer à accomplir la tâche que vous m’avez confiée, et j’ai l’honneur de vous remettre aujourd’hui ma démission» dans MAUS (Didier) –dir-, Les grands textes… p. 82-83. 434 Prenant comme référence les ministères centraux (Défense, Justice, Affaires Etrangères, Interieurr, Economie, Education, Travail et Santé) l’on observe que 4 ministres sur 8 demeurent, nonobstant le changement du Premier ministre. Ainsi l’on apprécie nettement l’influence présidentielle. 435 REVUE POUVOIRS, Chroniques Constitutionnelles françaises, pouvoirs, nº 10, 1979 p. 178. 436 DABEZIES (Pierre), « Gaullisme et Giscardisme », pouvoirs, n° 9, p. 58. - 255 - Même si le Président Giscard d’Estaing est capable de maintenir l’hégémonie présidentielle à l’intérieur du «couple» exécutif, il fallait encore surmonter l’épreuve essentielle de la logique institutionnelle cyclique de la Cinquième République, c’est-àdire les élections législatives des 12 et 19 mars 1978. Ces élections furent particulières pour plusieurs raisons. Premièrement, parce que la majorité législative, à la différence du cas du Président Pompidou, était complètement «héritée». Le Président Giscard d’Estaing n’avait rien fait afin de «mouler» ou «construire» la majorité formée lors des élections législatives de 1973, sauf la décision d’ajouter ses députés pour supporter la majorité. Afin de s’installer en « véritable président » il devait donc, d’abord, éviter une victoire de la gauche et, ensuite, imposer sa formation politique (la jeune Union pour la Démocratie Française ou UDF) comme «majorité de la majorité». Deuxièmement, parce que dans ces élections législatives, à la différence des précédentes, l’opposition politique avait une chance concrète de l’emporter. Ainsi, le débat sur la cohabitation entre un président d’un parti politique et un Premier ministre d’un autre parti fut introduit dans la campagne. Même si les prédécesseurs du Président Giscard d’Estaing s’étaient prononcés sur la question plus ou moins indirectement, dans ce cas la posture présidentielle acquérait une importance majeure notamment en raison du caractère possible d’une cohabitation. Ainsi, la majorité apparait, devant ce sujet polémique, divisée. D’une part, Jacques Chirac, a une vision complètement «gaulliste» (par convenance politique, spéculant avec ses chances présidentielles) selon laquelle une victoire de la gauche «manifestera très clairement l’impossibilité pour le chef de l’Etat de rester aux affaires […] J’ai toujours pensé que, si nous perdions, M. Giscard d’Estaing serait le dernier président de la Ve République»”437. 437 REVUE POUVOIRS, Chroniques Constitutionnelles françaises, pouvoirs, nº 2 1977, p. 175. - 256 - D’autre part, le chef d’État se prononce deux fois à propos de ce sujet. Premièrement dans un discours télévisé prononcé le 28 mars 1977 où il établit, comme cela correspond à la «Constitution Capitant» en vigueur depuis 1962, qu’il ne demeurera passif concernant la campagne électorale : «Bien entendu, je dirai, le moment venu, où est le bon choix pour la France…Investi d’un rôle constitutionnel, il va de soi que je tiendrai compte de la volonté des Français, démocratiquement exprimée, de construire leur avenir comme ils l’entendent. Mais qu’on ne compte pas sur moi pour taire mes convictions, pour renoncer à défendre les idées sur lesquelles les Français m’ont élu ou pour leur laisser croire qu’ils peuvent, sans danger, se jeter dans l’aventure ou désorganiser leur économie sans le payer chèrement, et chacun, le prix»438. Deuxièmement, il prononce le 27 janvier 1978 le discours de Verdun-sur-leDoubs où il dit: «Parmi mes responsabilités, j’ai celle de […] mettre en garde les citoyens contre tout choix qui rendrait difficile la conduite des affaires de la France […] Je vous ai parlé du Programme Commun en 1974 pendant la campagne présidentielle et vous m’avez donné raison. Mon jugement n’a pas changé et il n’est pas lié aux prochaines élections […] Vous pouvez choisir l’application du Programme Commun. C’est votre droit. Mais, si vous le choisissez, il sera appliqué. Ne croyez pas que le président de la République ait dans la Constitution les moyens de s’y opposer»439. C’est-à-dire que, si la défaite présidentielle se produisait, le président décide de demeurer au poste, tout en limitant ses fonctions à celles purement protocolaires et symboliques. Ces déclarations sont pourtant ambigües. D’abord car, malgré l’acceptation de la possibilité de «cohabiter» avec un Premier ministre de l’opposition, le président lui-même est dans la logique du système de 1962 : il s’investit dans la campagne législative et à la fois, il avertit que pour le fonctionnement correct de la «Constitution Capitant», il faut obtenir une majorité législative cohérente avec la majorité présidentielle. Ensuite, parce qu’il accepte la possibilité de cohabiter avec un gouvernement mitterrandiste potentiel ; il nie alors les bases du système de 1962, lesquelles exigent l’identité politique commune du président, du Premier ministre et de la majorité de l’Assemblée. Pourtant, il s’agit ici d’une stratégie électorale, fait qui s’avère consister en la participation nécessaire du chef d’État dans la campagne, afin 438 Ibidem p. 188. 439 REVUE POUVOIRS, Chroniques Constitutionnelles françaises, pouvoirs, nº 5 1978, p. 177. - 257 - d’imposer une certaine crainte parmi les électeurs et ainsi éviter une victoire de la gauche unie pendant la guerre froide. Finalement la stratégie officielle a des effets sur les électeurs, lesquels ne veulent pas risquer encore l’alternance totale qui aurait signifié l’arrivée d’un Gouvernement de la gauche (même s’il y a une division au sein de l’opposition, où le Parti communiste dénonce un changement idéologique du Parti socialiste, fait qui diminue dans les faits les possibilités de la gauche), et le conglomérat des partis officiels s’impose. Pourtant, il ne s’agit pas d’un triomphe complet pour le président car sa formation politique, l’UDF, n’obtient pas les sièges dont il avait besoin afin de devenir «majorité de la majorité»: avec 154 sièges le gaullisme est encore le parti dominant, tandis que les giscardiens n’obtiennent que 123 députés. Ainsi, malgré le changement que fut la petite alternance entre les partis qui formaient la majorité depuis 1958, ce changement ne se traduisit pas en changements substantiels concernant la situation du Premier ministre, lequel finalement a perdu son autonomie. En outre, le triomphe giscardien, c’est-à-dire d’une des composantes de la majorité présidentielle historique de la Cinquième République permet d’étendre à quatre ans la limite d’influence des élections présidentielles sur le résultat des élections législatives. Cette élection législative française est la dernière qui appartient au cycle électoral amorcé avec la dissolution de 1968 et précède une période de quatorze ans pendant lesquels l’élection présidentielle est immédiatement suivie des élections législatives. Ainsi, il serait utile d’entreprendre une comparaison plus profonde avec le cycle électoral argentin avant d’envisager l’analyse de la situation du Premier ministre français pendant l’ère mitterrandienne. L’action présidentielle de 1981 et 1988 semble donc effectuer une «coupure» du cycle électoral ininterrompu de 1968-1978 et implique la continuité d’une même législature pendant 5 ans, sans une élection présidentielle au milieu. Cette continuité ininterrompue de cohérence entre majorité présidentielle et majorité législative pour cinq ans semble être la limite maximale tolérée par le système politique français, car dans les deux cas il y a eu une altération de cette cohérence et donc une cohabitation. - 258 - Dans le cas argentin la totalité des élections présidentielles depuis 1983 (période plus importante de continuité démocratique depuis 1930) a été accompagnée des rénovations, totale en 1983 car il fallait rétablir les institutions, et partielles de la Chambre des députés (le sénat est élu directement seulement depuis la réforme de 1994). Dans tous les cas (1983, 1989, 1995, 1999, 2003 et 2007) le parti politique s’imposant aux élections présidentielles fut celui qui triompha aux élections législatives. Même si le président était élu (jusqu’en 1994) d’une façon indirecte, à travers un collège électoral (comme aux Etats-Unis), les individus élus, afin d’intégrer le collège, ne furent qu’une reproduction fidèle des désirs des électeurs et des partis politiques. Ainsi, du fait que les deux élections étaient simultanées, les électeurs interprètent que voter aux législatives pour le même parti qu’ils choisissent aux présidentielles implique un appui explicite au candidat présidentiel et un désaveu pour son concurrent440. Jusqu’en 1994 le mandat du président argentin était de 6 ans (c’est-à-dire quasiment similaire au mandat des présidents français). Dans chaque élection législative bi-annuelle, les présidents devaient donc ratifier leur légitimité devant les électeurs, car le résultat des élections législatives est interprété comme étant un aveu ou un désaveu des politiques mises en place par le président depuis la dernière élection. Ainsi, dans les deux cas de mandat présidentiel de 6 ans, inaugurés en 1983 et 1989 respectivement, les Présidents Alfonsín et Menem furent triomphants lors de la première élection intermédiaire. Un tel résultat coïncide avec celui des élections législatives sous de Gaulle, Pompidou et V. Giscard d’Estaing, même si dans tous ces cas elles furent organisées plus de deux ans après les élections présidentielles directes. Pourtant, dans la deuxième élection intermédiaire, l’expérience argentine est différente dès qu’il s’agit de la présidence de Raúl Alfonsín ou de celle de Carlos Menem. Le premier fut vaincu, tandis que le second ratifia son leadership à travers une victoire. C’est-à-dire que quatre ans après les victoires présidentielles, à la différence du cas français, il y a déjà une altération des résultats. 440 Cf. SHUGART (Matthew S.) et CAREY (John M.), Presidents and Assemblies… p. 239. - 259 - Une des explications possibles peut être recherchée dans la nature même du régime présidentiel pur, différente de celle des systèmes parlementaires purs ou des systèmes hybrides comme dans le cas français. Cette nature implique que la perte de majorité législative au Parlement ait des conséquences différentes dans un cas et dans un autre. Dans le cas argentin, en raison de la logique du régime présidentiel, dans lequel le principe de séparation des pouvoirs garantit une continuité des exécutifs et des législatifs indépendamment l’un de l’autre, les conséquences d’une défaite du parti présidentiel aux législatives ne produisent aucun changement au niveau de l’exécutif. Par contre, dans le cas français, les conséquences d’une victoire potentielle de l’opposition aux élections législatives implique nécessairement l’implosion de la «Constitution Capitant» et ne garantit pas le retour de la «Constitution Debré». Ce danger intrinsèque à la distribution opérée à l’intérieur de l’exécutif et la longue pratique de la «Constitution Capitant» constituent sans doute un facteur déterminant dans la durée de l’ingérence de l’élection présidentielle par rapport à la majorité législative. Après les élections présidentielles de 1995, le mandat présidentiel est réduit de 6 à 4 ans et la réélection présidentielle est autorisée. Depuis ce moment et jusqu’en 2007, deux sur des trois présidents élus directement par les citoyens furent victorieux aux élections intermédiaires. Pourtant, il est intéressant d’étudier le cas du Président triomphant Menem en 1997 et l’echec du Président De la Rúa en 2001. Dans le cas du Président Menem, au-delà de la « victoire » dans des termes absolus, l’on peut dire qu’au fond il s’est agi d’une défaite politique. D’abord, au-delà de la réalisation d’une opération politique afin d’impulser un troisième mandat présidentiel (en soutenant que l’interdiction constitutionnelle de deux mandats s’appliquait seulement aux présidents élus sous l’empire de la Constitution réformée), les électeurs avaient déjà enregistré qu’il s’agissait de ce qu’aux Etats-Unis on qualifie lame duck President, c’est-à-dire un président qui ne peut pas se présenter aux élections présidentielles. Pour cette raison, le coût de la bonne performance de l’opposition de l’Alliance (coalition qui remporta la victoire à la province la plus grande, celle de Buenos Aires et au total obtint quelques sièges de moins que le parti présidentiel)441 441 En outre, soit l’UCR soit le FREPASO obtinrent la victoire dans 4 des 9 provinces dans lesquelles ils ne se sont pas presentés ensemble. - 260 - était celui d’un désaveu aux politiques appliquées par le président comme chef de Gouvernement, mais ne l’obligeait pas à changer le cap ou à effectuer des changements ministériels. Ensuite, l’agacement des électeurs au fur et à mesure que le temps d’une présidence avance (8 ans dans ce cas), comme il a été dit442, est un élément qui augmente les opportunités de l’opposition aux législatives. Dans le cas du Président De la Rúa, la situation est plus complexe car il s’agit d’un président élu en 1999 pour la première fois. La situation est complexe car, en principe, le fait que les élections présidentielles aient eu lieu peu de temps avant les élections législatives, constitue un indice fort concernant les conditions favorables pour le président afin d’imposer son parti aux législatives. Néanmoins, la grande usure des premiers mois de gestion a été insurmontable après la démission du vice-président Álvarez, lequel était le leader d’un des partis de la coalition ALIANZA, le FREPASO. Ainsi, l’opposition justicialiste et la défaite électorale de 2001 ont amorcé la démolition du Gouvernement, concrétisée au mois de décembre 2001. Le cas du Président Néstor Kircher, est inverse. Ainsi, après une pauvre victoire aux élections présidentielles de 2003 avec 22,24 % des voix (triomphe en raison de l’abandon du candidat Menem avant la réalisation du ballotage) il fut capable d’imposer son leadership jusqu’à devenir un mandataire solide qui rétablit le présidentialisme fort après la crise de 2001. Il a parcouru donc un chemin inversé à celui du Président Fernando De la Rúa, triomphant aux législatives de 2005 avant d’impulser la candidature de sa conjointe Cristina Fernandez en 2007. Cette brève étude de l’expérience française jusqu’aux élections législatives de 1981 et l’argentine entre 1983 et 2007 permet de corroborer l’affirmation préalablement établie concernant l’influence majeure de l’élection présidentielle française comme formatrice d’une majorité cohérente. Cette influence majeure est due, sans doutes, au fait qu’un résultat négatif aux législatives n’a pas une conséquence importante par rapport à l’exécutif argentin, tandis que dans le cas français, une défaite aux législatives a des effets importants concernant la formation de l’exécutif. 442 Cf. SHUGART (Matthew S.), « The electoral cycle and institutional sources of divided presidential government », American Political Science Review, Vol. 89, n° 2 ps. 328 et ss. - 261 - Ainsi, dans les deux cas, l’articulation des majorités présidentielles et législatives (la plupart du temps) approfondit la situation d’infériorité du Premier ministre depuis 1962 de même que celle du Chef de Cabinet depuis 1994. Pourtant, même s’il est possible d’affirmer que le système politique français se rapproche du système politique argentin et pas du régime politique argentin, il faut dire que l’annonce d’une potentielle victoire socialiste aux élections présidentielles de 1981 stimula la crainte à propos d’une possible démolition de la « Constitution Capitant ». Or, le nouveau président dissipera rapidement une telle crainte et confirmera la position du Premier ministre. § 4. Grande alternance et continuité présidentialisée Le changement institutionnel que devait signifier, non pas une «petite alternance» comme celle de 1974 avec la défaite des gaullistes, mais une «grande alternance», comme celle de François Mitterrand aux élections présidentielles du 10 mai 1981, empêchant la réélection du Président Giscard d’Estaing, n’a pas rempli l’espérance des électeurs du Parti socialiste. Contrairement à son discours largement opposé aux pratiques de la Cinquième République443, le Président Mitterrand apparut dans ses deux mandats présidentiels, très à l’aise, pas seulement avec les institutions, mais aussi avec la pratique établie depuis 1962444. Ainsi une telle conduite implique la légitimation 443 Cf. MITTERRAND (François), Le Coup d’État permanent. Là l’éternel opposant à la Constitution de 1958, écrivait: « Il y a en France des ministres. On murmure même qu’il y a encore un Premier ministre. Mais il n’y a plus de gouvernement. Seul le Président de la République ordonne et décide » (p. 95) ou «Les ministres qui s’assoient dans le coin qui leur est fixé par le rituel de ces messes dorées que sont les conférences de presse du général de Gaulle ignorent de quoi il sera parlé […] Il y a beau temps qu’ils ont démissioné de leur ancienne dignité tout en conservant tigres, palais, carrosses et un strapontin dans le salon de la Pompadour, au cénacle de l’Élysée, le mercredi matin. Ils apprennent ce que fera la France en même temps que le Philippin et le Guatémaltèque et partagent avec mille invités la pâture que leur jette celui qui pense et agit pour eux» (p. 97). 444 Exemple de cela est la déclaration suivante du Président Mitterrand en réponse à la question de s’il admettrait que l’article 11 soit utilisé afin de réformer la Constitution, comme l’avait fait le général de Gaulle en 1962: «L’usage établi et approuvé par le peuple peut désormais être considéré comme l’une des vois de la révision, concurremment avec l’article 89. Mais l’article 11 doit être utilisé avec précaution, à propos de textes peu nombreux et simples dans leur rédaction. Sinon, il serait préférable que la consultation des Français fût éclairée par un large débat parlementaire». Déclaration in : - 262 - politique des institutions au sein de tous les « partis de gouvernement ». Les institutions de la Cinquième République n’étaient plus patrimoine exclusif des gaullistes depuis 1974 et en 1981 il est possible de dire qu’elles ne sont plus patrimoine exclusif des partis de la «droite républicaine». Désormais, les institutions seront revendiquées par tous les partis majoritaires. Maurice Duverger a pu dire: «Quand le leader de la gauche s’est révélé un président plus fort que Valéry Giscard d’Estaing et même que Georges Pompidou, la puissance présidentielle a été légitimée aux yeux de la gauche elle-même, bénéficiant ainsi d’un consensus national»445. Les actions entreprises après les victoires socialistes aux élections présidentielles de 1981 et 1988 par le Président Mitterrand, illustrent tout ce qui a été dit. Ainsi, la logique institutionnelle de la Cinquième République implique une articulation du système politique autour de la figure institutionnelle du président de la République et plus précisément du fait politique capital de ce système : l’élection présidentielle directe. Cette logique impose une coïncidence nécessaire entre président élu et majorité législative, afin que cette dernière puisse soutenir les compromis de campagne du programme présidentiel, matérialisés à travers l’action du Premier ministre responsable devant le président. Pour cette raison, il était impossible de maintenir les législatures élues en 1978 et 1986, toutes deux ayant une majorité opposée à celle exprimée aux élections de 1981 et 1988. Ainsi, l’Assemblée nationale est dissoute le 22 mai 1981 et le 14 mai 1988. Ceci est une initiative présidentielle inédite, laquelle n’avait pas été entreprise ni par Charles de Gaulle en 1965, ni par Georges Pompidou en 1969 ni par Valéry Giscard d’Estaing en 1974. Pourtant, les conséquences immédiates des actions du Président Mitterrand concernant les dissolutions de 1981 et 1988 sont paradoxales si on les compare avec celles du long terme, car elles devaient être à l’origine des deux premières cohabitations de la Cinquième République. La continuité temporelle de la solide majorité absolue socialiste de 1981 et la majorité relative de 1988 allaient affaiblir la logique en vigueur depuis 1962 en dépassant la limite maximale de l’influence de l’élection présidentielle DUHAMEL (Olivier), « Sur les institutions : entretien à François Mitterrand », pouvoirs, n° 45, 1988 p. 138. 445 DUVERGER (Maurice), Le système politique français : Droit constitutionnel et science politique, 21eme éd., coll. Thémis Science Politique, PUF, 1996 p. 509. - 263 - sur la majorité législative, laquelle était, jusqu’à présent de quatre ans. Le dépassement de l’influence de quatre ans fut achevé en forçant une élection législative immédiatement ultérieure à l’élection présidentielle, épuisant l’influence de la victoire présidentielle mais tout en assurant cinq ans de continuité. L’organisation d’élections législatives moins d’un an après les élections présidentielles constitue ce que Matthew Shugart et John Carey appellent honeymoon elections446. Ce sont des élections particulièrement favorables pour le parti ayant été élu aux élections présidentielles. C’est évidemment cet effet qu’a cherché le Président Mitterrand à travers les dissolutions de 1981 et 1988. Ainsi, même si l’organisation des élections présidentielles et législatives simultanées n’est pas possible en France, l’identification que les électeurs font entre le président élu et son parti est tel aux honeymoon elections que l’effet est similaire dans tous les cas : victoire du parti présidentiel aux législatives. Les élections législatives du 14 et 21 juin 1981 confortent dans les faits la volonté présidentielle et donnent naissance à une majorité socialiste de 285 députés, suivie par 88 députés du RPR et 62 de l’UDF. Le discours inaugural des sessions envoyé par le président au Parlement le 8 juillet 1981 est intéressant, afin de bien comprendre le ton des premiers cinq ans du mitterrandiste gouvernant : «le changement que j’ai proposé au pays pendant la campagne présidentielle, que les Françaises et le Français ont approuvé, que la majorité de l’Assemblée nationale a fait sien, commande désormais nos démarches […] J’ai dit à plusieurs reprises que mes engagements constituaient la charte de l’action gouvernementale. J’ajouterai, puisque le suffrage universel s’est prononcé une deuxième fois, qu’ils sont devenus la charte de votre action législative»447. Le fait que, pour la première fois un parti «organique» s’imposât aux élections présidentielles, allait aussi signifier un élément de plus à ajouter dans l’explication du phénomène de la discipline partisane des législateurs afin d’accomplir les dictats du commandement du parti. Ce commandement fut formellement attribué à Lionel Jospin, mais dans les faits, appartenait au président448. Concernant les élections 446 Cf. SHUGART (Matthew S.) et CAREY (John M.), Presidents and Assemblies… p. 242 et ss. 447 MAUS (Didier) –dir-, Les grands textes… pp. 128 y 129. 448 Cf. PORTELLI (Hughes), La Ve République p. 312. - 264 - législatives du 5 et 12 juin 1988, elles ne vont pas conforter le socialisme avec une majorité similaire à celle de 1981, mais avec une majorité relative de 275 députés. Or, la situation du Premier ministre initial fut aussi différente dans un cas comme dans l’autre. En 1981 Pierre Mauroy, ancien militant du vieux parti socialiste, la Section Française de l’internationale ouvrière ou SFIO et référent du Parti socialiste moderne dans la puissante fédération de Lille, au nord, est nommé Premier ministre. Même si le nouveau chef de Gouvernement constituait, tel que ses antécesseurs de la Cinquième République, un personnage politique important, la logique du système contribua à un abaissement de sa marge d’action. Premièrement, la carence d’expérience gouvernementale au niveau national des membres du Gouvernement, en raison des 23 ans d’opposition pendant l’hégémonie gaulliste et de droite, impliqua une concentration du pouvoir à l’Élysée afin d’assurer une cohérence dans l’élaboration des politiques publiques449. Il pourrait être dit qu’une telle concentration du pouvoir décisoire aurait pu être faite à Matignon, mais l’acceptation totale de la logique majoritaire de l’élection présidentielle rendait ce choix improbable. Deuxièmement, le leadership de François Mitterrand, déjà choisi par le suffrage universel était indiscuté, même pour le Premier ministre, qui le 8 septembre 1981 se déclare «doublement responsable»: «sans le double aval du président de la République et de l’Assemblée nationale, qui tous les deux bénéficient de la légitimité conférée par le suffrage universel, le Premier ministre ne s’estimerait pas en situation de continuer à exercer ses fonctions» 450. Pourtant, le message du Président Mitterrand à l’Assemblée nationale, avait laissé clairement comprendre que les compromis par lui assumés 449 Cf. DUPIN (Eric), “L’entourage du centre: les équipes du Président à l’Elysée” in WAHL (Nicholas) et QUERMONNE (Jean-Louis) (dir.), La France présidentielle, L’influence du suffrage universel sur la vie politique, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1995 pp. 148-149. 450 AVRIL (Pierre), La Ve République: histoire politique et constitutionnelle, coll. Droit Fondamental, PUF, 1994 p. 247. - 265 - pendant la campagne, étaient les seuls objectifs à atteindre pour le Parlement. En outre, les politiques décidées une fois que le Gouvernement socialiste fut établi étaient aussi comprises par la dynamique qui relie la volonté présidentielle et la volonté des législateurs de la majorité. C’est pour cette raison qu’il faut conclure que le Premier ministre dans la pratique institutionnelle est seulement responsable (particulièrement depuis 1962) devant le président. Ainsi, Pierre Mauroy lui-même ratifie cette conclusion lorsqu’il déclare le 16 novembre 1982, qu’il s’attendait à rester au poste jusqu’au moment où le président veuille le révoquer451. Troisièmement, le caractère ostensible de l’influence présidentielle, amorcé par ses prédécesseurs, est maintenu par François Mitterrand. Ainsi, le 8 septembre 1981 il déclare: «Il est entendu entre un président de la République et un Premier ministre sous la Ve République que le Premier ministre doit s’écarter le jour où c’est nécessaire ; si cela dure sept ans, tant mieux» 452 , le 11 décembre 1981 que : «Lorsque vous m’interrogez, vous avez le droit de me mettre en cause, parce que la politique pratiquée par le gouvernement m’engage au premier chef. Je suis le premier responsable de la politique française» 453 et le 9 juin 1982, en conférence de presse (il faut juste se souvenir du rituel gaulliste dénoncé par l’opposant Mitterrand dans les années 1960) : «les objectifs de la politique du changement ont été poursuivis…par le gouvernement et par le Premier ministre, qui a toujours détenu et qui détient ma confiance et qui agit conformément à mes directives» 454. Quatrièmement, l’existence du «domaine réservé» du président se confirme, notamment concernant des sujets de défense nationale et affaires étrangères. Traditionnellement, la politique extérieure en général et la politique africaine en particulier, depuis le général de Gaulle, constitue une manifestation claire et entière de ce domaine présidentiel. Le président lui-même s’occupa de confirmer cet aspect des choses déclarant à Gabon le 18 janvier 1983: «C’est moi qui détermine la politique 451 Cf. REVUE POUVOIRS, Chroniques Constitutionnelles françaises, pouvoirs, nº 25, 1983 p. 202. 452 Ibídem nº 20, 1982 p. 192. 453 Ibidem nº 21, 1982 p. 202. 454 Ibidem nº 23, 1982 p. 190. - 266 - étrangère de la France, pas mes ministres. Il n’est pas concevable qu’une politique soit mise en œuvre sans mon accord, plus exactement sans mon impulsion»455. Pourtant, en 1988 la situation est toute autre. Même si l’hégémonie socialiste au Parlement est encore importante, il ne s’agit pas d’une majorité absolue mais relative, ce qui encourage le président à mener une stratégie d’ouverture vers le centre de l’espace politique concernant la composition du Cabinet. Évidemment, ce contexte n’était pas favorable à une personnalité jouissant exclusivement d’une confiance présidentielle, comme ce qui aurait été le cas de Pierre Bérégovoy456. Ainsi, la personne idéale face à la conjoncture était Michel Rocard. Premièrement, parce qu’il s’agissait du principal opposant interne du président au PS. Deuxièmement, parce qu’il offrait une vision plus moderne ou différente du socialisme, moins orthodoxe et plus proche de la socialdémocratie, position plus favorable à l’incorporation des cadres centristes. Pourtant, malgré la faiblesse de la majorité législative, la majorité présidentielle (comme il doit l’être conformément au schéma de 1962) était forte et finalement s’impose, ratifiant la logique institutionnelle de la «Constitution Capitant». Malgré un commencement original dans lequel le Premier ministre prend en charge les aspects centraux concernant la gestion457, tout en rappelant les débuts de Chaban-Delmas en 1969, le retour de la Cinquième République aux codes gaullistes est favorisé par la participation française à la Guerre dans le Golfe Persique. Le «domaine 455 Cf. Ibidem nº 26, 1983 p. 188. 456 Cf. CHEVALLIER (Jean-Jacques), CARCASSONNE (Guy) et DUHAMEL (Olivier), Histoire… p. 358. 457 Le référendum du 6 de novembre 1988 et son résultat fut considéré l’œuvre exclusive du Premier ministre Rocard, constituant la principale réussite de sa gestion. En outre, peux temps après sa nomination comme Premier ministre il publie une circulaire inédite au Journal Officiel, laquelle a 5 points essentiales, un desquels aborde la question du « respect de la cohérence gouvernementale ». Là, le Premier ministre rappelle le texte des articles 20 et 21 de la Constitution, de même que le fait qu’il est là pas seulement pour «arbitrer», mais aussi afin de prendre des décisions (Cf. J.O 27/5/1988 p. 7383). Un tel discours aurait été impossible si le socialisme aurait obtenu une majorité absolue aux élections législatives. - 267 - réservé» réapparait pleinement et constitue les prolégomènes de la révocation du Premier ministre de ses fonctions458. Après l’éloignement de Pierre Mauroy et Michel Rocard, les deux Premiers ministres initiaux des septennats mitterrandiens, le 17 juillet 1984 et le 15 mai 1991, le président reprend une vieille tradition consacrée par la Cinquième République : Il nomme comme deuxième Premier ministre une personne absolument subordonnée aux ordres présidentiels, et pour cette raison plus proche du rôle institutionnel du Chef de Cabinet argentin. Ainsi, le même jour de la révocation les successeurs de Pierre Mauroy et Michel Rocard sont connus par le grand public : Laurent Fabius et Édith Cresson459. Ainsi, la pratique du Président Mitterrand corrobore l’affaiblissement du rôle institutionnel du Premier ministre en deux points. D’une part, même s’il nomme comme Premier ministre initial une personnalité politique importante, l’élan de l’élection présidentielle directe ne peut pas être égalé par un Premier ministre nommé et révoqué discrétionnairement par le président. D’autre part, au-delà de l’usure naturelle que pour le président implique le fait de devenir le responsable politique du Gouvernement, la nomination d’une personnalité d’un profil bas ou éminemment loyal aux politiques présidentielles contribue à affirmer la supériorité présidentielle. En outre, le retour ultérieur au pouvoir des gaullistes démontrera que, malgré les cohabitations, le pouvoir présidentiel demeurait intact460. 458 Cf. ZARKA (Jean-Claude), Fonction présidentielle et problématique majorité présidentielle / majorité parlementaire sous la Cinquième République (1986 – 1992), coll. Bibliothèque Constitutionnelle et de Science Politique, T° 75, LGDJ, 1992 pp. 232 et ss. 459 Néanmoins, prenant comme référence les ministères de Défense, Affaires Etrangères, Intérieur, Education, Economie, Travail, Justice, Santé et Relations avec le Parlement) 7 ministres sur 9 demeurent. Il y a donc une influence présidentielle maximale. Aux transitions primo-ministérielles antérieures le nombre de ministres demeurant au poste est inférieur (3 pour la transition Cresson-Bérégovoy et 3 pour la transition Mauroy-Fabius). 460 Pour une analyse de l’incidence des cohabitations sur le pouvoir présidentiel voir infra Chapitre II, Section I. - 268 - § 5. Le retour à la continuité gaulliste en 1995 et sa ratification postérieure Après la cohabitation de 1993-1995, amorcée après le résultat des élections législatives des 21 et 28 mars 1993, en 1995, la cohérence entre majorité législative et majorité présidentielle est rétablie. Dans ce qui semble être une règle des présidences de droite sous la Cinquième République, le président élu hérite d’une majorité formée avant son élection. Au moins en a-t-il été ainsi pour Georges Pompidou, en 1969 et Valéry Giscard d’Estaing, en 1974. Il est même possible d’établir une certaine similitude avec le cas pompidolien de 1969. Cette similitude pourrait exister car Georges Pompidou, même s’il avait hérité de la majorité, était perçu comme son inspirateur. Ainsi, Jacques Chirac est aussi le leader indiscuté (au moins au moment de l’élection législative car plus tard la personne choisie afin de remplir la fonction de Premier ministre - Édouard Balladur - devient un concurrent à la présidence) du Rassemblement pour la République. Il est donc le référent de l’opposition avec qui les électeurs s’identifient afin de désavouer la gestion socialiste de 1988-1993. Sans doute, l’influence de l’élection présidentielle aurait-t-elle du conduire l’élu à dissoudre l’Assemblée et ainsi forcer une honeymoon élection, comme l’avait fait le Président Mitterrand par deux fois. Cette stratégie aurait permis d’assurer cinq ans d’hégémonie législative (risquant, peut-être, une future cohabitation les deux dernières années de présidence) de même qu’un éloignement de l’Assemblée de ceux qui avaient supporté la candidature d’Édouard Balladur à la présidence. Pourtant, le profond clivage interne au sein du parti (en raison de la présentation de deux candidats à la présidentielle) dissuada probablement le président de dissoudre. Ainsi il décida de prolonger la majorité existante jusqu’en 1998 tout en attendant le renforcement des partisans chiraquistes au parti, après trois ans de gestion. Au-delà des hésitations concernant une potentielle dissolution en raison des conflits internes du mouvement gaulliste auparavant évoqués, la structure archétypique de la Cinquième République, c’est-à-dire le modèle original et primaire de la «Constitution Capitant» de 1962 est rétabli en 1995 après deux ans de cohabitation. Ce rétablissement implique aussi des conséquences pour la structure interne du pouvoir - 269 - exécutif. Ainsi, le rôle constitutionnel du Premier ministre, renforcé aux périodes 19861988 et 1993-1995 est à nouveau affaibli devant un président de la même famille politique élu par le suffrage direct. Ainsi, Alain Juppé, écuyer fidèle de la cause chiraquiste, est nommé Premier ministre le 17 mai 1995. Le vieux principe de la nomination d’une personnalité politique importante comme Premier ministre inaugural est donc respecté, même s’il sera largement contraint par l’omniprésence présidentielle, renforcé par l’onction populaire directe. À partir des développements subis par la fonction de Premier ministre dans la Cinquième République entre 1958 et 1995 et du rôle de Chef de Cabinet argentin depuis sa création en 1994, il est possible d’introduire une comparaison. Ainsi, si le Premier ministre «constitutionnel» français (celui proposé par le régime politique, par la Constitution) était l’échelon le plus élevé d’une échelle, le Chef de Cabinet « réel » argentin (c’est-à-dire tel qu’il existe dans la pratique inspirée du système politique) serait l’échelon le plus bas. Par conséquent, il est possible de dire qu’Alain Juppé, de même que ses prédécesseurs, sont dans une position intermédiaire entre les deux extrêmes. En général, c’est donc le deuxième Premier ministre français qui « s’affaisse » et donc s’approche du rôle du Chef de Cabinet argentin461. Pourtant, la dissolution «tactique» ou «à l’anglaise» appliquée par le Président Chirac le 21 avril 1997 devait empêcher le développement de la logique de la Cinquième République. Ainsi, en raison du résultat des élections législatives il fut privé du « droit » de nommer et révoquer librement le Premier ministre puisqu’une cohabitation intervint. Par rapport aux élections législatives, plusieurs observations peuvent être faites. Premièrement, le laps temporel écoulé entre l’élection présidentielle et l’élection législative : dans ce cas les élections législatives furent organisées deux ans après l’arrivée à l’Élysée du Président Chirac, le 25 mai et le 1er juin 1997, tout comme dans le cas du général de Gaulle, élu en 1965 et conforté en 1967 par une victoire législative. 461 Cette classification est pourtant modifiée après l’an 2000. - 270 - L’écoulement de deux ans entre l’élection présidentielle et les législatives diffère des cas de Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, lesquels obtinrent des victoires aux législatives ayant occupé la présidence plus longtemps. En outre, le fait d’obtenir un mauvais score aux législatives coïncide avec le cas du Président argentin Fernando de la Rúa en 2001, élu pour la première fois deux ans avant la consultation législative et vaincu, de même que le Président Chirac. Deuxièmement, l’altération des pratiques établies à travers l’histoire de la Cinquième République peut être appréciée comme facteur explicatif de la défaite. Jusqu’à ce moment les formules à succès des différents chefs d’État, sauf Charles de Gaulle, sont doubles : ou bien respect du chronogramme ou cycle électoral précédent, ou bien dissolution immédiate après l’élection présidentielle. La formule à mi-chemin choisie par le Président Chirac, au-delà d’être absolument innovatrice, semble créer une confusion aux les électeurs, lesquels étaient accoutumés aux options claires générées par la structuration du système politique autour de l’élection présidentielle. Troisièmement, et ayant un rapport avec le deuxième élément, cette confusion semble avoir effectivement déconcerté les électeurs. Cette confusion des électeurs pourrait être expliquée par le fait que la dissolution «tactique» est courante dans des systèmes parlementaires, dans lesquels le seul organe qui jouit de la légitimité populaire est le Parlement. Ainsi, une fois que les citoyens envoient leurs députés à l’Assemblée, c’est d’eux que l’aboutissement des accords de gouvernement nécessaires dépend. Pourtant, cette logique ne correspond ni aux systèmes présidentiels ni aux types hybrides du style français. Ainsi, il a été dit que «les moyens choisis afin de constituer l’exécutif affectent la nature des élections et la représentation dans l’Assemblée. En particulier, l’interaction et ses conséquences se manifestent comme des échanges entre efficience et représentativité. «Efficience» est la possibilité des élections de servir comme moyen afin que les électeurs puissent identifier et choisir parmi les options disponibles. «Représentativité» est la possibilité d’articuler et promouvoir des intérêts divers à travers les élections. Il est argumenté que le parlementarisme exige une option entre eux deux; ou bien il y aura une façon efficiente de choisir parmi les options de politiques publiques ou bien il y aura une assemblée très représentative […] Avec un président élu, les deux composants peuvent être satisfaits à travers les élections»462. 462 SHUGART (Matthew S.) et CAREY (John M.), Presidents and Assemblies… p. 7-8 (TDA). Citation originale: « The means chosen to constitute executive power affect the nature of elections and - 271 - En effet, dans un régime parlementaire il faut choisir pour un modèle plus «efficace» du type du parlementarisme britannique, dans lequel les électeurs connaissent clairement avant l’élection, le nom du futur Premier ministre proposé par chaque parti, ou, pour un modèle plus «représentatif» comme aux Pays-Bas, dans lequel ce sont les partis ayant obtenu le plus de voix qui négocient et produisent les accords nécessaires afin de soutenir un Gouvernement. Au contraire, dans un régime présidentiel, en raison de la séparation des pouvoirs existante, il est possible de combiner « efficacité » dans l’élection présidentielle et « représentativité » (par exemple avec un système électoral proportionnel) dans l’élection législative. Dans le cas français, comme en Argentine, c’est un système très «efficace» qui privilégie l’élection présidentielle. Ainsi, la totalité des options se déroule autour de l’élection présidentielle. Cette concentration des choix par rapport aux présidentielles en France implique deux choses. D’une part, le respect d’un caractère rigide des mandats des organes élus (président et assemblée). D’autre part, l’utilisation de la dissolution seulement dans le cas de crispation entre l’exécutif et le législatif (1962), dans le cas de crise politique totale (1968), ou afin de rétablir la compatibilité entre majorité présidentielle et majorité législative immédiatement après l’élection présidentielle, en profitant de l’effet favorable des honeymoon elections (1981 et 1988). Ainsi, le message confus de la dissolution de 1997 consiste en l’utilisation atypique, parlementaire, d’un outil qui, après 1962, se transforme afin de s’adapter à la logique très «efficace» du système français, dont le centre est l’élection présidentielle. representatiton in the assembly as well. In particular the interaction and it´s consequences manifest themselves as trade-offs between efficiency and representativeness. « Efficiency » refers to the ability of elections to serve as a means for voters to identify and choose among the competing government options available to them. « Representativeness » refers to the ability of elections to articulate and provide voice in the assembly for diverse interests. We argue that parliamentarism virtually requires that a choice be made ; either there will be an efficient choise of policy options to be addressed by the executive or there will be a broadly representative assembly […] having and elective president, on the other hand, at least holds out the promise of serving both ends through elections ». Dans le même sens, voir : MAINWARING (Scott) et SHUGART (Matthew S.), « Presidencialismo y democracia en América latina: revisión de los términos del debate » pp. 40 et ss. in: MAINWARING (Scott) et SHUGART (Matthew S.) –Coord.-, Presidencialismo y democracia en América Latina, Paidós, 2002. - 272 - Le résultat d’une telle erreur tactique fut la cohabitation, la plus longue de l’histoire institutionnelle de la Cinquième République entre 1997 et 2002. Pourtant l’ordre « traditionnel » des facteurs est inversé, car maintenant il s’agit d’un président gaulliste, Jacques Chirac, et d’un Premier ministre socialiste, Lionel Jospin. Néanmoins, l’analyse profonde de la cohabitation correspond à la section suivante, notamment en raison de l’existence d’une volonté politique nette des protagonistes cohabitationnistes afin de réduire les possibilités d’une future cohabitation à travers diverses révisions constitutionnelles et électorales, lesquelles sont le résultat des accords des partis majoritaires. Ces changements sont à l’origine, comme il sera dit, d’une perpétuation des conditions établies en 1962, ou la concrétisation de la logique de la «Constitution Capitant». Néanmoins, la période cohabitationniste se termine, comme la première, par le triomphe électoral du président en fonction, sur le Premier ministre candidat à la présidentielle. Ces deux victoires des présidents sortants indique, sans doute, une préférence claire des électeurs français pour le système «efficace» inauguré en 1962 et un rejet d’une «re-parlementarisation»463, comme celle qui, en théorie, se produit entre 1997 et 2002. En outre, la cohérence des majorités est rétablie en raison du résultat des élections législatives des 9 et 16 juin 2002, lesquelles sont organisées immédiatement après les élections présidentielles par la décision unanime des partis importants. Ainsi, l’alliance exclusivement créée afin d’apporter un soutien législatif au président élu, l’ Union pour la Majorité présidentielle, obtient 365 sièges, suivi par le Parti socialiste avec 141. L’ample victoire du parti présidentiel trouve son explication dans l’échec du candidat socialiste Lionel Jospin à l’élection présidentielle, dans laquelle il n’accède même pas au deuxième tour, cédant sa place au candidat d’extrême droite, Jean-Marie Le Pen. Le caractère radical des options et le rejet des électeurs envers le candidat du 463 Préférence exacerbée, peut-être, en raison du martelage médiatique défavorable à une lecture « parlementaire » des institutions de la Cinquième République. - 273 - Front National conduisirent le Président Chirac à s’imposer le 5 mai 2002 par 80% des voix, chiffre impressionnant (mais trompeur car la plupart des voix s’expriment « contre » Le Pen et non pas « pour » Chirac) qui trouve écho dans le résultat des législatives. La majorité législative obtenue, devait induire un retour aux pratiques antérieures à la cohabitation concernant l’affaissement du Premier ministre. Ainsi, la personne nommée au poste est, étrangement, un homme centriste, c’est-à-dire étranger au Rassemblement pour la République, et ayant une trajectoire politique longue (député européen et ancien secrétaire de l’UDF). Pourtant, il s’agit d’un personnage moins connu que ses prédécesseurs (il suffit de se souvenir de l’importance d’un Michel Debré, d’un Jacques Chaban-Delmas, d’un Jacques Chirac, Pierre Mauroy, Michel Rocard ou Alain Juppé comme Premier ministre inaugural) et se trouve, par conséquent, dans une position moins favorisée. Il est clair que ce cas n’est pas isolé, car il répond à une logique dérivée des conditions existantes depuis 2000 et 2002. La coïncidence absolue des mandats présidentiel et législatif de l’Assemblée, instaurée en 2000 et mise en pratique en 2002, permet d’éloigner les fantômes de la cohabitation aussi bien que d’assurer la stabilité gouvernementale pendant toute la présidence. Ce changement renforce donc la mainmise présidentielle sur le Gouvernement et donc sur son chef constitutionnel, le Premier ministre. Le référendum manqué du 29 mai 2005 dans lequel est en jeu l’approbation populaire de la Constitution Européenne, premier référendum négatif depuis 1969, fut à l’origine d’une situation politique embarrassante pour le Gouvernement. Ainsi, ce résultat permit au président de faire valoir l’hégémonie rétablie en 2002. En effet, le Président Chirac révoque Jean-Pierre Raffarin et nomme Dominique de Villepin464 le 2 juin 2005. Cette nomination implique, une fois de plus, l’accomplissement de la règle qui veut que le deuxième Premier ministre soit un homme d’extrême confiance du président. Dans le cas d’espèce, il s’agit d’un fonctionnaire formé aux écoles les plus prestigieuses du pays, même s’il n’avait jamais occupé un poste électif, comme l’avaient fait pas mal de ses prédécesseurs. Ce choix d’un chef de Gouvernement ayant un profil purement 464 Dans ce cas la transition consolide ce qui semble être une tradition dans la Cinquième République: sur 9 ministres « importants » (Défense, Affaires Etrangères, Intérieur, Education, Economie, Travail, Justice, Santé et Relations avec le Parlement) 4 ministres continuent malgré l’éloignement de Jean-Pierre Raffarin et l’arrivée de Dominique de Villepin. - 274 - technique place le Premier ministre comme une sorte de délégué présidentiel, plus proche d’un coordinateur ministériel, semblable au rôle développé par le Chef de Cabinet argentin. Le cas du Président Sarkozy n’est autre chose que la ratification de la ligne, voire son approfondissement, depuis les élections présidentielles de 2002. Ainsi, après l’avoir emporté au premier tour du 22 avril 2007 avec 30 % des voix et au deuxième tour de l’élection le 6 mai avec 53% des voix, la logique indiquait qu’il devait s’imposer aussi aux élections législatives. Au-delà d’une diminution du nombre absolu des sièges obtenus par le groupe présidentiel en comparaison avec les élections législatives de 2002, il faut dire qu’il y a eu un support massif au programme présidentiel, programme structuré sur un axe : le changement, la coupure radicale avec les gestions antérieures, gaullistes et socialistes. C’est pour cette raison que l’appui reçu par le Président Sarkozy a été comparé, en raison de son impact concernant la structure du système politique, à celui obtenu par les Présidents de Gaulle en 1968 et Mitterrand en 1981465. A ce stade de l’analyse et en récapitulant les arguments développés, plusieurs éléments permettent d’établir une comparaison entre la situation du Premier ministre français et celle du Chef de Cabinet argentin ont été identifiés. Premièrement, une analyse de la situation constitutionnelle ou normative de l’un et de l’autre a été développée, en concluant que le Premier ministre français a depuis un tel point de vue, une importance institutionnelle beaucoup plus grande que le Chef de Cabinet argentin. Deuxièmement, une transformation de la situation constitutionnelle du Premier ministre français et du Chef de Cabinet argentin en raison de la logique du système politique a été exposée. Cette transformation, dans les deux cas, signifie un abaissement de leurs attributions constitutionnelles. Troisièmement, une étude des cycles électoraux argentin et français (c’est-à-dire du timing des élections présidentielles et législatives) a été menée. En outre, il a été 465 Cf. CHEVALLIER (Jean-Jacques), CARCASSONNE (Guy) et DUHAMEL (Olivier), Histoire… p. 553-554. - 275 - exposé que la comparaison des deux organes pouvait être faite à travers l’établissement d’une échelle progressive, dans laquelle l’échelon le plus haut, pouvait être le rôle prévu par la Constitution française pour le Premier ministre et l’échelon le plus bas, le rôle du Chef de Cabinet argentin du point de vue du système politique. Ainsi, deux étapes qui se différencient en ce qui concerne la comparaison des deux organes ont été identifiées. Dans un premier temps, le Premier ministre occupe une place institutionnelle beaucoup plus importante que le Chef de Cabinet argentin. Pourtant, cette place institutionnelle ne correspond pas au rôle prévu par la Constitution française, mais se trouve au milieu de ce qui devait être sa fonction constitutionnelle (critère maximal) et ce qu’est en pratique le Chef de Cabinet en argentine (critère minimal). Dans un deuxième temps, néanmoins, il y a un rapprochement majeur avec la situation précaire du fonctionnaire argentin. Cependant, il faut dire que depuis les élections présidentielles de 2002, il y a un changement en France, qui se traduit par la nomination de personnalités politiquement moins importantes pour remplir la fonction de Premier ministre initial. - 276 - Élections Législatives 1962-2007 ELECTION COMPOSANTS PRINCIPAUX SIEGES DE LA MAJORITË 1962 UNR – UDT – RI 268 / 482 1967* UDVe – RI 241 / 487 1968 UDR – RI 354 / 487 1973** UDR – RI 238 / 490 1978 RPR – UDF 277 / 491 1981 PS – PCF 329 / 491 1986+ PS – PCF 247 / 577 1988*** PS – PCF 300 / 577 1993+ PS- PCF 80 / 577 1997+ RPR – UDF 253 / 577 2002 UMP 365 / 577 2007 UMP 320 / 577 UNR, UDVe et RPR sont les dénominations successives du parti gaullista, tandis que RI et UDF sont les dénominations adoptées par le giscardisme. L’UDT est l’Union Démocratique du travail, agrupation des gaullistes de gauche, lidérée par René Capitant. L’UMP est l’alliance gaulliste-centriste qui fut auparavant l’Union pour la majorité présidentielle, et plus tard devint l’Union pour un mouvement populaire. (*) Pour les élections de 1967 les gaullistes obtiennent une majorité de 244 députés en incorporant des députés sans appartenance à un un groupe parlementaire. (**) En 1973, un front électoral soutenait la majorité présidentielle: l’Union des républicains de progrès ou URP- laquelle avec l’Union Centriste (avec 30 députés) plus d’autres députés sans appartenance (7) forme une majorité de 275 députés. (***)En 1988, la majorité socialiste (PS) n’est que rélative en raison de la réticence des communistes (PCF), dont leur support n’est inconditionnel comme en 1981. Le PS isolé n’obtint que 275 sièges. (+)Cohabitation - 277 - Tableau comparative de la situation du Chef de Cabinet et du Premier ministre aux régimes et systèmes politiques Chef de Cabinet constitution nel Premier ministre constitution nel Chef de Cabinet pratique Premier ministre pratique Nommé par Président le Oui Oui Oui Oui Révoqué par Président le Oui Non Oui Oui Oui Non Oui Oui Oui Oui Non Non le Oui Oui Non Non Titularité de l’Administratio n Non Oui Non Oui Attributions de Gouvernement sur les principales politiques publiques Non Oui Non Non Conduction de la Politique Étrangère Non Oui Non Non Contreseing des actes présidentiels** Oui Oui Non Non Chef ou Supérieur des ministres*** Oui Oui Non Non Leader de Majorité Non Oui Non Non Responsabilité devant Président le Responsabilité devant Législatif* le Révoqué par Législatif* la Législative * Jusqu’à ce moment aucun Chef de Cabinet ou Premier ministre a été révoqué en raison d’une censure législative au milieu d’un mandat présidentiel (le cas de Georges Pompidou est particulier car il demeure au poste). ** Le contreseing du Chef de Cabinet ou celui du Premier ministre n’est pas fondamental car ils peuvent être révoqués à n’importe quel moment par le président. *** Dans le cas du Premier ministre, même au système politique il a une certaine prééminence sur les ministres. Pourtant, lorsque cette prééminence est inférieure à celle proclamé par le texte constitutionnel, elle est annulée par les effets du système politique : le président peut le courtcircuiter. - 278 - Pourtant et indépendamment de ce qui a été dit, la cohabitation dans la manière dont elle a été pratiquée, de même que la réduction du mandat présidentiel à cinq ans et l’inversion du calendrier électoral proposée en 2002, introduisent des changements majeurs en France. Ces changements impliquent un tournant supplémentaire dans le développement institutionnel de la Cinquième République, la poussant vers une structure moins parlementaire et encore plus présidentialisée, laquelle pousse à mener des analyses additionnelles et des comparaisons supplémentaires avec le présidentialisme argentin. Malgré les différences concernant la possibilité majeure ou mineure de « cohabitation » existantes en France et en Argentine, dans les deux cas on constate un accroissement du rôle présidentiel et une diminution de celui du Premier ministre et du Chef de Cabinet argentin. - 279 - CHAPITRE II CHANGEMENTS INSTITUTIONNELS DUS À UNE SITUATION D’EXCÉPTION ET RÉAFFIRMATION DE LA PRÉÉMINENCE PRÉSIDENTIELLE - 280 - La continuité historique d’une certaine situation institutionnelle configure ce qui pourrait être appelé ou qualifié de « normalité » institutionnelle. L’analyse de la prééminence présidentielle demande, afin de comprendre ses aspects centraux, une étude de cette situation de « normalité » 466 . Or, il y a aussi des configurations institutionnelles, produits de l’interaction des acteurs politiques intervenants, qui peuvent donner comme résultat des situations institutionnelles « d’exception ». Ainsi, l’étude de telles situations (comme le furent les cohabitations dans le cas français et la crise de 2001 dans le cas argentin) a aussi une importance du point de vue analytique, notamment lorsqu’elles signifient un renforcement de la position institutionnelle du président. Ces situations exceptionnelles peuvent être caractérisées comme étant inspirées par une volonté éminemment « présidentialiste » des acteurs politiques en France et par l’échec des instituts « d’atténuation » du présidentialisme argentin introduits en 1994 (section I). En outre, il faut prendre en considération les changements institutionnels suscités par ces expériences d’exception, notamment en raison de leur empreinte présidentialiste. Ces changements rapprochent donc les systèmes politiques argentin et français (section II). 466 Le terme « normalité institutionnelle » fait référence ici aux situations de coïncidence entre majorité présidentielle et majorité législative en France de même qu’aux situations de continuité démocratique régulière en Argentine. - 281 - SECTION I COHABITATION POSSIBLE EN FRANCE, COHABITATION IMPOSSIBLE EN ARGENTINE : SITUATION DIFFÉRENTES, RÉSULTATS COINCIDENTS - 282 - Le régime politique fondé par la Constitution de la Cinquième République a, depuis sa création en 1958, plus de cinquante ans. De ces cinquante ans, approximativement quatre ont été d’une hégémonie présidentielle modérée, mais potentiellement dominante (1958-1962), et trente-huit d’hégémonie présidentielle (1962-1986; 1988-1993; 1995-1997 et 2002-2009). C’est-à-dire que les neuf ans de cohabitation ou coexistence institutionnelle entre un président d’un parti et un Premier ministre d’un autre parti (1986-1988; 1993-1995 et 1997-2002) constituent une sorte «d’accident» institutionnel, concentré sur une période définie: 1986-2002. De ces seize ans, il peut être dit qu’une majorité a été cohabitationniste (neuf) et une minorité de présidentialisme majoritaire (sept). Concernant la Constitution argentine sanctionnée en 1994, elle a déjà plus de quinze ans de vie institutionnelle. Pourtant, depuis la création du poste de Chef de Cabinet de Ministres jusqu’à aujourd’hui, les périodes pendant lesquelles un président d’un parti a dû cohabiter avec un Chef de Cabinet de l’opposition, ont été nulles. Les raisons qui conduisent à minimiser l’expérience française comme point d’inflexion « parlementaire» ou comme un «retour» au régime projeté par le constituant de 1958 de même que celles qui contribuent à expliquer l’absence d’une cohabitation «à l’argentine» sont différentes. Pourtant, ce qui est clair est que dans les deux cas, une fois surmontées les conditions de la cohabitation «possible» en France et de la cohabitation «impossible» en Argentine, il y a un renforcement du phénomène de la présidentialisation du système politique. C’est pour cette raison que l’établissement commun du renforcement présidentiel doit être analysé en séparant les deux expériences afin de discerner nettement quelles ont été les raisons, dans un cas et dans l’autre, de l’accroissement postérieur de la position du président. Ainsi, la démonstration implique l’analyse de la «cohabitation possible» française comme ratification de la présidentialisation majoritaire (1) et ensuite l’étude de la «cohabitation impossible» argentine, qui aboutit aussi en une ratification de la présidentialisation (2). - 283 - § 1. La « cohabitation possible » française, ratification de la présidentialisation Dans le cas français, la cohabitation «possible» en raison de l’architecture institutionnelle des régimes premier-présidentiels se produit lorsqu’un éloignement de cinq ans entre l’élection présidentielle et l’élection législative a lieu. Ainsi, en 1986 débute ce duo inédit dans lequel le président devient le chef de l’opposition parlementaire et le Premier ministre chef effectif du Gouvernement en raison de son rôle de chef de la nouvelle majorité au Parlement. La même situation se produit en 1993, cinq ans s’étant écoulés depuis la dissolution de 1988 et lors des élections législatives. La situation est différente en 1997 car la dissolution confuse de 1997 orchestrée par le Président Chirac contribue dans une large mesure à la défaite du gaullisme. Pourtant, au-delà du fait que chacune des cohabitations obéit à des causes immédiates différentes, celles de 1986 et 1997 doivent être analysées ensemble. Les deux cohabitations partagent, en effet, la caractéristique essentielle qu’il s’agit d’un président ayant l’intention d’être réélu face à un Premier ministre qui veut devenir président de la République. La cohabitation de 1993 est différente en raison du caractère de «fin de règne» du Président Mitterrand, et donc peu pertinente dans l’instant467. Néanmoins, il n’est tout simplement pas possible d’identifier un président français sans majorité propre à l’Assemblée avec un Chef d’État d’un régime parlementaire468. Un président français minoritaire ne peut pas profiter des pouvoirs qu’il s’est approprié du Premier ministre, mais il ne devient jamais (notamment en raison de la légitimité qu’octroie l’élection directe) une simple figure protocolaire469. Plusieurs raisons conduisent à minimiser l’expérience cohabitationniste française comme un «retour» au texte de 1958. 467 Pour une appréciation de la cohabitation de 1993-1995 voir: BALLADUR (Édouard), Deux ans à Matignon, Plon, 1995. 468 Du type, par exemple, du président italien ou du Bundespräsident allemand. 469 L’affirmation appartient à SARTORI (Giovanni), Ingeniería constitucional comparada… p. 140. - 284 - Une première objection, commune aux trois expériences, pourrait être caractérisée comme une «objection sémantique». Ainsi, la dénomination «cohabitation» (attribuée à Valéry Giscard d’Estaing) afin de décrire la situation configurée par la défaite législative du parti politique du président montre ab initio une certaine négation du régime politique instauré par la Constitution de 1958. Dès que le triomphe d’un parti politique aux élections législatives se produit, conformément donc à une majorité à l’Assemblée, il est naturel que le leader de cette majorité (notamment dans un système majoritaire comme en France, favorable à la formation des majorités, même si en 1986 l’on établit la représentation proportionnelle –manœuvre gouvernementale afin de réduire l’impacte d’une défaite éventuelle-) soit nommé Premier ministre. L’exercice des attributions des articles 20 et 21 de la Constitution devrait ainsi appartenir exclusivement au Chef de Gouvernement. Parler donc de «cohabitation» (terme banalisé par son utilisation académique et journalistique) laisse voir que la situation est abordée depuis une perspective présidentialisée. Ainsi le fait de qualifier le président de «cohabitant», égal au Premier ministre récemment «imposé» comme leader du parti victorieux, implique une minimisation de l’impact institutionnel de la volonté des électeurs. Cette minimisation obéit au fait que la majorité du corps électoral a voulu qu’une majorité politique différente de celle qui existait, s’imposât et s’installât pleinement au Palais Bourbon et à Matignon. La cohabitation apparait ainsi comme un sub-produit du présidentialisme français470. Ainsi, «estimer que l’usage par le Premier ministre de ses prérogatives se fait d’abord contre le chef de l’État […] Considérer qu’il y a cohabitation à l’issue d’élections législatives défavorables au président, c’est discerner un désaveu présidentiel là où la logique parlementaire ne devrait pourtant distinguer qu’une simple mise en œuvre de ses mécanismes» 471. Deuxièmement, il a été dit que la mise en place de la première cohabitation (19861988), c’est-à-dire la persistance des acteurs politiques afin de démontrer qu’il s’agissait d’une situation viable du point de vue institutionnel était liée à la future élection présidentielle. Ainsi, si le Président Mitterrand avait été obligé de se démettre (comme l’aurait suggéré l’application de la logique de 1962), le président sortant et le leader de 470 Cf. DAUGERON (Bruno), « La cohabitation et ses faux semblants : réflexions sur le présidentialisme minoritaire », RDP, 2004 p. 72. 471 Ibidem p. 73. - 285 - la nouvelle majorité auraient eu des difficultés du point de vue électoral et politique. De cette façon, la réalisation d’une nouvelle élection présidentielle aurait certainement signifié le triomphe (selon la majorité des sondages de l’époque) de Raymond Barre, ancien Premier ministre du Président Valéry Giscard d’Estaing472. Pour cette raison, les leaders des trois forces politiques dominantes François Mitterrand pour le Parti socialiste, Jacques Chirac pour le mouvement gaulliste et Valéry Giscard d’Estaing pour le centrisme, étaient les principaux intéressés dans la mise en place d’une cohabitation afin de se positionner pour les prochaines élections présidentielles. Troisièmement, une autre objection peut être tirée de la cohabitation courte de 1986-1988. Elle montra clairement la persistance de la légitimité démocratique populaire incarnée par la majorité présidentielle comme concurrente directe de la légitimité démocratique des élections législatives. Ainsi, le pouvoir présidentiel put se maintenir et même préparer une stratégie afin d’affronter le gaullisme triomphant. Ainsi, afin d’attaquer tous les fronts et d’induire un affaiblissement le plus fort possible avant l’épisode électoral central que structure la Cinquième République, c’està-dire l’élection présidentielle, diverses stratégies furent utilisées. La première stratégie, préalable à la cohabitation proprement dite, fut double. D’une part, le Gouvernement socialiste aboutit à réformer le système électoral afin de substituer le système majoritaire en vigueur au système proportionnel. Ce changement devait gêner la formation d’une majorité claire laissant ainsi ouverte la possibilité d’établir un Gouvernement socialiste minoritaire ou, au moins, d’augmenter la fragmentation dans la composition de l’Assemblée et ouvrir des sièges pour des forces politiques alternatives, notamment le Front National. Ainsi, le parti de Jean Marie Le Pen était capable de capter des voix du RPR, voix qui dans un système majoritaire, seraient allées vers les candidates de la droite républicaine. L’objectif était de réduire l’impact d’une défaite socialiste ou d’une victoire de l’alliance RPR-UDF. D’autre part, la stratégie consista en une modification des conditions de nomination des fonctionnaires, tout en augmentant le nombre de postes à pourvoir par décret 472 Cf. CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel p. 463. - 286 - présidentiel au Conseil des ministres. En outre, le président augmenta le nombre de postes disponibles dans les entreprises publiques et força à la mise à la retraite de nombreux fonctionnaires afin de mettre à leur place des militants socialistes. Les Préfets et autres fonctions liées aux Forces de Sécurité furent aussi modifiés afin d’augmenter le nombre des sympathisants présidentiels en leur sein473. La deuxième stratégie, concerna la question des nominations au Cabinet. Ainsi, faisant valoir une vieille tradition gaulliste qui réservait le contrôle direct des Affaires Étrangères et la Défense nationale au président, il s’est permis de s’opposer à la nomination des personnalités proposées par le Premier ministre. Jean Lecanuet et François Léotard souffrirent donc du veto présidentiel concernant les postes de ministre d’affaires étrangères et de défense, respectivement474. Finalement, le président et le Premier ministre accordèrent, à travers une négociation imposée entre des acteurs politiquement opposés mais obligés de coexister, de nommer des personnalités étrangères au monde politique et aux cadres des partis en dispute, comme le furent André Giraud (à la défense) et Jean-Bernard Raimond (aux affaires étrangères)475. Audelà du fait que le président s’arrogea ce droit de veto concernant ces zones traditionnellement réservées au Chef d’État, ce qui est surprenant est la « docilité » du Premier ministre et sa prédisposition afin de négocier ces nominations, nominations qui en outre lui appartiennent du point de vue constitutionnel. Au lieu de livrer une bataille publique, revendiquant l’onction populaire récemment reçue, il désigna des personnalités approuvées par le président. Un troisième stratagème fut celui d’empêcher le développement normal des tâches du Gouvernement. Du point de vue institutionnel, deux conflits majeurs se produisirent. 473 Cf. COHENDET (Marie-Anne), La cohabitation : Leçons d’une expérience, coll. Recherches politiques, PUF, 1993 pp. 194 et ss. 474 475 GICQUEL (Jean), « De la cohabitation », pouvoirs, n° 49, 1989 p. 72. Cf. AMORIM NETO (Octavio) et STROM (Kaare), « Breaking the Parliamentary Chain of Delegation: Presidents and Non-partisan Cabinet Members in European Democracies », British Journal of Political Science, nº 36, 2006 p. 619. - 287 - Le premier fut le refus présidentiel concernant la signature de trois ordonnances 476 proposées par le Premier ministre (privatisation d’entreprises circonscriptions électorales et aménagement du temps de travail) 477 publiques, . Le refus présidentiel ne produisit pas de blocage institutionnel car le Gouvernement, finalement, présenta des projets de loi au Parlement (où il avait une majorité nette). Néanmoins, ce refus est signe de l’influence présidentielle comme facteur déterminant du système politique. Le second, a un rapport avec un autre refus présidentiel « gaullien » : celui de réunir, comme en effet l’avait fait Charles de Gaulle, une session extraordinaire du Parlement. Argumentant qu’en raison des articles 29 et 30 de la Constitution la décision appartenait exclusivement au président, le chef d’État renforça sa position. Le troisième fut une controverse sur une autre des composantes du «secteur réservé» présidentiel : la défense nationale. Une première divergence dans ce champ soumis, selon la Constitution, au Premier ministre, lequel dispose des Forces Armées et est responsable de la défense nationale, a un rapport avec le projet américain de la «guerre des étoiles»478. Le Premier ministre, après avoir publiquement loué l’initiative479, fut obligé par le président à renoncer au projet. Une deuxième divergence a un lien avec la stratégie nucléaire française. Ainsi, si le Premier ministre voulait privilégier la composante terrestre de l’armement nucléaire, le président décida de développer la composante sous-marine. Le quatrième conflit fut un renforcement du rôle présidentiel concernant l’autre volet du «secteur réservé», les affaires étrangères. Là le président 476 L’article 38 de la Constitution autorise le Parlement à dicter une loi d’habilitation qu’autorise le Gouvernement à émettre des ordonnances concernant des matières normalement réservés au domaine législatif. Ainsi, ces instruments juridiques s’intègrent à l’ordonnancement juridique afin de réguler, selon le critère gouvernemental, les matières objet de la délégation. Il pourrait être fait (et il sera fait dans la troisième partie) une comparaison de cet institut avec les décrets délégués prévus par l’article 76 de la Constitution argentine. 477 La négative présidentielle fut à l’origine d’un débat profond concernant plusieurs professeurs de droit. Ainsi, il y avait des professeurs en faveur de la position présidentielle, tandis que d’autres se trouvaient dans une position diamétralement opposée. Pour obtenir un bilan des arguments utilisés, voir : TROPER (Michel), « La signature des ordonnances : Fonctions d’une controverse », pouvoirs, n° 41, 1987 p. 75 ; pour une opinion contraire à la position présidentielle voir : COHENDET (Marie-Anne), La cohabitation… pp. 173 et ss. 478 Il s’agit du Strategic Defense Initiative conçue par le Président Reagan aux années ‘80. 479 Les déclarations publiques en faveur d’un tel projet datent, par exemple, du 22 mai 1986. Conf. COLLIARD (Claude-Albert), « Les pouvoirs du Président de la République en cas de coexistence institutionnelle (mars 1986 – mai 1988) », RDP, 1989, p. 1582. - 288 - continue d’être un acteur important, notamment pendant les sommets internationaux, où on dit que la France «se prononce à travers plusieurs bouches mais parle d’une seule voix» 480. Cependant, ce rôle présidentiel ne signifia pas, il est vrai, une disparition du Chef de Gouvernement. Par contre, c’était le résultat d’un accord parmi les cohabitants. Le cas du sommet international à Tokyo pendant la cohabitation fut paradigmatique à cet égard : tandis que le Premier ministre habilita un Concorde pour le déplacement présidentiel, le Chef du Gouvernement arriva quelques heures plus tard et à travers un vol commercial. Le Premier ministre, leader d’une majorité solide à l’Assemblée, s’est donc volontairement mis dans une position secondaire face au président de la République, dont sa majorité venait de disparaitre. La cohabitation amorcée en 1997 et finalisée en 2002 n’est pas complètement différente de celle amorcée en 1986 par rapport à ses conséquences effectives et pour cette raison elle devient la source d’une quatrième objection face à ceux qui affirment que la présidentialisation fut « rompue ». Premièrement, du point de vue sémantique, la coexistence institutionnelle fut exposée comme cohabitation et pas comme primauté absolue du Premier ministre sur le président. Ainsi, Lionel Jospin, au-delà d’avoir dit qu’ «il n’y a pas de domaine de la politique française où le président de la République aurait le dernier mot» 481, déclare plus tard «J’entends veiller aux conditions d’engagement de nos unités sur des théâtres extérieurs […] La décision de recourir à la force, ne saurait être aventurée. Elle relève des plus hautes autorités de l’Etat, du président de la République et du Gouvernement» 482 , tout en reconnaissant au président vaincu aux élections législatives des attributions en matière de défense. Plus tard il allait réitérer le même point de vue par rapport aux affaires étrangères, en raison des dispositions constitutionnelles de même que de la «tradition de la Cinquième République» 480 483 . En outre, le président lui-même veut Pourtant, il faut reconnaitre que la « voix » importante était celle du Premier ministre et la majorité législative derrière lui. Cependant, le fait de la participation directe du chef de l’État constitue une survivance du pouvoir Présidentiel. 481 Cf. REVUE POUVOIRS, Chroniques Constitutionnelles françaises, pouvoirs, nº 84 , 1998 p. 200. 482 Ibidem p. 201. 483 Ibidem, n° 94, 2000 p. 189. - 289 - renforcer son rôle en disant que «La Constitution prévoit des choses et ces choses donnent, notamment, une prééminence, et je dirais, donnent un peu le dernier mot au président de la République…[Il y a] quelques domaines essentiels où le rôle du président s’impose comme gardien dans le domaine de la vigilance. Tout ce qui touche à la place de la France dans le monde, c'est-à-dire, non seulement naturellement son rang, non seulement sa sécurité et sa défense, et la défense de ses intérêts, mais aussi ses parts de marché […] Tout ce qui concerne l’acquis européen […] Tout ce qui touche à la modernisation […], et notamment dans le domaine de l’enseignement, de la recherche, et tout ce qui tient à la mise en œuvre des hautes technologies […] Tout ce qui touche à l’équilibre de notre société ; sa protection sociale, ses acquis sociaux, sa cohésion sociale, tout ce qui touche à la solidarité. Sur tous ces points-là, le président de la République, selon moi, doit être extrêmement vigilant pour s’assurer que rien n’est fait qui puisse mettre en cause ces grands principes»484. Néanmoins, du fait que le président, à la différence de la cohabitation antérieure, a provoqué une dissolution «à l’anglaise», voulant imposer son parti et prolonger pour cinq ans encore la cohérence entre la majorité présidentielle et législative, il ne prépare pas une stratégie cohabitationniste. Ainsi il perd la chance de construire une « protection » comme l’avait fait le Président Mitterrand. Malgré cela, et justement en raison du poids spécifique de la présidence dans une telle situation, sans doute la situation la plus faible pour un président depuis 1958, Jacques Chirac a pu résister sur ces questions essentielles. Premièrement, concernant les affaires étrangères, notamment européennes, le président fait de nombreux voyages à l’étranger, se montrant comme un défenseur du commerce extérieur français et organisateur des sommets internationaux. Les grandes options de politique internationale de la France furent aussi objet d’une ratification de la « coutume constitutionnelle » qui confère au président une primauté dans la matière. Ainsi, la volonté primo-ministérielle (non discutée avec l’Elysée) d’incliner la position française dans le conflit israélo-palestinien en faveur des premiers fut mal reçue par l’opinion 484 Ibidem p. 200. - 290 - publique485. Deuxièmement, concernant la défense nationale, le président revendique comme un succès personnel la réforme intégrale des Forces Armées et l’élimination de la conscription militaire486. En outre, concernant le conflit kosovar il affirme que la Constitution, en matière d’opérations militaires, lui confère un pouvoir de décision, confirmant ainsi que, chaque fois qu’une décision importante était prise, c’était dans son bureau487. Pourtant, la responsabilité totale de l’influence présidentielle n’appartient pas exclusivement au chef d’État (comme ce ne fut pas le cas non plus en pendant la cohabitation de 1986-1988), mais aussi au Premier ministre, notamment ses attitudes face aux élections présidentielles de 2002. En effet, ayant reçu des partis politiques dont ils étaient les leaders, une légitimité plus récente que celle des partis qui avaient imposé ses rivaux comme présidents, Jacques Chirac et Lionel Jospin n’ont pas voulu complètement démolir la fonction présidentielle construite à partir d’une lecture particulière de la Constitution de 1958. Premièrement en raison de l’importance centrale qu’a l’élection présidentielle comme élément structurant du système politique français488. C’est en raison de cette importance que la cohabitation est construite non comme une alternative permanente à l’hégémonie présidentielle, mais comme une impasse, un chemin intermédiaire afin de reconstruire ses forces et arriver à l’élection présidentielle dans les meilleures conditions possibles. Cette caractéristique essentielle du discours cohabitationniste implique aussi que le président au poste, de même que le Premier ministre voient tous 485 486 Cf. CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel p. 466. Cf. LE GALL (Jacques), « La troisième cohabitation : quelle pratique des institutions de la Cinquième République ? » RDP, 2000 p. 113. 487 Cf. REVUE POUVOIRS, Chroniques Constitutionnelles françaises, pouvoirs, nº 91 , 1999 p. 224. 488 Ainsi il a été dit que «la répartition des pouvoirs au sein de l’exécutif influence également la logique de l’élection présidentielle au suffrage direct. Si le Président est la figure centrale au sein de l’exécutif, c’est-à-dire le chef de l’exécutif, les leaders politiques les plus éminents participent à la compétition présidentielle, elle devient alors un événement central, doté d’effets structurants sur les partis politiques» PUTZ (Christine), « La présidentialisation des partis français » in HAEGEL (Florence) –Coord.-, Partis politiques et système partisan en France, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 2007 p. 332. - 291 - les deux la présidence comme sommet institutionnel à atteindre. Le fait que la majorité des Premiers ministres ait voulu se présenter dans des élections présidentielles tandis qu’aucun ancien président n’ait voulu devenir Premier ministre, conforte cette perception489. Ainsi, l’intérêt présidentiel afin de réaffirmer son rôle se mêlant aux principaux sujets politiques de même que la faible opposition primo-ministérielle devant ses interventions sont pleinement justifiés. Cette opposition faible est due au fait que les Premiers ministres n’avaient pas intérêt, étant des aspirants à la présidence, à affaiblir la fonction qu’ils convoitaient. Deuxièmement et en conséquence de ce qui vient d’être dit, deux changements fondamentaux sont introduits pendant la troisième cohabitation : la réduction du mandat présidentiel à cinq ans et son alignement sur celui de l’Assemblée et l’inversion du calendrier électoral en 2002. Concernant l’établissement du quinquennat, la position du Président Chirac est changeante, tandis que celle du Premier ministre est constante. Le président dans un premier moment y est hostile car, selon lui, elle implique, dans les faits, l’instauration du présidentialisme (c’est-à-dire une primauté présidentielle permanente, comme ce qui a effectivement été) ou un retour au parlementarisme chaotique de la Quatrième République490. Néanmoins, après trois ans de cohabitation, il accepte491. Dans le cas du Premier ministre, il se montre favorable car il s’agit d’une proposition du Parti socialiste lors de la campagne présidentielle de 1995. Concernant le calendrier électoral, l’inversion est un élément très significatif en faveur de la prééminence présidentielle. L’inversion est très importante car, si le Premier ministre avait voulu restructurer la logique politique de la Cinquième République, détruisant la «Constitution Capitant», il aurait du maintenir le calendrier 489 Michel Debré en 1981; Georges Pompidou en 1969; Jacques Chaban-Delmas en 1974; Jacques Chirac en 1981, 1988 y 1995; Raymond Barre en 1988; Édouard Balladur en 1995 y Lionel Jospin en 2002; tous anciens hôtes du Palais de Matignon renforcent cette affirmation. 490 Cf. REVUE POUVOIRS, Chroniques Constitutionnelles françaises, pouvoirs, nº 84 , 1998 p. 210- 211 ; ibidem n° 88, 1998 p. 177 et ibidem n° 91, 1999. 491 Ibidem n° 95, 2000 p. 185. - 292 - original, organisant l’élection législative, avant l’élection présidentielle. La conservation du calendrier original aurait permis au Premier ministre de placer le centre gravitationnel politique au niveau des élections législatives et de se positionner comme leader indiscuté et potentiel Premier ministre, tout en obligeant le successeur du Président Chirac à le désigner et ainsi re-parlementariser le système. Malgré cela, devant ces options, Lionel Jospin a adopté la thèse gaullienne concernant les institutions, déclarant: «Si [de Gaulle] existait aujourd’hui et qu’on l’interrogeait pour savoir si l’élection présidentielle serait un solde des législatives ou bien devrait être celle qui commence la séquence, je pense qu’on n’a pas de doute sur la réponse qu’il formulerait» 492. La possibilité qu’ont les électeurs de se présenter aux urnes afin d’élire les députés qui siègeront à l’Assemblée nationale après l’élection présidentielle, n’est donc pas neutre. Ainsi, c’est afin de mieux comprendre ce type de situations que la notion de « regime voters » a été développée. Il s’agit des électeurs qui, indépendamment de leur appartenance partisane, votent en fonction de l’impact institutionnel du résultat des élections493. En raison de la grande impopularité du phénomène cohabitationniste au sein des électeurs à la veille de l’élection, il est donc possible d’affirmer que cet aspect a opéré afin d’accroitre le triomphe du parti présidentiel. Cet accroissement signifie, sans doute, que certains électeurs ont laissé de coté leur préférence partisane (notamment dans le cas des électeurs placés à gauche) afin d’assurer l’existence d’une majorité consistante et soumise au président à l’Assemblée494. Finalement, dans les deux cas, soit pour les élections présidentielles de 1988 soit pour les élections présidentielles de 2002, le candidat ayant exercé la présidence de la République pendant la cohabitation s’impose sur le candidat qui avait développé les fonctions de Premier ministre. 492 Ibidem n° 98, 2001 p. 191. 493 Cf. GSCHWEND (Thomas) et LEUFFEN (Dirk), « When voters choose regimes: the issue of cohabitation in the French elections of 2002 », Working Paper n°63, Mannheimer Zentrum für Europaïsche Sozialforschung, 2003. 494 Dans le texte cité, la méthodologie utilisée de même que les résultats qui conduisent aux conclusions faites sont largement exposés. Ainsi ils démontrent que la préférence concernant le régime politique est un élément relevant du raisonnement de l’électeur. - 293 - Ainsi, c’était l’accord des partis politiques les plus importants du système politique français, le gaullisme et le socialisme, qui fut à l’origine de la réduction du mandat présidentiel de même que de l’inversion du calendrier électoral. Ces changements ont eu un effet concret : la ratification et même l’approfondissement des pratiques antérieures à la cohabitation. Ainsi, il va s’agir, à la fois, d’une confirmation, mais aussi d’un approfondissement du présidentialisme majoritaire français. L’analyse des deux cohabitations importantes en raison de la confrontation effective entre un président d’un parti politique et un Premier ministre jadis leader de l’opposition donne donc des résultats particuliers. Ces résultats conduisent à se poser à nouveau certaines questions de même qu’à revoir certaines conclusions. Ainsi, même si le Premier ministre a assumé des responsabilités plus proches de celles qui consacrent le texte constitutionnel, la pratique cohabitationniste fut incapable de s’abstraire du schéma profondément présidentialisé du système politique français. Les principaux acteurs politiques des cohabitations étudiés (présidents, Premiers ministres et membres de la majorité parlementaire) furent, en raison de motivations différentes mais au fond coïncidentes, conformes au schéma de 1962. En ce qui concerne les présidents (Mitterrand et Chirac), ils avaient comme objectif politique central leur réélection à l’Élysée. Ainsi, ils avaient intérêt à éviter une diminution de la prépondérance présidentielle. Par rapport aux Premiers ministres (Chirac en 1986, Balladur depuis 1993 et Jospin en 1997), dès qu’ils aspiraient au prix politique « majeur » de la Cinquième République, la présidence, ils ne voulaient pas désarticuler ses pouvoirs. Finalement, concernant les députés de la majorité, ils savent que c’est en raison de la force de l’institution présidentielle qu’ils optimisent leur effort dans le dépassement du risque que signifie s’investir dans une nouvelle campagne et se présenter aux élections législatives. Ainsi, l’identification avec un président récemment élu (comme ce sera le cas en raison des révisions de 2000 et 2002) est important afin d’obtenir un grand nombre de sièges à l’Assemblée. Par conséquent, il y a des raisons de poids qui conduisent à minimiser l’interprétation de l’expérience française comme étant un retour au parlementarisme, aussi bien qu’un retour total au régime établi en 1958 ou un exemple de versatilité institutionnelle afin d’offrir une alternative permanente à la domination présidentielle. - 294 - Cette interprétation trompeuse du phénomène cohabitationniste a été menée en Argentine par le Conseil pour la Consolidation de la Démocratie, laquelle eut une influence concernant l’élaboration de la réforme constitutionnelle de 1994. Au contraire, il pourrait être dit que, même si à travers la cohabitation il y a un retour partiel à l’architecture institutionnelle originelle du point de vue du régime politique (c’est-à-dire un certain rapprochement aux critères constitutionnels concernant une plus grande autonomie du Premier ministre), ce processus implique finalement une ratification de la concentration des pouvoirs présidentiels du point de vue du système politique (c’est-àdire du point de vue de l’interaction ou de la réelle conduite des acteurs institutionnels). Ainsi, au-delà d’un retour partiel au régime politique originel, le système politique présidentialisé n’a pas disparu, et il en sortit même finalement renforcé. Une confirmation et un approfondissement similaire de la présidentialisation des institutions peuvent être repérés en ce qui concerne le Chef de Cabinet argentin. Or, dans ce cas il ne s’agit pas seulement de l’influence du système politique, mais aussi d’une conséquence de la structure constitutionnelle. Ainsi, il ne fut capable ni de remplir le rôle que les secteurs réformistes antérieurs à 1994 avaient pensé pour lui, ni de devenir une alternative efficace et signifier une réelle atténuation du présidentialisme argentin. § 2. L’impossible cohabitation argentine, ratification de la présidentialisation Le débat sur la flexibilité du système présidentialiste argentin a été introduit dans les années 1980 afin de rendre possible d’un point de vue pratique un effet qui a finalement été rendu théoriquement impossible par le constituant de 1994. Ainsi, l’introduction d’un « fusible » comme le Chef de Cabinet au sein du schéma du présidentialisme classique fut justifié comme étant importante afin de canaliser les tensions inhérentes à ce système, responsables en théorie des nombreux coups d’État au XXème siècle. L’idée était donc de créer des sorties « institutionnelles » aux crises du système. Le Deuxième Rapport du Conseil pour la Consolidation de la Démocratie argumentait que dans un système «mixte» «le Premier ministre et tout son gouvernement sont les grands «fusibles» du système, lesquels sautent face à une hausse - 295 - de tension en préservant la continuité du système» 495. En outre, un des acteurs de la réforme de 1994 considérait que «le manque de flexibilité du système présidentiel argentin est notoire face aux situations de crise politique, telles que la perte de consensus par le président et le manque d’appui législatif aux politiques de gouvernement […] la difficulté pour créer des accords ou coalitions entre les différentes forces politiques» 496. Le diagnostique consistait donc à apporter une solution aux deux défauts principaux attribués, à l’époque, au présidentialisme pur, à savoir, la rigidité des mandats du président et du Congrès et la légitimité démocratique duale de l’exécutif et du législatif, tous les deux élus directement par les voix des citoyens497. La possibilité de construire un pouvoir exécutif «bicéphale» qui permettrait d’amoindrir la pression exercée sur un président à la fois chef d’État et responsable du Gouvernement, implique nécessairement l’introduction de la variable cohabitationniste. Ainsi, l’introduction d’une telle possibilité impliquait un assouplissement du principe de séparation des pouvoirs, lequel, l’on croyait, tendait à la configuration des situations de blocage institutionnel lorsque le président et la majorité législative au Congrès étaient opposés. Pourtant, deux types de raisons confluent et empêchent d’accomplir la finalité des membres du Conseil pour la Consolidation de la Démocratie et dans une moindre mesure certains des constituants de 1994. 495 CONSEJO PARA LA CONSOLIDACION DE LA DEMOCRACIA, Reforma constitucional: segundo dictamen del Consejo para la Consolidación de la Democracia, EUDEBA, 1987 p. 13 (TDA). Citation originale : “el Primer ministro y todo su Gobierno son los grandes “fusibles” del sistema que saltan frente a una brusca subida de tensión preservando la continuidad de aquél”. 496 ALFONSÍN (Raúl R.), « Núcleo… » p. 826 (TDA). Citation originale : “la falta de flexibilidad del sistema presidencial argentino es notoria frente a situaciones de crisis políticas, tales como la pérdida de consenso del Presidente y la consiguiente falta de apoyo Legislativo a las políticas de Gobierno [...] la dificultad para la formulación de acuerdos o coaliciones entre las distintas fuerzas políticas”. 497 Cf. LINZ (Juan J.) « Democracia presidencial o parlamentaria… » pp. 30 et ss et LINZ (Juan), « The perils of Presidentialism», Journal of Democracy, 1990 pp. 52 et ss. - 296 - D’une part, il y a des raisons de type purement normatif et institutionnel, antérieurement analysées498. Elles traduisent, comme il a été dit, une architecture institutionnelle déficiente, qui constitue une barrière infranchissable. L’attractivité de la possibilité d’ouvrir le gouvernement aux hommes de l’opposition est donc pauvre. D’autre part, on trouve des raisons opérationnelles ou pratiques, inhérentes au système politique argentin, lesquelles pendant la crise de décembre 2001, se manifestent et impliquent une ratification assez nette, comme il s’est passé en France, du présidentialisme fort. Ainsi, ces raisons doivent être exposées. Comme il a été dit, le cycle électoral argentin, lequel met les élections présidentielles en même temps que les élections de rénovation partielle du Congrès, favorise le parti ayant obtenu la victoire aux élections présidentielles. L’alliance de l’Union Civique Radicale (UCR) et du Front pour un pays solidaire (FREPASO) ne constitua pas une exception car la formule Fernando de la Rúa – Carlos Álvarez s’impose avec 48,4 % des voix499 et obtient un nombre important de sièges dans la Chambre des députés500. Au-delà de nombreuses erreurs politiques de l’administration de l’Alliance, deux épisodes permettent d’expliquer la faiblesse du président tout en préparant la crise finale. Premièrement, la démission du vice-président Carlos Álvarez le 6 octobre 2000, leader du FREPASO et président du sénat, dans un climat crispé en raison des dénonciations de corruption dans la Chambre Haute (dénonciations touchant aussi plusieurs membres du cabinet et avalisées par le vice-président sortant). Ce fait 498 Voir II Partie, Chaptire I, Section I. 499 Cf. MUSTAPIC (Ana María), « Inestabilidad sin colapso. La renuncia de los Presidentes: Argentina en el año 2001», Desarrollo Económico, vol. 45, n° 178 p. 266. 500 Ainsi, l’UCR obtint, le 31,9% de la chambre tandis que ses alliés du FREPASO le 14,4%. Ils furent pourtant confrontés à un Sénat dominé par le principal parti d’opposition, le Parti justicialiste. Cf. JONES (Mark), « Recruitment and selection of legislative candidates in Argentina» en SIABELIS (Peter) et MORGENSTERN (Scott), Political recruitment and candidate selection in Latin America, Penn State Press, 2008. - 297 - impliqua un exode d’un grand nombre de leaders du FREPASO de même que de l’UCR, lesquels inaugurent des partis politiques différents tels que l’Affirmation pour une République Égalitaire ou ARI de même qu’un enfermement du président dans son entourage immédiat. Cette situation d’absence d’un vice-président devait avoir un rôle central dans la solution finale du conflit. D’une part, car après la défaite électorale de l’Alliance aux élections législatives de 2001501 et s’écartant d’une règle non écrite pour des situations similaires, le Parti justicialiste conféra son support à un des siens afin d’occuper la présidence du Sénat (lequel est aussi le premier fonctionnaire dans l’ordre de succession présidentielle), normalement réservé à un membre du parti présidentiel502. D’autre part, l’absence d’un vice-président introduit comme variable, en cas de crise institutionnelle extrême, la participation du Congrès dans une procédure potentielle de succession présidentielle anticipée (c’est-à-dire, d’une solution «quasi parlementaire») en raison de la Loi 20.972503. Deuxièmement, la défaite aux élections législatives du 14 octobre 2001, auxquelles le Parti justicialiste maintient la majorité au Sénat504 et contrôle le 47,1% des députés, alors qu’auparavant ce parti dominait un 38,5%. Avec ce triomphe électoral, le PJ réunit un groupe parlementaire considérable qui lui permettrait (avec le support de quelques députés des autres partis) d’avoir à l’hémicycle un nombre de députés suffisant afin de démarrer un débat sans le consentement du parti présidentiel505. Dans un tel contexte, et largement affaibli, la crise politique (difficulté dans l’approbation du budget, perte de la majorité relative dans la Chambre basse, menace de 501 L’UCR réduit sa participation dans la chambre au 25,3% tandis que le FREPASO au 2,7%. Cf. Ibidem 502 Comme il a été fait pendant la première présidence de Carlos Menem depuis 1991, où le vice-Président Duhalde fut élu Gouverneur de la province de Buenos Aires. Le sénateur et frère Présidentiel Eduardo Menem occupa la présidence provisionnelle de la Chambre. 503 MUSTAPIC (Ana María), « Inestabilidad sin colapso…» pp. 271 et ss. 504 Il faut prendre en compte qu’elles furent les premières élections directes sénatoriales. Elles furent organisées en raison des échéances prévues par la Constitution de 1994. Le Parti justicialiste obtient plus de 50% des sièges, avec seulement 30% des voix. Cf. ESCOLAR (Marcelo), CALVO (Ernesto), CALCAGNO (Natalia) et MINVIELLE (Sandra), « Últimas imágenes antes del naufragio: las elecciones del 2001 en la Argentina », Desarrollo Económico, vol. 42, n° 165, 2002 p. 26. 505 Cf. JONES (Mark), « Recruitment and selection…». - 298 - dérogation des facultés déléguées par le Congrès) économique (récession de l’économie, limites à l’extraction d’argent en liquide des dépôts bancaires, émission des quasi monnaies aux provinces) et sociale (pillage des commerces, vandalisme dans la rue, déclaration de l’État de siège pour 30 jours) de l’Argentine pendant le mois de décembre de 2001 illustre l’inutilité de la création institutionnelle du Chef de Cabinet. Il y a néanmoins des auteurs lesquels tendent, en général, à relativiser ces défauts du présidentialisme et en particulier à ignorer l’échec du Chef de Cabinet comme alternative possible à ces crises506 (étant théoriquement un «fusible» et une «protection» du président devant une crise politique). Ainsi, ils argumentent que, l’option militaire étant écartée, c’est le système lui-même qui doit trouver la manière démocratique ou institutionnelle de canaliser la crise et que, dans les faits, il l’a fait à travers des «coalitions» au Congrès, tout en rendant flexible le caractère rigide du mandat présidentiel507. Ce raisonnement permet à ces auteurs d’affirmer qu’une variable «parlementaire» a ainsi été incorporée et qu’elle confère un certain assouplissement face à la rigidité du présidentialisme. Pourtant, cette analyse n’est pas pertinente. Ainsi, il n’est pas possible de comparer un outil courant dont l’utilisation n’est pas traumatisante comme l’est la construction parlementaire d’un gouvernement de coalition ou la censure parlementaire508, avec un outil d’exception auquel on arrive, comme le prouve le cas argentin, après une situation de crise totale (et pas seulement un crise politique comme dans le parlementarisme) avec des graves épisodes de violence dans la rue. Dans un cas, il s’agit d’une procédure prévue, incorporée et acceptée comme appartenant au système politique, dans des conditions normales d’exercice ou de normalité institutionnelle. Dans l’autre cas, il s’agit d’une procédure d’exception, étrangère au régime présidentiel, dans le cas argentin prévu au niveau législatif et pas clairement au niveau 506 Alberto García Lema semble insister à propos de l’utilité du Chef de Cabinet, lorsqu’en raison des résultats des élections législatives de 2009 il écrit un article au journal La Nación. Cf. GARCIA LEMA (Alberto), « La hora del semipresidencialismo », La Nación 13/7/2009. 507 Cf. MUSTAPIC (Ana María), « Inestabilidad sin colapso… » p. 263, où est evoqué le travail de CAREY (John), « Legislatures and Accountability », Harvard Review of Latin America, Fall 2002 p. 32. Une interprétation semblable est celle de MARSTEINTREDET (Leiv), « Las consecuencias sobre el régimen de las interrupciones presidenciales en América Latina » América Latina Hoy, n° 49, 2008 p. 31. 508 Soit la censure courante, soit la censure «constructive» laquelle exige qu’une nouvelle majorité soit constituée avant la chute du Gouvernement. - 299 - constitutionnel509 pour ces occasions où le président, affaibli, démissionne. Seulement, dans un cas semblable, l’intervention du Congrès, postérieure toujours à celle des acteurs sociaux, pourrait être évoquée (au moins dans le cas argentin) comme «importante afin «d’encapsuler» la crise et créer une sortie légitime afin de préserver l’ordre démocratique»510. Par contre, ce qui est constitutionnellement prévu est le Chef de Cabinet, justement afin d’éviter une anormale démission présidentielle dans des cas de faiblesse institutionnelle. Or, la crise argentine de 2001, de même que la cohabitation française telle qu’elle a été décrite, ne signifia pas un abandon complet et définitif des pratiques présidentialisées la précédant. Pour cette raison, il est possible de dire que la logique normative ou constitutionnelle aussi bien que la pratique constituèrent finalement un blocage à l’utilisation du « fusible » constitutionnel en Argentine. Les motifs sont, comme il a été dit, de deux natures : constitutionnels et pratiques. Les motifs constitutionnels, absents dans le cas français car le Premier ministre a les ressources institutionnelles nécessaires afin de conduire le gouvernement, n’apportent pas des motivations suffisantes pour que les forces politiques d’opposition veuillent participer à l’exécutif. Ce manque de motivation obéit, d’une part, au fait que le Chef de Cabinet ne jouit pas en pratique des attributions constitutionnelles importantes, et d’autre part, au fait que le président jouit effectivement de très importantes attributions législatives (veto total, veto et promulgation partiel, décrets de nécessité et urgence, décrets délégués511), lesquelles furent constitutionnalisés en 1994. 509 Cf. art. 88 de la Constitution argentine. L’article n’est pas tout-à-fait clair à propos du rôle du Congrès en cas d’absence permanente du président et du viceprésident. En raison de cela le Congrès a adopté une loi dite « d’acéphalie ». 510 PEREZ LIÑÁN (Aníbal), « Instituciones, coaliciones callejeras e inestabilidad política: perspectivas teóricas sobre las crisis presidenciales » América Latina Hoy, n° 49, 2008 p. 109 (TDA). Citation originale : “importante para “encapsular” la crisis y darle una salida mínimamente legítima, lo que permite preservar el orden democrático”. 511 Les pouvoirs législatifs des exécutifs argentin et français seront analysés dans la troisième partie de la thèse. - 300 - Les motifs pratiques, dans une grande mesure conséquence des premiers, sont maximisés car, comme en France, le système politique est structuré autour de l’élection présidentielle. En outre, les élections législatives, soit les élections simultanées avec la présidentielle, soit les élections intermédiaires, sont aussi tributaires des présidentielles car leur résultat est lu comme étant un support ou un désaveu au président. Pour cette raison, le problème principal des acteurs de l’opposition intervenants dans la crise argentine était la manière de s’approprier la présidence, au détriment de l’option de collaborer afin d’assurer la continuité d’une administration dont la limite constitutionnelle était 2003. Pendant les derniers jours de la présidence de l’Alliance, l’administration présenta une proposition de «Gouvernement d’unité nationale», ayant pour objectif d’obtenir une sorte de confiance du législatif, laquelle, même si elle est étrangère au régime présidentiel, aurait été plus compatible avec sa logique (car le mandat du président aurait été respecté), plutôt que l’option de construire une coalition au Congrès, une fois le président démis de ses fonctions. Pourtant, les déclarations publiques de trois acteurs politiques importants du moment, liés au parti justicialiste, illustrent le paradoxe institutionnel et la non viabilité (selon leur critère) de la proposition présidentielle. Ainsi, le président provisoire du Sénat, le justicialiste Ramón Puerta, comme le chef du groupe justicialiste de la Chambre Basse Humberto Roggero, s’opposent à une telle solution, tout en disant qu’ «il continuera à exercer son rôle d’opposition et ne participera pas à aucun co-gouvernement» et que «le péronisme n’est pas prêt à prêter des noms ou des hommes pour continuer ce modèle» 512. Le sénateur de la province de Buenos Aires et futur président élu par l’Assemblée Législative, Eduardo Duhalde, écrivait laconiquement «ou le président change ou il faudra changer le président» et affirma que le Parti justicialiste n’allait pas apporter un «chèque en blanc» 513 . Les allusions à «prêter des noms», «continuer avec le modèle» ou à signer un «chèque en blanc» sont une conséquence claire de l’inutilité du Chef de Cabinet comme de la concentration d’attributions constitutionnelles du président. Si l’organe Chef de Cabinet 512 Cf. Diario la Nación, 20/12/2001 (TDA). Citations originales: "va a seguir ejerciendo su rol de oposición y no va a participar de ningún co-Gobierno" - "el peronismo no está dispuesto a prestar nombres ni hombres para continuar con este modelo". 513 Cf. Ibidem (TDA). Citation originale : “o el Presidente cambia o habrá que cambiar al Presidente". - 301 - disposait d’un cumule intéressant de facultés constitutionnelles, la construction d’une espèce de cohabitation (laquelle n’aurait pourtant été qu’une impasse comme en France) aurait été possible, au moins afin de surmonter la crise sans forcer la démission présidentielle. Ainsi, les motivations constitutionnelles pauvres, de même que la reconquête de la présidence comme le seul objectif politiquement intéressant afin de dominer le système, ont empêché la formation d’un gouvernement de cohabitation, lequel est, en raison des conditions évoquées, tout simplement impossible. Pour cette raison, la seule action entreprise fut une revalorisation transitoire du Congrès comme dernier recours afin de résoudre la «question présidentielle» et, plus tard, rétablir le présidentialisme fort. Cette «obsession présidentielle» induite par les caractéristiques normatives et pratiques du système peut être appréciée pendant la brève présidence du premier individu choisi par l’Assemblée Législative, Adolfo Rodríguez Sáa. Ainsi, le Congrès incita le président à organiser des élections présidentielles dans les trois mois suivant sa nomination, tout en adoptant un système de lemas514. L’élection de ce système, rejeté par l’UCR, obéit à l’incapacité du Parti justicialiste afin de résoudre ses problèmes internes, tout en transposant les problèmes internes du parti à l’élection générale. Ces différences apparurent lors d’une réunion de 14 gouverneurs péronistes pendant laquelle 514 Dans le système de lemas « chaque parti peut présenter plusieurs listes (chaque liste est appelée sublema). L’électeur choisit la liste d’un sublema, et ainsi il choisit aussi, indirectement, le lema dont le sublema est une partie. Dans une élection concernant une fonction unipersonnelle, comme l’élection présidentielle, l’on fait la somme de toutes les voix des sublemas de chaque lema et le candidat ayant obtenu le nombre le plus élevé des voix au lema victorieux est celui qui est élu » MOLINELLI (Guillermo), « Sistemas Electorales » in PINTO (Julio) –Coord.-, Introducción a la Ciencia Política, p. 374 (TDA). Citation originale : “cada partido (lema) puede presentar varias listas (cada una llamada sublema). El votante elige la lista de un sublema, con lo que al mismo tiempo se entiende que está votando al lema del cual el sublema es parte. En una elección para cargo unipersonal como Presidente, se suman todos los votos de los sublemas de cada lema y resulta elegido el candidato del sublema más votado dentro del lema que sumó más votos”. L’auteur ajoute un exemple qui sert à clarifier le système : Lema Rouge : Candidat A : 100 voix ; Candidat B :50 voix ; Candidat C :300 voix soit 450 voix au total – Lema Blanc : Candidat A : 360 voix ; Candidat B : 80 voix soit 440 au total. Ainsi, le c’est le candidat C du lema Rouge qui s’impose (même si le candidat A du lema Blanc a obtenu le plus grand nombre de voix) car il a obtenu le plus grand nombre des voix dans le lema gagnant. - 302 - deux groupes se sont formés. D’une part, les gouverneurs des provinces « grandes » (Carlos Ruckauf pour Buenos Aires, Carlos Reutemann pour Santa Fe et José Manuel de la Sota pour Córdoba, tous bien placés aux sondages présidentiels). Ils voulaient la désignation d’un président intérimaire quelques mois dont la tâche centrale allait être l’organisation des élections présidentielles. D’autre part, les gouverneurs des « petites » provinces. Ils soutenaient la nécessité de désigner un président afin qu’il achève le mandat présidentiel de Fernando De la Rúa. Le résultat transactionnel de la réunion, ratifié au Congrès, fut la nomination d’un des gouverneurs des « petites » provinces comme président, pendant un temps acceptable pour les « grands » gouverneurs. Une fois ce temps écoulé, il fallait organiser la présidentielle515. Ainsi, l’organisation immédiate de l’élection présidentielle et l’utilisation du système de lemas est donc une preuve de cette « obsession présidentielle ». Concernant la présidence d’Eduardo Duhalde (postérieure à la chute d’Adolfo Rodríguez Saa), elle obtint un support législatif plus important et fut une présidence consensuelle. Pourtant, malgré la participation au cabinet des personnalités de l’UCR et du FREPASO, personne d’entre eux occupa le poste de Chef de Cabinet. Ce fait constitue une évidence supplémentaire par rapport à l’indifférence qui la caractérise. En outre, en raison de la crise sociale, importante aussi pendant l’an 2002, le président fut obligé d’organiser plus tôt que prévu la présidentielle afin de détendre et « oxygéner » la situation, fait qui prouve aussi le rôle fondamental qu’elle a dans la structuration du système politique. L’impasse inaugurée en décembre 2001 et terminée avec l’arrivée au pouvoir du Président Néstor Kirchner le 25 mai 2003 fut donc une étape afin de reconstruire le présidentialisme fort. Ce présidentialisme fort commence à être rétabli malgré deux éléments. Premièrement, en fonction du faible score obtenu par le candidat Kirchner au premier tour des élections, c’est-à-dire 22,24 %, contrairement à celui du candidat triomphant au premier tour, Carlos Menem, ayant obtenu 24,25%516. Deuxièmement, 515 Le débat au sein des gouverneurs a été décrit par MALAMUD (Andrés), « Social Revolution or Political Takeover? The Argentine Collapse of 2001 Reassessed », Article presenté pendant le XXVI Latin American Studies Association Congress, San Juan de Puerto Rico, 15-18 mars 2006. 516 Cf. http://www.mininterior.gov.ar/elecciones/estadistica/e_ant.asp. - 303 - par la non réalisation du deuxième tour, en raison de l’abandon du candidat Menem, lequel se savait perdant. Cette intention de continuer le processus d’affaiblissement de l’autorité présidentielle, qui priva le Président Kirchner du support de la majorité absolue des électeurs, fut pourtant inutile. Premièrement car le Président Kirchner est un président qui arrive à la présidence, contrairement à ses prédécesseurs immédiats Rodríguez Saa et Duhalde, avec deux types de légitimité. D’une part, il a une légitimité électorale en raison des élections présidentielles. D’autre part il a aussi une légitimité virtuelle, car les sondages faits dans la capitale et dans la banlieue lui confèrent, dans un ballotage hypothétique avec Menem, un support de 60% contre 31% des préférences pour son « adversaire »517. Cette popularité virtuelle remplace et assainit l’absence réelle de ballotage. Deuxièmement, il faut considérer l’existence d’un contexte dans lequel les leaderships politiques ont besoin d’un renouvellement permanent des liens représentatifs avec les citoyens. Ainsi, le Président Kirchner (nonobstant le fait d’avoir été le vainqueur légitime de l’élection présidentielle) établit un lien plébiscitaire virtuel avec l’opinion publique à travers plusieurs réformes menées pendant les premiers mois de sa présidence. Concernant ces réformes, elles furent largement célébrées par le grand public ; un grand public jadis déçu des hommes politiques et de la politique en général. Pourtant, ce qui est intéressant est le fait que quelques unes de ses réformes, comme par exemple le renouvellement des juges de la Cour Suprême, furent des revendications historiques de l’opinion publique tandis que quelques autres, comme la politique des droits de l’homme et le jugement des délits liés à la dictature militaire, furent « proposées » par le président et très bien reçues par la société. Ainsi, le président « prouva que certaines politiques convoités mais risquées étaient possibles, que des politiques reléguées pouvaient être revalorisées et même que d’autres politiques impensées pouvaient recevoir adhésion populaire »518. 517 Cf. CHERESKY (Isidoro) et POUSADELA (Inés), « De la crisis de representación al liderazgo presidencialista. Alcances y límites de la salida electoral de 2003 » in CHERESKY (Isidoro) et POUSADELA (Inés) –(Coord.), El voto liberado, Ed. Biblos, 2004, p. 36. 518 CHERESKY (Isidoro) et POUSADELA (Inés), « De la crisis de representación… » p. 39 (TDA). L’idée antérieure appartient aussi aux auteurs cités. Citation originale : “probó que políticas deseadas - 304 - Troisièmement, les réalignements ultérieurs au sein du Parti justicialiste favorables au président ainsi que le support d’anciens hommes du FREPASO, ratifièrent le retour de la « normalité » présidentialiste. Finalement, le grand nombre d’élections post-présidentielles, lesquelles se prolongent jusqu’en novembre 2003 « signifièrent une ratification de la confiance populaire envers le président, complétèrent l’état de l’opinion publique de même qu’un recours afin d’améliorer le support institutionnel du chef de l’État […] Le président eut une participation intense dans la campagne, notamment dans des circonscriptions où il savait qu’il pouvait faire la différence. Dans la ville de Buenos Aires il apporta son soutien à une coalition ayant à la tête le Chef de Gouvernement sortant, Aníbal Ibarra, qui obtenait ainsi sa réélection face au candidat soutenu par le parti justicialiste local. Ce soutien fut la confirmation de la mainmise que le président avait sur les électeurs de Buenos Aires, notamment en raison du fait que son engagement signifia un changement du sens dans lequel évoluaient les sondages. Dans d’autres circonscriptions il apporta son soutien à des candidats différents de ceux soutenus par son parti. Dès qu’il n’imposa pas un candidat, il soutenait un candidat déjà existant mais imposant des proches afin qu’ils l’accompagnent comme des candidats législatifs. »519. Le président ajouta donc à la légitimité qu’il avait obtenue à travers l’élection présidentielle et celle produite par le soutien virtuel de l’opinion publique, un profond engagement dans la grande majorité des élections locales. Cet engagement fut utile afin d’augmenter son pero riesgosas eran posibles, que otras políticas relegadas podían ser revalorizadas e incluso que otras impensadas podían recibir adhesión”. 519 Ibidem p. 40-41 (TDA). Citation originale : “se convirtieron en un test de confianza al Presidente, complementario al estado de opinión y también en un recurso para mejorar los apoyos institucionales de éste […] El Presidente tuvo una intensa intervención en la campaña, sobre todo en los distritos en que pudo marcar su diferencia. En la Ciudad de Buenos Aires apoyó una lista de coalición en torno al jefe de Gobierno saliente, Aníbal Ibarra, quien buscaba y logró su reelección en oposición al candidato apoyado por el Partido justicialista local. Ésa fue su principal apuesta que confirmó la incidencia que por ese entonces tenía entre los electores porteños, al punto de haber pesado decisivamente para cambiar el sentido en que evolucionaba la intención de voto. En otros distritos apoyó a candidatos que no eran los consagrados oficialmente por su partido. En los casos restantes se conformó con avalar las candidaturas existentes, pero tratando de introducir a sus seguidores en las listas de legisladores”. - 305 - poids institutionnel de même qu’afin de dépasser la structure du Parti justicialiste (toujours divisé) et apporter un soutien à des alliés politiques dans les exécutifs et législatifs provinciaux et municipaux. Ainsi, la «cohabitation possible» à la française de même que la «cohabitation impossible» à l’argentine, facteurs de déséquilibre et altération de la « normalité » systémique, ont eu un résultat similaire. Pour cette raison, il faut conclure que ces deux processus ne sont des situations institutionnelles opposées qu’en apparence. Cette conclusion obéit au fait que, même si dans le cas français la cohabitation a permis d’établir une voie afin de résoudre la tension de l’opposition entre un président d’un parti et un Premier ministre d’un autre parti, tandis qu’en Argentine, la faiblesse présidentielle ajoutée à l’hégémonie de l’opposition aux chambres, coupa le fonctionnement régulier du présidentialisme, les deux situations furent à l’origine d’un retour au statu quo antérieur. Cependant, au-delà du retour commun à une situation de concentration du pouvoir présidentiel, les modifications constitutionnelles mises en place en France (concernant le mandat présidentiel et le chronogramme électoral) ont des conséquences profondes. Ces conséquences apportent donc des éléments supplémentaires qui semblent rapprocher les systèmes politiques argentin et français dans le sens d’une commune présidentialisation. - 306 - SECTION II QUINQUENNAT ET MODIFICATION DU CALENDRIER ÉLECTORAL EN FRANCE : VERS UNE ASSIMILATION INSTITUTIONNELLE MAJEURE AVEC L’ARGENTINE - 307 - La réduction du mandat présidentiel français à cinq ans depuis 2000 de même que l’inversion du chronogramme électoral en 2002 conduisent à un approfondissement de la concentration du pouvoir dans le présidentialisme majoritaire français. Pourtant, au-delà de cette première impression, une modification plus profonde du fonctionnement pratique des différents organes constitutionnels peut être observée. On assiste à un amenuisement renforcé des logiques parlementaires afin d’ouvrir la voie à une augmentation du rôle des logiques du présidentialisme. Cette évolution peut être perçue à travers la non-utilisation de la dissolution de l’Assemblée nationale, fait qui contribue à rendre plus rigide le mandat de l’Assemblée (1). En outre, il y a un approfondissement du phénomène de la personnalisation du pouvoir, propre au présidentialisme argentin, une sorte de «mimétisme accru» des deux systèmes (2). Ces deux éléments participent donc à un rapprochement encore plus intense des systèmes argentin et français. - 308 - § 1. Commune rigidité des mandats En effet, une première conséquence des altérations concernant les règles du jeu du système politique français est l’établissement d’une rigidité croissante des mandats. Ainsi, le mandat de l’Assemblée nationale est appelé à demeurer sans interruption pendant 5 ans. Cette rigidité implique donc une disparition, dans la pratique, de l’utilité de la dissolution prévue à l’article 12 de la Constitution de 1958. Ces conséquences éloignent donc le système français d’une logique de fonctionnement parlementariste classique et le rapprochent d’une logique plus proche de celle d’un régime présidentiel, comme celui en vigueur en Argentine. Ainsi, à travers l’expression «commune rigidité des mandats», nous avançons qu’après les changements des années 2000 (quinquennat présidentiel) et 2002 (inversion du chronogramme électoral), une nouvelle étape dans laquelle il y aura une tendance stable à la coïncidence temporelle entre mandats présidentiel et législatif est inaugurée. Cette coïncidence implique donc une non-interruption du mandat des députés par le président afin de perpétuer la situation d’identité entre majorité présidentielle et majorité législative. Ce changement est une conséquence nette de l’extension de l’action de l’élection présidentielle sur les élections législatives organisées quelques mois plus tard. Or, une des caractéristiques essentielles du régime présidentiel est la rigidité des mandats, ceux du président et du Congrès. Ni l’un ni l’autre, en effet, ne peut déterminer ou décider de la survivance ou de la chute de l’un ou l’autre, notamment en raison du principe de la séparation stricte des pouvoirs. Dans le cas argentin, de même que dans le cas français, il existe cependant une exception concernant ce principe de rigidité, la possibilité pour le Congrès argentin comme pour l’Assemblée nationale française de révoquer, respectivement, le Chef de Cabinet et le Premier ministre. Pourtant, la structuration du système autour de l’élection et de la figure présidentielles, de même que la croissante personnalisation du pouvoir entre les mains du président (en particulier concernant son rapport avec la majorité législative), modèrent ce contrôle législatif dans les deux cas. Ainsi, en Argentine et en France le Chef de Cabinet et le - 309 - Premier Ministre sont perçus comme étant des « hommes du président » ou, au moins, comme des hommes dont le profil politique ne fais pas d’ombre au chef de l’État. Dans le cas français, la coïncidence des mandats du président et de l’Assemblée nationale équilibre, comme en Argentine, la légitimité démocratique des deux, sans qu’aucun d’entre eux puisse revendiquer une légitimité plus puissante en raison de son caractère postérieur. Cependant, cet «équilibre» concernant les légitimités signifie, au fond, un renforcement définitif de la position présidentielle. La Cinquième République était déjà inscrite, bien avant la réduction du mandat présidentiel, dans une démarche présidentialisée, même pendant les périodes de cohabitation. Ainsi, ce changement implique un choix définitif des acteurs politiques pour une primauté présidentielle. Ce choix est illustré par le fait que la situation de cohabitation jadis tellement crainte par les présidents et leurs collaborateurs, est rendue pratiquement impossible. De ce point de vue, avec ces changements, il est très difficile qu’un président, maître d’une légitimité « vieillie » se trouve en face d’une majorité législative ayant une légitimité « neuve » en raison des élections législatives largement postérieures à l’élection présidentielle. L’équilibre des légitimités implique donc, l’absorption de la légitimité démocratique parlementaire par la légitimité démocratique présidentielle. L’inexistence des élections à mi-parcours en France renforce donc la position présidentielle et implique une disparition de la dissolution législative. Par contre, en Argentine, ces élections intérimaires ouvrent pour les électeurs la possibilité de se prononcer plutôt sur la performance présidentielle que sur la personne des candidats aux élections législatives. Ainsi, ou bien ces élections peuvent signifier un renforcement de la situation présidentielle, comme en 2005 concernant la gestion du Président Kirchner ou bien elles peuvent impliquer le début d’un changement politique, comme en 1997 et en 2001 concernant les Présidents Menem et De la Rúa. Les élections législatives françaises, notamment depuis la présidence de Georges Pompidou, constituaient aussi une possibilité effective pour les électeurs afin d’approuver ou réprouver la gestion présidentielle, car la conduction du Gouvernement était perçue comme affaire du chef de l’État et pas du chef nominal du Gouvernement. Ainsi, les élections législatives de 1986, 1993 et même celles de 1997, deviennent un facteur de diminution temporelle du pouvoir présidentiel. Les conséquences de ces élections furent plus graves que celles - 310 - des élections intermédiaires argentines, car elles impliquèrent une altération du pouvoir exécutif, la cohabitation. Ainsi, dans le cas où il aurait obtenu un résultat électoral adverse, le président argentin n’est pas institutionnellement obligé de rien changer ni dans son cabinet ni dans sa politique. Or, la coïncidence totale dans la durée des mandats présidentiel et législatif en France soustrait le président à tout châtiment électoral possible pendant son mandat, repoussant cette reddition de comptes jusqu’à l’élection présidentielle suivante. Cette coïncidence contribue aussi à accroître l’importance de l’élection présidentielle et pour cette raison la position dominante du président dans le système politique. La coïncidence des mandats implique, par conséquent, une augmentation du poids institutionnel présidentiel à travers l’augmentation de l’importance de l’élection présidentielle, dont la fonction est maintenant double : élire le chef de l’État et, dans ces cas où le titulaire antérieur cherche sa réélection, la seule possibilité d’approuver ou de réprouver de ce qui a été fait les cinq dernières années520. Avant la mise en place du changement de 2002, aucun président n’avait pu imposer ses candidats aux législatives après 5 ans d’exercice du mandat présidentiel. Ainsi, notamment en 1986 et 1993, les élections législatives signifient une chance d’approuver ou désapprouver le bilan présidentiel à travers une situation potentielle de « vote châtiment » législatif. Pourtant, l’élection présidentielle tous les cinq ans implique une situation potentielle complètement différente. Il ne s’agit donc plus de récompenser ou punir un président en exercice, mais de confirmer ou révoquer son mandat, lequel est plus grave comme décision institutionnelle. Cette décision est plus grave du point de vue de ses conséquences car en cas de conflit, l’Assemblée pouvait toujours être dissoute tandis que le mandat présidentiel était impérativement rigide et irrévocable. C’est-à-dire qu’avant l’inversion du calendrier électoral, une fois écoulés cinq ans du mandat, une défaite aux législatives était toujours envisageable. En 520 La seule possibilité pour les citoyens afin d’ «avancer» ce test d’approbation ou réprobation de la gestion présidentielle pourrait être configuré au cas peu probable d’un référendum national concernant une question vitale pour la nation. Les élections locales ou européennes, même si elles permettent d’ausculter la perception publique de la performance présidentielle, ne signifient pas un impact concernant le leadership Présidentiel en raison de leur pauvre effet sur les institutions. - 311 - revanche, la coïncidence des mandats du président et des députés implique un accroissement des chances de triomphe électoral pour le président, donc un jugement favorable des électeurs. Ainsi, l’enjeu présent aux élections présidentielles lorsque le Chef de l’État se présente (la continuité du président), peut conduire un électeur traditionnellement favorable au parti présidentiel à voter pour le président, alors qu’aux élections législatives il aurait voté pour un candidat de l’opposition, juste aux fins d’envoyer un « message » au président. Preuve d’une telle hypothèse pourrait être trouvée dans la comparaison des cotes de popularité présidentielle en mai 1997, mois des élections législatives suscitées en raison de la dissolution chiraquienne et en avril 2002, date du premier tour de l’élection présidentielle. Dans les deux cas la cote de popularité du président se trouvait dans des pourcentages similaires, alors que dans un cas il a perdu les élections et dans l’autre il l’emporte au premier tour521. Cet accroissement de l’importance de l’élection présidentielle est du à l’identité existante entre le moment dans lequel les électeurs peuvent se prononcer sur le bilan présidentiel et l’élection présidentielle. Or, avant le changement de 2002 ces deux moments étaient dissociés, et le désaveu des électeurs n’impliquait pas la fin du mandat présidentiel. En outre, du point de vue de l’élément temporel (très important en politique, car si la plupart du mandat s’est déjà écoulé, il est possible de présenter un bilan plus complet de la gestion), la possibilité de mettre directement en jeu son mandat (et pas indirectement en le soumettant au jugement populaire « à travers » une élection législative) exclusivement tous les cinq ans, peut être présenté comme un élément favorable au président français. Ce laps temporel permet donc aux politiques impulsées par le président au début de son mandat de se traduire dans des résultats concrets et ainsi 521 Même s’il s’agit d’un cas particulier en raison du faible score du candidat triomphant au premier tour, il semble prouver qu’il y a une différence entre les élections législatives et l’élection présidentielle. En mai 1997 38% des personnes faisaient confiance au Chef de l’État, alors que 60% lui désavouaient. En avril 2002, 40 % lui faisaient confiance et 58% lui désavouaient. Pourtant, en mai, peut-être en raison du résultat du premier tour l’image positive du Président s’est accrue, et son image négative s’est amoindri : 52% - 47%. Pendant le mandat de François Mitterrand cette corrélation ne peut pas être établie. Ainsi, alors qu’en mars 1986 (date des législatives) il jouissait de l’approbation du 46% des personnes consultées, il avait un désaveu du 48%, en avril 1988 il comptait avec l’approbation du 59% et la désapprobation du 38%. Source : données historiques des cotes de popularité des Présidents et Premiers ministres de TNS – SOFRES [http://www.tns-sofres.com/popularites/cote2/index.php]. - 312 - de se présenter aux élections avec un « bagage » plus important que ceux des présidents argentins et américains (au moins pendant leur premier mandat), lesquels doivent le faire tous les deux ans. Ainsi, en raison de la logique électorale du système, le président a nécessairement pendant 5 ans une majorité favorable à l’Assemblée. Pour cette raison, il est soumis au jugement populaire des électeurs dans des conditions plus favorables que les présidents argentins. Ces derniers risquent d’être sanctionnés ou soumis à un Congrès dominé par des opposants seulement deux ans après leur victoire présidentielle. Cet accroissement du caractère central de l’élection présidentielle française implique en outre une diminution de l’importance de l’élection législative. Ainsi comme dans le cas argentin l’expérience réitérée depuis le retour démocratique de 1983 signale qu’il est très peu probable que le président élu soit vaincu aux élections législatives simultanées, l’inversion du calendrier électoral de 2002 rendant très difficile la possibilité d’un président sans majorité nette à l’Assemblée. Même si, comme il a été dit, les élections législatives françaises ne sont pas simultanées comme dans le cas argentin, la projection du résultat des présidentielles absorbe la potentielle indépendance des élections législatives. La transcendance de l’élection présidentielle et le besoin d’une majorité législative afin de pouvoir gouverner, amplement perçu par les électeurs, rendent l’élection législative éloignée des affaires locales et référenciée à la situation politique nationale. En outre, la perpétuation d’une situation de honeymoon election prolonge sine die la coïncidence entre majorité présidentielle et majorité législative et élimine toute cohabitation future. Ayant développé les implications de l’importance renouvelée de l’élection présidentielle et la quasi impossibilité de divergence entre majorité présidentielle et législative en raison de la coïncidence des mandats, y compris l’inversion du chronogramme électoral, il faut développer la question de la disparition dans la pratique de la dissolution, élément clef de ce caractère rigide des mandats en France. L’histoire politique et institutionnelle de la Cinquième République a vu l’utilisation de la prérogative présidentielle de l’article 12 de la Constitution cinq fois522, 522 1962, 1968, 1981, 1988 et 1997. - 313 - pour plusieurs raisons. Pourtant, la plupart du temps523, elle a été utilisée avec pour objectif soit l’établissement524 ou le prolongement dans le temps525 de la coïncidence des majorités entre l’Élysée et le Palais Bourbon. En trois occasions sur cinq, les présidents qui ont dissout l’Assemblée nationale l’ont fait, motivés par l’envie de maintenir un des piliers fondamentaux de la «Constitution Capitant», l’harmonie des majorités présidentielle et législative qui permet au président de conduire le Gouvernement. Pourtant, les implications des changements de 2000 et 2002 conduisent vers une disparition du recours à la dissolution de l’Assemblée. Ce dernier est en effet devenu, en raison du nouveau contexte institutionnel et électoral, pratiquement inutile : désormais la majorité législative tributaire de la majorité présidentielle existe, quasiment depuis l’élection présidentielle. L’absence d’élections intermédiaires (lesquelles pourraient s’organiser deux, quatre ou cinq ans après l’élection présidentielle comme l’a montré l’expérience) de même que l’établissement des élections législatives peu après les élections présidentielles et la coïncidence du mandat présidentiel et du mandat des députés, contribuent donc à la disparition en pratique de la dissolution, sauf, peut être, cas exceptionnel, en cas de bouleversement social intense. Aucun président, notamment ceux qui cherchent une réélection, n’aura intérêt à dissoudre l’Assemblée, car ceci impliquerait être soumis ou soumettre son successeur à l’épreuve des midterm elections et par conséquent, réinstaller la question de la cohabitation latente ou celle de l’instabilité du pouvoir présidentiel. Cette conclusion est tirée notamment de la volonté de la classe politique française, laquelle chercha un plein retour de la «Constitution Capitant». La seule alternative ouverte pour un président, élu ou réélu, devant une telle dissolution, serait donc le recours à une nouvelle dissolution du style de celle entreprise en 1981 ou 1988 peu de temps après l’élection présidentielle. 523 1981, 1988 par le Président Mitterrand et 1997 par le Président Chirac. 524 1981 et 1988. 525 1997. - 314 - Pourtant, une telle dissolution risque d’être mal interprétée comme celle de 1997 si les élections doivent s’organiser un an après une élection présidentielle526. Il pourrait être néanmoins objecté qu’une dissolution pourrait survenir à l’occasion d’un conflit sérieux entre le président et la majorité, du style de celui de 1962 entre le Président de Gaulle et le Parlement. Pourtant, la configuration d’une telle situation est très peu probable. Premièrement, en raison de la structure du processus électoral qui place obligatoirement les élections présidentielles avant les élections législatives : dans ce cas les députés de la majorité ont été élus notamment à travers une identification au le président élu. Deuxièmement, en raison de la présidentialisation des partis politiques français, lesquels ont toujours (souvent dans les faits, mais pas d’un point de vue formel) le président comme leader527. En raison des évolutions récentes de la Cinquième République française il y a une rigidité des mandats et une certaine légitimité démocratique similaire du président et des membres de l’Assemblée nationale. Ces caractères sont typiques du régime présidentiel «pur» plutôt que du parlementarisme. Ainsi, une évolution institutionnelle peut être repérée dans les deux aspects évoqués, lesquels rapprochent le régime premierprésidentiel français du régime présidentiel argentin et du régime présidentiel en général. Pourtant, ce rapprochement se produit aussi par rapport à d’autres aspects, notamment concernant l’approfondissement de la faiblesse du Premier ministre depuis 2002 et la personnalisation croissante du pouvoir présidentiel. § 2. Personnalisation présidentielle et « mimétisme accru » des deux systèmes En Argentine de même qu’en France, les changements introduits dans le système politique ou dans le régime politique ont contribué à renforcer une personnalisation 526 Notamment par rapport au limite de l’article 12 qui empêche la réalisation d’une nouvelle dissolution pendant l’année suivant la première. 527 Cf. SAMUELS (David J.) et SHUGART (Matthew S.), « The « Semi-Presidential » model and its subtypes: Party presidentialisation and the selection and de-selection of Prime ministers », Communication présentée au 10ème Congrès de la AFSP, Grenoble, 7-9 septembre 2009. - 315 - majeure du pouvoir du président, notamment en abaissant le rôle du Chef de Cabinet et du Premier ministre. Pourtant, le cas argentin semble moins dysfonctionnel en raison de l’encadrement présidentiel net dans lequel le Chef de Cabinet doit exister. En revanche, dans le cas français il existe donc un éloignement plus important de «l’être» des institutions par rapport au «devoir être» d’un vrai régime premier-présidentiel tel qu’il a été auparavant décrit. Dans les deux cas, 1994 en Argentine et 2002 en France (renforçant l’alternative de 1962), les changements propres au système politique et à la présidentialisation ont été introduits au niveau des normes constitutionnelles. Ces modifications ont eu une influence soit sur le phénomène de la personnalisation du pouvoir soit sur la faiblesse croissante du Chef de Cabinet et notamment du Premier ministre. Ainsi, il faut développer l’analyse des facteurs qui ont contribué à la progressive personnalisation progressive du pouvoir en Argentine après la réforme constitutionnelle de 1994 (A) de même qu’en France après les modifications de 2000 et 2002, qui impliquent un approfondissement de la faiblesse institutionnelle du Premier ministre (B). A) L’élection directe du président 528 et la disparition de la «limite fédérale» en Argentine Originairement, selon les normes établies par la Constitution de 1853529, l’élection présidentielle fut organisée à travers l’adoption d’un système d’élection indirecte de deuxième dégré. Ainsi l’élection était «médiatisée» dans un certain sens530, le collège électoral intervenant comme marche intermédiaire entre les électeurs et le président élu. 528 Elle n’est pas évidemment le seul facteur contribuant à augmenter la personnalisation du pouvoir. La constitutionnalisation des pouvoirs législatifs «actifs» (décrets de nécessité et urgence et décrets délégués) et des pouvoirs législatifs « défensifs » (comme le veto et la promulgation partiale) ont eu une influence. Elles sont analysées dans la troisième partie. 529 Cf. Constitution argentine de 1853, articles 81 à 85. 530 Cette médiatisation n’était que relative. - 316 - La création de ce système est due aux « Pères Fondateurs » de la Constitution des Etats-Unis, car, au moins dans cet aspect, leur influence sur la Constitution argentine est déterminante. Cet instrument juridique trouve son fondement philosophico-juridique dans une conception dite «pluraliste» de la démocratie531 laquelle implique «une résignation concernant le fait que les préférences des gens tendent à être auto-intéressés et n’admettent pas que le système politique doive être conçu afin qu’il produise une transformation de ces préférences mais qu’il essaye d’en tirer le meilleur parti possible de ce trait, triste, de la nature humaine» et «[met] l’ identifie le noyau du phénomène dans les groupes de pression, comme les élites politiques, les factions ou les corporations […] [Même si] les factions ne peuvent pas être supprimées, elles peuvent être neutralisées ou mises en équilibre, évitant ainsi qu’une d’entre elles acquiert un pouvoir excessif. La démocratie est précisément un mécanisme afin d’atteindre un tel équilibre, car elle oblige les factions ou partis politiques qui les représentent à concurrencer pour les voix des électeurs. Le pluralisme caractérise la démocratie comme un arrangement institutionnel qui octroie le droit de décider aux élites ou groupes qui obtiennent les voix de la population» 532 . Cette conception explique donc deux choses. D’une part l’architecture institutionnelle du régime présidentiel «pur», dans lequel il y a une dispersion temporelle, spatiale et fonctionnelle de la souveraineté. D’autre part l’adoption d’un système qui transfert la possibilité d’élection du président à un groupe d’individus, à la fois choisis par les 531 Exposée notamment au Fédéraliste à travers la plume de James Madison. 532 NINO (Carlos S.), « El hiper presidencialismo argentino y las concepciones de la democracia » in NINO (Carlos S.) et autres, El presidencialismo puesto a prueba p. 26 (TDA). Citation originale : “cierta resignación respecto del hecho de que las preferencias de la gente tienden a ser auto interesadas y no admiten que el sistema político debe ser diseñado de tal forma que produzca una transformación de tales preferencias, sino que tratan de sacar el mejor partido posible de tal rasgo, de algún modo triste, de la naturaleza humana” y “[acentúa] el foco en el fenómeno de los grupos de poder, como las élites políticas, las facciones o las corporaciones […] [Como] las facciones no pueden ser suprimidas ellas pueden ser neutralizadas o pueden ser puestas en un equilibrio que evita que alguna de ellas adquiera un poder excesivo. La democracia es precisamente un mecanismo para alcanzar tal equilibrio, ya que obliga a las facciones o los partidos políticos que las representan a competir por el favor del electorado. El pluralismo caracteriza a la democracia como un arreglo institucional que conoce el derecho a decidir a aquellas élites o grupos de interés que ganan la competencia por el voto de la población”. - 317 - électeurs, notamment afin de neutraliser le manque de critères et les passions factieuses des citoyens533. Pourtant, aux Etats-Unis de même qu’en Argentine, le système fut progressivement déformé, notamment à travers le mandat impératif des partis politiques aux électeurs membres du collège électoral, afin qu’ils élisent le binôme du parti en question. En outre, l’installation des candidats à la présidence comme étant les leaders indiscutés du parti les présentant, accentua le phénomène évoqué. Au-delà des particularités propres au système indirect de l’élection présidentielle, il faut dire qu’il apportait une sorte de «limite» à la concentration de pouvoir entre les mains du président, et ceci en deux sens. Premièrement, et peut être dans ce qui constitue la déformation la plus « faible » du système, il y a le fait de ne pas encourager l’avènement d’un individu qui, comme Louis Napoléon Bonaparte en 1848, soit l’élu direct de la majorité des citoyens. Ce rôle du « seul élu » directement par le peuple impose une position nécessairement supérieure du président devant le Congrès : celui-ci, au-delà du fait qu’il a été aussi élu par les citoyens, a une légitimité autant divisée que le nombre de sièges pourvus. Deuxièmement, il y a ce qui pourrait être caractérisé comme «limite fédérale» au pouvoir présidentiel ou «central». En raison du problème argentin endémique d’excessive concentration de la population, notamment à Buenos Aires (ville capitale et province) et certains centres urbains comme Santa Fe, Córdoba ou Mendoza, le système indirect contribuait à conférer une valeur plus grande au poids spécifique des provinces moins peuplées (comme les provinces patagoniques) ou les plus petites (comme celles du nord-ouest), obligeant à articuler un consensus plus important avec les acteurs politiques provinciaux. Ainsi, la disposition constitutionnelle concernant la composition 533 Cf. GARGARELLA (Roberto), « El presidencialismo como sistema contramayoritario » in NINO (Carlos S.) et autres, El presidencialismo puesto a prueba, p. 91. - 318 - du collège électoral534 posait une «limite fédérale» au pouvoir présidentiel naissant à travers l’élection, car cette architecture institutionnelle obligeait le futur élu à valoriser, dialoguer et s’accorder avec les leaders politiques de chacune des provinces535. Pourtant, en 1994, conjointement avec l’introduction d’autres modifications (comme par exemple celle du Chef de Cabinet), l’abolition de cette limite fédérale est décidée, en organisant l’élection directe du président, rassemblant à cet effet la totalité du territoire national en une seule circonscription536. Ainsi, entre les articles 94 et 98 les aspects centraux de l’élection présidentielle sont organisés. Un système de deux tours ou le ballotage est établi, auquel « accèdent » les deux pairs de candidats (président et vice-président) les plus votées. Or, si un parti atteint au premier tour 45% des voix ou bien 40 % (dépassant de 10% le second), il l’emporte sans qu’il y ait un ballotage. Cette disposition éloigne le système d’élection présidentielle argentine du système français où il faut obtenir, afin de l’emporter au premier tour, une majorité absolue des voix. Le changement constitutionnel est riche, notamment concernant l’accroissement de la personnalisation du pouvoir présidentiel. Cette tendance à la personnalisation de la politique ne constitue pas un fait isolé ou propre à l’Argentine ou aux pays latinoaméricains, mais elle affecte plusieurs démocraties contemporaines et parmi elles, comme il sera développé, la démocratie française. Ainsi, ce qui a été qualifié comme la «face électorale» de la présidentialisation des démocraties modernes 537 se présente à travers le changement introduit, dans le mode d’élection du président en Argentine. Ses conséquences principales sont l’accentuation du rôle du leader dans le processus 534 « La capitale et chacune des provinces nomment par votation directe une junte d’électeurs égale au double du nombre des députés et sénateurs qu’envoient au Congrès » disposait l’ancien article 81. 535 Devant la critique potentielle concernant le déficit démocratique de ce type d’élection indirecte il faut dire que soit en Argentine (chaque fois qu’une élection libre fut pratiquée en 1916, 1922, 1928, 1946, 1958, 1963, 1983 y 1989) comme aux États-Unis (sauf le cas des élections présidentielles de l’an 2000, après 200 ans d’histoire constitutionnelle) dans tous les cas s’imposa au collège électoral la formule ayant obtenu le plus grand nombre de voix. Les cas argentins de 1958 et 1963 doivent être relativisées car le parti péroniste était proscrit. 536 Cf. Constitution de 1994, article 94. 537 Cf. POGUNTKE (Thomas) et WEBB (Paul), « The presidentialization of Politics in Democratic Societies: A Framework for Analysis » en POGUNTKE (Thomas) et WEBB (Paul) –Coords.-, The presidentialization of politics p. 10. Cette « face » s’articule avec d’autres, constituant une trame complexe de facteurs de « présidentialisation » comme « l’exécutive » et la « partisane ». - 319 - électoral de même qu’une centralisation de la couverture médiatique dans la personne du candidat et un accroissement significatif de l’effet personnel du leader comme influence sur le comportement électoral des citoyens538. Premièrement, elle favorise l’apparition d’un titulaire de l’exécutif qui concentre dans sa seule personne la légitimité démocratique directe de la majorité des citoyens. Cette situation met donc dans une situation de privilège le président (prenant compte aussi de la tradition présidentialiste forte argentine) face au législateur, dont la légitimité peut être analysée de deux points de vue. D’une part, lorsque l’on analyse la légitimité du Congrès comme institution titulaire du pouvoir législatif, elle s’avère plus ou moins similaire à la légitimité présidentielle. D’autre part, pourtant, la légitimité de chaque député ou sénateur est fractionnée, car ils ne représentent qu’une partie du corps électoral. Deuxièmement, les provinces, les plus petites ou les moins peuplées, sont défavorisées car elles deviennent peu attractives du point de vue électoral 539. Cette diminution de leur attractivité implique une diminution du dialogue en général en raison de la «dévaluation représentative» des leaders politiques locaux540. En outre, il y a une maximisation démesurée des circonscriptions les plus peuplées concernant l’élection présidentielle, notamment la banlieue de Buenos Aires541. Ce territoire est atteint des 538 Ibidem. 539 Ainsi, Gregorio Badeni a écrit qu’avant la réforme la ville de Buenos Aires et la province de Buenos Aires représentaient un 31,6 % des électeurs au Collège, tandis que l’intérieur un 64,4%. Après la réforme la ville de Buenos Aires et la province de Buenos Aires représentent presqu’un 50,1 % et le reste des provinces 49,9%. Cf. BADENI (Gregorio), Instituciones de Derecho Constitucional, Tomo II p. 371. 540 Peu représentatifs au niveau national, sauf peut être afin d’obtenir des voix au Congrès afin de passer un projet de loi voulu par l’exécutif. 541 Néanmoins, cette maximisation pourrait compromettre la supériorité institutionnelle du Président concernant le pouvoir central de Buenos Aires, construite en 1880. Ainsi, le support du gouverneur de la province de Buenos Aires apparait comme étant très important du point de vue politique, afin d’obtenir un triomphe électoral. Même si l’élection directe permet d’imposer la supériorité présidentielle sur le gouverneur, elle pourrait donc avoir l’effet contraire ou paradoxal lorsqu’il existe une rivalité entre eux. Pourtant, en raison du caractère récent de l’élection présidentielle directe, cette hypothèse requiert un test empirique plus important afin de la corroborer. L’affrontement entre Carlos Menem et Eduardo Duhalde pendant le deuxième mandat du premier de même que la crise de 2001 semblent reconnaître ce poids - 320 - graves problèmes sociaux qui stimulent des pratiques politiques « clientelaires »542. Tandis que le pouvoir présidentiel trouvait un appui sur une base territoriale plus importante avant la réforme, depuis 1994, cette base est plus étroite. Troisièmement, le changement qui implique la transformation d’une élection présidentielle indirecte en élection directe démontre (comme d’autres réformes introduites en 1994) une intention claire d’accroitre le pouvoir présidentiel. Cette intention peut être repérée grâce à la figure du Chef de Cabinet, instrument théoriquement apte à aboutir à une atténuation du présidentialisme et introduit dans le texte constitutionnel en même temps que l’élection directe. Il semble légitime donc de se poser la question suivante : si un des objectifs de la réforme était d’amoindrir le poids présidentiel, quel raisonnement ont suivi les constituants en créant une institution présidentielle directement élue (donc renforcée du point de vue démocratique) ajoutant un ingrédient plébiscitaire à la présidence ? Ainsi, malgré l’introduction d’un Chef de Cabinet ce fonctionnaire est sensiblement encadré ou limité par le fait qu’il est placé face-à-face à un président élu dans une seule circonscription, seul fonctionnaire élu par la totalité des électeurs. Or, la conservation de l’élection indirecte du président aurait offert l’opportunité de mettre en valeur la figure de Chef de Cabinet, et ainsi apporter une véritable atténuation du présidentialisme argentin. Par conséquent, au-delà du fait de reconnaître qu’avant la réforme constitutionnelle de 1994 la «limite fédérale» était clairement inefficace face au rôle central des présidents argentins, notamment depuis 1880, l’intention de renforcer davantage cette tendance est clairement illustrée par cette réforme. déterminant du premier mandataire provincial et de l’apparat politique et partisan dont il normalement dispose. 542 Selon une définition couramment acceptée le « clientélisme politique » « représente la distribution (ou la promesse de distribution) de ressources par des fonctionnaires ou des candidats en échange d’un support politique, notamment (mais pas exclusivement) sous la forme du suffrage [en faveur d’un candidat] ». Cf. AUYERO (Javier ), « From the client’s point of view: how poor people perceive and evaluate political clientelism », Theory and Society, Vol. 28, n° 2, 1999 p. 297. - 321 - Ainsi comme l’élection directe du président argentin fut à l’origine d’un accroissement de sa position hégémonique au système politique, les modifications françaises ont eu une conséquence similaire. B) Personnalisation du pouvoir et responsabilité présidentielle en France Depuis la révision constitutionnelle de 1962, l’élection présidentielle est l’événement capital de la vie politique française. Ainsi, « ne pas être présent au premier tour signe l’arrêt de mort probable d’un mouvement politique, d’où cette chasse aux signatures de parrains. Le Parti communiste, absent volontairement en 1974 l’a appris à ses dépens […] Participer à la campagne électorale permet aux « petites » formations de se maintenir dans le champ politique et espérer remporter des sièges à des futures élections, voire bousculer les formations traditionnelles à l’occasion »543. Or, l’altération du chronogramme électoral, et la réduction du mandat présidentiel, le rendant similaire à celui des députés élus à l’Assemblée nationale, ont des conséquences profondes. Une de ces conséquences est la maximisation de ce rôle capital déjà reconnue à l’élection présidentielle544, cette dernière devenant la pierre angulaire du système depuis laquelle tout le paysage politique est construit. Une manifestation immédiate concernant la perception renouvelée de ce phénomène par les acteurs politiques intervenants peut être repérée concernant les élections législatives de 2002. Ainsi, afin de reconstruire la cohérence des majorités 543 JAN (Pascal), « Typologie des candidats », Pouvoirs, n° 138, 2011 p. 58. 544 Cependant, d’un point de vue médiatique (lequel constitue une variable importante dans l’analyse du phénomène de présidentialisation ou de personnalisation du pouvoir), la centralité du rôle de l’élection présidentielle comme matrice du système politique est mise en exergue avant les réformes évoquées. Même depuis les débuts de la période gaulliste, le gouvernement exploita le potentiel du monopole de l’ORTF (Office de Radio Diffusion Télévision Française) sur l’air télévisuel afin d’imposer l’image présidentielle, notamment avant les élections sans concéder un droit de réplique à l’opposition. Un autre symptôme du phénomène de la personnalisation est l’assistance « obligatoire » depuis 1974 (sauf en 2002) aux débats télévisés entre les candidats pprésidentiels concurrents au ballotage. Cf. CLIFT (Ben), « Dyarchic Presidentilization in a Presidentialized Polity: The French Fifth Republic » in POGUNTKE (Thomas) et WEBB (Paul) –Coords.-, The presidentialization of politics – A comparative study of modern democracies, Oxford University Press, 2005, pp. 234 et ss. Ces affirmations n’empêchent pas que les modifications analysées aient amplifié ou pérennisé ce rôle présidentiel. - 322 - présidentielle et législative et apporter un soutien législatif au Président Jacques Chirac, récemment élu, un parti politique, réédition de la vieille coalition (électorale et de gouvernement) des gaullistes et giscardistes avec d’autres partis mineurs, est créé. Pourtant, ce qui est important c’est la dénomination choisie, laquelle est suggestive et représentative de cette importance renforcée de l’élection présidentielle: Union pour la Majorité présidentielle ou son sigle UMP. Le seul objectif ou objet de l’élection législative est donc de conforter le candidat victorieux aux élections présidentielles et devenir ainsi un outil du vrai chef du Gouvernement, le président de la République. Indépendamment de l’évolution ultérieure du groupe, lequel devient l’Union pour un Mouvement Populaire, la première dénomination illustre clairement à propos du vrai sens de sa naissance et existence : apporter un support législatif aux présidents de la République appartenant à cet espace politique et rendre opérationnel le programme électoral présidentiel. L’élection présidentielle et l’élection législative de mai et juin 2007 ne font rien d’autre que confirmer ce qui a été dit. L’élection présidentielle d’avril et mai 2007 signifie donc une rupture par rapport à ces devancières ; rupture qui apparait comme étant une conséquence des changements de 2000 et 2002. La concentration d’un grand nombre des voix autour des principaux candidats au premier tour de l’élection est un changement important concernant les élections antérieures. Ainsi, depuis les premières élections présidentielles directes de 1965, un décroissement progressif de la « représentativité » des candidats présents au deuxième tour peut être repéré. En 1965 les candidats de Gaulle et Mitterrand réunissent le 76 % des voix (44% pour le premier et 32% pour le second) ; en 1969 les candidats Pompidou et Poher concentrent juste un 67% des voix (44% pour l’ancien Premier ministre et 23% pour son adversaire) ; en 1974 Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand reçoivent 75% des voix (43% pour le président et 32% pour son opposant à gauche) ; en 1981 les mêmes adversaires obtiennent 54% des voix (28% pour le président et 26% pour son opposant) ; en 1988 le Président Mitterrand et le Premier ministre Chirac répètent le score de 54% antérieurement acquis (34% pour le président et 20% pour son adversaire gaulliste) ; 44% aux présidentielles de 1995 (Lionel Jospin 23% et Jacques Chirac 21%) et 36% en 2002 (Chirac 20% et Jospin 16%)545. Pourtant, 545 Jean-Marie Le Pen en est exclu car il s’agit des leaders de partis de gouvernement. - 323 - en raison de la revalorisation de l’élection présidentielle, perçue par les électeurs depuis les changements de 2000 et 2002, les candidats Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal concentrent 57% des voix (31,2% pour le candidat de l’UMP et 25,9% pour la candidate du PS). Ce résultat démontre qu’ils ont obtenu un grand nombre d’adhésions des électeurs, plus important que celui obtenu par les candidats depuis, au moins, 4 élections présidentielles sur 8, organisées après les premières en 1965. La « représentativité » des candidats accédant au deuxième tour s’est donc accrue en 2007. Le taux d’abstention électorale en 2007 (15,4%) est aussi relativement bas, notamment si on le compare avec les élections de 2002, pour lesquelles il fut équivalent à 28,4% des électeurs enregistrés546. En outre, une autre caractéristique du phénomène de la présidentialisation française est le fait que le président en fonction est toujours candidat à sa réélection547. Pourtant, cette caractéristique et les enjeux qu’elle représente, doivent être relus en fonction de la revalorisation de l’élection présidentielle opérée. Ainsi, il ne semble pas contre-intuitif d’argumenter que le Président Sarkozy et ses collaborateurs avaient déjà commencé à préparer une stratégie afin de l’emporter aux élections présidentielles de 2012, cherchant la division du PS et à écarter François Bayrou, ancien membre de l’UDF et actuel leader d’un parti sans représentation parlementaire, le MODEM, et rival sérieux548. De plus, l’apparition du mouvement République Solidaire, dirigé par Dominique de Villepin, est aussi un symptôme du rôle central de l’élection présidentielle et du nouveau contexte car il s’agit d’un mouvement politique construit autour d’un leader et étant tout juste une structure visant à garantir une future candidature présidentielle. Cette ratification de la tendance de tous les présidents de la Cinquième République à chercher systématiquement leur réélection, rapproche le système français 546 Les données furent extraites de BELL (David) et CRIDDLE (Byron), « Presidentialism Enthroned: The French Presidential and Parliamentary Elections of April-May and June 2007 », Parliamentary Affairs, Vol. 61, n° 1, 2008 p. 185 et ss. 547 Ainsi les Présidents C. de Gaulle, V. Giscard d’Estaing, F. Mitterrand et J. Chirac ont-ils cherché leur réélection. 548 Cf. Le Figaro, 14/8/2009 et Libération 4/5/2009. - 324 - du régime présidentiel archétypique, celui des États-Unis. Dans ce pays de l’Amérique du Nord, prenant compte des 27 élections présidentielles entre 1900 et 2004, 11 présidents ont cherché, avec succès, leur réélection549. Outre ce rapprochement, la réforme introduite à l’article 6 de la Constitution de 1958 implique aussi une caractéristique commune. Ainsi, cette disposition constitutionnelle qui limite la possibilité d’exercer la présidence à deux mandats rappelle celle du 22ème amendement de même que, dans un certain sens, l’article 90 de la Constitution argentine550. L’introduction d’une telle réforme doit être interprétée comme étant une reconnaissance implicite du poids déterminant de l’élection présidentielle française. Ainsi, ce changement n’aurait pas de sens si l’exercice de la présidence de la République n’avait pas un poids spécifique majeur dans le jeu des institutions politiques françaises. Le fait d’envisager comme des adversaires potentiels dans une future élection présidentielle, Dominique de Villepin, François Bayrou ou Jean-Luc Mélenchon, tous d’un mouvement sans groupe parlementaire d’importance constitué à l’Assemblée, indique aussi l’existence d’une personnalisation, produit de l’organisation de la présidentielle avant les législatives. Ainsi, « le caractère personnalisé de l’élection présidentielle rend possible, notamment devant un système de partis faible, l’arrivée d’un « étranger » au pouvoir ; c’est-à-dire d’un candidat qui n’a ni une identification partisane ni le support d’un parti politique et dans certains cas qui n’a même pas d’expérience politique »551. Cette possibilité peut être rapportée aux régimes présidentiels, en raison notamment des caractéristiques et des enjeux de l’élection présidentielle, mais elle n’est pas présente dans un régime parlementaire. Dans le cas 549 Il s’agit des présidents Taft, Wilson, Hoover, Roosevelt, Eisenhower, Nixon, Carter, Reagan, George Bush, Clinton et George W. Bush. L’on pourrait aussi ajouter les vice-présidents qui, exerçant la présidence en raison de la mort ou la démission d’un Président, se sont triomphalement présentés aux élections présidentielles. Dans ce cas, il s’agit d’une « quasi-réélection ». C’est le cas des Présidents Truman, Johnson et Ford. L’on pourrait ajouter, en outre, les quatre présidences de Roosevelt. 550 Pourtant, elle permet de se représenter, même en ayant été réélu une fois. Il faut attendre un mandat intérimaire. 551 LINZ (Juan), « Democracia presidencial o parlamentaria… » p. 65 (TDA). Citation originale : “el carácter personalizado de [la] elección presidencial [que] hace posible, especialmente en ausencia de un sistema de partidos fuertes, el acceso al poder de un “extraño”. Con esto queremos decir un candidato que ni se identifica con un partido político ni recibe apoyo de ningún partido, un candidato que en algunos casos no tiene ni experiencia de gobernar ni incluso experiencia política”. - 325 - français cette configuration est possible, surtout parce que l’élection présidentielle est antérieure aux élections législatives et cela permet à l’outsider552 triomphant d’organiser ultérieurement une structure lui permettant d’avoir un support majoritaire à l’Assemblée. Jamais un président de la Cinquième République fut élu sans avoir derrière le support d’un parti avec une représentation parlementaire importante, notamment en raison du fait que la coïncidence des majorités présidentielle et législative est centrale. Pourtant, la nouvelle configuration électorale pourrait induire une telle situation, plus courante dans un régime présidentiel que dans un régime parlementaire. Un autre effet direct de la position renforcée de l’élection présidentielle et de la coïncidence des mandats du président et des législateurs est l’imposition finale de la notion que Jean Massot553 a profondément analysé, celle de «programme présidentiel» et le corrélat nécessaire entre ce programme et les actions entreprises par le Gouvernement, c'est-à-dire la «responsabilité présidentielle». Elle s’impose définitivement au «programme législatif», lequel a seulement un sens lorsque l’élection législative est postérieure à l’élection présidentielle et permet aux électeurs de se prononcer par un programme alternatif à celui que développe le président. Les allusions au «programme présidentiel» ou l’identification des candidats «pour» ou «contre» ce programme font que le programme présidentiel absorbe ou s’identifie à l’agenda législatif. Même si ces notions ne sont pas exclusives de la période postérieure à l’élection présidentielle de 2002, il est clair qu’avant, la survivance du «programme législatif» avait un sens en raison du décalage des élections. Ainsi, dans un des cas où, en raison de la dissolution de 1981, le chronogramme électoral s’est structuré comme il a été perpétué depuis 2002, les mots du Président Mitterrand illustrent la notion d’ 552 Dans ce cas la figure de l’outsider doit être nuancée car François Bayrou de même que Dominique de Villepin ont une trajectoire politique importante. En outre, les Français se sont caractérisés par une prédilection présidentielle pour des personnalités largement connues du grand public, caractéristique qui est devenue depuis 1965 une vraie tradition. Pourtant, il faut remarquer que, dans ce cas, on évoque comme aspirant potentiel à la présidence de 2012 quelqu’un qui n’a pas de support parlementaire, fait qui l’éloigne de l’appui (plus grand dans certains cas, plus petit dans d’autres) dont disposaient les anciens Présidents triomphants. Il faut retenir donc que le nouveau calendrier électoral augmente les chances d’un candidat sans représentation parlementaire car, après avoir été élu, il peut construire cette majorité. 553 Cf. MASSOT (Jean), L’arbitre et le capitaine… pp. 193 et ss. - 326 - «absorption» évoquée554. Par conséquent, il est très probable que dans une grande mesure, le débat sur les opinions, politiques et décisions potentielles du Gouvernement soit exposé pendant la campagne présidentielle, vidant de sa substance, la campagne législative. Ce débat est alors réduit à une ratification ou dénonciation du programme du candidat victorieux aux élections présidentielles. Du point de vue purement institutionnel, une des modifications constitutionnelles impulsées par le Président Sarkozy, adoptée par les sénateurs et députés réunis à Versailles à travers la Loi Constitutionnelle de juillet 2008, s’inscrit aussi dans cette même logique. Ainsi, le contexte d’augmentation de la personnalisation du pouvoir motiva le président à encourager l’approbation de la proposition du Comité de réflexion sur la réforme des institutions (dit «Comité Balladur») concernant la possibilité pour le président de s’exprimer directement devant les chambres réunis en Congrès, modifiant l’article 18. Depuis la présidence d’Adolphe Thiers, l’impossibilité pour le président de s’exprimer en personne devant les chambres était largement établie555. Cette tradition était un élément logique de l’architecture institutionnelle de 1958 selon laquelle le président est irresponsable et le Premier ministre est responsable devant l’Assemblée nationale. Pourtant, la personnalisation du pouvoir et l’absorption totale par la légitimité démocratique présidentielle de la légitimité démocratique parlementaire (qui en théorie devait être canalisée à travers l’exercice de la confiance et la censure parlementaire) impose la modification, tout en créant une espèce de « déclaration de politique générale » présidentielle ou « discours sur l’état de l’Union » (comme celui existant aux États-Unis) à la française. De la lecture du discours prononcé par le Président Sarkozy le 22 juin 2009, on observe que son contenu oscille entre des sujets propres au «président-arbitre» (c'est-à-dire près de la conception originaire de 1958) et des sujets propres au «président-chef de Gouvernement» (typique des régimes présidentiels). Ainsi, au début du discours le président parle des grandes thématiques concernant la crise mondiale, l’égalité, la liberté et le modèle social français pour changer de style et 554 Voir l’extrait du discours prononcé par le Président Mitterrand cité auparavant : Partie II, Chapitre I, Section III, §4. 555 À l’époque, il s’agissait d’empêcher que le Président ait une influence trop forte dans la vie politique. - 327 - aborder des sujets gouvernementaux en évoquant des éléments d’administration556 et même annonçant qu’«avec le Premier ministre» un remaniement gouvernemental était préparé. Une telle intervention présente de nombreuses similitudes avec la présentation d’un plan de gouvernement par un Premier ministre d’un système parlementaire ou avec un discours d’inauguration des sessions parlementaires ordinaires du Congrès (pendant laquelle le président fait une annonce des politiques à mettre en œuvre pendant cette année, comme en Argentine) dans un régime présidentiel. Ce changement implique donc un élément de plus concernant une évolution vers des comportements éminemment «présidentialistes» du système politique français, respectés et consacrés à travers les réformes introduites dans le texte constitutionnel. Dans le même sens, le Premier ministre du Président Nicolas Sarkozy, François Fillon déclare le 14 juillet 2007 à propos des élections législatives: «J’ai été nommé par le président de la République pour concrétiser l’élan de l’élection présidentielle. J’irai au bout du mandat qui m’a été confié, ce mandat dont vous êtes les gardiens» 557. En outre, après la victoire obtenue, qu’apporta à la «majorité présidentielle» une «majorité législative» de 314 députés, le Premier ministre écrivait : « Votre participation s’est conclue sur un choix clair et cohérent qui permet au président de la République de mettre en œuvre son projet»558. Concernant la situation du Premier ministre, il a été dit qu’en raison du développement historique et institutionnel de la Cinquième République, dans tous les cas, le Premier ministre initial est choisi parmi des personnalités ayant une trajectoire politique et une influence propre. Par contre, les deuxièmes ou troisièmes (exceptionnellement) chefs de Gouvernement sont des créations du président. Ainsi, il a 556 Exemple de telles thématiques sont: le RSA, l’autonomie des universités, réformes du régime des retraites, réformes concernant le régime de santé publique et l’Armée, le déficit chronique des comptes publiques, la dépense publique, etc… 557 Discours prononcé le 14 juillet 2007 à Paris, originalement disponible sur: www.u-m-p.org/site/index.php/ump/s_informer/discours/une_majorite_pour_servir_la_france__1. Le discours a été enlevé du site. 558 Discours publié sur le site web de l’UMP, sans date. Originalement disponible sur: www.u-m- p.org/site/index.php/ump/s_informer/discours/le_temps_du_rassemblement_est_arrive_le_temps_de_l_ac tion_a_commence. Le discours a été enlevé du site. - 328 - été déduit que les seconds ont des caractéristiques similaires aux Chefs de Cabinet argentins. Cette observation, qualifiée comme «la loi du premier et du deuxième Premier ministre» 559 doit pourtant être relativisée. Il suffit de comparer les antécédents des Premiers ministres initiaux de chacun des mandats présidentiels depuis 1958 jusqu’à présent, pour observer un déclin constant concernant leur importance, déclin s’étant même accentué depuis 2002. Les nouvelles conditions contribuent à démontrer donc une progressive « chefdecabinétisation » des Premiers ministres successifs. Ainsi, une exposition synthétique des antécédents (c’està-dire de leur trajectoire politique antérieure) aidera à éclaircir ce point. * Michel Debré: - Membre du Conseil d’État - Ancien Résistant - Créateur de l’École National d’Administration - Conseiller de la République sous la Quatrième République - Garde des Sceaux sous le Gouvernement de Gaulle sous la Quatrième République - Il participe activement dans la rédaction du texte constitutionnel * Jacques Chaban-Delmas: - Ancien Résistant - Délégué Militaire du général de Gaulle - Député sous la Quatrième République - Maire de Bordeaux - Ministre des Gouvernements Mendès-France, Mollet et Gaillard sous la Quatrième République 559 Cf. CHEVALLIER (Jean-Jacques), CARCASSONNE (Guy) et DUHAMEL (Olivier), Histoire… p. 551. - 329 - - Président de l’Assemblée Nationale sous la Cinquième République * Jacques Chirac: - Membre du Cabinet du Premier ministre Georges Pompidou - Député - Secrétaire d’État sous le Gouvernement Pompidou - Conseiller Municipal - Conseiller de Canton - Présidente du Conseil Général du département Corrèze - Ministre sous le Gouvernement Chaban-Delmas - Ministre sous le Gouvernement Messmer - Leader d’un courant interne du RPR qui fut à l’origine de l’arrivée de Valéry Giscard d’Estaing à l’Élysée * Pierre Mauroy: - Leader syndical - Secrétaire Général du SFIO - Maire de Lille - Député - Président du Conseil Régional de Nord-Pas-de-Calais - Chef de la Fédération Nord du PS - Virtuel co-équiper de François Mitterrand à la tête du PS depuis 1981 * Michel Rocard: - Secrétaire National du PSU - Candidat Présidentiel - Député - Maire de Conflans-Sainte-Honorine - 330 - - Ministre sous le Gouvernement Mauroy - Ministre sous le Gouvernement Fabius - Principal rival interne du Président Mitterrand au PS - Figure principale de la Social-Démocratie française au PS * Alain Juppé: - Membre du Cabinet du Premier ministre Chirac - Conseiller sous les Gouvernements Chirac et Barre - Membre du Conseil National du RPR - Directeur de finances de la ville de Paris - Conseiller de la ville de Paris - Député - Secrétaire Général du RPR - Ministre sous le Gouvernement Balladur * Jean-Pierre Raffarin: - Conseiller de la ville de Poitiers - Adjoint du Maire de Chasseneuil-du-Poitou - Président de la Région Poitou-Charentes - Député Européen - Sénateur - Ministre sous le Gouvernement Juppé - Secrétaire Général de l’UDF * François Fillon: - Ministre des Gouvernements Balladur, Juppé et Raffarin - Député - Sénateur - 331 - - Conseiller Régional - Présidente de Conseil Régional - Maire de Sablé Au regard des données auparavant exposées, l’affirmation précédente peut être consolidée. Ainsi, il y a donc une diminution progressive concernant le prestige des individus nommés Premier ministre initial. Les quatre Premiers ministres sont ceux qui ont les antécédents les plus importants, notamment les trois premiers. Dans le cas de Jean-Pierre Raffarin on observe qu’il appartient à la «minorité de la majorité» car il provient de l’UDF, membre, depuis 2002, de l’UMP, et qu’il n’a jamais été député à l’Assemblée nationale, comme l’ont été la tous ses prédécesseurs. La position au sénat de même que celle de député européen montrent une certaine représentativité, soit locale soit européenne (prenant compte du scrutin proportionnel utilisé aux européennes, il ne s’agit donc pas d’une confrontation directe comme au cas de scrutin majoritaire avec des circonscriptions uninominales) mais pas une représentativité nationale. Dans le cas du Premier ministre Fillon, son curriculum vitae est dans une certaine mesure trompeur. Au-delà du fait qu’il combine une représentativité locale et nationale, il n’a jamais eu de position aux premiers rangs de la vie politique française, ni aux postes où il fut élu ni aux postes ministériels où il a travaillé. Ainsi, il a été dit à propos de sa carrière politique que «[…] Francois Fillon est, comme presque tout le monde, entré en politique par parrainage. Mais, plus que les autres, il passa de parrain en parrain. Filleul de barons, donc, et d’abord de Joël Le Theule, député gaulliste de la Sarthe mort prématurément d’une crise cardiaque, et dont il récupérera tous les mandats en six mois, Olivier Guichard, qui toujours le soutint en Pays de la Loire, et Philippe Séguin, le dernier des parrains, qu’il suivit dans le refus de Maastricht…».560 En outre, peut être sauf le ministère du Travail et d’Affaires sociales, il ne fut jamais mis à la tête d’un des ministères «clef» de la Cinquième République, comme le sont les ministères de la défense, des Affaires Étrangères, de l’Intérieur ou de la Justice, 560 Ibidem p. 551. - 332 - normalement remplis par les figures principales du parti ou coalition ayant vaincu aux présidentielles. Il ne faut pas non plus ignorer (afin de pondérer le poids des prédécesseurs du Premier ministre) le style politique éminemment percutant et personnalisé du Président Nicolas Sarkozy561, qui a un cabinet présidentiel considérable, véritable Gouvernement subsidiaire, lequel travaille à ses cotés à l’Élysée. Ainsi il y a un secrétaire général, un chef d’État Major particulier, un conseiller spécial, un secrétaire général adjoint, trois conseillers présidentiels directes, un conseiller diplomatique, un directeur de cabinet, trois conseillers à la présidence, un chef de cabinet, un chef de cabinet adjoint, 25 conseillers techniques généraux et 11 divisés par matière562. L’accroissement de l’importance du secrétariat général de l’Élysée563 et notamment du secrétaire général est un symptôme important de présidentialisation du système politique. Ainsi, les membres du secrétariat constituent un véritable cabinet présidentiel, intégré par des proches du chef de l’État, nommés par arrêté du président de la République publié au Journal Officiel. Comme le signale Fabien Foucaud, c’est depuis la présidence de Valéry Giscard d’Estaing que le nombre et l’importance de ce corps bureaucratique de l’Élysée s’accroit564. Pourtant, en raison de l’absence de responsabilité politique du président et ses conseillers devant le Parlement, élément qui les différencie des ministres et des collaborateurs ministériels, les présidents ont veillé 561 Style que la presse nationale a su refléter, même d’une manière exagérée, tout en créant des termes tels que « hyperPrésident »: “Nicolas Sarkozy, l'hyperPrésident”, Le Figaro 21/6/07; “À hyperPrésident, hyperopposition”, Le Figaro 22/1/09; “Après l'hyperPrésident, peut-être un hyperparlement”, Le Figaro 19/3/09; “L'hyperprésidence de M. Sarkozy suscite des critiques grandissantes dans son camp”, Le Monde 28/2/09 ; “Hyperprésidence ou présidence durable ?”, Le Monde 6/8/09 ; “Les sommets de la monarchie républicaine”, Libération 3/8/09. 562 Au 1er avril 2011. 563 Accroissement qui a conduit certains auteurs à soutenir que le secrétaire général a un rôle prépondérant dans le choix des personnalités qui vont intégrer le Gouvernement (notamment celles dites « d’ouverture ») de même que dans l’élaboration du programme de gouvernement. Cf. FOUCAUD (Fabien), « Le secrétaire général de l’Élysée : éclairage sur la présidentialisation du régime », RDP, 2010 p. 1040 564 Cf. Ibidem p. 1038. - 333 - (pas toujours avec succès) à ce que le rôle de ces conseillers demeure dans l’ombre. Ainsi, les présidents cherchèrent toujours à ce que leurs conseillers s’abstiennent de contacter directement l’administration en ignorant le ministre de tutelle565. Or, après l’arrivée du Président Sarkozy, au-delà du fait d’aborder les dossiers les plus sensibles d’un point de vue politique, le secrétaire général et les principaux conseillers sont conviés à assister à des conseils restreints sans que le Premier ministre ou un de ses collaborateurs soit présent. En outre, ils ont développé l’habitude de parler ouvertement devant les médias des sujets spécifiques de politique interne et pas seulement de se référer aux sujets les plus importants du mandat566. Ainsi, soit en raison de l’ostensible paupérisation des antécédents des Premiers ministres initiaux, soit en raison de l’accroissement exponentiel des conseillers présidentiels à l’Élysée, on peut identifier une (nouvelle) diminution de l’importance du rôle du Premier ministre depuis 2002. Il cesse donc d’être un véritable chef de Gouvernement afin de se transformer tout simplement en simple chef de Cabinet qui appartient et répond exclusivement au président. D’après les développements précédents il est donc clair qu’il y a une présidentialisation forte et qui est commune aux cas argentin et français. Dans les deux cas, celui qui occupe le premier plan politique est le président, et le rôle du Chef de Cabinet et celui du Premier ministre (notamment depuis 2002) est secondaire. Pourtant, la réalité institutionnelle du Premier ministre et du Chef de Cabinet n’est qu’un aspect de la présidentialisation des systèmes politiques argentin et français. Ainsi, il s’agit d’une présidentialisation « à l’intérieur » du pouvoir exécutif lui-même. Or, le phénomène de la présidentialisation présente un deuxième aspect qui doit être abordé afin d’obtenir une perspective complète. Ce deuxième aspect qui ne doit pas être ignoré est la présidentialisation « extérieure », c’est-à-dire celle qui se manifeste par une emprise du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif. En raison de cela, il faut envisager les instruments législatifs de la présidentialisation. 565 Il faut retenir le cas du Président François Mitterrand, qui dut rappeler à l’ordre son conseiller spécial Jacques Attali, qui n’hésitait pas à donner des directives à certains fonctionnaires sans passer par le filtre des ministres de tutelle. Cf. Ibídem ps 1029 et 1036. 566 Cf. Ibídem p. 1034. Ainsi l’auteur évoque le fait que dès cet accroissement du rôle du secrétariat général l’on reçoit les dirigeants syndicaux ou les leaders parlementaires plutôt à l’Élysée qu’à Matignon. - 334 - PARTIE III LES INSTRUMENTS LÉGISLATIFS DE LA PRÉSIDENTIALISATION - 335 - Le principe de séparation des pouvoirs existe, quoique différemment, en Argentine comme en France. Pourtant, dans les deux cas, le processus d’élaboration de la loi présuppose une interaction ou interpénétration institutionnelle entre l’exécutif et le législatif. Cette interpénétration se produit parce que la procédure législative est d’une nature complexe, requérant l’intervention de deux organes567 : le pouvoir législatif, comme acteur principal et le pouvoir exécutif, comme acteur accessoire ou secondaire. En raison de cela, dans les deux cas, il est possible d’identifier nettement quatre grandes occasions de rencontre dans lesquelles cette interaction a lieu. Une première occasion de rencontre concerne la possibilité reconnue (bien que différemment) par les deux textes constitutionnels au pouvoir exécutif de soumettre à la considération des chambres des projets de loi. La deuxième occasion de comparer, même s’il existe des différences en raison d’architectures constitutionnelles argentine et française dissemblables, a un rapport avec la procédure proprement dite d’élaboration de la loi au sein du Parlement. En raison des « ingrédients » parlementaires du régime français, l’exécutif a une capacité d’ingérence qui n’existe pas dans le régime présidentiel argentin. Une troisième occasion de rencontre concerne la possibilité de l’exécutif d’intervenir après l’approbation d’un projet par les chambres. A ce niveau, il y a aussi des différences, pourtant, « en faveur » de l’exécutif argentin. Finalement, la quatrième occasion de rencontre a une toute autre signification. Cette rencontre se différencie lorsqu’elle s’éloigne du processus d’élaboration de la loi au sein du législatif et constitue une instance de production du droit « extérieure » au Parlement. Ainsi, elle se rapporte aux pouvoirs ou attributions législatives des exécutifs, lesquels peuvent apparaitre sous la forme de décrets pris directement, bien que sous la forme d’une délégation législative. Cette quatrième étape implique donc toujours une interaction, mais différente par rapport aux autres dans le sens qu’ici, c’est l’exécutif qui apparait comme acteur principal de production du droit. La présidentialisation des systèmes politiques argentin et français n’est donc pas un produit exclusif de la concentration des pouvoirs au sein de la sphère exécutive. Elle se poursuit aussi dans les rapports entre l’exécutif et le législatif. En raison de cela, il faut aborder l’étude des rapports entre l’exécutif et le législatif afin de comparer les expériences argentines et françaises et établir si ces relations s’imposent aussi comme 567 Cf. BIDART CAMPOS (Germán), Tratado Elemental de Derecho Constitucional Argentino, Volume II p. 204. - 336 - étant une des causes de la présidentialisation. Ainsi la « force » de l’organe exécutif conduit à l’imposer comme l’organe dominant dans ses rapports avec les autres pouvoirs (notamment le législatif) qui conforment l’ensemble du gouvernement de l’État. Ainsi, premièrement, il faudra mettre en évidence la prééminence de l’exécutif français sur l’exécutif argentin concernant ses attributions antérieures et simultanées au processus d’élaboration de la loi. En revanche, l’exécutif argentin apparait comme « supérieur » à son homologue français en raison de ses pouvoirs postérieurs à l’approbation du projet par les chambres (Chapitre I) ; deuxièmement il faudra montrer la supériorité ou la concentration majeure des pouvoirs autour de l’exécutif argentin par rapport aux pouvoirs « extérieurs » à la procédure législative au sein du Parlement et du Congrès (Chapitre II). Pourtant, dans les deux cas la présidentialisation apparait comme l’élément commun de l’analyse de ce rapport exécutif-législatif. - 337 - CHAPITRE I LES ÉTAPES DE L’APPROBATION LÉGISLATIVE COMME FACTEURS DE PRÉSIDENTIALISATION : L’APPROPRIATION PRÉSIDENTIELLE DES OUTILS PARLEMENTAIRES FACE AUX FREINS IMPOSÉS PAR LA SÉPARATION RIGIDE DES POUVOIRS - 338 - Une analyse approfondie des occasions de rencontre ou périodes antérieure, simultanée et postérieure à l’intervention du Parlement permet de faire une comparaison des rôles développés par les pouvoirs exécutifs argentin et français dans un secteur ayant un rapport profond avec le pouvoir législatif. Ainsi, les résultats d’une telle analyse pourront apporter des éléments intéressant l’évaluation de la présidentialisation de la pratique institutionnelle et politique dans les deux pays. Dans la période ou occasion de rencontre antérieure (section I) aussi bien que dans la période simultanée au traitement législatif des projets (section II), l’exécutif français semble être plus « agressif » que l’exécutif argentin envers l’autonomie parlementaire. Pourtant, en raison des caractéristiques des régimes politiques, l’exécutif français est plus démuni que son homologue argentin lorsque le projet a déjà été voté par le Parlement (section III). - 339 - SECTION I UNE INITIATIVE LÉGISLATIVE COÏNCIDANT AVEC UN IMPACT INSTITUTIONNEL DIFFÉRENT OU LA MAINMISE DE L’EXÉCUTIF FRANÇAIS SUR LE PARLEMENT - 340 - L’impact de l’initiative législative sur le système politique présidentialisé, reconnu aux exécutifs argentin et français, doit être étudié de deux points de vue. Ainsi, il faudra faire une étude du point de vue des normes constitutionnelles (1) aussi bien que du point de vue de la pratique institutionnelle (2). - 341 - § 1. La conception de l’initiative législative et sa liaison avec le choix du régime politique Au-delà de ses conséquences institutionnelles, la possibilité reconnue au Pouvoir exécutif de présenter des projets de loi est très importante. Elle est centrale car « déjà au projet de loi la norme acquiert sa structure, sa forme; et il est très fréquent que ce projet devienne, sans changement majeur, la norme définitive car le Parlement limite souvent son intervention à un aspect purement formel » 568. Guillermo Molinelli a pu écrire aussi que l’attribution octroyée au pouvoir exécutif de présenter des projets à la considération du Parlement est très importante car comme l’a signalé une fois RoyerCollard «initier la loi c’est gouverner » 569. La Constitution argentine de 1994 de même que la Constitution française de 1958 reconnaissent au pouvoir exécutif l’attribution de présenter directement des projets de loi au Parlement. Néanmoins, dans un cas et dans l’autre, le titulaire aussi bien que les conséquences institutionnelles immédiates de ladite attribution, sont différentes. L’attribution du pouvoir exécutif de présenter ou initier des projets de loi devant le pouvoir législatif n’est pas nécessaire ou inhérente au régime présidentiel. Cette affirmation découle de l’existence, dans un tel régime, d’une séparation stricte des pouvoirs. La preuve est que le régime présidentiel archétypique, celui des Etats-Unis, ne reconnait pas comme attribution centrale du pouvoir exécutif celle d’initier la loi. Cependant, la Constitution américaine ne l’interdit pas : elle garde le silence à ce propos. Or, les présidents américains se sont généralement abstenus d’exercer un tel pouvoir, cherchant toujours un membre du pouvoir législatif, au Sénat ou à la Chambre afin d’introduire des projets de loi. Ce comportement obéit au fait qu’il y aura toujours au moins un législateur prêt à impulser un projet présidentiel au sein du Congrès. 568 DALLA VIA (Alberto R.), « A diez años de la reforma constitucional », LL 2005-D p. 1378 (TDA). Citation originale : “en la misma norma [proyecto de ley] se estructura y adquiere su forma inicial, siendo frecuente que esa norma pase a ser la norma definitiva, dado que el Parlamento o el órgano Legislativo competente suele limitarse sólo a colocar un sello formal de aprobación”. 569 Cf. MOLINELLI (Guillermo), « La relación presidente-Congreso en Argentina ‘83- ‘95 » Revista Postdata, Novembre 1996 p. 62. - 342 - Pourtant, la Constitution argentine de 1853, dans une disposition maintenue par les réformateurs de 1994, conféra au pouvoir exécutif à travers l’article 77 le pouvoir d’initier des projets de loi. Il est évident que l’inspiration d’une telle norme ne peut pas être trouvée dans la Constitution américaine mais dans deux antécédents importants : l’un espagnol ou péninsulaire, l’autre, national. Le premier, plus lointain, est la disposition 14 de l’article 171 de la « Constitution de Cádiz » de 1812570. Ainsi, elle autorise le Roi à proposer au législatif « des projets de loi ou des réformes » 571 afin qu’elles délibèrent. Le deuxième est l’article 59 de la Constitution argentine de 1826 : « Les lois peuvent avoir leur origine dans une des chambres qui forment le corps législatif […] ou dans le pouvoir exécutif à travers ses ministres ». Par contre, le cas des régimes parlementaires où la séparation existant entre les pouvoirs est plus souple, est différent de celui des régimes présidentiels. Ainsi, dans un régime parlementaire il y a quasiment un rapport de cause à effet entre la majorité législative et la composition du pouvoir exécutif car sans la première, le second manquera de la confiance politique nécessaire afin de se maintenir. Par conséquent, dans un tel contexte, la reconnaissance d’un pouvoir d’initiative législative est plus courante. Le modèle parlementaire classique, le parlementarisme britannique, reconnait donc un pouvoir très étendu concernant l’initiative législative de l’exécutif. Le premierprésidentialisme français se réapproprie donc ce pouvoir et l’introduit à l’article 39 du texte constitutionnel. Ainsi, le Premier ministre, étant le chef du gouvernement, doit maîtriser l’exercice de l’attribution de l’initiative. Pourtant, la Constitution française s’éloigne de la Constitution argentine en ce qui concerne un point : elle ne prévoit pas juste l’attribution de l’initiative législative, mais établit une procédure qui doit être respectée afin que le projet puisse arriver 570 Cette Constitution proclame une monarchie modérée en consacrant le principe de la souveraineté nationale et celui de la division de pouvoirs. Pourtant, elle réservait le Pouvoir exécutif au monarque dont l’exercice était partagé avec les ministres. En raison de cela, les ministres devaient contresigner certains actes du Roi, devenant ainsi politiquement responsables de ses actes devant l’Assemblée. A ce respect l’article 131.25 de la Constitution évoque comme attribution des Cortes (l’Assemblée) celle de rendre effective la responsabilité des secrétaires d’État de même que celle des fonctionnaires. Cf. DE ESTEBAN (Jorge), Las Constituciones de España, Centro de Estudios Políticos y Constitucionales, 1997 p. 26. 571 Cf. Ibidem p. 123. - 343 - jusqu’aux chambres du Parlement572. Ainsi, le projet de loi, après avoir été travaillé par un ministère ou par un conseiller technique du Premier ministre doit être impérativement envoyé au Conseil d’État (lequel peut proposer des modifications) avant qu’il soit discuté au sein du Conseil des ministres. Or, le gouvernement n’est pas contraint d’accepter les modifications proposées par le Conseil d’État. La parole du Conseil doit, au contraire, apporter un soutien technique et juridique aux débats au sein du Cabinet, dont les membres ont une responsabilité politique (au moins du point de vue strictement constitutionnel) devant le Parlement573. Au-delà du caractère strictement pratique, opérationnel, de la reconnaissance du pouvoir d’initiative législative, il ne semble pas être per se un facteur de déséquilibre institutionnel. Une telle affirmation peut être soutenue à travers plusieurs arguments. Premièrement, en ce qui concerne le régime français, sans le soutien d’une majorité absolue de l´Assemblée aux projets voulus par le gouvernement, celui-ci ne pourrait pas même exister, notamment en raison de la confiance politique qui est sousjacente à l’existence d’un gouvernement dans un régime parlementaire ou premierprésidentiel. En outre, même devant l’hypothétique inexistence d’un tel pouvoir 572 Au-delà du fait que le Pouvoir exécutif français peut, en principe, choisir indistinctement une chambre du Parlement afin de présenter un projet de loi, par rapport à certaines matières néanmoins il ne peut pas choisir. Premièrement, les projets de lois de finances et ceux relatifs au financement de la Sécurité Sociale doivent impérativement être présentés devant l’Assemblée nationale. Deuxièmement, les lois relatives aux collectivités territoriales doivent impérativement être présentées au Sénat. Dans le cas argentin il y a aussi certains projets qui doivent être présentés exclusivement à l’une des chambres. Ainsi, les projets qui organisent un plébiscite, ceux ayant un rapport avec une matière fiscale ou le recrutement des troupes doivent impérativement être présentés devant la chambre des députés. En outre, ceux qui ont un rapport avec des arrangements fiscaux entre la nation et les provinces, la croissance nationale, le territoire national ou le développement des provinces appartiennent au Sénat. La différenciation constitutionnelle des chambres obéit au fait que la Chambre des députés est identifiée à la représentation directe de la totalité des citoyens tandis que le Sénat (notamment en raison de l’existence du fédéralisme) a vocation à représenter les provinces. 573 Cf. HAMON (Francis) et TROPER (Michel), Droit Constitutionnel, 30 éd., LGDJ, 2007 p 781. Les auteurs évoquent aussi une décision du Conseil constitutionnel qui semble confirmer ce critère (2000-468 DC du 3 avril 2003). - 344 - d’initiative, il est difficile d’imaginer une conjoncture dans laquelle il n’y aurait pas au moins un législateur prêt à reprendre un projet de loi gouvernemental. Deuxièmement, même en supposant un contexte de gouvernement divisé (c’est-àdire lorsque le parti ayant la présidence est différent de celui disposant de la majorité aux chambres) dans un régime présidentiel, le président trouve toujours un membre du Congrès voulant impulser un projet de loi du chef de l’État. Le régime présidentiel américain en est la preuve. Des auteurs comme Matthew Shugart et John Carey affirment que la dite attribution devient importante seulement dans le cas où seulement le président (ou le titulaire du gouvernement) est constitutionnellement autorisé à introduire un projet de loi portant sur une certaine matière574. Dans ce cas, le président ou l’exécutif devient l’acteur législatif par excellence concernant ces matières puisqu’il peut exercer le pouvoir d’initiative législative d’une manière discrétionnaire. Ainsi, le législatif dont les membres peuvent toujours modifier le projet présidentiel, est mis dans une position éminemment réactive575. Cependant, ce pouvoir peut devenir important d’un point de vue institutionnel même au cas où le président ou le titulaire de l’exécutif ne dispose pas d’un pouvoir discrétionnaire. Premièrement, il confère à l’autorité exécutive la possibilité (au cas où elle le fait par elle-même, sans chercher qu’un législateur le fasse) de trouver, tout en prévoyant les potentielles oppositions de certains législateurs au projet, des majorités alternatives à la sienne. Deuxièmement, cette attribution met l’exécutif dans une position avantageuse concernant le législatif, car celui-là peut profiter des informations dont dispose l’Administration Publique afin d’élaborer des projets de loi576. Troisièmement, l’exécutif peut jouer stratégiquement concernant le timing de la présentation d’un projet, tout en gardant le secret jusqu’au moment nécessaire. Cette stratégie pourrait assurer, par exemple, un impact plus profond au sein de la société civile. 574 SHUGART (Matthew S.) et CAREY (John M.), Presidents and Assemblies… p. 139. 575 Cf. Ibidem. 576 Cf. Ibidem. - 345 - Pourtant, au-delà des spéculations théoriques, ce n’est qu’en observant des évidences empiriques concernant la pratique effective des deux organes législatifs, que l’on peut établir qu’il y a une différence entre les systèmes argentin et français. Cette différence a un rapport direct avec le pourcentage des normes introduites par le pouvoir exécutif effectivement sanctionnées et promulguées dans chaque pays. En raison de cela, il faudra analyser l’utilisation de l’initiative législative par les exécutifs argentin et français. § 2. L’utilisation de l’initiative législative par les exécutifs argentin et français : son impact différent concernant la présidentialisation du système politique Dans le cas argentin, prenant les chiffres577 concernant l’exercice par le pouvoir exécutif de l’initiative législative depuis le retour de la démocratie dans les années 1980, une certaine hégémonie exécutive peut être observée si l’on prend en compte chacune des chambres séparément. Cependant, il est possible de dire qu’il y a, globalement, une situation d’équilibre. Entre le 10 décembre 1983 et le 7 juillet 1989, c’est-à-dire pendant la totalité du mandat présidentiel de Raúl Alfonsín, le pouvoir exécutif fut à l’origine de 337 lois578 (près de 52,2%), tandis que 308 trouvèrent origine au Congrès (presque le 47,7%)579. Désagrégeant les données et en les rapportant à l’évolution du nombre des sièges de l’UCR (le parti présidentiel) au Congrès (50,8% jusqu’en 1987 et après 44,9% ; 39,1% des sénateurs pendant tout le mandat présidentiel580) l’on peut comprendre pour quoi il 577 Il est nécessaire de dire que ces pourcentages peuvent souvent n’être qu’une référence erratique des rapports exécutif-législatif car, comme le soulignent Mark Jones et Juan Pablo Micozzi, les lois importantes ne sont pas toujours le résultat d’un projet de l’exécutif argentin mais ils peuvent être aussi présentées par des membres du Congrès. Cf. JONES (Mark) et MICOZZI (Juan Pablo), « Control, concertación crisis y cambio: Cuatro C para dos K en el Congreso Nacional » en MALAMUD (Andrés) et DE LUCA (Miguel) –Coords.- La política en tiempos de los Kirchner, EUDEBA, 2011 p. 56. Pourtant, l’analyse de ces chiffres permettent d’apercevoir une image générale de la question en Argentine afin de la comparer à la situation française. 578 Il faut dire qu’il s’agira toujours de projets ou de propositions effectivement votés par les chambres. 579 Source : ARTIGUES (Javier), « Iniciativa legislativa del Poder Ejecutivo (1932-2003) » Revista de Derecho Parlamentario, n° 11, s/d p. 7. 580 Source: JONES (Mark), « Recruitment and selection… ». - 346 - y a une augmentation du nombre des projets présentés par l’exécutif (21, 55, 64 et 107 respectivement) jusqu’en 1987, où il y a une diminution (32). Plus tard, vers la fin du mandat, le nombre s’accroit (58). En ce qui concerne la chambre choisie afin de présenter les projets, il est clair qu’il s’agit de la Chambre Basse. Cette préférence est liée, sans doute, à la majorité radicale existante chez les députés581 de même qu’à la situation de minorité dans laquelle se trouva le parti présidentiel au Sénat. Pourtant, si l’on compare le nombre de lois présentées par le pouvoir exécutif avec le nombre de lois présentées par des membres du Congrès (c’est-à-dire en considérant les deux chambres comme un seul organe) l’on peut conclure que, sauf pendant deux périodes582, le législatif a toujours prévalu. Par conséquent, en ce qui concerne l’exercice de l’initiative législative par l’exécutif, il est clair que pendant cette période il y a une stabilité ou un équilibre entre les deux pouvoirs du gouvernement. Ainsi, à ce stade de l’étude, il ne semble pas que l’initiative législative ait été cause déterminante d’une hégémonie ou d’une présidentialisation en argentine. Performance du Président Alfonsín Comparaison lois initiées par l’exécutif / lois initiées par le Congrès Lois initiées par l’exécutif Lois initiées par le Congrès 21 0 55 62 64 74 107 76 32 25 58 71 Année 1983* 1984 1985 1986 1987 1988** * Le mandat commence le 10/12/1983 ** Le 8/7/89 commence le mandat du Président Menem. En raison de cela seules les lois votées jusqu’à cette date sont prises en compte Nombre de lois initiées selon % des députés et sénateurs au Congrès Anée % Députés % Sénateurs 1983 1984 1985 1986 1987 50,8 50,8 50,8 50,8 50,8 39,1 39,1 39,1 39,1 39,1 581 En raison du jeu de l’ancien article 71 concernant les attributions et les majorités nécessaires afin de réviser un projet de loi ayant l’approbation d’une des chambres. 582 N° Lois initiées par l’exécutif 21 55 64 107 32 1986 et 1987. - 347 - 1988* 44,9 39,1 58 * jusqu’au 8/7/89, où commence le mandat du Président Menem. Pendant les dix ans et demie de mandat du Président Carlos Menem entre 1989 et 1999, le pouvoir exécutif exerça l’initiative législative 667 fois (près de 43,7 %, ce qui signifie qu’il l’a fait relativement moins que son prédécesseur, mais pendant un laps temporel plus important). Pour sa part, le Congrès l’a fait 872 fois ou presque 56,2%583. En ce qui concerne l’évolution du nombre des sièges obtenus par le parti présidentiel (47,2% jusqu’à 1991, 45,1% jusqu’à 1993, 49,4% jusqu’à 1995, 51,0% jusqu’à 1997 et 46,3% jusqu’à 1999 chez les députés et 54,4% jusqu’à 1992, 62,5% jusqu’à 1995 et 55,7% jusqu’à 1998 au Sénat)584 il n’y a pas un accroissement soutenu de l’initiative législative par rapport à l’évolution de la situation politique au Congrès. Ainsi, l’exécutif fut à l’origine respectivement de 57, 70, 53, 54, 57, 96, 53, 66, 52, 57 et 62 projets, c’est-à-dire qu’il y a une certaine oscillation dans le temps. En raison de la majorité du parti présidentiel au Sénat pendant tout le mandat, la plupart des projets de loi furent présentés initialement à la Haute Chambre. Cette préférence contraste avec celle du président antérieur, lequel avait préféré, aussi pour des raisons politiques, la Chambre Basse. Concernant la comparaison entre la performance du pouvoir exécutif et celle du Congrès (chambres basse et haute), sauf dans un cas, c’est le législatif qui présente la plupart des projets. Ainsi, il peut être dit que la situation d’équilibre auparavant décrite, au moins en ce qui concerne cet aspect de l’analyse, continue. Performance du Président Menem Comparaison lois initiées par l’exécutif / lois initiées par le Congrès Année 1989* 1990 1991 1992 1993 1994** 1995 1996 1997 Lois initiées par l’exécutif Lois initiées par le Congrès 57 34 70 91 53 84 54 70 57 61 96 109 53 59 66 82 52 109 583 Source: ARTIGUES (Javier), « Iniciativa legislativa del Poder Ejecutivo… ». 584 Source: JONES (Mark), « Recruitment and selection… ». - 348 - 1998 1999*** 57 62 85 88 * Depuis le 8/7/89, debut du mandat présidentiel de Carlos Menem ** Jusqu’à la fin du premier mandat *** Jusqu’à la fin du deuxième mandat Nombre de lois initiées selon % des députés et sénateurs au Congrès Année % Députés % Sénateurs 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 47,2 47,2 47,2 45,1 45,1 49,4 49,4 51 51 46,3 46,3 54,4 54,4 54,4 62,5 62,5 62,5 62,5 55,7 55,7 55,7 55,7 N° Lois initiées par l’ exécutif 57 70 53 54 57 96 53 66 52 57 62 Pendant la brève expérience présidentielle de Fernando De la Rúa, entre 1999 et 2001, le pouvoir exécutif présenta près de 143 projets de loi (le 44,1 %), tandis que le Congrès, 181 (55,8%)585. Par rapport au nombre de sièges au Congrès (31,9% députés de l’UCR plus 14,4% du FREPASO et 30% des sénateurs entre 1998 et 2001 et 25,3% des députés de l’UCR plus 2,7% du FREPASO et 32,9% des sénateurs depuis 2001586), il ne semble pas y avoir de connexion avec le nombre de projets introduits par l’exécutif puisqu’il est oscillant (7, 82 et 54 respectivement). Dans ce cas, l’exécutif a eu une prédilection pour le Sénat (où il était en minorité) afin d’initier la plupart des projets de loi. En outre, la comparaison exécutif-Congrès, comme dans les autres cas, démontre une situation d’équilibre. 585 Source: ARTIGUES (Javier), « Iniciativa legislativa del Poder Ejecutivo… ». 586 JONES (Mark), « Recruitment and selection… ». - 349 - Performance du Président De la Rúa Comparaison lois initiées par l’exécutif / lois initiées par le Congrès Lois initiées par l’exécutif Lois initiées par le Congrès 7 2 82 80 54 99 Année 1999* 2000 2001** * Depuis le debut du mandat **Jusqu’à la démission présidentielle Nombre de lois initiées selon % des députés et sénateurs au Congrès Année % Députés % Sénateurs 1999 2000 2001 31,9 31,9* 31,9** 21 21 21 N° Lois initiées par l’exécutif 7 82 54 *Plus 14,4 % du FREPASO **Depuis le 10/12/2001 25,3 % de l’UCR et 2,7% du FREPASO ***Depuis le 10/12/2001 32,9% La présidence d’Eduardo Duhalde et ses prédécesseurs immédiats (R. Puerta, A. Rodríguez Saa y E. Camaño), qui eut lieu pendant la crise des années 2002 et 2003 démontre une prépondérance du Congrès. En effet, concernant le nombre de projets présentés par l’exécutif et le Congrès, ce dernier fut à l’origine de la plupart des projets587. Une explication potentielle de ladite prépondérance pourrait être l’origine du mandat présidentiel : en raison de la démission du président en exercice, le président Duhalde fut nommé par l’Assemblée Législative588. En effet, l’origine « congressionnelle » du président, de la légitimité présidentielle, peut expliquer l’autonomie que semblent avoir eu les législateurs pendant cette période. Pourtant, le degré d’intervention « réelle » de l’exécutif concernant l’élaboration des normes doit être évalué589 à travers l’utilisation copieuse des décrets de nécessité et urgence et des décrets délégués. Par rapport à la question concernant la chambre préférée afin d’initier les projets de loi, il s’agit du Sénat. Ainsi, en raison de la grande majorité du Parti justicialiste dans la Haute Chambre, l’exécutif y présenta 51 projets de loi contre 15 587 Source: ARTIGUES (Javier), « Iniciativa legislativa del Poder Ejecutivo… ». 588 Pourtant, afin de bien appréhender la situation il faudra comparer ces données avec la grande quantité de vetos du Président Duhalde. Ce fait relativise l’idée d’un Congrès effectivement « hyperactif » pendant cette période. 589 Comme il sera dit ultérieurement, Cf. Chapitre II, Section I. - 350 - présentés dans la Chambre des députés. En outre, le fait que sous la présidence d’Eduardo Duhalde le Congrès ait largement dépassé l’exécutif concernant le nombre de projets (111 contre 71), confirme ce qui vient d’être dit. Performance du Président Duhalde et ses prédécesseurs Comparaison lois initiées par l’exécutif / lois initiées par le Congrès Lois initiées par l’exécutif Lois initiées par le Congrès 5 4 66 107 Année 2001* 2002** *Depuis le debut de son mandat ** Jusqu’au 25 mai 2003 Nombre de lois initiées selon % des députés et sénateurs au Congrès Année % Députés % Sénateurs 2001 2002 47,1 47,1 57,1 57,1 Lois initiées par l’exécutif 5 66 Néstor Kirchner, Président d’une argentine « normalisée » d’un point de vue institutionnel entre mai 2003 et décembre 2007 ne s’éloigne pas trop des paramètres de ses antécesseurs Raúl Alfonsín et Carlos Menem. Les données disponibles montrent donc que le pouvoir exécutif fut à l’origine de 229 projets (43,4 %) tandis que le Congrès a été à l’origine de 298 (56,5 %)590. En ce qui concerne l’impact sur l’initiative législative de l’évolution du nombre des sièges du parti présidentiel au Congrès, il n’y a pas de changement majeur. Ainsi, même s’il y a un accroissement du nombre des sièges du parti présidentiel en raison du résultat des élections législatives de 2005 (il obtint 45 % des sièges, donc il s’agit d’un nombre inférieur au 54,9 % de députés dont disposait le Parti justicialiste ; pourtant il faut dire qu’en 2005 tous les députés « présidentiels » furent élus sous le seuil électoral du Frente para la Victoria591), il n’y a 590 Source: MECLE (Elina) et NERI (Daiana), « El proceso de formación y sanción de las leyes en el período 2003-2007. Análisis e interpretación cuanti y cualitativa », Communication présentée aux Ières Jornadas de Ciencia Política de Río Negro, Viedma, 11, 12, 13 et 14 de juin 2008, Universidad Nacional de Comahue. 591 Source : JONES (Mark), « Recruitment and selection… » et CHERESKY (Isidoro) –Coord-, La política después de los partidos, Prometeo, 2006 p. 64. Ces donnés sont approximatives en raison de - 351 - pas une augmentation ou diminution significative dans l’exercice de cette attribution. Le pouvoir exécutif conduit par le Président Kirchner exerça donc l’attribution constitutionnelle d’une manière oscillante : il présente 65, 55, 22, 65 et 22 projets respectivement. La chambre préférée afin de présenter la plupart des projets de loi pendant cette période fut, comme pour le cas du Président Carlos Menem, le Sénat. Finalement, prenant compte du nombre de projets de loi présentés par le pouvoir exécutif par rapport aux propositions, il n’y a pas altération du résultat observé aux mandats antérieurs. Ainsi, dans tous les cas, le législatif fut à l’origine d’un grand nombre des lois votées par le Parlement. Performance du Président Kirchner Comparaison lois initiées par l’exécutif / lois initiées par le Congrès Lois initiées par l’exécutif Lois initiées par le Congrès 65 81 55 87 22 43 65 74 22 13 Année 2003* 2004 2005 2006 2007** * Le mandat commence le 25/5/2003 ** Jusqu’au 10 décembre 2007 Nombre de lois initiées selon % des députés et sénateurs au Congrès Années % Députés % Sénateurs 2003 2004 2005 2006 2007 47,1 54,9 54,9 45% 45% 57,8 57,8 57,8 56% 56% N° Lois initiées par l’ exécutif 65 55 22 65 22 Par conséquent l’étude des données concernant l’exercice de l’initiative législative pendant les présidences argentines entre 1983 et 2007 ne démontre pas qu’un tel pouvoir soit un facteur décisif du processus de présidentialisation du système politique argentin. D’une part, en raison de l’équilibre constaté à travers les données l’atomisation du système de partis et particulièrement en raison de la division du Parti justicialiste entre 2003 et 2005. - 352 - exposées. D’autre part, parce que, même si le Congrès argentin impulse les projets de loi initiés par l’exécutif, ceci ne l’empêche pas d’impulser aussi les propositions des législateurs. La raison de ce comportement est que « les sujets desquels s’en occupent les législateurs ne sont pas concurrentes avec les politiques du gouvernement. Ainsi, une lecture rapide des propositions approuvées offre le panorama suivant : il ne s’agit que des lois à propos des transferts de terres de la nation aux mairies, la création des tribunaux, la mise en place des routes, l’institution de fêtes spéciales (telles que la Journée du Tango et la Fête de la Vendange), mise en place de monuments, régulation d’aspects divers du monde du travail, etc etc »592. Par contre, en ce qui concerne le cas français la conclusion est autre. Ainsi, la prééminence exécutive apparait en France aussi à travers l’exercice de cette attribution constitutionnelle. Performance globale des Présidents argentins Président N° Total de Lois initiées N° Total Lois initiées par l’exécutif Congrès Alfonsín 337 308 Menem 677 872 De la Rúa 143 181 Duhalde 71 111 Kirchner 229 298 592 MUSTAPIC (Ana María), « Oficialistas y diputados: las relaciones Ejecutivo-Legislativo en la Argentina », Desarrollo Económico, vol. 39, n° 156, 2000 p. 591 (TDA). Citation originale: “los temas que de los que éstos se ocupan no compiten con las políticas de Gobierno. En efecto, una lectura rápida de sus propuestas convertidas en ley ofrece el siguiente panorama: se repiten las transferencias de terrenos e inmuebles de la nación a las municipalidades, la creación de juzgados, algunas construcciones de rutas, declaraciones de fiestas especiales (Día del Tango, Fiesta de la Vendimia), colocación de monumentos, regulación de sectores laborales específicos, etcétera”. - 353 - Les données disponibles593 par rapport à l’initiative législative dans les XIème et XIIème Législatures (celles de 1997-2002 et 2002-2007) traduisent donc un déséquilibre clair entre exécutif et législatif. Ainsi, le nombre des projets ayant une origine exécutive devance les propositions effectivement approuvées par la Législature. Les données elles-mêmes et le fait que la première des Assemblées analysée ait existé pendant une période de cohabitation permet d’extraire de nombreuses conclusions. La première observation importante a un lien avec le nombre de projets présentés par l’exécutif dans les deux assemblées. Ainsi, dans la XIème Législature l’exécutif présenta 351 projets de loi594 (c’est-à-dire 81,2%) contre 81 propositions présentées par le législateur (18,7 %). Pendant la XIIème Législature le fait de la primauté exécutive ne change pas : au contraire, il s’accroit. Durant cette Législature l’exécutif fut donc à l’origine de 410 projets de loi (approximativement le 87,6 %) tandis que les législateurs furent à l’origine de 58 propositions (juste 12,3 %). Il y a donc une situation contraire à celle du système politique argentin : tandis que dans le cas argentin un certain équilibre pouvait être repéré, dans le cas français l’hégémonie exécutive concerne les initiatives législatives effectivement adoptées par le Parlement595. En outre, en raison de la grande différence existante entre le nombre de projets et le nombre de propositions, le fait d’analyser le nombre de propositions et de projets année par année ne change pas la conclusion. Or, au-delà du fait de la similitude des données concernant l’exercice de l’initiative législative dans une Législature et dans l’autre (similitude qui montre pourtant un accroissement dans le cas de la XIIème Législature) il est très important de 593 Ces données peuvent être vues sur le site de l’Assemblée nationale : www.assemblee-nationale.fr. Pour la XI Législature : http://www.assemblee-nationale.fr/12/seance/statistiques-11leg.asp et pour la XII: http://www.assemblee-nationale.fr/12/seance/statistiques-12leg.asp. 594 Dans ce cas il s’agit aussi des projets et propositions effectivement approuvés par les chambres. 595 Il a été dit qu’il serait prudent de relativiser les chiffres des statistiques de l’Assemblée car il faudrait exclure les lois qui doivent impérativement être initiées par l’exécutif, comme par exemple celles de ratification de traités. Pourtant, le chiffre est aussi accablant en faveur de l’exécutif français par rapport à la performance législative: pour la XIème Législature, l’exécutif fut à l’origine de 63,5 %. L’exécutif argentin n’est jamais arrivé à un tel chiffre. Cf. AVRIL (Pierre), « Qui fait la loi ? », Pouvoirs, n° 114, 2005 p. 90. - 354 - repérer que la XIème Législature existât dans une période de cohabitation. Ainsi, la situation de primauté exécutive s’est maintenue dans des périodes de cohabitation, de même que dans des périodes de présidentialisme majoritaire. Cette conclusion n’est pas anodine : elle démontre qu’il y a une tendance claire du système politique français vers une « présidentialisation » ou concentration exécutive même lorsque le Premier ministre est le leader effectif de la majorité législative. Pourtant, si pendant la cohabitation (et notamment pendant la cohabitation du Président Jacques Chirac et du Premier ministre Lionel Jospin) c’est le Premier ministre qui est le titulaire de l’initiative législative, pendant les périodes de présidentialisme majoritaire (pérennisés depuis les changements de 2000 et 2002) c’est le président qui domine l’exercice de cette attribution constitutionnelle. La concentration de l’exercice de l’initiative législative autour du pouvoir exécutif est un élément typique du régime parlementaire, notamment de ceux qui comme le parlementarisme britannique ont des majorités législatives solides. Cependant, le premier-présidentialisme français s’est réapproprié de cette caractéristique, avec une intensité semblable à celle que l’on peut observer en Grande Bretagne, mais l’a mis, d’un point de vue pratique, sous le contrôle du président de la République596. Cet élément du système politique français n’est qu’une manifestation d’un phénomène classique ou propre à la Cinquième République : l’absorption des fonctions constitutionnellement octroyées au Premier ministre, par rapport auxquelles il demeure le titulaire formel, par le président de la République, qui devient son titulaire dans les faits. Ainsi, l’on peut distinguer entre « propriété » et « contrôle » des ressources institutionnelles, distinction renforcée par les avatars du contexte politique français597. Avant les réformes des années 2000 et 2002 cette distinction pouvait être changée en raison du résultat des élections législatives successives. Tel a été le cas des élections législatives de 1986, 1993 et 1997. Pourtant, en raison des nouvelles règles institutionnelles et électorales françaises, il est possible de dire que ce qui auparavant appartenait au contexte politique du moment, est fixé dans la structure du régime politique. Le rôle des élections législatives a donc diminué, notamment en raison de leur proximité temporelle avec l’élection présidentielle. 596 En outre, la Constitution française de 1958 n’interdit pas au Président d’initier des projets de loi. 597 Cf. CLIFT (Ben), « Dyarchic Presidentilization… » p. 231. - 355 - Néanmoins, au-delà de la signification profonde du nombre élevé des projets de loi présentés par l’exécutif par rapport au nombre de propositions des législateurs en France, l’explication de la présidentialisation ne doit pas s’arrêter en ce qui concerne l’appropriation par la présidence des attributions du Premier ministre concernant l’initiative législative. Ainsi doit-elle aussi se rapporter à l’étude de l’intervention du pouvoir exécutif (commandé par le président) dans le processus d’élaboration de la loi proprement dit. Cette variable de l’analyse permet aussi d’évoquer que, sous cet aspect, le système français est plus concentré que dans le système argentin. SECTION II L’INTERVENTION EXÉCUTIVE PENDANT LE PROCESSUS D’ÉLABORATION DE LA LOI, FACTEUR DE PRÉSIDENTIALISATION EN FRANCE - 356 - La mise en place d’un régime parlementaire ou premier-présidentiel (ou, au moins, d’un régime qui ne soit pas « présidentiel pur ») a une conséquence : le gouvernement aura la possibilité d’exercer une influence déterminante en ce qui concerne le processus d’élaboration de la loi au sein du Parlement. Ainsi, en raison d’une certaine confusion des pouvoirs, le gouvernement a besoin du support d’une majorité parlementaire, mais il peut aussi dissoudre l’Assemblée de même qu’avoir une ingérence par rapport aux projets qu’il souhaite voir votés. Pourtant, le cas français s’avère, à cet égard, à la différence des autres démocraties européennes, comme étant « extrême ». L’omnipotence parlementaire, perçue par tous les acteurs politiques ayant participé à la vie politique de la Quatrième République et à la rédaction du texte constitutionnel français de 1958, réclamait, en effet, un changement drastique. L’imposition d’une discipline ayant son origine en dehors du Parlement proprement dit, fut donc perçue par les acteurs politiques comme étant un des principaux objectifs à atteindre par la réforme. Ainsi, Michel Debré a pu dire devant l’Assemblée générale du Conseil d’État que « notre procédure législative et budgétaire était une des marques les plus nettes du caractère d’assemblée qui était celui de notre régime démocratique. Le texte soumis à vos délibérations propose des modifications qui peuvent à certains paraître secondaires ; en droit et en fait elles sont fondamentales »598. Ces modifications furent effectivement fondamentales. Ainsi, il a été dit qu’elles furent à l’origine d’une véritable « révolution juridique »599. Pourtant, avant de se pencher spécifiquement sur le cas français, il faut décrire, d’un point de vue technique, les caractéristiques des pouvoirs législatifs qui peuvent être reconnues aux pouvoirs exécutifs. Les pouvoirs législatifs attribués par les différentes normes constitutionnelles peuvent ainsi être classifiés, en général, dans deux groupes. Les deux catégories sont étroitement liées à la notion de statu quo. 598 DEBRE (Michel), « La Nouvelle Constitution » p. 12. 599 Cf. CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel p. 538. - 357 - D’une part, l’on peut identifier des pouvoirs législatifs « proactifs ». Il s’agit des pouvoirs qui autorisent l’exécutif à introduire des changements significatifs au statu quo, des changements qui n’auraient jamais été initiés par le législatif. D’autre part, l’on peut observer des pouvoirs législatifs « réactifs ». Il s’agit des pouvoirs qui autorisent l’exécutif, contrairement aux pouvoirs antérieurs, à garder une certaine situation ou statu quo, même au cas où le législatif voudrait un changement d’une situation particulière. Ainsi, ces pouvoirs ont un effet « conservateur » tandis que les proactifs ont un effet « innovateur »600. En ce qui concerne le processus d’élaboration de la loi proprement dit, le régime présidentiel argentin ne prévoit aucune immixtion institutionnelle du pouvoir exécutif. Cette caractéristique est le fruit du principe de séparation rigide et stricte des pouvoirs qui gouverne les rapports entre les pouvoirs exécutif et législatif. Par contre, il les introduit, tout en s’éloignant du cas français, par rapport à l’étape postérieure à la procédure législative. Or, comme il a été dit, le régime constitutionnel français prévoit plusieurs instituts qui autorisent l’exécutif à intervenir dans l’étape d’élaboration de la loi au sein du Parlement. Pourtant, en raison de l’existence d’un phénomène de présidentialisation, ces facultés effectivement prévues par le texte constitutionnel sont déformées et augmentées par la pratique du système politique. D’une part, elles sont augmentées en raison d’une présence forte de l’exécutif tout au long du processus politique. D’autre part, elles sont déformées en raison d’une altération concernant le sujet qui exerce dans les faits ces attributions constitutionnelles. Ainsi, au-delà du fait que le texte constitutionnel prévoit que c’est le Premier ministre qui doit les mettre en œuvre, en réalité c’est le président de la République qui en décide. Certaines des attributions prévues peuvent être classifiées comme étant « proactives » tandis que d’autres peuvent être identifiées comme étant « réactives ». En ce qui concerne les pouvoirs législatifs proactifs, l’on peut en identifier deux qui ont été largement utilisés par les exécutifs français : le « vote bloqué » prévu par l’article 44, alinéa 3 de la Constitution de 1958 et la possibilité d’introduire, comme une 600 Cf. CAREY (John) et SHUGART (Matthew S.), « Calling out the tanks or filling out the forms? » en CAREY (John) et SHUGART (Matthew S.), Executive decree authority, Cambridge University Press, 1998 p. 5. - 358 - question de confiance, l’approbation d’un projet, prévue à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution. La procédure connue de « vote bloqué » (appelé package vote par les auteurs anglo-saxons) autorise le gouvernement à imposer à l’Assemblée ou au Sénat l’approbation ou désapprobation de la totalité d’un projet de loi, tout en incluant seulement les amendements proposées ou autorisés par lui. Ce pouvoir est proactif car son utilisation est utile afin d’imposer une nouvelle situation (à travers une option de tout ou rien) ou statu quo au Parlement. Ainsi, le Parlement peut seulement : ou bien rejeter le projet de loi présenté dans le cadre de l’article 44 alinéa 3, gardant le statu quo existant, ou bien approuver le projet et modifier donc ledit statu quo dans un sens pour lui acceptable, mais en acceptant aussi certaines dispositions chères au gouvernement. Au-delà d’une utilité à tout moment et dans n’importe quel contexte politique, le « vote bloqué » est particulièrement utile lorsque la majorité législative qui supporte le gouvernement est faible (par exemple dans des gouvernements de coalition), ou très juste. Ainsi, pendant la période 1988-1993 (dans laquelle la majorité socialiste n’était que relative) l’invocation de la procédure en question s’est accrue : 9 en 1989, 23 en 1990, 33 en 1991, 10 en 1992 et 12 en 1993601 ; c’est-à-dire 87 au total, sur 279 utilisations entre 1959 et 1993602. Ainsi, entre 1988 et 1993 le « vote bloqué » a été utilisé 31 % de fois. La procédure de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution française a été modifiée dans le cadre de la révision constitutionnelle de 2008. Pourtant, sa nature n’a pas changé et elle demeure un pouvoir législatif important entre les mains du président en raison du contrôle qu’il exerce par rapport au gouvernement et à son « leader », le Premier ministre. Originellement, l’exécutif était constitutionnellement autorisé, après une délibération au Conseil des ministres, à présenter la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un texte législatif. Si une motion de censure n’était pas introduite et votée, le projet était considéré comme définitivement adopté. 601 Cf. PACTET (Pierre), Droit Constitutionnel p. 441. 602 Cf. HUBER (John), « Executive decree authority in France » in CAREY (John) et SHUGART (Matthew S.), Executive decree authority p. 249. - 359 - Après la révision constitutionnelle de 2008, l’on fait référence aux projets de loi de finances ou de financement de la Sécurité Sociale pour mettre en œuvre la procédure. Pourtant, à continuation le Congrès, dans un cas qui n’était pas prévu par le comité d’experts, établit que pour n’importe quel autre projet ou proposition de loi, le Premier ministre peut utiliser la procédure une fois par session. Ainsi, il pourrait être dit que la limite théoriquement introduite par la réforme est ambigüe. Même dans les limites introduites par le Congrès, le gouvernement peut donc soumettre la plus importante de ces initiatives à la procédure de l’article 49 et après, utiliser ses autres pouvoirs législatifs, ou bien il peut se servir de la même procédure une fois par session afin d’imposer ses politiques publiques plus importantes, celles qui sont tenues comme les grands changements à introduire pendant le quinquennat. En outre, il ne faut pas oublier la forte coalition des députés appartenant au parti ou à la majorité présidentielle par rapports aux projets gouvernementaux. De même que par rapport au « vote bloqué », la procédure de l’article 49 alinéa 3 oblige le Parlement à opter soit pour l’adoption de la totalité d’un texte, soit pour son rejet. Ainsi les députés ne peuvent pas non plus séparer les différentes composantes du projet et les discuter en particulier603. Cette procédure impose donc une alternative : ou bien le texte est changé dans le sens proposé par le gouvernement ou bien il est gardé sans que le Parlement puisse introduire ses propres modifications au texte du projet. L’ « arme » dont dispose le gouvernement par le biais de l’article 49 s’avère dans certains cas décisive. Il suffit d’évoquer le cas d’une loi fondamentale : la Loi 86-1197 qui rétablit le scrutin majoritaire pour les élections législatives, laissant de coté l’élection proportionnelle votée peu avant par la majorité socialiste antérieure à la cohabitation démarrée le 16 mars 1986 et finie le 8 mai 1988. A cette occasion le gouvernement procéda à l’utilisation de l’article 49 à l’Assemblée et la question préalable au Sénat604, afin de rendre plus rapide l’approbation de la reforme électorale. En outre, cette pratique constitutionnelle est aussi mise en œuvre lorsque l’approbation d’un projet de loi très impopulaire parmi les citoyens est en jeu. Ainsi, l’utilisation de l’article 49 « soulage » la pression politique des députés, dont le rôle est 603 Ainsi, une fois que l’exécutif manifeste sa volonté de recourir aux dispositions de l’article 49, le débat autour du projet ou de la proposition est clôturé, et s’ouvre le débat autour des motions de censure présentées dans les 24 heures (délai prévu par la Constitution) qui suivent. 604 Cf. CARCASSONNE (Guy), La Constitution, 7éme éd. Éd. du Seuil, 2005 p. 173. - 360 - limité à une approbation ou réprobation de la question de confiance proposée par le gouvernement. C’est donc l’exécutif qui assume le poids de la responsabilité (et le coût) politique par rapport au projet605. Même si le procédé prévu par l’article 49 démontre la projection et l’intervention potentielle gouvernementale dans la procédure d’élaboration de la loi, son utilisation n’est pas tellement fréquente si on le compare au « vote bloqué ». Cette distinction explique peut-être la continuité de l’article originel concernant le «vote bloqué » et le changement superficiel de l’article 49 dans la révision impulsée par le Président Nicolas Sarkozy. Une comparaison quantitative permet d’arriver à la conclusion auparavant évoquée. Ainsi, si entre 1959 et 1993 les gouvernements ont utilisé le «vote bloqué » 279 fois, entre 1959 et 2007 ils se sont servis de l’article 49, 82 fois606. Pourtant, audelà de ce constat, l’utilisation de l’article 44 peut s’avérer intéressante lorsque les majorités ne sont pas homogènes, solides ou larges. L’accroissement de l’utilisation de la procédure sous les gouvernements Michel Rocard, Élisabeth Cresson et Pierre Bérégovoy (entre le 10 mai 1988 et le 29 mars 1993) est le meilleur exemple, avec 39 utilisations. Ainsi, ils l’ont utilisé 47,5 % de fois. Autre mécanisme important pour illustrer la grande intervention exécutive dans la procédure d’élaboration de la loi est la possibilité du gouvernement de réguler l’ordre du jour de l’Assemblée. Pourtant, de même que l’article 49, les facultés gouvernementales concernant l’ordre du jour parlementaire ont été aussi modifiées. Aux débuts de la Cinquième République, un contrôle très serré de l’ordre du jour parlementaire fut mis en place. Ainsi, l’article 48 selon le texte de 1958 autorisait le gouvernement à imposer ses priorités concernant l’ordre du jour afin que ses projets et propositions préférés furent débattus et votés avant les autres propositions des législateurs. Ce contrôle se rapproche de ce que la littérature anglo-saxonne appelle gatekeeping authority. Cette attribution implique que l’exécutif a un pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne la présentation des projets concernant certains sujets. Ainsi, si l’exécutif n’entreprend pas une telle 605 Cf. CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel p. 519. 606 Source : Assemblée nationale http://www.assemblee-nationale.fr/connaissance/engagements-49-3.asp - 361 - démarche, ces sujets demeurent exclus de l’agenda parlementaire607. La disposition originelle de l’article 48 n’est pas complètement similaire à la notion évoquée. Pourtant, elle peut avoir un effet similaire : même si le gouvernement ne détenait pas exclusivement le pouvoir d’initier certaines législations, la primauté qu’il avait concernant l’ordre du jour lui permettait, dans les faits, de retarder sine die l’examen de certaines propositions de loi de parlementaires, des propositions se trouvant hors de son agenda. Cette attribution est, à l’inverse des autres, réactive608, car à travers son exercice, l’exécutif peut choisir de maintenir un certain état des choses avant de permettre que le Parlement n’entreprenne un changement. Ce type de mécanisme est particulièrement utile lorsque l’exécutif estime que l’approbation d’une loi dont le contenu irait contre la volonté de la majorité des députés serait très difficile à obtenir. Cependant, comme il a été dit, la primauté gouvernementale concernant la mainmise sur l’ordre du jour des chambres a changé, en raison des révisions constitutionnelles. Le premier changement important fut celui de la révision de 1995, impulsé par le Président Jacques Chirac. Dans cette révision fut introduite une « fenêtre parlementaire » à travers laquelle le législatif avait, au moins, une séance mensuelle, avec un ordre du jour exclusivement décidé par lui. Le deuxième changement fut celui de la révision constitutionnelle de 2008. A cette occasion, le constituant a décidé de modifier l’organisation de l’ordre du jour en profondeur. Ainsi : deux semaines de séance sur quatre sont réservées par priorité, et dans l'ordre que le gouvernement a fixé, à l'examen des textes et aux débats dont il demande l'inscription à l'ordre du jour, de même qu’aux projets de loi de finances et de loi de financement de la sécurité sociale ; une semaine de séance sur quatre est réservée par priorité et dans l'ordre fixé par chaque assemblée au contrôle du gouvernement et à l'évaluation des politiques publiques. En outre, un jour de séance par mois est réservé à un ordre du jour arrêté par chaque assemblée à l'initiative des groupes d'opposition de l'assemblée intéressée ainsi qu'à celle des groupes minoritaires. Le changement produit par cette révision est intéressant, mais il est pourtant possible de faire quelques commentaires. Premièrement, il n’est pas probable que les nouvelles dispositions produisent un accroissement considérable de l’influence parlementaire « pure » dans le nombre des lois adoptées par le Parlement. Ainsi, il ne 607 Cf. CAREY (John) et SHUGART (Matthew S.), « Calling out the tanks… » p. 6. 608 Ibidem. - 362 - faut pas oublier l’influence de l’élection présidentielle dans la conformité de la majorité législative : lorsque la deuxième est tributaire de la première il est difficile que les députés appartenant au parti présidentiel essaient d’imposer leurs propres idées (notamment lorsque le président aspire à une réélection ou lorsque l’éventuel vainqueur aux élections appartient au parti présidentiel) tout en laissant de coté les initiatives exécutives. Deuxièmement, par rapport aux législateurs de l’opposition, il faut dire que la somme des pouvoirs législatifs du gouvernement ajoutée à la supériorité quantitative des députés de la majorité vont réduire à néant le changement introduit par le constituant. Finalement, le poids de la tradition de la Cinquième République ne semble pas facile à altérer à travers des révisions constitutionnelles ponctuelles. La preuve de ce qui vient d’être dit est le fait qu’après la révision de 1995, il n’y a pas eu une augmentation significative de la participation « parlementaire » par rapport aux lois effectivement adoptées et incorporées à l’ordonnancement juridique : sur 924 lois adoptées entre 1997 et 2007, 139 seulement proviennent de propositions de lois de parlementaires. Ainsi, seulement 15 % des lois adoptées pendant cette période (même pendant 5 ans de cohabitation) ont eu une origine parlementaire, tandis que 85 % furent des projets de loi présentés par l’exécutif609. Un autre outil législatif constitutionnel important de l’exécutif français est celui prévu à l’article 45 du texte. Ainsi, comme le fait la Constitution argentine dans son article 78, la Norme Suprême française pose le principe que tout projet ou proposition de loi doit être examiné et approuvé successivement par les deux chambres. Or, si les chambres ne sont pas d’accord dans l’approbation d’un texte, la solution ou la procédure change selon le cas. Dans le cas argentin, en raison du principe de séparation rigide des pouvoirs qui inspire le régime présidentiel, devant un projet rejeté en partie ou en totalité par une des chambres, l’exécutif ne peut rien faire. En revanche, dans le cas français la situation est différente, en raison du principe de séparation souple des pouvoirs, issu des principes du parlementarisme et adopté par le constituant français. Dans ce cas l’exécutif peut intervenir afin de forcer l’approbation d’un texte : si en raison d’un désaccord entre les deux assemblées, un projet ou une proposition n’a pu être adopté après deux lectures, le Premier ministre peut provoquer la réunion d’une commission mixte (donc composée de 609 Source : Assemblée nationale. - 363 - députés et sénateurs) paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion. En ce moment, seuls les amendements consentis par le gouvernement peuvent être acceptés. Pourtant, si la commission n’aboutit pas à un résultat positif, le gouvernement peut soumettre le texte à la considération de l’Assemblée nationale. De plus, l’article 45 autorise l’exécutif à déclarer l’urgence par rapport au projet ou à la proposition, déclaration qui autorise la réunion de la commission mixte juste après une lecture dans les chambres. Normalement c’est le Premier ministre qui est à l’origine de la déclaration d’urgence. Cependant, le secrétaire général du gouvernement aussi bien qu’un ministre pourrait le faire. Or, il ne faut pas ignorer que derrière la déclaration d’urgence, se cache l’influence présidentielle610. Ces attributions législatives prévues par le texte constitutionnel de 1958 introduisent un « déséquilibre » en faveur de l’exécutif français en comparaison avec l’exécutif argentin. D’une part il peut accélérer le rythme, parfois ennuyeux, du débat au sein des assemblées parlementaires, maîtrisant ainsi les temps de déroulement des discussions611. D’autre part, ces attributions permettent au président (à travers le Premier ministre et le gouvernement) d’imposer à l’opposition et au Sénat612 une politique spécifique en raison de la logique institutionnelle française. Ainsi, l’absence de coïncidence politique du président et de la majorité législative est presque impossible. En outre, prenant compte du recours à la procédure d’urgence dans les 20 dernières années, il peut être observé que moins de 5 % des lois adoptées à travers cette procédure furent des propositions de loi613. Ce chiffre illustre l’existence d’un lien 610 Cf. FUCHS (Olivier), « La procédure législative d’urgence », RDP, 2009 p. 765 et 766. 611 Pendant la Troisième République, l’on avait déjà prévu la possibilité pour l’Assemblée nationale de déclarer la procédure d’urgence afin d’abréger le processus législatif. Sous la Quatrième République, l’Assemblée avait aussi, en raison de son caractère d’Assemblée représentative du peuple, une suprématie sur le Conseil de la République (l’ancien Sénat). Pourtant, elle statuait définitivement lorsque le délai du Conseil était épuisé. C’est-à-dire que ce pouvoir de décision final n’avait rien à voir avec l’attitude de l’exécutif. L’apparition du Pouvoir exécutif au sein de cette procédure déjà présente dans des républiques antérieures est un élément de plus qui illustre le rôle central que la Cinquième République lui réserve. 612 Notamment dans ces cas où le Président est politiquement opposé au Sénat, comme pendant les présidences de Charles de Gaulle (les ministres ne pouvaient même pas se présenter à l’hémicycle, selon CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel p. 521), partiellement celles de Georges Pompidou et François Mitterrand. 613 Cf. FUCHS (Olivier), « La procédure législative d’urgence » p. 766. - 364 - significatif entre l’utilisation de la procédure accélérée et l’impulsion des politiques publiques par le président. Les statistiques concernant l’utilisation dans la pratique de la procédure prévue par l’article 45 démontrent aussi une utilisation abusive par l’exécutif, notamment en raison des différents objectifs qui sont rapportés à l’idée d’urgence. Ainsi il a été dit que « si l’on écarte les lois pour lesquelles elle ne peut être mise en œuvre (lois constitutionnelles) ou ne l’est jamais (lois de ratification des accords internationaux) et celles pour lesquelles la procédure d’urgence est de droit (lois de finances, lois de financement de la sécurité sociale), pas moins de 31 % des lois promulguées ont été adoptées suivant cette procédure depuis la neuvième législature. Ce ratio est même de plus de 38 % en ne retenant que les lois émanant du gouvernement. Si des variations significatives existent, depuis la 9ème législature, au moins un cinquième des lois promulguées chaque année a été adopté en urgence »614. Au delà de l’utilisation de la procédure législative d’urgence, afin d’accélérer l’adoption d’une norme, cette procédure a aussi été utilisée à des fins symboliques et stratégiques. Le but symbolique existe lorsque la notion d’urgence est rapportée au contenu proprement dit de la loi et pas à l’importance politique qu’aurait une adoption immédiate. Ainsi, la procédure d’urgence implique l’envoi d’un message clair concernant le caractère solide et définitif de la politique impulsée, notamment par rapport à certaines politiques économiques, sociales ou ayant un rapport avec l’immigration. Par contre, le but est stratégique lorsque les autorités veulent produire un impact médiatique fort, évitant ainsi un débat long et difficile soit au sein du Parlement, soit au sein de l’opinion publique615. Nonobstant certaines « réformettes » telles que la possibilité offerte à la conférence des présidents d’empêcher le déclenchement de la procédure d’urgence, il n’y a donc pas un vrai changement concernant le procédé. Ainsi, l’opposition n’a pas de 614 Ibidem. 615 Par rapport aux finalités symboliques et stratégiques voir : Ibidem p. 770 et ss. - 365 - rôle dans ces conférences et la permanence du fait majoritaire est un obstacle important à la participation active des opposants616. Finalement, le gouvernement français peut intervenir dans le processus législatif en exerçant un rejet in limine de ces propositions de loi qui peuvent être encadrées dans le schéma des articles 40 et 41 de la Constitution. Selon le premier de ces articles, aucune proposition de loi ni amendement proposé par un législateur n’est recevable lorsque leur adoption aurait pour conséquence une diminution des ressources publiques ou la création ou l'aggravation d'une charge publique. La rédaction de cet article est très ambigüe. Ainsi, le risque que comporte un tel article est qu’il autorise l’exécutif (attribution impossible dans le régime argentin) à rejeter presque discrétionnairement des propositions de loi des législateurs de l’opposition, pour des motifs purement politiques, juste en se rangeant derrière les dispositions de la norme. En outre, au-delà d’un certain consensus par rapport à l’interprétation de l’article 40617, il peut être utilisé à n’importe quel moment de la procédure législative, même dans l’étape de contrôle de constitutionnalité a priori par le Conseil constitutionnel618. Le deuxième des articles de la Constitution évoqué, l’article 41, autorise le gouvernement à opposer l’irrecevabilité d’une proposition de loi ou d’un amendement au cas où il considère que ces propositions ou amendements n’appartiennent pas au domaine de la loi, c’est-à-dire lorsqu’elles envahissent le domaine réglementaire tel que le définit l’article 37 ou des facultés préalablement déléguées par le législatif. Or, malgré la signification qu’une telle faculté a sur le pouvoir de l’exécutif français, il faut pourtant dire qu’il doit exister un accord entre le gouvernement et le président de la chambre en question. S’il n’y a pas un accord, c’est le Conseil constitutionnel qui tranche. Néanmoins, au cas où une loi qui empiète dans le domaine réglementaire est 616 Il pourrait être évoqué la phrase célèbre de Pierre Joxe « l’opposition ne peut pas et la majorité n’ose pas contrôler » citée dans Ibidem p. 782. 617 Ainsi, il a été dit que le mot « ressources » au pluriel conduirait à rejeter l’opposition de l’exception de l’article 40, si l’augmentation des dépenses se compense avec une augmentation d’une autre ressource publique en raison de l’approbation de la proposition. Cf. HAMON (Francis) et TROPER (Michel), Droit constitutionnel. pp. 782-783. 618 Cf. Ibidem. - 366 - approuvée, le gouvernement peut modifier son statut par décret en raison du deuxième paragraphe de l’article 37. Ces développements démontrent donc que l’intervention de l’exécutif argentin dans le processus d’élaboration de la loi est nulle, tandis que le rôle de l’exécutif français est très actif. Ce rôle extrêmement actif dans un cas et passif dans l’autre est une conséquence de l’architecture institutionnelle (régime politique ou règles du jeu institutionnel) pour chacun des États comparés, indépendamment d’une commune présidentialisation des systèmes politiques. Pourtant, l’excessive présidentialisation française conduit à une conclusion : dans ce cas elle est à l’origine d’une maximisation des interventions exécutives, profitant des « portes » ouvertes laissées par le texte constitutionnel elles-mêmes originellement prévues pour être utilisées par un Premier ministre responsable devant l’Assemblée. Elles ne furent pas créées afin d’être exercées (comme elles le sont la plupart des fois) par un président ayant une légitimité extérieure à l’Assemblée (il est élu au suffrage universel et il est irresponsable devant l’Assemblée) et étant à la fois le chef réel du gouvernement et de la majorité législative. Ainsi, une fois comparés de ce point de vue là les cas argentin et français, l’on peut repérer, dans le cas français, une hégémonie exécutive importante, tandis que, dans le cas argentin, il y a une perspective plus équilibrée entre les pouvoirs ou un rôle du Congrès argentin en principe et potentiellement plus consistant. Cependant, l’étape postérieure à la production législative au Congrès argentin implique un rééquilibrage des situations argentine et française, impliquant toujours une commune présidentialisation. Ce rééquilibrage apparait à travers l’exercice du pouvoir législatif réactif par excellence : le veto. - 367 - SECTION III LA PÉRIODE POSTÉRIEURE AU PROCESSUS D’ÉLABORATION DE LA LOI : LA RECONNAISSANCE D’UN POUVOIR DE VETO ÉQUILIBRÉ EN FAVEUR DE L’EXÉCUTIF ARGENTIN ET LA DÉFORMATION ULTÉRIEURE - 368 - Laissant de coté l’exercice du pouvoir d’initiative législative et celui d’intervenir dans le processus d’élaboration de la loi, une fois que le Parlement français s’est prononcé, l’exécutif ne peut pas légitimement observer le texte. Ainsi, l’article 10 de la Constitution française indique que le président promulgue les lois dans les quinze jours qui suivent la transmission au gouvernement du texte législatif adopté. La promulgation de la loi n’apparait donc pas comme un acte discrétionnaire du président mais, lorsque la loi a été votée suivant la procédure constitutionnellement prévue, comme une obligation constitutionnelle. Les seules options disponibles devant lesquelles se trouve l’exécutif, au cas où il y aurait un désaccord entre la majorité et le président, sont doubles. Premièrement, le président peut demander une nouvelle délibération de la loi, laquelle ne peut pas, selon les termes de l’article 10, être refusée. À travers ce procédé, le président invite les parlementaires (lesquelles demeurent libres afin de maintenir leur critère) à reconsidérer leur position concernant la loi en question619. Deuxièmement, le président (exerçant la prérogative de l’article 61 de la Constitution) peut soumettre le texte de la loi au contrôle de constitutionnalité ex ante du Conseil constitutionnel. En revanche, son homologue argentin est titulaire d’une importante attribution « réactive » qui l’autorise à s’opposer et même à éviter la promulgation d’une loi adoptée par le Congrès, l’attribution du veto, soit total, soit partiel. Originellement, selon le texte de la Constitution de 1853620, le président avait la faculté de s’opposer en tout ou en partie à la promulgation d’une loi votée par le Congrès grâce au veto. Une fois que le président exerçait ce pouvoir, le texte législatif devait retourner devant les chambres, lesquelles pouvaient surmonter l’opposition avec le vote du texte par deux tiers des membres des députés et deux tiers des membres des 619 L’institut de la nouvelle délibération a aussi été utilisé avec la finalité d’éviter la promulgation d’une loi dont le contenu a été rejeté par la société ou lorsqu’elle présente des résultats problématiques d’un point de vue politique. Cette circonstance apparut en 1983 lorsqu’une loi envisagea l’organisation d’une exposition universelle à Paris en 1989 et les responsables politiques de la ville se sont manifestés contre le mode du financement de ladite exposition. Ainsi, afin d’éviter la promulgation, le Président renvoya le projet au Parlement afin qu’il fasse une nouvelle délibération, laquelle n’a jamais eu lieu. Cf. Ibidem p. 795. 620 Cf. Ancien article 72. - 369 - sénateurs. Si le Congrès réussissait, le texte devait être envoyé à nouveau au pouvoir exécutif, lequel était obligé de le promulguer. Ainsi, Guillermo Molinelli a pu dire que « les vetos sont le dernier recours du pouvoir exécutif afin d’imposer sa volonté sur les décisions du Congrès, émises sous la forme de lois… »621. Lorsque le chef de l’État jouit du support des majorités au Congrès, le pouvoir de veto revêt une importance secondaire. Là où il y a des majorités solides ayant aussi une certaine discipline partisane, il y a donc une présomption : les lois votées par le Congrès seront la plupart du temps en accord avec les volontés des autorités exécutives. Normalement, ou au moins entre 1983 et 2001, il a été dit que « le système de deux partis dominants fut essentiel afin d’octroyer au président un support législatif suffisant. Ainsi, Alfonsín de même que Menem se trouvèrent devant une chambre dans laquelle leur partis avaient une pluralité de sièges pendant la totalité de mandats » 622 leurs . En raison de cela, il peut être affirmé que la discipline partisane au Congrès est relativement importante en Argentine, même si elle n’est pas tellement puissante comme elle l’est en France. Cette situation, temporellement interrompue entre 2001 et 2005, même si elle n’apparait pas dans une configuration bipolaire mais à travers la création d’ « espaces » politiques moins homogènes, réapparut progressivement (au moins au sein des députés de la majorité présidentielle) pendant la deuxième partie du mandat du Président Néstor Kirchner. Pourtant, dans les cas où les présidents ont face à eux un Congrès qui ne leur est pas politiquement favorable (c’est-à-dire une situation de divided gouvernment ou « gouvernement divisé ») ou un Congrès très fragmenté dans sa composition, le rôle institutionnel du veto augmente significativement. Premièrement, le veto devient important dans les cas où une opposition législative homogène ne peut pas réunir le nombre de législateurs requis afin de renverser un veto présidentiel. Ainsi, même si le 621 MOLINELLI (Guillermo), « La relación presidente-Congreso… » p. 68 (TDA). Citation originale: “los vetos son el último recurso del Poder Ejecutivo para imponer su deseo por sobre las decisiones del Congreso emitidas bajo forma de ley…”. 622 JONES (Mark), « Una evaluación de la democracia presidencialista argentina: 1983-1995 » p. 218 in MAINWARING (Scott) et SHUGART (Matthew S.) –Coord.-, Presidencialismo y democracia en América Latina, Paidós, 2002 (TDA). Citation originale: “el sistema de dos partidos dominantes fue crucial para proporcionar al Presidente un apoyo Legislativo suficiente. Tanto Alfonsín como Menem se encontraron con una cámara en la que su partido tuvo la pluralidad de los escaños durante todo su mandato”. - 370 - président a le support d’un faible nombre des membres du Congrès, il pourrait bloquer les lois voulues par ses rivaux politiques. Deuxièmement, une situation de fragmentation importante des membres des chambres, aussi bien que la perception des acteurs politiques de l’existence d’un coût politique très élevé pour s’accorder avec l’opposition, laisse les membres du Congrès dans une situation vulnérable car ils doivent réunir un grand nombre de voix afin de l’emporter devant un veto présidentiel. Le pouvoir constitutionnel de veto est donc un des éléments qui commence à rééquilibrer les choses du point de vue de l’ingérence de l’exécutif argentin dans la sphère législative, car jusqu’à ce point de l’analyse la primauté de l’exécutif français semblait être plus marquée. Ainsi, au-delà des dispositions constitutionnelles proprement dites, une évolution du pouvoir de veto eut lieu en Argentine. Cette évolution a un rapport avec le développement d’une pratique caractérisée comme étant « para-constitutionnelle »623 (inconstitutionnelle, en réalité) de l’exécutif, lequel ne limita pas son activité a un exercice puissant de l’attribution constitutionnelle, mais créa une nouvelle catégorie de promulgation du projet de loi à travers la pratique du système politique624. Cette nouvelle catégorie dépassa l’attribution originelle, laquelle prévoyait que le projet objecté par l’exécutif devait être renvoyé dans sa totalité à la chambre d’origine625. La pratique conjointe du veto et de la promulgation partielle a donc pour but une attaque stratégique de certaines dispositions du texte législatif approuvé par le Congrès, tout en promulguant ces morceaux du texte qui ne méritent pas d’objections à l’égard du pouvoir exécutif. Cette altération des dispositions constitutionnelles fut à l’origine d’un accroissement du nombre de vetos émis par l’exécutif. Ainsi, il n’est pas difficile d’apprécier le fait que la création pratique d’un mécanisme comme la promulgation partielle entraîna une augmentation importante du pouvoir présidentiel. 623 « Para-constitutionnelle » est un terme utilisé par certains constitutionnalistes (i.e. Alberto García Lema) afin de qualifier ces pratiques qui ne sont pas prévues par la Constitution mais ont été soutenues par des auteurs de même que par des arrêts de la Cour Suprême. En réalité il s’agit d’un euphémisme utilisé par l’auteur afin d’eviter le mot « inconstitutionnel ». 624 La Cour Suprême de Justice accepta, avant la constitutionnalisation de l’institut le veto et la promulgation partielle des lois. Voire notamment les précédents « Giulitta » (189:156) et « Collella » (268:352). 625 Ainsi s’est prononcé par exemple German J. Bidart Campos : Cf. BIDART CAMPOS (Germán), Tratado Elemental…, Tome II, p. 322. - 371 - Cette augmentation se produit parce que le veto et la promulgation partiels privent le Congrès d’une stratégie importante : celle de présenter devant l’exécutif des textes législatifs comportant des dispositions chères au législatif de même que des dispositions chères à l’exécutif. Cette stratégie permettait au Congrès d’introduire dans l’ordonnancement juridique certaines dispositions lui étant chères, tout en concédant aussi l’introduction d’autres dispositions proches des volontés de l’exécutif. Le veto partiel autorise donc l’exécutif à objecter et promulguer discrétionnairement certaines dispositions et donc à laisser de coté d’autres dispositions voulues par le Congrès626. Une analyse du nombre de vetos présidentiels émis par les présidents peut donc être utile afin de mesurer la puissance du présidentialisme argentin. Premièrement parce que si l’on trouve une utilisation intense du procédé entre 1983 et 2001 et entre 2005 et 2007 (période durant laquelle les présidents ont eu un support parlementaire de majorités plus ou moins homogènes et disciplinées), ce fait est une preuve de plus du phénomène de présidentialisation du système politique. Deuxièmement, si l’utilisation des vetos est élevée (soit dans la version totale ou partielle) entre 2001 et 2005, période de crise institutionnelle et d’hypothétique faiblesse du pouvoir présidentiel, la présidentialisation peut être présentée comme étant une caractéristique endémique du système politique argentin. D’abord, il faut exposer les chiffres concernant la présidence de Raúl Alfonsín et la première présidence de Carlos Menem, car toutes les deux se sont développées dans le cadre d’un mandat présidentiel de 6 ans et avant la réforme de la Constitution. Pendant la présidence de Raúl Alfonsín, de 1983 à 1989, le président provoqua 49 vetos627. Ce chiffre acquiert une signification lorsque l’on compare le nombre de vetos du Président Alfonsín avec le nombre de vetos émis par toutes les présidences argentines entre 1862628 et 1976 (c’est-à-dire jusqu’à la dernière interruption constitutionnelle avant les élections présidentielles démocratiques de 1983). Ainsi, si 626 627 Cf. SHUGART (Matthew S.) et CAREY (John M.), Presidents and Assemblies p. 134. Cf. MOLINELLI (Guillermo), PALANZA (Valeria) et SIN (Gisela), Congreso, Presidencia y Justicia en Argentina – Materiales para su estudio, TEMAS, 1999 p. 480. 628 En 1862, après l’unification de la Confédération Argentine et de l’État de Buenos Aires, Bartolomé Mitre débute comme président de l’Argentine. Ainsi commence le processus de consolidation de l’État argentin. - 372 - l’on ne prend pas en compte les lois de pensions, les présidents argentins qui ont été à l’origine du plus grand nombre des vetos dans cette période, furent Arturo Frondizi et María Estela Martínez de Perón, tous les deux avec 36 vetos629. Pourtant, si l’on regarde le nombre de vetos présidentiels année par année, une diminution est perceptible. Ainsi, cette dernière pourrait être rapportée à la perte du support populaire du président. Le Président Alfonsín émit 19 vetos en 1984, ayant 50,8% des députés et 39,1% des sénateurs en sa faveur ; 13 en 1985 et 12 en 1986 avec le même pourcentage de parlementaires en sa faveur ; mais en 1987 et 1988 (bénéficiant déjà d’une image appauvrie au sein de l’opinion publique) il fut à l’origine de 3 et 2 vetos, n’ayant plus le contrôle que de 44,9% des députés mais toujours 39,1% des sénateurs630. La première présidence de Carlos Menem signifia un approfondissement de l’accroissement du recours aux vetos exécutifs, dans le prolongement du mandat de Raúl Alfonsín. Ainsi, de 1989 à 1995, le Président Menem doubla le nombre des vetos émis par son prédécesseur : il provoqua 108 vetos. L’analyse de l’exercice de ce pouvoir année par année conduit à une conclusion différente de celle tirée du mandat du Président Alfonsín. Il n’y a donc pas un décroissement net, mais une certaine irrégularité. Si en 1989 et en 1990 le président s’opposa 4 et 14 fois aux lois votées au Congrès, entre 1991 et 1992 le nombre de vetos augmente : il s’oppose respectivement 21 fois et 26 fois. L’augmentation pendant ces années peut être expliquée en raison de la force avec laquelle le pouvoir exécutif mit en place ses politiques économiques. Ainsi, l’administration du Parti justicialiste arriva à la conclusion qu’afin de sortir de la crise de l’ « hyperinflation » des années 1980 et début des années 1990, il fallait mettre en œuvre un processus profond de privatisations des entreprises publiques. Ce plan économique fut appliqué avec tellement de force qu’il a été dit à son propos qu’il s’est agi d’un des plus vastes et des plus rapides de l’hémisphère occidental631. Ce leadership mené par l’exécutif par rapport à l’application de ces politiques eut deux conséquences. D’une part, une augmentation de l’intervention 629 Cf. Ibidem. 630 Cf. Ibidem et JONES (Mark), « Recruitment and selection… ». 631 LLANOS (Mariana), « Understanding Presidential Power in Argentina: A study of the Policy of Privatizations in the 1990s », Journal of Latin American Studies, Vol. 33, n° 1, 2001 p. 67. - 373 - exécutive afin de planifier et réussir les privatisations. D’autre part, le développement d’une certaine « créativité » institutionnelle632 afin de rendre effectives ces politiques d’un point de vue juridique. Dans ce contexte, le recours au veto, soit dans sa forme constitutionnellement prévue, soit dans sa version comportant une promulgation partielle, fut un élément de plus de cette « créativité ». En raison donc de la nécessaire participation du Congrès dans ce processus de privatisations, lesquelles devaient être concrétisées à travers des lois, une augmentation du nombre des vetos, totaux ou partiels, se produit en 1991 et en 1992. Ainsi, des 21 vetos émis en 1991, 13 sont partiels et de 26 vetos émis en 1992, 13 sont aussi partiels633. Par conséquent le leadership exécutif dans la période ne se limite pas à la présentation des projets de loi, mais s’étend aussi à la menace de « correction » des lois présentées à travers des vetos634. Afin de vérifier ce qui vient d’être dit, Ana María Mustapic a pu affirmer qu’ « un grand nombre des lois [par rapport auxquelles le pouvoir exécutif a eu recours au veto partiel] ont eu un rapport avec les politiques de réforme structurelle, comme par exemple les privatisations des entreprises publiques de gaz, électricité, pétrole (YPF), la Securité Sociale, etcétéra »635. Pendant les années 1993 et 1994 il y a eu une diminution de l’utilisation du procédé, avec, respectivement 11 et 12 vetos présidentiels. Pourtant, vers la dernière année de la présidence de Carlos Menem un accroissement du nombre de vetos a lieu : en 1995, il y a 20 vetos636. Or, afin de comprendre l’esprit dans lequel fut exercée cette attribution constitutionnelle pendant la période, il faut dire que, au moins depuis 1989 est jusqu’en 1994, un grand nombre de vetos émis par le pouvoir exécutif est allé à l’encontre de ces normes par lesquelles le Congrès «laissa sans effet certaines dispositions des nombreux décrets de 632 Cette créativité constitutionnelle apparut notamment à travers l’utilisation des décrets de nécessité et urgence de même qu’à travers l’utilisation de la délégation législative. Ces mécanismes seront étudiés infra, cf. Chapitre II. 633 Toutes les données concernant la période ont été recueillies par MOLINELLI (Guillermo), PALANZA (Valeria) et SIN (Gisela), Congreso, Presidencia y Justicia en Argentina… p. 480. 634 Cf. LLANOS (Mariana), « Understanding Presidential Power in Argentina… » p. 87. 635 MUSTAPIC (Ana María), « Oficialistas y diputados… » p. 583 (TDA). Citation originale: “buena parte de estas leyes [que han sido parcialmente vetadas] han estado vinculadas con las políticas de reforma estructural como, por ejemplo, las privatizaciones de las empresas estatales de gas, servicios eléctricos, petróleo (YPF), el sistema de jubilaciones, etcétera”. 636 Source : MOLINELLI (Guillermo), PALANZA (Valeria) et SIN (Gisela), Congreso, Presidencia y Justicia en Argentina… p. 480. - 374 - nécessité et urgence ou lorsqu’il adoptait des lois qui s’opposaient aux politiques suivies par ces décrets »637. Ainsi, le président utilisa d’une manière coordonnée un mécanisme constitutionnellement reconnu tel que le veto et un autre mécanisme dont la constitutionnalité était, au moins avant la réforme constitutionnelle de 1994, douteuse, tels que les décrets de nécessité et d’urgence. Cette utilisation obéissait donc au désir de l’exécutif d’imposer certaines politiques économiques. Le début du deuxième mandat de Carlos Menem en 1995 semble présenter une situation stable concernant le recours au pouvoir de veto, dont l’utilisation demeure pourtant élevée. Ainsi, en 1995, 1996 et 1997 le président a objecté respectivement 15, 21 et 19 lois638. Le fait que le nombre de vetos soit stable obéit, possiblement, à deux causes. D’une part, à la continuité de la politique économique agressive inauguré pendant le premier mandat, laquelle implique une grande intervention et leadership exécutifs. Il faut donc rappeler qu’en 1995 sont privatisées la poste, les centrales nucléaires, les aéroports et la Banque des Hypothèques639. D’autre part, et peut-être comme conséquence de l’usure des méthodes auparavant à succès, les causes lointaines de la « défaite » du Parti justicialiste aux élections législatives de 1997 et à la présidentielle de 1999 apparaissent progressivement. Ainsi, l’usure de l’image gouvernementale de même que la perception que la fin d’une ère s’approchait a peutêtre diminué la docilité des législateurs, favorisant alors une utilisation élevée du veto exécutif. Les deux dernières années de la présidence de Carlos Menem ratifient donc ce 637 FERREIRA RUBIO (Delia) et GORETTI (Matteo), « Cuando el presidente gobierna solo. Menem y los decretos de necesidad y urgencia hasta la reforma constitucional (julio 1989 – agosto 1994) », Desarrollo Económico, vol. 36, n° 141, 1996 p. 446 (TDA). Citation originale: “dejó sin efecto algunas normas de los [numerosos] decretos de necesidad y urgencia o cuando sancionó leyes que no coincidían con la política adoptada a través de esos decretos”. 638 Cf. MOLINELLI (Guillermo), PALANZA (Valeria) et SIN (Gisela), Congreso, Presidencia y Justicia en Argentina… p. 480. 639 Pourtant, pour les cas de la poste et les aéroports, les privatisations furent instrumentalisées à travers des décrets. - 375 - qui a été dit auparavant : en 1998 et 1999 (jusqu’à l’arrivée de Fernando De la Rúa à la présidence en décembre) il émit respectivement 23 et 8 vetos640. En ce qui concerne le Président De la Rúa, depuis décembre 1999 et jusqu’en décembre 2001, il est à l’origine de 46 vetos. Pourtant, il privilégie le veto dans la version « traditionnelle » par rapport à la version partielle641. Ainsi, en 1999 il s’opposa 9 fois, en 2000 il provoqua 25 vetos et en 2001, 12. Ces donnés prouvent, étant donné le caractère abrégé du mandat, une utilisation très nombreuse. Après la démission présidentielle en décembre 2001, comme il a été auparavant signalé, deux présidents642 se succèdent : Adolfo Rodríguez Saá (avec un mandat d’une semaine) et Eduardo Duhalde. Depuis la démission présidentielle de 2001 et jusqu’à l’arrivée au pouvoir du Président Néstor Kirchner en mai 2003, les présidents s’opposent 37 fois aux lois du Congrès à travers le veto643. En raison de cela, deux observations peuvent être formulées. Premièrement, il faut tenir compte de la grave crise institutionnelle qui marqua la période, laquelle implique la désignation des présidents à travers une Assemblée Législative. Ce fait signifie, comme l’ont interprété certains auteurs, une espèce de « solution parlementaire » à la crise du présidentialisme argentin. Pourtant, deuxièmement, le nombre des vetos n’est pas différent de celui observé durant les autres mandats présidentiels. Au contraire, la moyenne des vetos semblerait devancer les présidences antérieures démocratiquement élues. Ainsi, il est possible de conclure que, au-delà de la question de la « légitimité » de la désignation, le président en exercice continue à profiter des attributions constitutionnelles de veto des lois du Congrès. En outre, le nombre élevé des vetos traduit aussi à nouveau la 640 Source : LERMAN (Florencia) et GARCIA (Jorge), « Estadísticas sobre vetos totales y vetos parciales del Poder Ejecutivo Nacional e insistencias del Honorable Congreso de la Nación desde el 10/12/1983 al 31/12/2002 », Revista de Derecho Parlamentario, n° 10, s/d. 641 Les données proviennent de la même source. 642 Le chiffre ignore délibérément les mandats de Ramón Puerta et Eduardo Camaño. 643 Source : SUAYA (Agustina), « El veto presidencial y la insistencia congresional en las experiencias de Estados Unidos y la Argentina (1989-2006) », Ponencia presentada en las 4tas Jornadas de Jóvenes Investigadores, Instituto Gino Germani, 2007 - 376 - profondeur du leadership mené par l’exécutif afin d’appliquer les politiques nécessaires pour sortir de la crise. Concernant la présidence Néstor Kirchner il n’a pas fait une utilisation semblable du veto par rapport à celle de Menem et De la Rúa644. Ainsi, pendant son mandat il s’opposa 38 fois aux textes votés par les deux chambres du Congrès 645. Il est pourtant intéressant de dire que le plus grand nombre de vetos s’est produit pendant ses deux premières années de mandat (en 2003 il émit 12 et 14 en 2004), c’est-à-dire pendant la période qui commence avec son arrivée à la tête de l’exécutif (après un pauvre « triomphe » électoral après l’abandon du ballotage par l’ancien Président Menem) et qui s’achève avec les élections législatives de 2005, où il obtenait une victoire importante. En raison de cela, en 2005 il opposa juste 5 vetos, 4 en 2006 et 3 en 2007. Prenant compte des données concernant les vetos présidentiels émis depuis 1983 et jusqu’en 2007, plusieurs conclusions peuvent être avancées. Premièrement, tous les présidents ont utilisé l’attribution constitutionnelle analysée. Le seul constat de l’utilisation effective de cette prérogative montre une « supériorité » de l’exécutif argentin par rapport à l’exécutif français concernant l’intervention postérieure à la production législative au sein du Congrès. Deuxièmement, l’assiduité dans l’exercice de l’attribution par les chefs d’État argentins démontre qu’il s’agit d’une ressource estimée du point de vue stratégique ou politique. Même un Président tel qu’Eduardo Duhalde, élu par l’Assemblée Législative, ne s’est pas abstenu d’opposer des vetos afin d’infléchir la volonté du Congrès. Les présidents qui ont été conduits à affronter des situations de crise politique ou économique furent ceux qui ont émis le plus grand nombre de vetos. Ainsi, Eduardo Duhalde, Fernando De la Rúa et Carlos Menem (les premiers se sont trouvés devant la crise de 2001-2002, le troisième devant la crise de l’hyperinflation des années 1980 et 1990) occupent les 644 Pourtant, il faut dire que, à la différence de ses antécesseurs, aucun veto émis par le Président Kirchner ne fut remis en cause par le Congrès. 645 Source: MECLE (Elina) et NERI (Daiana), « El proceso de formación y sanción de las leyes… ». - 377 - premières places concernant l’émission de vetos en prenant compte du temps qu’ils ont été à la tête de l’exécutif. Face à ces différentes conclusions partielles, il est clair que l’affirmation faite au début se confirme. En effet, l’exécutif français apparait comme étant plus vigoureux dans les étapes préalables et simultanées à la procédure législative, tandis que l’exécutif argentin se montre plus puissant par rapport à l’étape postérieure à l’élaboration des lois au sein du Congrès. Il faut dire que ces deux constats dérivent, en principe et comme il a été auparavant suggéré, de la structure constitutionnelle de deux gouvernements. Ainsi, l’exécutif argentin de même que l’exécutif français comptent avec des outils constitutionnels différents en raison du régime politique adopté. En outre, en raison de cette différence, chacun de ces outils constitutionnels fait varier son intensité et ses effets sur l’équilibre institutionnel. Dans le cas français, le contexte institutionnel dans lequel sont prévus l’initiative législative et les mécanismes d’intervention dans la procédure d’élaboration du droit au Parlement, originellement conçues pour être exercés par le Premier ministre, constituent des facteurs de présidentialisation ayant un lien profond avec le régime politique. En ce qui concerne le pouvoir de veto et promulgation partielle des projets ou propositions de loi en Argentine, ils ont un rôle similaire, c’est-à-dire qu’ils constituent aussi des facteurs de présidentialisation liés aux caractéristiques du régime politique. L’attribution d’objecter totalement ou partiellement un projet ou proposition de loi et celle de le promulguer partiellement ont pour résultat un déséquilibre institutionnel en faveur du président. Or, l’exercice de l’initiative législative en Argentine, à l’inverse du cas français, n’a pas un rôle concurrent mais un rôle complémentaire avec celle exercée par le Congrès. Ainsi, les étapes préalable et simultanée à la procédure législative en France et l’étape postérieure en Argentine, apparaissent comme étant des causes de présidentialisation en rapport direct avec le régime politique. Pourtant, il est aussi important de signaler que même si les causes de présidentialisation auparavant énoncées ont leur origine dans les dispositions constitutionnelles évoquées, c’est le contexte au sein duquel elles agissent ou sont exercées qui les transforme définitivement en indices de présidentialisation. Ainsi, c’est la structure du système politique français, consacrée dans le texte constitutionnel lui- 378 - même à travers les réformes de 2000 et 2002, qui remet la décision stratégique et politique de recourir à ces procédures constitutionnelles dans les mains du président et pas dans celles du Premier ministre. Ce rapprochement du niveau constitutionnel à la réalité des institutions confirme donc l’appropriation présidentielle des attributions primo-ministérielles et a deux conséquences. D’une part, ce rapprochement enlève le vrai chef effectif du gouvernement de la zone de contrôle parlementaire. D’autre part, ce rapprochement place la majorité parlementaire (titulaire du contrôle gouvernemental) dans une situation inégale devant le président, car sa légitimité démocratique est absorbée par celle du chef de l’État. L’attribution constitutionnelle de veto prévue par la Constitution argentine, même si elle demeure dans la logique du régime politique originaire -le régime présidentiel- entraîne au regard du système politique un élément de suprématie présidentielle. Ainsi, même s’il y a une utilisation approfondie de mécanisme, notamment par des présidents législativement élus, en raison de la persistance des crises politiques et économiques, il n’y a pas de rupture des équilibres originaux, comme celle qui vient d’être décrite dans le cas français. Néanmoins, même s’il n’y a pas d’altération substantielle de l’équilibre originaire établi par le constituant, il s’agit d’un indice de l’exercice renforcé du pouvoir présidentiel, et donc de présidentialisation. A ce stade de l’analyse, l’on peut en déduire l’existence d’une présidentialisation ou d’une concentration des pouvoirs autour du président, plus profonde dans le cas français que dans le cas argentin. Pourtant, cette conclusion est mise à l’épreuve lorsque l’on avance vers l’étude des pouvoirs « extérieurs » au processus de production législative du droit. - 379 - CHAPITRE II LES POUVOIRS « EXTÉRIEURS » OU « ÉTRANGERS » AU PROCESSUS LÉGISLATIF EN ARGENTINE ET EN FRANCE, FACTEURS DE CONSOLIDATION DE LA PRÉSIDENTIALISATION - 380 - Les pouvoirs « extérieurs » ou « étrangers » au processus législatif peuvent être groupés en deux grandes catégories. D’une part, doivent être évoqués ces pouvoirs ayant un rapport avec la création proprement dite de normes juridiques par le pouvoir exécutif. Dans ce groupe il faut placer les décrets de nécessité et d’urgence prévus à l’article 99 alinéa 3 de la Constitution argentine et les différents décrets prévus par la Constitution française (section I). D’autre part faut-il développer ces pouvoirs qui dépendent d’une autorisation préalable, permettant au pouvoir exécutif d’émettre des normes juridiques, dans des matières normalement réservées au pouvoir législatif (section II). L’étude des deux procédés est importante parce que, à la différence des étapes préalable, simultanée et postérieure au processus ordinaire de production du droit, ils montrent une concentration plus marquée du pouvoir autour du Pouvoir exécutif argentin. - 381 - SECTION I LA CRÉATION DE NORMES JURIDIQUES PAR LE POUVOIR EXÉCUTIF SANS DÉLÉGATION PRÉALABLE - 382 - La question de la création de normes juridiques par le pouvoir exécutif est liée à l’interrogation sur les caractéristiques et développements ultérieurs du « pouvoir réglementaire ». En outre, le choix entre un pouvoir réglementaire restreint ou un pouvoir réglementaire large ne peut pas être analysée sans le rapporter au régime politique institutionnalisé par la Constitution. Ainsi, s’impose l’analyse du dessin du pouvoir réglementaire en Argentine et en France (1). Ensuite, il faudra expliquer l’altération du dessin originaire en Argentine après la réforme, facteur de déséquilibre institutionnel (2). - 383 - § 1. Le dessin du pouvoir réglementaire en Argentine et en France : de la conception originaire à la pratique institutionnelle Le chemin qui conduit de la cohérence à l’incohérence du dessin institutionnel argentin concernant le pouvoir réglementaire doit être analysé en soulignant deux questions. Premièrement, il faut mettre l’accent sur la cohérence du constituant argentin de 1853 par rapport au choix du régime présidentiel et l’extension des attributions réglementaires octroyées au pouvoir exécutif, pour la comparer avec l’extension du pouvoir réglementaire de l’exécutif français dans la Constitution de 1958 (A). Deuxièmement il faut expliquer la dénaturalisation progressive du pouvoir réglementaire en Argentine avant la réforme constitutionnelle, à travers son accroissement démesuré, processus opposé à celui que l’on repère en France (B). A) Un dessin cohérent du pouvoir réglementaire en Argentine et en France Le dessin du pouvoir réglementaire du pouvoir exécutif est un aspect central de tout régime politique, notamment en raison de son influence par rapport à l’équilibre des institutions politiques. Ainsi, il est possible de dire que le choix originel du constituant par rapport au régime politique doit avoir un effet concernant l’extension du pouvoir réglementaire. L’établissement d’un régime politique ayant une séparation rigide des pouvoirs comme le régime présidentiel646 doit se traduire nécessairement par une réduction du pouvoir réglementaire. Ainsi, le principe de séparation des pouvoirs propre au régime présidentiel présuppose l’autonomie du pouvoir législatif, lequel doit se limiter à adopter des lois, et, par rapport au pouvoir exécutif, il doit se limiter à émettre des règlements ou décrets afin d’assurer l’exécution des lois, mais sans modifier la volonté ou la finalité exprimée par le Congrès. 646 Néanmoins, même dans le cas du régime nord-américain le Président dispose d’ « executive orders » ou ordres exécutives, lesquelles pourraient s’identifier aux décrets. Cependant, le rôle du Congrès comme organe de contrôle de l’exécutif est plus vigoureux que dans le cas argentin. - 384 - Par contre, l’adoption d’un régime parlementaire pur ou d’un régime mixte comme celui établi en France en 1958 a des conséquences différentes. Ainsi, en raison du lien profond qui doit exister entre le Parlement (notamment la Chambre Basse dans le cas où il y a aussi une deuxième Chambre) et le gouvernement, l’ampleur du pouvoir réglementaire du pouvoir exécutif s’accroit. Dans ce cas, il est normal que l’exécutif ait l’attribution d’émettre soit des règlements ou décrets ayant le statut de norme juridique soit des règlements ou décrets, ayant reçu l’autorisation ou délégation du Parlement, concernant les compétences propres au législatif647. Les cas argentin et français n’échappent donc pas aux principes auparavant évoqués. Dans le cas argentin, l’ancien article 86 alinéa 2 (dont le texte est reproduit par l’actuel article 99 alinéa 2) dispose que le président de la République « émet les instructions et règlements nécessaires à l’exécution des lois de la Nation, en se gardant de ne pas altérer leur esprit avec des exceptions réglementaires »648. La rédaction de l’article, entendue comme faisant partie d’un « tout » systématique (le régime politique), 647 Mario Serrafero confirme l’analyse qui a été faite lorsqu’il affirme: « dans le cas des systèmes parlementaires –et même dans le cas des systèmes semi-présidentiels - où il y a plutôt une fusion et pas une division du pouvoir comme dans le cas des régimes Présidentiels, l’émission de décrets a une sorte de légitimité initiale par une raison très simple : le gouvernement qui édicte le décret est soutenu par une majorité législative car, dans le cas contraire, le gouvernement serait obligé de se démettre. Le cas des régimes présidentiels est différent, car ils peuvent être des cas de gouvernement unifié ou de gouvernement divisé, c’est-à-dire des cas où le principe des pouvoirs indépendants forme l’essence du régime » SERRAFERO (Mario), « La presidencia y los decretos de necesidad y urgencia » en BERCHOLC (Jorge)-Coord.-, El Estado y la emergencia permanente, Lajouane, 2008 ps. 247-248 (TDA). Citation originale : « En sistemas parlamentarios –e incluso semipresidencialistas- donde impera más la fusión que la teórica división del poder de formato presidencial, el dictado de decretos cuenta con una suerte de legitimidad inicial por una razón sencilla: el gobierno que lo dicta está sostenido por una mayoría que lo respalda, de lo contrario, el gobierno parlamentario caería. Distinto es el caso de los regímenes presidenciales, que pueden tener gobierno de mayoría parlamentaria (gobierno unificado) o de minoría (que da lugar al gobierno dividido) y donde el principio de poderes independientes forma para su esencia ». 648 Cf. Art. 99 al. 2. Citation originale : “expide las instrucciones y reglamentos que sean necesarios para la ejecución de las leyes de la Nación, cuidando de no alterar su espíritu con excepciones reglamentarias”. - 385 - suggère certains commentaires qui n’ont pas un rapport nécessaire avec une interprétation « originelle » du texte constitutionnel. Premièrement, comme il a été auparavant signalé, dans un régime présidentiel comme celui établi en Argentine, l’article constitutionnel évoqué signifie une ratification du principe qui indique que le seul organe autorisé à adopter des lois, les normes générales valides étant les lois (au moins avant la réforme de 1994), est le Congrès. Ainsi, et en raison de ce qui vient d’être dit, le pouvoir exécutif pourrait émettre juste deux types de règlements ou décrets. D’une part, les « règlements649 exécutifs » ou « d’exécution »; c’est-à-dire ceux qu’« adopte le pouvoir exécutif […] à travers l’exercice d’attributions constitutionnelles propres afin d’assurer ou faciliter l’application ou l’exécution des lois, en réglant les détails nécessaires pour que les finalités voulues par le législateur s’accomplissent » 650. D’autre part, des « règlements autonomes ou indépendants », c’est-à-dire ceux que « dicte le pouvoir exécutif et, en général, l’Administration, sur des matières appartenant à sa zone de réserve. À travers ces règlements, le gouvernement et l’Administration n’appliquent pas une loi mais ils interprètent et appliquent la Constitution651. L’habilitation constitutionnelle, afin que l’exécutif puisse émettre ce type de règlements, doit être rapportée au fait que la Constitution de 1853 lui conférait le statut de chef de l’administration dans son ancien article 86, al. 1, actuel article 99, al. 1. 649 Le terme « règlement » semble, dans le cas argentin, plus technique et il obéit à l’intention des auteurs administrativistes d’extraire son essence du pouvoir réglementaire. Pourtant, couramment ils sont appelés « décrets ». Ici l’on utilise indistinctement les deux dénominations. 650 CASSAGNE (Juan Carlos), « El diseño de la potestad reglamentaria en la Constitución de 1853 y su posterior evolución hasta la Reforma constitucional de 1994 » en ACADEMIA NACIONAL DE DERECHO Y CIENCIAS SOCIALES DE BUENOS AIRES, Estudios sobre la Constitución Nacional de 1853 en su sesquicentenario, La Ley, 2003 p. 290 (TDA). Citation originale: “dicta el Poder Ejecutivo […] en ejercicio de facultades constitucionales propias, para asegurar o facilitar la aplicación o ejecución de las leyes, regulando detalles necesarios para el mejor cumplimiento de las leyes y de las finalidades que propuso el legislador”. 651 Ibidem p. 291 (TDA). Citation originale : “dicta el Poder Ejecutivo y, en general, la Administración sobre materias que pertenecen a su zona de reserva. En su dictado, el Gobierno y la Administración no aplican una ley, sino que directamente interpretan y aplican la Constitución”. - 386 - Deuxièmement, en raison du texte constitutionnel de 1853 et des caractéristiques centrales du régime présidentiel, les « règlements de nécessité et d’urgence » (c’est-àdire ceux à travers lesquels le pouvoir exécutif est à l’origine de normes juridiques – « lois »-) et les « règlements délégués » (c’est-à-dire ceux qui sont la conséquence d’une délégation du pouvoir législatif) sont, d’un point de vue « systémique » incompatibles avec le dessin du texte constitutionnel originel. Dans le cas français, il n’y a pas non plus d’incompatibilités sérieuses du point de vue du pouvoir réglementaire reconnu au pouvoir exécutif par rapport au régime politique mis en place par la Constitution. La distinction faite par le texte constitutionnel de 1958 entre loi et règlement constitue une tradition du Droit public français. Pourtant, l’équation traditionnelle était, en raison des caractéristiques du régime politique (approfondies plus tard à travers la pratique du système politique) français de 1875 et 1946, largement tributaire d’une primauté parlementaire. Ainsi, nonobstant l’existence d’une distinction, la compétence législative du Parlement était pratiquement sans limites tandis que le règlement n’avait qu’un rôle secondaire, résiduel. De ce point de vue, le régime français s’éloignait de la logique parlementaire car elle implique un rôle renforcé de l’exécutif dans la matière. Néanmoins, une fois établie la Constitution de la Cinquième République, l’équation traditionnelle est largement renversée. L’article 34 en est l’exemple type lorsqu’il établit les matières par rapport auxquelles la loi « fixe les règles » et celles par rapport auxquelles la loi « détermine les principes fondamentaux », tandis que l’article 37 établit que toutes les matières exclues de l’article 34 appartiennent au domaine du pouvoir règlementaire, dont le Premier ministre est le titulaire. Ainsi, il pourrait être dit que, d’un point de vue juridique (au-delà du fait que certains auteurs relativisent l’affirmation652) le pouvoir réglementaire a la compétence de « droit commun » tandis que la loi n’a qu’une compétence « d’attribution ». Au-delà du fait de la compatibilité « systémique » d’une telle distinction avec la logique d’un régime politique voisin d’une position « parlementaire », il faut mettre en évidence la gravité que comporte une telle distinction. Ainsi, la Constitution limite 652 Cf. HAMON (Francis) et TROPER (Michel), Droit constitutionnel p. 770. - 387 - clairement les matières par rapport auxquelles les représentants du peuple peuvent statuer tandis que l’exécutif peut, à travers un acte unilatéral, créer une norme juridique générale et impersonnelle. Si l’on ajoute à cette distinction le degré très haut d’intervention dans le processus d’élaboration de la loi que la Constitution reconnaît au gouvernement, l’on obtient une image plus nette de ce qu’avaient cherchée les acteurs politiques avec l’établissement de la Cinquième République653. En général, le pouvoir réglementaire prévu par le droit public français, est exercé à travers plusieurs types de décrets. Premièrement, à travers des décrets simples. Ils correspondent, normalement, au Premier ministre. Deuxièmement, le pouvoir réglementaire peut être exercé à travers des décrets adoptés en Conseil des ministres. Ces décrets sont réservés par la Constitution, par certaines lois organiques ou même par d’autres décrets, pour certaines matières, et ils doivent être signés par le président de la République et contresignés par le Premier ministre. Finalement, l’on trouve aussi des décrets préalablement examinés par le Conseil d’État. Ces décrets sont ceux qui, en raison d’une disposition constitutionnelle, légale, réglementaire ou par l’importance de la question, requièrent l’avis préalable de la plus haute juridiction administrative française. Outre le pouvoir réglementaire général, lequel se rapporte aux matières qui ne sont pas spécifiquement attribuées au domaine de la loi, l’exécutif français dispose de deux moyens qui s’apparentent à ce que le système de Common law appelle decree authority. Le premier d’entre eux est évoqué par toute la doctrine politiste et constitutionnaliste non française, à l’origine, en partie, d’une confusion. Ainsi, l’article 16 est considéré comme faisant partie du pouvoir réglementaire et il est assimilé aux décrets de nécessité et urgence argentins. C’est donc en raison de la rédaction de l’article, laquelle autorise le président à déclarer l’état d’urgence, de même qu’à adopter plusieurs décisions à travers des décrets qu’une telle interprétation a pu être faite. Audelà du débat concernant l’utilité de ce pouvoir tellement exceptionnel qu’il ne sera peut 653 Néanmoins, peu à peu le Conseil constitutionnel conféra une importance majeure aux lois et il a rendu la limite entre loi et règlement plus poreuse qu’aux origines de la Cinquième République. - 388 - être jamais utilisé à nouveau (caractéristique opposée au caractère habituel des décrets de nécessité et urgence argentins), il est intéressant de dire en raison de la réalité du système politique français, qu’il s’agit d’un des rares pouvoirs de décret directement attribués par la Constitution au président français. La rareté d’une telle attribution apparait donc comme étant contradictoire avec la réalité du système politique, dans lequel le président est celui qui décide à propos de l’exercice du pouvoir réglementaire, ou, au moins, par rapport aux questions importantes du point de vue des décisions politiques centrales. Le deuxième moyen est l’attribution reconnue au Premier ministre par l’article 38 de la Constitution. Cet article autorise le gouvernement à solliciter auprès du Parlement une loi d’habilitation afin de prendre, pendant un délai limité, par ordonnances, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi. Tandis qu’en France notamment à travers le rôle du Conseil constitutionnel, les compétences réglementaires du pouvoir exécutif ont été restreintes et la souveraineté parlementaire augmentée, en Argentine un processus contraire a eu lieu. B) Pratique présidentielle exacerbée et décrets de nécessité et urgence en Argentine : les antécédents d’une réforme malheureuse Avant la constitutionnalisation du décret de nécessité et urgence en 1994654 et après le retour des élections libres et démocratiques en 1983, l’utilisation de ce pouvoir augmente notablement. Ainsi, l’utilisation à répétition de ces décrets et la ratification de la Cour Suprême concernant la constitutionnalité d’un tel pouvoir (de même que sa constitutionnalisation ultérieure) constituent-elles, peut être, la preuve la plus importante de la présidentialisation du système politique argentin. L’action d’émettre des normes juridiques à travers des décrets est couramment définie comme l’autorité appartenant au pouvoir exécutif d’adopter une législation sans avoir recours au pouvoir législatif. Si ces normes, afin d’être juridiquement valides ont besoin d’une ratification postérieure ne change pas ce qui est central, c’est à dire, 654 Dont les conséquences seront développées au § 2. - 389 - l’existence d’un tel pouvoir655. Pourtant, l’existence de cette attribution n’implique pas que le président l’utilise systématiquement sans prendre en considération la situation de la législature. Ainsi, « même dans le cas où le président est tenu comme l’acteur central de l’univers politique civil, en théorie la prévision qu’il peut faire d’un (potentiel) veto législatif conditionne la grande majorité de ses actes de gouvernement »656 et, parmi eux, l’utilisation de ses pouvoirs unilatéraux. Afin d’analyser l’utilisation des pouvoirs unilatéraux des présidents (notamment des présidents latino-américains) tels que les décrets, ils ont été rapportés au niveau du soutien législatif du président. Ainsi, afin de mieux comprendre l’interaction exécutif-législatif, l’on a pu identifier quatre types idéaux de législatures et quatre types idéaux de président. Premièrement, les législatures peuvent être qualifiées de « récalcitrantes ». Ces législatures, en raison de leur tendance hostile au président, vont rejeter l’immense majorité de ses projets et politiques et vont s’abstenir de faire des concessions. Face à ces législatures, le président devient un président « impérial » car il est obligé d’éluder le « veto » législatif de ses politiques et il cherchera à les imposer à travers ses pouvoirs unilatéraux, tels que les décrets. Deuxièmement, et à l’autre extrême l’on trouve des législatures « subordonnées », lesquelles en raison de leur « dette » politique envers le président, seront dociles. Devant une législature « subordonnée », un président « dominant » apparait. Ainsi, il impose les conditions sans négocier. Troisièmement, il est possible que la législature soit du type « négociatrice », laquelle participe au processus politique national derrière le leadership présidentiel et exige avoir un certain poids concernant les décisions politiques. Une législature « négociatrice » implique la présence d’un président « de coalition ». Ce président aura une stratégie tendant à offrir des rétributions particulières afin d’obtenir l’approbation des parlementaires, nécessaire afin de concrétiser une certaine politique. Pourtant ce type de président n’utilise pas ces rétributions systématiquement. Finalement l’ont peut trouver des législatures « paroissiales – vénales », lesquelles sont prêtes à octroyer des concessions, seulement 655 656 Cf. CAREY (John) et SHUGART (Matthew S.), « Calling out the tanks… » p. 9. COX (Gary) et MORGENSTERN (Scott), « Legislaturas reactivas y Presidentes proactivos en América Latina », Desarrollo Económico, Vol. 41, N° 163 p. 373 (TDA). Citation originale: “aunque se siga considerando al Presidente como actor central del universo político civil, en teoría su previsión de un (posible) veto Legislativo condiciona la mayor parte de sus actos de Gobierno”. - 390 - lorsqu’elles reçoivent des « faveurs » en échange. Dans un tel cas, il y aura un président « national », car il est appelé à avoir un rôle central au niveau national, en assumant la responsabilité de l’application des politiques, dont l’approbation du parlement dépend de l’offre des pork-barrel et patronage657. Ainsi, lorsque « le président compte avec un support législatif faible [ou lorsqu’il est confronté à une situation de faiblesse politique] il remplit le cabinet avec des amis et des technocrates, a recours à sa capacité d’initiative et aux pouvoirs d’émergence »658 de même qu’à ces pouvoirs unilatéraux de décision. Afin d’apprécier l’accroissement géométrique du nombre des décrets de ce type en Argentine depuis 1983 il faut signaler qu’entre 1853 et 1976 tous les présidents constitutionnels ou démocratiquement élus ont émis 15 décrets659. Pendant la présidence de Raúl Alfonsín, le nombre augmente car pendant un mandat de 6 ans l’exécutif est à l’origine de 8 décrets de nécessité et urgence (pratiquement la moitié de tous ses prédécesseurs constitutionnels) 660. Au-delà du fait que d’un point de vue quantitatif le nombre des décrets de nécessité et urgence s’est accru, une brève exposition des politiques appliquées par ce biais permet de mieux comprendre la portée du mécanisme en tant qu’outil de concentration du pouvoir politique. Premièrement il est possible d’évoquer le décret 1096/85 qui fut à l’origine du « Plan Austral » à travers lequel l’on reforma et changea la valeur de la monnaie argentine. Même si le Congrès avait la possibilité de faire tomber le décret (car 657 Cf. Ibidem p. 375 et ss. 658 Ibidem p. 386 (TDA). Citation originale : “el Presidente cuenta con escaso apoyo Legislativo [o se encuentra en una situación de debilidad política], llena el gabinete de amistades y tecnócratas, recurre ad hoc a la capacidad de iniciativa y a cláusulas de urgencia…”. 659 Cf. MOLINELLI (Guillermo), PALANZA (Valeria) et SIN (Gisela), Congreso, Presidencia y Justicia en Argentina… p. 626. 660 Cf. Ibidem. Pourtant, FERREIRA RUBIO (Delia) et GORETTI (Matteo), « Cuando el presidente gobierna solo… » p. 448 estiment qu’ils ont été 10. - 391 - l’instrument n’était pas constitutionnellement prévu et aucune interprétation cohérente de la Constitution n’aurait refusé au Congrès le pouvoir de le faire) une telle décision, une fois mise en place, était très difficile à renverser. D’une part, en raison des problèmes économiques, politiques et juridiques liés à des changements successifs de monnaie. D’autre part, l’extension d’un débat parlementaire concernant une politique économique tellement importante (le débat concernant l’utilisation du décret de même que le débat autour de la politique proprement dite) réduit la possibilité du renversement. Ainsi, les facteurs surprise et temps, ainsi que la politique du « fait accompli », sont-ils profondément liés au succès des politiques (notamment des politiques économiques) appliquées à travers une telle voie. Deuxièmement, l’on peut évoquer le décret 2196/86, lequel déclare l’urgence du système de la Sécurité Sociale. Cette déclaration impliqua la suspension du paiement des nombreux procès judiciaires contre l’État concernant l’actualisation des retraites. Troisièmement, le décret 632/87, lequel déclare le secteur agricole en état d’urgence661. La présidence de Carlos Menem est, comme le montre le nombre élevé des vetos législatifs, très illustrative du niveau de présidentialisation concernant le recours aux décrets de nécessité et urgence, soit avant soit après la réforme de 1994. Ainsi, Delia Ferreira Rubio et Matteo Goretti comptabilisent-ils 336 décrets de nécessité et urgence entre juillet 1989 et août 1994662. Si l’on prend en compte le nombre des décrets de nécessité et urgence émis par le Président Menem et qu’on le compare avec le nombre des sièges obtenus par le parti présidentiel au Congrès à travers le temps, il est évident que l’utilisation élevée du mécanisme n’obéit pas au fait que le président se trouvait face à un législatif combatif. Ainsi, il a été dit que « le pouvoir exécutif […] envoya des nombreux projets aux Congrès et exerça une pression afin qu’il y ait une adoption rapide et sans modifications. La pression apparut à travers la menace de l’utilisation de deux outils : le veto au cas où il y aurait des modifications et le décret de nécessité et urgence si le 661 Les exemples furent pris dans l’ouvrage de Ms. FERREIRA RUBIO (Delia) et GORETTI (Matteo), « Cuando el presidente gobierna solo… » p. 448. 662 Cf. Ibidem p. 444. - 392 - Congrès n’adopta pas les initiatives »663. L’utilisation copieuse des décrets répond donc plutôt à la présence d’un style « agressif » dans l’application des politiques publiques qu’à la survivance d’un gouvernement harcelé par une situation de « gouvernement divisé ». En outre, malgré le support des chambres du Congrès dont il jouissait, c’est l’élection par le président des politiques économiques radicalement opposées aux traditions du Parti justicialiste qui l’« obligea » à utiliser au maximum les attributions législatives non prévues par le texte originaire de la Constitution de 1853664. L’ingérence des politiques économiques déjà appréciée pendant les trois premières années de la décennie de 1990 concernant le grand nombre de vetos législatifs peut aussi être observée par rapport aux décrets de nécessité et urgence. Ainsi, si 1990, 1991 et 1992 furent les années pendant lesquelles le plus grand nombre de vetos fut enregistré, il en est de même pour les décrets de nécessité et urgence. En 1990, il y a 63 décrets, en 1991, 85 et en 1992, 69665. Pourtant, il a été dit que « l’argumentation fondée sur la nécessité de l’exécutif d’appliquer des plans et des programmes à travers des décrets car au cas contraire cette application aurait été impossible ne constitue pas une justification suffisante de son utilisation. Le fait que l’application des politiques se trouve face à des intérêts différents, face à des conflits, des obstacles et des résistances politiques n’est pas une situation « exceptionnelle » mais il s’agit de la normalité »666, notamment dans une démocratie. 663 Ibidem p. 445 (TDA). Citation originale: “el Poder Ejecutivo […] envió numerosos proyectos a las cámaras y presionó públicamente para una sanción rápida y sin modificaciones. La presión se manifestó a través de la amenaza de la utilización de dos herramientas: el veto, si se introducían modificaciones, y el decreto de necesidad y urgencia, si el Congreso no sancionaba las iniciativas”. 664 Cf. COX (Gary) et MORGENSTERN (Scott), « Legislaturas reactivas y Presidentes proactivos… » p. 378. 665 Source: FERREIRA RUBIO (Delia) et GORETTI (Matteo), « Cuando el presidente gobierna solo…» p. 452. 666 SERRAFERO (Mario), « La presidencia y los decretos de necesidad y urgencia » p. 268 (TDA). Citation originale: “la argumentación basada en la necesidad del Ejecutivo de implementar planes y programas que de otro modo supuestamente no hubieran podido llevarse a cabo, no tiene alcance como justificación del uso de los decretos. Que la gestión política encuentre intereses diversos y conflictivos, obstáculos institucionales y resistencias políticas, económicas y sociales es lo esperable, no es situación “excepcional”. Es lo normal, en todo caso, de una supuesta “situación excepcional” que operaría concomitantemente”. - 393 - Si, dans le cas du Président Alfonsín, l’exemple le plus important de l’utilisation des décrets fut l’application du « Plan Austral », dans le premier mandat présidentiel de Carlos Menem plusieurs exemples peuvent être évoqués. Les deux premiers ne sont pas directement liés à des motivations de type économique, mais ils obéissent à un motif institutionnel ou politique. Ainsi, en 1989 le président nomma-t-il par décret et sans l’avis préalable du Sénat le Procureur Général de la Cour Suprême et limoge aussi par décret, quatre des cinq membres du Tribunal des Comptes, organe de contrôle de l’Administration667. Dans ce cas il ne pourrait pas être dit qu’il y avait une situation « d’urgence » de type économique (comme c’est le cas pour d’autres décrets) afin de justifier la recherche d’un impact immédiat de la décision. En outre, le décret le plus illustratif concernant l’exercice de ce pouvoir, le n° 36/90, traite de la restitution de l’argent des comptes de banque à travers un bon ou titre public. Ce décret suscita un arrêt célèbre de la Cour Suprême668, le précédent « Peralta » dans lequel le tribunal reconnait la constitutionnalité des décrets de nécessité et urgence sous certaines conditions. En ce qui concerne la rémission au Congrès de ces décrets sans entité constitutionnelle, « dans 13 des 166 décrets dont le gouvernement reconnait qu’il s’agit de décrets de nécessité et urgence il n’y a pas eu même l’intention de les soumettre au Congrès »669. En outre, le président a pu utiliser à la fois plusieurs instituts 667 Cf. FERREIRA RUBIO (Delia) et GORETTI (Matteo), « Cuando el presidente gobierna solo…» p. 443. 668 Il faut dire que pendant la première présidence de Carlos Menem, le nombre des juges de la Cour Suprême fut élevé à 9. Ainsi, il s’agit du Président qui a nommé le plus grand nombre de juges de la Cour dans l’histoire. En outre, il a choisi des juges politiquement compatibles avec les politiques du gouvernement. 669 Cf. Ibidem p. 455 (TDA). Citation originale : “en 13 de los 166 decretos a los que el Poder Ejecutivo reconoce carácter de necesidad y urgencia ni siquiera existió la intención de informar al Congreso”. Il faut mettre en évidence la gravité d’une telle action car les décrets et la fonction de contrôle du Congrès n’étaient pas constitutionnellement prévus. Ainsi il a été dit que « théoriquement, le Congrès est le contrôleur par excellence car, il est l’organe le plus représentatif de la société, qui naquit avant tout afin de contrôler la gestion du Pouvoir exécutif (le monarque au début) et après pour adopter des lois » la citation appartient à SAGÜÉS (Néstor Pedro), Elementos de Derecho Constitucional, Volume I Ed. Depalma, 1999 p. 681 (TDA). Citation originale: “teóricamente el Congreso es el gran controlador, ya - 394 - constitutionnels tels que le veto et les décrets. Ainsi, l’exécutif fut à l’origine de 4 vetos, argumentant que ces lois contredisaient ce qui avait été adopté par des décrets de nécessité et urgence670. Pourtant, l’accroissement du nombre des vetos et notamment des décrets depuis 1989, prenant compte du fait qu’il n’y avait pas de problèmes significatifs concernant le nombre des sièges du parti présidentiel au Congrès et que ces derniers instruments n’étaient pas prévus par la Constitution, ne peut pas être exclusivement compris en raison de l’application vigoureuse des politiques économiques devant une situation de crise. Ainsi, la présence d’un grand nombre de décisions unilatérales demeura jusqu’à la fin du premier mandat présidentiel et réapparut dans son deuxième mandat, postérieurement à la réforme constitutionnelle de 1994. De ce point de vue, il est possible de dire que le grand nombre de décrets constitue un exemple clair de ce que Guillermo O’Donnell a pu qualifier de « démocratie délégative », laquelle coexiste normalement avec le phénomène de présidentialisation. Ainsi, l’auteur a écrit que « les démocraties délégatives sont construites sous la prémisse que l’individu qui l’emporte à l’élection présidentielle est autorisé à gouverner comme il ou elle l’estime, étant seulement contraint par la réalité des relations de pouvoir existantes et par la limite constitutionnelle qui implique la fin du mandat. Le président est considéré comme étant l’incarnation de la nation et comme celui qui définit et défend ses intérêts. Ce qu’il fait pendant son mandat ne doit garder aucune similitude avec ce qu’il avait promis pendant la campagne […] Lorsque l’on suppose que cette figure paternelle doit prendre soin de toute la nation, sa base politique doit toujours être un mouvement, un dépassement du factionnalisme et des conflits associés aux partis. Normalement, dans les démocraties délégatives les candidats présidentiels triomphants se considèrent comme étant des figures au-dessus des partis politiques et des intérêts organisés […] Depuis une autre perspective, les autres institutions –les tribunaux et les législatures, parmi d’autres-, sont seulement des que, como órgano más representativo de la sociedad, nace precisamente primero para fiscalizar la gestión del Poder Ejecutivo (en su momento, el monarca) y después para sancionar leyes”. 670 Cf. FERREIRA RUBIO (Delia) et GORETTI (Matteo), « Cuando el presidente gobierna solo… » p. 457. - 395 - obstacles qui viennent avec les avantages domestiques qui dérivent du fait d’avoir été démocratiquement élu »671. Ce qui intéresse le type idéal proposé par O’Donnell est le fait de la présence d’une combinaison entre, d’une part, l’origine démocratique du président et d’autre part la grande concentration des pouvoirs du chef de l’État, qui est par-dessus les autres organes, et notamment le législatif. Cette situation se traduit par un manque de ce qui a été appelé « accountability horizontale » ou « responsabilité politique ou contrôle horizontale». Cette responsabilité horizontale implique « la présence des agences étatiques ayant autorité et étant réellement disposés et capables (empowered) afin d’entreprendre des actions qui peuvent aller du contrôle de routine jusqu’à des sanctions pénales ou même un impeachment, concernant les actes ou omissions d’autres agences étatiques qui peuvent, en principe, être qualifiés d’illicites »672. Ainsi, dans le cadre d’une démocratie délégative ou présidentialisée, le président n’est pas soumis à ce type de responsabilité horizontale et, par conséquent, les contrôles du législatif sont rares. 671 O’DONNELL (Guillermo), « ¿Democracia delegativa? » en O’DONNELL (Guillermo), Contrapuntos – Ensayos escogidos sobre autoritarismo y democratización, Paidós, 1997 ps. 293-294 (TDA). Citation originale: “las democracias delegativas se basan en la premisa de que la persona que gana la elección presidencial está autorizada a gobernar como él o ella crea conveniente, sólo restringida por la cruda realidad de las relaciones de poder existentes y por la limitación constitucional del término de su mandato. El Presidente es considerado la encarnación de la nación y el principal definidor y guardián de sus intereses. Las medidas de Gobierno no necesitan guardar ningún parecido con las promesas de campaña […] Puesto que se supone que esta figura paternal ha de tomar a su cuidado el conjunto de la nación, su base política debe ser un movimiento, la superación vibrante del faccionalismo y los conflictos asociados con los partidos. Típicamente en las DD [democracias delegativas], los candidatos presidenciales victoriosos se ven a sí mismos como figuras por encima de los partidos políticos y de los intereses organizados […] Desde otra perspectiva, otras instituciones –los tribunales y las legislaturas, entre otras- son sólo estorbos que desgraciadamente acompañan a las ventajas domésticas e internacionales resultantes de ser un Presidente democráticamente elegido”. 672 O’DONNELL (Guillermo), « Accountability Horizontal: La institucionalización legal de la desconfianza política », Isonomía, n° 14, 2001 p. 7 (TDA). Citation originale: “la existencia de agencias estatales que tienen autoridad legal y están fácticamente dispuestas y capacitadas (empowered) para emprender acciones que van desde el control rutinario hasta sanciones penales o incluso impeachment, en relación con actos u omisiones de otros agentes o agencias del Estado que pueden, en principio o presuntamente, ser calificadas como ilícitos”. - 396 - Pourtant, d’autres auteurs ont élaboré des développements concernant les implications du degré élevé de concentration des pouvoirs au sein des régimes présidentiels, relativisant les propos d’O’Donnell. Ainsi, Andrés Malamud divise le régime présidentiel en deux types idéaux : le régime présidentiel « séparationniste » et le régime présidentiel « concentrationniste » : il identifie le premier avec les Etats-Unis et le deuxième avec l’Argentine673. En raison de cela l’auteur a écrit que « l’étiquette de démocratie délégative qui est collée à certains régimes semble exagérée si, comme le dit Adam Przeworski, « même si les présidents brésiliens et argentins semblent obtenir quasiment tout ce qu’ils veulent, le fait qu’ils se trouvent devant moins d’obstacles institutionnels que ses homologues espagnol ou britannique est douteux ». Dans les cas évoqués, même s’il y a une concentration exécutive du pouvoir, il y a aussi des mécanismes institutionnels qui limitent son application arbitraire »674. Outre ce qui vient d’être dit, l’utilisation du terme « démocratie délégative » conduit à englober sous une même étiquette des cas différents tels que le cas vénézuélien (où l’on est devant un contexte semblable à celui proposé par O’Donnell) et le cas argentin. Ainsi, l’utilisation profuse des décrets de nécessité et urgence en Argentine semble rapprocher le régime politique argentin de la notion de régime présidentiel « concentrationniste » plutôt que de celle de démocratie délégative. C’est-àdire que dans ce contexte « concentrationniste » le président argentin a vu son pouvoir législatif s’accroitre d’une manière inconstitutionnelle : de pouvoirs législatifs réactifs, 673 Cf. MALAMUD (Andrés), « América Latina: ¿democracias delegativas o presidencialismo concentracionista? » Revista Postdata, septiembre 2003, p. 186. L’auteur distingue aussi parlementarisme de coalition (i.e. le parlementarisme italien) du parlementarisme de cabinet (i.e. le parlementarisme britannique). 674 Ibídem p. 188 (TDA). L’auteur conclut donc que la notion de démocratie délégative s’applique plutôt aux cas vénézuélien sous Hugo Chávez et péruvien sous Alberto Fujimori. Citation originale : “la etiqueta de democracias delegativas que se les suele aplicar a algunos de éstos regímenes suena exagerada si, como identifica Adam Przeworski, “aún cuando los Presidentes brasileños y argentinos parecieran conseguir la mayor parte de lo que desean, es dudoso que se encuentren menos restringidos institucionalmente que los Primeros ministros de España o Inglaterra”. En los casos recién mencionados se manifiesta una concentración ejecutiva del poder; pero también se halla presente un conjunto de mecanismos institucionales que limita su aplicación arbitraria”. - 397 - l’on a évolué vers des pouvoirs législatifs potentiellement dominants. Cette transformation est aussi profondément nocive du point de vue systémique ou structurel. Lorsque les décrets de nécessité et urgence sont une construction du système politique étrangère à l’essence du régime présidentiel établi par les constituants de 1853, ils deviennent un facteur de déséquilibre désormais enraciné dans les pratiques de l’exécutif. Ainsi, la logique institutionnelle du fonctionnement du principe de la séparation des pouvoirs est largement perturbée. Si l’exécutif français semblait être plus puissant en ce qui concerne les étapes préalable et simultanée à la production législative (notamment en raison de l’altération qui impliqua du point du vue systémique l’utilisation par le président des attributions du Premier ministre), l’exécutif argentin est alors plus important que son homologue français par rapport aux étapes postérieure et extérieure au processus parlementaire. Pourtant, l’altération de l’équilibre qui se produit au sein de l’exécutif français n’est pas équivalente à celle qui se produit en raison du système politique argentin. Ainsi, le décret législatif est manifestement étranger au régime présidentiel, tandis que le fait que l’architecture institutionnelle française ait des « ingrédients parlementaires » semble tolérer une flexibilité plus grande en ce qui concerne ce type de procédures exécutives par rapport au législatif. Or, le constituant argentin, avec des arguments dont le bon sens constitutionnel semble avoir été absent, décida d’ajouter au texte constitutionnel le mécanisme du décret de nécessité et urgence. § 2. L’altération du dessin originaire, facteur de déséquilibre institutionnel en Argentine Après l’entrevue des incohérences entre ce qui relevait des normes constitutionnelles argentines et ce qui relevait de la pratique imposée par le système politique, il faut analyser l’impact normatif et institutionnel de ces pratiques. Cet impact s’est traduit par des réformes substantielles des attributions présidentielles dans la matière, réformes qui, somme toute, impliquent une réception normative ou constitutionnelle des pratiques « concentrationnistes » antérieures (A). En outre, ces modifications substantielles se sont traduites en une consécration des pratiques exécutives antérieures et, en raison de cela, en un accroissement définitif des pouvoirs - 398 - présidentiels. Ce processus s’oppose au rééquilibrage entre loi et règlement (même à la consécration de la supériorité de la loi) qui se produit en France (B). A) La réforme constitutionnelle de 1994 ou la consécration de l’altération Matthew Shugart et John Carey ont affirmé qu’il est très probable que dans les cas dans lesquels l’exécutif ou certains acteurs politiques prêts à assumer des fonctions exécutives ont eu un rôle déterminant dans les instances de rédaction du texte constitutionnel, les pouvoirs législatifs de l’exécutif prévus par la norme soient plus importants675. Andrés Malamud a aussi dit, probablement en raison du cas argentin que « la majorité des présidents a finalement pu impulser leur agenda au-delà des obstacles institutionnels et non institutionnels, et même encourager des réformes constitutionnelles qui contiennent les nouvelles règles du jeu et des relations de pouvoir »676. Le cas argentin de 1994 de même que le cas français de 1958 ne semblent pas trop s’éloigner d’une telle affirmation. La participation des acteurs principaux du gaullisme (et des acteurs politiques les plus importants de la Quatrième République - les présidents du Conseil - qui avaient été « victimes » de la toute-puissance parlementaire) dans les instances de rédaction du texte constitutionnel de 1958 est, en effet, irréfutable677. Dans le cas argentin, le même phénomène a lieu, parce que le parti présidentiel eut 136 sur 305 sièges à la Convention constituante tandis que l’Unión Cívica Radical, partenaire du Parti justicialiste au Pacte d’Olivos, n’en eut que 75678. C’est-à-dire que ceux qui occupaient l’exécutif de même 675 Cf. CAREY (John) et SHUGART (Matthew S.), « Calling out the tanks… » p. 15. 676 MALAMUD (Andrés), « América Latina… » p. 188 (TDA). Citation originale : “la mayoría de los Presidentes se ha arreglado para promover su agenda más allá de diversos impedimentos institucionales y no institucionales, llegando incluso a fomentar reformas constitucionales que expresan las nuevas reglas de juego y relaciones de poder”. 677 Cf. COMITE NATIONAL CHARGE DE LA PUBLICATION DES TRAVAUX PREPARATOIRES DES INSTITUTIONS DE LA Ve REPUBLIQUE, Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, Tome III, LDF, 1987. 678 Source: NEGRETTO (Gabriel), « Negociando los poderes del presidente… » p. 437. - 399 - que ceux qui aspiraient l’occuper après les élections présidentielles, représentaient la majorité absolue au sein de l’organe collégial qui devait réviser la Constitution. Or, l’influence déterminante des gaullistes et des élites de la Quatrième République dans le cas français et la présence majoritaire des membres du parti présidentiel dans le cas argentin (de l’actuel parti présidentiel, le PJ et de ceux qui avaient des chances de remplir le rôle de parti présidentiel dans le futur, l’UCR) explique dans les deux cas la création d’un pouvoir réglementaire vaste. Pourtant dans le cas français, ce pouvoir réglementaire important (de même que les mécanismes concernant la « rationalisation parlementaire) était compatible avec la structure constitutionnelle adoptée, tandis que dans le cas argentin l’introduction des décrets de nécessité et urgence dans l’article 99 alinéa 3 de la Constitution semble introduire un déséquilibre dans les institutions. L’argument principal utilisé par les défenseurs de la reconnaissance constitutionnelle des décrets législatifs en Argentine est relativement simple. Ainsi, l’un des principaux « techniciens » et conseillers juridiques du parti présidentiel à l’époque de la réforme a-t-il écrit que « les décrets de nécessité et urgence, la délégation législative et la promulgation (ou veto) partiel des lois, étaient des pratiques paraconstitutionnelles largement pratiquées et dont la légalité fut reconnue par la Cour Suprême. Ils n’ont pas été créés mais reconnus par la réforme constitutionnelle afin d’en limiter l’usage et les soumettre à des conditions plus exigeantes que celles qui dérivaient des pratiques actuelles»679. Ainsi, justifie-t-il l’introduction dans le texte constitutionnel d’un outil éminemment étranger au régime présidentiel, qui est en outre 679 GARCIA LEMA (Alberto M.), « Decretos de necesidad y urgencia. Delegación legislativa. Agilización del trámite de discusión y sanción de las leyes » in ROSATTI (Horacio), BARRA (Rodolfo), GARCIA LEMA (Alberto), MASNATTA (Héctor), PAIXÃO (Enrique) et QUIROGA LAVIE (Humberto), La Reforma de la Constitución…p. 382 (TDA). Citation originale: “los decretos de necesidad y urgencia, la delegación legislativa y la promulgación (o veto) parcial de las leyes, eran prácticas paraconstitucionales de larga data en nuestro medio, respetadas por sectores importantes de la doctrina y cuya validez fue declarada por fallos de la Corte Suprema de Justicia. No fueron creadas por la reforma constitucional sino reconocidas con el fin de limitarlas, circunscribiéndolas –cuando fueron admitidas- mediante la aplicación de reglas que dispusieron mayores exigencias para su utilización que las requeridas en las costumbres vigentes”. - 400 - à l’origine d’un déséquilibre majeur des institutions en faveur du pouvoir exécutif. Il s´agit en effet d´une pratique « para-constitutionnelle » (c’est-à-dire inconstitutionnelle) réitérée par un grand nombre de présidents démocratiquement élus. Giovanni Sartori l’a dit clairement lorsqu’il écrit que « la différence est que dans les systèmes présidentiels fondés sur la séparation des pouvoirs il y a un problème lorsqu’il s’agit de gouverner à travers des lois, un problème inexistant dans les systèmes parlementaires fondés sur un pouvoir partagé. Le pouvoir partagé « coule », le pouvoir divisé « se heurte »680. En outre, il introduisit aussi l’argument de l’urgence, devant laquelle l’exécutif serait le seul pouvoir capable de la contenir681. Au-delà de l’argument, discutable, qui présuppose la meilleure adaptabilité du pouvoir exécutif afin de faire face à l’urgence (notamment la crise économique dans le cas argentin), il n’est pas acceptable de reconnaitre une sorte de résignation institutionnelle devant ce qui semble être « irréversible » : la présidentialisation du système politique. Cette attitude semble aussi être radicalement opposée à la finalité affichée de la réforme, la diminution de la puissance du présidentialisme argentin. Ainsi, au lieu d’opter pour l’introduction dans le texte, l’on aurait pu essayer une interdiction claire de ces décrets afin de produire un véritable rééquilibrage des institutions et une réelle mise en valeur du Congrès. Dans ce sens se prononce Juan M. González Morás lorsqu’il écrit : « concernant les pratiques paraconstitutionnelles (nonobstant mon intention de ne pas laisser de coté ou éluder certaines réalités) je pense qu’elles ne peuvent pas être justificatives d’une réforme constitutionnelle comme celle qui s’est produite en 1994. Ou elles pourraient l’être juste afin d’interdire ces pratiques »682. En effet, l’on aurait pu introduire une interdiction générale concernant 680 SARTORI (Giovanni), Ingeniería constitucional comparada… p. 179 (TDA). Citation originale: “la diferencia importante consiste en que los sistemas presidenciales basados en la separación de poderes enfrentan un problema –cuando se trata gobernar legislando- que no enfrentan los sistemas parlamentarios basados en el poder compartido. El poder compartido “fluye”, el poder dividido “choca”. 681 682 Cf. GARCIA LEMA (Alberto M.), « Decretos de necesidad y urgencia… » p. 384. GONZALEZ MORAS (Juan M.), « Presidencialismo argentino y legados de la reforma constitucional de 1994 (sobre la potestad reglamentaria del Poder Ejecutivo) », ADP, n ° 8, 1998 p. 194 (TDA). Citation originale: “respecto a las prácticas paraconstitucionales (a pesar de no querer alejarme - 401 - l’émission de ce type de décrets par le pouvoir exécutif. Pourtant, il faut reconnaitre qu’il y a des situations qui réclament une certaine célérité dans l’application d’une politique afin qu’elles soient efficaces. Ainsi, aurait-il été possible d´essayer la constitutionnalisation d’une sorte de « procédure législative d’urgence » 683 qui oblige les législateurs à se prononcer (même à accepter ou rejeter tout un projet, sans pouvoir discuter chacun des articles) dans des délais brefs et dont le déclenchement pourrait être du ressort de l’exécutif. L’introduction d’une telle procédure aurait été plus harmonieuse avec la structure présidentielle de l’exécutif argentin car la décision et, avant tout, le débat, appartiennent toujours aux législateurs en session au Congrès. La rédaction finale de l’alinéa 3 de l’article 99 est aussi, du point de vue de sa logique interne, au moins, curieuse684. Cette rédaction autorise les défenseurs de la reconnaissance constitutionnelle des décrets de nécessité et urgence à dire qu’il y a une « interdiction générale » pour le pouvoir exécutif d’émettre des normes juridiques. Pourtant, en réalité, les paragraphes suivants remettent en cause cette interdiction générale car ils autorisent largement l’émission de ce type de normes par l’exécutif. Ainsi, avec l’intention supposée d’introduire une « exception » à l’interdiction générale, le constituant introduit-il des termes polysémiques tels que les « circonstances exceptionnelles » évoquées par l’article. Quatre choses peuvent être signalées à ce propos. o eludir ciertas realidades), creo que no pueden ser argumento de una reforma constitucional de la envergadura de la del año 1994. O podrían serlo pero sólo para rechazarlas expresamente”. 683 Cette procédure d’urgence existe, par exemple en Colombie (conf. art. 163 de la Constitution) et au Pérou (cf. art. 105 de la Constitution). 684 L’alinéa dispose que : « […] Le Pouvoir exécutif ne pourra pas, dans aucun cas et sous peine de nullité absolue, émettre de dispositions législatives. Seulement lorsque des circonstances exceptionnelles rendent impossible de suivre la procédure prévue par cette Constitution pour l’adoption des lois et qu’il ne s’agisse pas des matières pénale, fiscale, électorale ou ayant un rapport avec le régime des partis politiques, l’exécutif pourra émettre des décrets pour des raisons de nécessité et urgence, lesquels seront décidés avec l’accord de tous les ministres qui doivent les signer avec le Chef de Cabinet de Ministres. Le Chef de Cabinet en personne et dans les dix jours qui suivent l’émission du décret doit le soumettre à la Commission Bicamérale Permanente dont la composition doit respecter les représentations politiques de chacune des Chambres. Cette Commission doit élever, dans un délai de dix jours, sa décision aux Chambres. Une loi spéciale adoptée avec la majorité absolue des membres de chaque Chambre doit établir la procédure et les effets de l’intervention du Congrès ». - 402 - Premièrement, le caractère imprécis des termes utilisés remet en cause l’interdiction initiale. Deuxièmement, il y a une contradiction du point de vue logique dans la rédaction de la norme. Ainsi, « la contradiction logico-formelle (interdit-permis) est facilement observable en raison du sens des mots « […] dans aucun cas […] », déterminé par des règles sémantiques, fait qui empêche la présence d’une signification différente. La permission ultérieure n’est donc pas une exception, mais une contradiction »685. Troisièmement, même en acceptant la contradiction logique auparavant évoquée, la rédaction de la norme est toujours critiquable. Ainsi, l’on comprend que les « circonstances exceptionnelles » justifient l’attribution d’émettre des décrets de nécessité et urgence dans n’importe quelle matière, sauf celles expressément interdites : pénale, fiscale, électorale et partis politiques. Pourtant, en raison de l’accroissement du nombre des décrets législatifs émis entre 1989 et 1994 et afin de rendre effectif un contrôle de la présidentialisation, il aurait fallu renverser la formule constitutionnelle. Au lieu d’introduire une permission générique d’émettre des décrets dans n’importe quelle matière sauf celles qui sont interdites, le constituant aurait pu établir d’une manière impérative les matières autorisées et interdire toutes les autres. Carlos Balbín s’accommode de ce critère lorsqu’il écrit : « les constituants ont adopté un critère contraire à celui qui est le plus courant dans le droit comparé, celui où l’on autorise l’émission des décrets de nécessité et urgence dans des matières spécifiques, tout en interdisant aussi son émission dans certaines matières. Ainsi, l’on trouve des auteurs 685 SALOMONI (Jorge Luis), « Reglamentos de necesidad y urgencia: análisis de la justificabilidad de su incorporación al plexo constitucional – Sistema de poder, producción y aplicación de la norma » en CASSAGNE (Juan Carlos) -Coord.-, Estudios sobre la Reforma Constitucional p. 225 (TDA). Citation originale: “es fácilmente observable la contradicción lógico-formal (prohibido-permitido), por el claro significado de las palabras “[…] en ningún caso […]”, que está determinado por las reglas semánticas que especifican tanto sus condiciones de emisión como aquello como lo que cuenta la emisión, lo que impide toda otra asignación de significado. La permisión posterior no opera como excepción, sino como contradicción”. Andrés Gil Domínguez a aussi dit que l’incongruité logique du précepte constitutionnel car aucune entité peut être à la fois P et non-P; P étant un énoncé quelconque. Cf. GIL DOMINGUEZ (Andrés), « Potestades legislativas del Poder Ejecutivo: en búsqueda de una interpretación constitucional », LL 1996-D p. 1653 [www.laleyonline.com.ar]. - 403 - qui interprètent que le texte de la Constitution argentine est à l’origine d’un des régimes les plus souples d’habilitation car il autorise la régulation des matières politiques, sociales ou économiques très sensibles à travers des décrets »686. Quatrièmement, l’attribution d’une fonction de contrôle de ces décrets législatifs au Congrès (laquelle est absolument nécessaire afin de rééquilibrer les institutions) peut ajouter des motifs de querelle qui augmentent la possibilité d’un blocage institutionnel, déjà probable en raison de la structure du régime présidentiel. Cet accroissement du péril de blocage dû à la structure constitutionnelle des régimes présidentiels s’aggrave lorsqu’au Congrès il y a une majorité opposée au président. Ainsi, le rejet potentiel par le Congrès d’un décret de nécessité et urgence, stratégique pour l’exécutif, peut stimuler une future confrontation institutionnelle et la paralysie des initiatives du président, car ce dernier peut opposer des vetos aux futures lois adoptées par le Congrès. En outre, en ce qui concerne la mise en place de la fonction de contrôle du Congrès par rapport aux décrets du pouvoir exécutif, la régulation constitutionnelle est aussi critiquable. Si la finalité de la réforme fut l’atténuation du présidentialisme, il est possible de se demander pour quoi le constituant, en sus d’établir les 10 jours afin que l’exécutif présente le texte du décret devant la Commission bicamérale permanente du Congrès, n’a pas fixé lui-même les aspects centraux du contrôle. Par contre, il a délégué cette attribution au législateur ordinaire. Cette manière d’agir est donc difficile à comprendre : s’il y a eu une circonvolution plus étroite des pouvoirs présidentiels comme l’affirment les défenseurs de la réforme, pourquoi l’introduction dans le texte constitutionnel de décrets déséquilibrant l’édifice des institutions n’a-t-elle pas eu comme conséquence une règlementation constitutionnelle du contrôle ? 686 BALBIN (Carlos), Reglamentos Delegados y de Necesidad y Urgencia, La Ley, 2004 ps. 119-120 (TDA). Citation originale: “los convencionales adoptaron un criterio inverso al más usual en el derecho comparado toda vez que en éste sólo se autoriza el dictado de decretos de necesidad y urgencia en temas específicos, prohibiendo –a su vez- explícitamente su uso en otros casos. Por ello, entienden que el texto de la Constitución Argentina es uno de los regímenes más amplios de habilitación ya que permite regular a través de los decretos de necesidad y urgencia los temas políticos, sociales o económicos más relevantes para el país”. - 404 - Andrés Gil Domínguez se prononce dans le même sens de ce qui vient d’être dit, évoquant une idée de Salvadores de Arzuaga : « L’on observe que le prétendu contrôle n’existe pas. Si un pouvoir reçoit des attributions nouvelles par la Constitution, il ne faut pas laisser au législateur ordinaire le soin de mettre en place les contrôles. Dans ce cas, l’efficacité du mécanisme de contrôle dépend de l’ « humeur des majorités » d’un pouvoir constitué. Il n’y a donc pas une équivalence normative entre l’attribution récemment octroyée à l’exécutif et celles du législatif. Ainsi un déséquilibre institutionnel se produit concernant l’exercice du pouvoir étatique »687. Dans le cas argentin, il y a eu une responsabilité partagée entre les partis présidentiels successifs et les différentes oppositions politiques depuis la réforme, concernant l’omission dans l’adoption d’une loi (impérativement établie par l’article 99 alinéa 3 de la Constitution) qui règle le contrôle des décrets de nécessité et urgence688. Or, les dispositions de la loi 26.122 adoptées par le Congrès matérialisent dans les faits ce qu’Andrés Gil Domínguez avait prévu du point de vue de la théorie constitutionnelle. Par rapport à la composition de la Commission bicamérale, selon le texte de la norme, elle doit avoir 8 députés et 8 sénateurs, tout en prenant compte de la distribution politique des sièges dans les Chambres. Pourtant, les membres de la Commission doivent être choisis par les présidents de chacune des Chambres du Congrès après les propositions des groupes politiques. Or, ce système prévu par la norme est passible de critiques. Premièrement car, pour le cas du Sénat, le président de la Chambre est aussi le vice-président, c’est-à-dire la même personne qui a accompagné le président aux élections. Ainsi, il aura une prédisposition à favoriser les intérêts de l’exécutif. 687 GIL DOMINGUEZ (Andrés), « Potestades legislativas… » (TDA). Citation originale : “observamos que el pretendido control no es tal. Si un poder recibe más atribuciones por la Constitución no debe crearse un mecanismo de control sujeto a la regulación normativa ordinaria. De lo contrario, la eficacia del mecanismo de limitación queda sujeta a los “humores de las mayorías” de un poder constituido. No existe entonces, una equiparación normativa en la atribución de facultades al Ejecutivo y al Legislativo, desequilibrando la relación institucional en el ejercicio del poder estatal”. 688 La loi 26.122, adoptée en juillet 2006, mit un point final à une période de 12 ans pendant laquelle le Congrès n’accomplit pas la disposition constitutionnelle introduite en 1994. - 405 - Deuxièmement, par rapport au président de la Chambre des députés, son élection résulte du vote de la majorité des députés. Si la majorité de la Chambre Basse coïncide avec la « majorité » présidentielle, le contrôle risque de se diluer689. En ce qui concerne le contrôle proprement dit des décrets de nécessité et urgence, il y a deux éléments qui affaiblissent le rôle de la Commission bicamérale aussi bien que le rôle du Congrès. Premièrement, la loi écarte un contrôle politique du contenu, opportunité et convenance par la Commission bicamérale par rapport aux décrets. Ainsi, le contrôle doit se concentrer sur la « validité ou l’invalidité du décret » tout en évaluant leur adéquation aux « conditions formelles et substantielles constitutionnellement requises pour son émission » comme le dit l’article 10. Deuxièmement, il y a un affaiblissement du rôle de la Commission bicamerale et du Congrès en raison de ce qu’établit l’article 24 de la loi 26.122. D’une part, cet article dispose que seul le rejet par les deux chambres du Congrès est efficace afin d’éliminer le décret de nécessité et urgence de l’ordonnancement juridique. Cette disposition est nocive car la majorité du parti présidentiel dans n’importe quelle Chambre pourrait bloquer le contrôle politique du décret. Cette possibilité d’éluder le contrôle du Congrès ne semble pas satisfaire le rôle des Chambres concernant la matière législative, matière dont le Congrès est le titulaire originaire dans le schéma constitutionnel du régime présidentiel. Ainsi, aurait-il été mieux d’exiger l’approbation des deux chambres afin de ratifier la validité du décret et pas l’inverse. D’autre part, l’article établit qu’au-delà de la potentielle éviction du décret de l’ordonnancement juridique par le Congrès, « les droits acquis dès qu’il a été émis » demeurent. Cette disposition pourrait être à l’origine d’une validation (provisoire) d’une norme absurde ou arbitraire ultérieurement rejetée par les représentants des citoyens et des provinces690. 689 Conf. MORA (Angela Rosalía), DANIL (Grisel Melina), MORENO (Agustín), ROMERO (Cristian Javier) et WEISZ (Elena Mónica), « La Comisión Bicameral Permanente ¿Un órgano de control? » LL Sup. Act. 15/7/2008 [www.laleyonline.com.ar]. 690 Quelques uns ont introduit un exemple clair : l’adhésion obligatoire à un certain parti politique afin d’avoir un travail dans l’Administration Publique. - 406 - Troisièmement, la norme ne prévoit pas de délais afin que le contrôle soit exercé par les chambres du Congrès. Cette omission constitue aussi une erreur du texte légal, car il s’oppose au texte de l’article 82 de la Constitution argentine qu’interdit la sanctio ficta des lois. Ainsi, à travers cette disposition de la loi, le traitement du décret pourrait être repoussé indéfiniment dans le temps. La norme contribua donc à établir une exigence plus importante pour le Congrès que pour le pouvoir exécutif en matière législative. Ces exigences différentes semblent être incohérentes avec l’équilibre des pouvoirs. Finalement, en raison des dispositions de l’article 23, les chambres du Congrès ne peuvent pas introduire d’amendements ou de modifications au décret émis par le pouvoir exécutif. Cet empêchement implique l’impossibilité d’un contrôle politique intégral du Congrès et contribue à la mise en place d’une protection excessive du pouvoir exécutif dans l’exercice d’une fonction originairement attribuée au Congrès. En outre, il faut dire que l’impossibilité évoquée constitue une matérialisation additionnelle de ce qui a été déjà dit par rapport à l’augmentation des chances d’un affrontement entre l’exécutif et le législatif. La possibilité d’introduire des amendements négociés avec l’exécutif (négociation qui devrait se produire, prenant compte de la structure du régime présidentiel au sein du processus d’élaboration des lois au Congrès) favoriserait un dépassement des problèmes associés à la stratégie de « tout ou rien », de même qu’à introduire des motivations afin qu’une coopération institutionnelle se produise. Par rapport à la pratique institutionnelle de l’émission des décrets de nécessité et urgence depuis 1995, c’est à ce moment là que le déséquilibre institutionnel produit par la réforme constitutionnelle peut être nettement observé. En effet, une constitutionnalisation du déséquilibre structurel du présidentialisme argentin s’est produite. - 407 - B) Les conséquences de l’altération sur la pratique de l’exécutif argentin Le deuxième mandat de Carlos Menem confirma (pourtant dans une moindre mesure que le premier) son style agressif concernant l’émission de décrets de nécessité et urgence. Ainsi, entre 1995 et 1999, a-t-il pris 102 décrets, désormais constitutionnellement reconnus691. Même si l’utilisation du mécanisme fut moins abondante dans cette période qu’entre 1989 et 1995 (peut-être le support des législateurs aux politiques ménémistes est plus clair à cette période), il a été aussi utilisé afin de mettre en place des politiques très importantes telles que la privatisation des aéroports et de la poste. Durant son mandat présidentiel, Fernando de la Rúa, entre décembre 1999 et décembre 2001 a lui pris, 59 décrets de nécessité et urgence. En ce qui concerne le Président Eduardo Duhade, dans un mandat d’un an et cinq mois, il devance largement son prédécesseur démocratiquement élu par les citoyens. Ainsi, a-t-il pris 154 décrets. L’accroissement du nombre de décrets semble ratifier ce qu’avaient dit Gary Cox et Scott Morgenstern par rapport à la situation de faiblesse présidentielle : si la faiblesse présidentielle est importante, l’exercice des pouvoirs unilatéraux tels que les décrets législatifs sera plus élevé692. Par conséquent, la situation de faiblesse politique dans laquelle se trouva le Président Duhalde l’obligea à gouverner plutôt à travers des décrets législatifs, laissant de coté l’option d’accorder ses politiques avec le Congrès. Or, ce même Congrès avait été à l’origine de sa désignation comme président après les démissions de Fernando de la Rúa et Adolfo Rodríguez Sáa. Finalement, entre mai 2003 et décembre 2007, le Président Néstor Kirchner a pris 234 décrets. Pourtant, par rapport aux décrets de nécessité et urgence, deux périodes peuvent être distinguées pendant son mandat présidentiel. D’abord, une « première étape », s’est déroulée entre le 25 mai 2003 (c’est-à-dire depuis son arrivée au pouvoir) 691 Cf. BORZI DE LUCÍA (Máximo), « Los decretos de necesidad y urgencia luego de la reforma constitucional de 1994 », El Dial online, 21/9/2009. La même source est utilisée par rapport au nombre des décrets émis par tous les Présidents entre 1995 et 2007. 692 COX (Gary) et MORGENSTERN (Scott), « Legislaturas reactivas y Presidentes proactivos… » p. 378. - 408 - et le 10 décembre 2005, quelques mois après les élections législatives d’octobre 2005. Pendant cette première étape, le Président Kirchner a pris 153 décrets de nécessité et urgence. Ensuite, une « deuxième étape », a été amorcée peu de temps après les élections législatives de 2005 et se termine avec son mandat présidentiel, le 10 décembre 2007. Pendant cette deuxième étape le président a pris « juste » 81 décrets de nécessité et urgence693. Or, cette différence entre étapes peut être expliquée (au-delà du bilan du mandat dans des termes « absolus », lequel démontre une continuité de la présidentialisation) à travers le modèle proposé par Cox et Morgenstern. Ainsi, ayant obtenu après les élections législatives de 2005 une majorité solide au Congrès, le président Kirchner se rapproche du type idéal du « président dominant ». Ce type de président n’a pas besoin d’imposer ses politiques à travers des décrets, mais est en condition d’imposer son agenda politique au Congrès, composé des parlementaires du parti présidentiel. L’analyse des chiffres antérieurs et postérieurs à la réforme constitutionnelle de 1994 démontre donc que l’effet principal de la constitutionnalisation des décrets de nécessité et urgence fut un accroissement du phénomène de la présidentialisation du système politique argentin. Cette conclusion ne semble pas coïncider avec les pronostics des auteurs qui se sont prononcés en faveur de la réforme ou proposant des standards très élevés auxquels devait être soumise l’utilisation de ce mécanisme. L’exemple clair d’un tel standard est celui proposé par Alejandro Pérez Hualde lorsqu’il évoque la notion de « cas critique », laquelle appartient à Mario Justo López. Ainsi, cet auteur affirme que « l’on pourrait décrire un cas critique consistant dans la paralysie du système, ou de certains organes du système, devant une circonstance en raison de laquelle il faut agir afin de protéger le bien commun, compromis par une menace grave et imminente.694. Or, si entre 1853 et 1995 les présidents constitutionnels ont pris 359 décrets législatifs de nécessité et urgence (en tenant compte du fait que le président Menem l’a fait 336 fois), entre 1995 et 2007, c’est-à dire après la réforme 693 Cf. BORZI DE LUCÍA (Máximo), « Los decretos… ». 694 PEREZ HUALDE (Alejandro), Decretos de necesidad y urgencia – Límites y control en la doctrina, en la jurisprudencia y en la reforma constitucional, Depalma, 1995 p. 67 (TDA). Citation originale: “podríamos perfilar un caso crítico consistente en la parálisis del sistema, o de parte de sus órganos, frente a una circunstancia en que es necesario actuar para salvaguardar el bien común seriamente comprometido frente a una amenaza grave e inminente”. - 409 - constitutionnelle de 1994, ils l’ont fait plus de 500 fois. En faisant une moyenne, l’on repère qu’il y a eu plus ou moins 40 décrets annuels, chiffre supérieur au nombre total de décrets émis entre 1853 et 1989. Pendant cette période la moyenne était de 0,16 décrets par an. En outre, l’analyse de la moyenne mensuelle de décrets de nécessité et urgence pris par les présidents depuis 1995 démontre qu’il y a un mouvement ascendant clair pendant les trois premières présidences de la période. Ainsi, le Président Menem enregistre une moyenne mensuelle de 1,70 décrets, le Président De la Rúa 2,39 et le Président Duhalde 9,08. Même si la moyenne du Président Kirchner est inférieure à celle de son prédécesseur (lequel conduisit le gouvernement pendant une période critique), elle devance celle des Présidents Menem et De la Rúa, car elle montre qu’il a pris 4,23 décrets par mois695. Cette analyse quantitative illustre un accroissement du pouvoir du gouvernement à travers l’émission des décrets de nécessité et urgence. Il est donc évident que l’outil du décret de nécessité et urgence est étranger à la logique institutionnelle des régimes présidentiels et qu’il implique une altération du pouvoir réglementaire originaire. Cette altération est tellement profonde que les présidents ont commencé à prendre ce que l’on appelle des « décrets complexes ». Ces « décrets complexes » sont ceux qui réunissent à la fois le caractère de décret règlementaire, décret délégué et décret de nécessité et urgence. La nature complexe de ces décrets rend plus difficile le contrôle du Congrès en raison des différents objets et fondements présents.696. Ainsi, l’attribution constitutionnelle d’émettre ce type de décrets accentue-t-elle le phénomène de concentration des pouvoirs autour du président, réduisant l’importance effective du Congrès et du principe de séparation des pouvoirs. Tout en écartant une interdiction constitutionnelle imminente de ces décrets (c’est-à-dire une nouvelle réforme constitutionnelle qui modifie la rédaction de l’actuel 695 Cf. BORZI DE LUCÍA (Máximo), « Los decretos…. ». 696 Cf. BALBIN (Carlos), Reglamentos… p. 211. - 410 - article 99 alinéa 3) il reste juste d’imposer une interprétation restrictive de l’attribution constitutionnelle d’émettre des décrets de nécessité et urgence697. Premièrement, l’empressement de l’exécutif à ce qu’un projet s’incorpore définitivement à l’ordonnancement juridique, n’est pas une raison suffisante afin de justifier l’émission d’un décret de nécessité et urgence. Seule l’impossibilité objectivement constatée du Congrès afin de se réunir et délibérer constitue un motif justificatif suffisant. Par contre, l’existence des difficultés politiques afin de construire un consensus au Congrès ne l’est pas. Ainsi, le retard du Congrès dans l’adoption d’un projet ou proposition voulue par le gouvernement ne justifie pas l’abandon des voies constitutionnelles ordinaires de production du droit. Deuxièmement, le rejet total d’une initiative législative en fonction des raisons politiques ou pour l’absence des députés ou sénateurs nécessaires pour que les chambres puissent entamer une session n’autorise pas l’exécutif à émettre un décret de nécessité et urgence698. Contrairement au cas argentin, en France, même s’il y a une situation d’hypertrophie de l’activité réglementaire de l’exécutif, son exercice n’est pas incompatible du point de vue du régime politique institutionnalisé par la Constitution de 697 Cf. MIDON (Mario), Decretos de necesidad y urgencia en la Constitución Nacional y los Ordenamientos Provinciales, La Ley, 2001 p. 86 et ss, où l’auteur approfondit ces idées. 698 Dans le même sens la Cour Suprême a relativisé les critères du précédent « Peralta » à travers les précédents « Verrocchi, Ezio Daniel » du 19 août 1999 et « Consumidores Argentinos » du 19 mai 2010. Dans le deuxième des précédents évoqués, le Juge Maqueda dit même « le précédent Peralta est décédé, est mort. Ainsi, je n’ai aucune doute que l’on fait un service très important à l’Argentine et au fonctionnement démocratique du pays » (TDA). Citation originale : “el caso Peralta ha fenecido, ha muerto. Y, en este sentido, no dudo de que prestamos un enorme servicio a la Argentina y al funcionamiento democrático de mi país”.Les arguments du Tribunal se focalisent notamment autour de la condition exceptionnelle très rigoureuse qui doit motiver l’émission d’un décret et dans l’attribution du tribunal afin qu’il puisse contrôler l’existence ou l’absence de cette condition (cf. considerandos 10 et 11). En outre, la Cour affirme qu’elle a contrôlé depuis toujours l’adoption des lois d’émergence par le Congrès, qui est l’organe constitutionnellement autorisé à créer du droit (cf. précédent « Ercolano » fallos: 136:161). En raison de cela, elle a aussi le pouvoir de contrôler ces dispositions lorsqu’elles sont émises unilatéralement par le Président. (cf. considerando 11). - 411 - 1958. Pourtant, l’altération du régime politique français en raison de la nouvelle configuration existante depuis les changements des années 1962, 2000 et 2002, conduit à problématiser l’activité réglementaire intense en France. Le tableau suivant699 permet d’apprécier le volume important de la règlementation exécutive présente en Droit français : 699 Données consultées sur http://www.legifrance.gouv.fr/html/statistiques_normatives/statistiques%20SGG%20juillet%202007/evol ution%20decrets.htm. Au delà des données appartenant à la table, il serait intéressant le nombre de chacun des décrets. Pourtant, les chiffres de la table sont utiles afin que l’observateur non familiarisé avec le système français puisse apprécier le volume important de l’activité réglementaire. - 412 - Décrets Année de parution Décrets pris en Conseil des ministres Décrets en Conseil d'État 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 Nd Nd Nd Nd Nd Nd Nd 56 59 49 70 60 70 72 79 63 41 84 37 69 42 41 55 44 77 42 54 67 65 70 nd nd nd nd nd nd nd 599 529 470 538 348 425 562 586 620 523 644 469 537 464 526 532 496 638 504 562 707 765 792 Décrets Total simples Nd Nd Nd Nd Nd Nd Nd 735 766 604 597 591 686 724 737 738 566 693 657 727 734 582 744 790 890 758 864 919 955 1029 1 296 1 119 1 048 1 181 1 200 1 149 1 237 1 355 1 312 1 087 1 170 940 1 113 1 320 1 348 1 384 1 111 1 360 1 143 1 298 1 214 1 120 1 283 1 294 1 539 1 274 1 432 1 641 1 728 1834 Les décrets pris à la fois en Conseil d'État et en Conseil des Ministres sont comptabilisés dans la rubrique décrets en Conseil des ministres - 413 - La comparaison des données concernant le nombre de décrets pris par l’exécutif français avec le nombre de lois adoptées par le Parlement, permet d’apprécier le degré de primauté exécutive existante700: Année Lois 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 45 59 50 32 75 78 77 73 53 59 45 44 69 61 67 54 77 40 71 25 42 53 44 40 34 56 40 50 45 40 Les lois autorisant la ratification de traités ou d'accords internationaux ne sont pas comptabilisées 700 Source: http://www.legifrance.gouv.fr/html/statistiques_normatives/evolution_lois_ordonnances/evolution_lois_o rdonnances.htm. - 414 - Ces chiffres confirment une tendance qui s’accroit depuis la décennie de 1960 et qui a un rapport avec l’organisation de l’Administration publique. Ainsi, cette administration met à disposition du Premier ministre une grande quantité de ressources structurelles ou bureaucratiques, comme par exemple un support administratif solide, une capacité importante en ce qui concerne l’utilisation de l’information disponible et l’augmentation du nombre des conseillers concernant l’élaboration et l’application des politiques publiques701. Pourtant, et même malgré la déformation progressive du système politique français dont la cause est l’appropriation des ressources institutionnelles du Premier ministre par le président, en France l’on ne trouve pas une concentration aussi prononcée qu’en Argentine concernant les pouvoirs législatifs « extérieurs ». Cette affirmation trouve aussi sa justification, indépendamment du fait qu’il s’agit d’un régime « premier-présidentiel » dont le gouvernement a une responsabilité politique –au moins du point de vue théorique- devant le Parlement, dans les développements jurisprudentiels du Conseil constitutionnel. Ainsi, il a été dit qu’à travers ses développements jurisprudentiels, l’organisation éminemment « horizontale » ou d’égalité entre loi et règlement voulue par les rédacteurs du texte de la Constitution de 1958, s’est progressivement transformée en une organisation « verticale » ou d’inégalité dans laquelle la loi s’est finalement imposée au règlement. Or, il faut aussi signaler qu’au cours des années l’on observe un accroissement dans l’utilisation par le gouvernement des décrets de l’article 37702. La question de la séparation entre la loi et le règlement a ainsi évolué dans le sens, non pas d’une limitation de la loi par le règlement (comme cela a été le cas pendant les premiers années de la Cinquième République), mais d’une limitation de la loi proprement dite, afin de mieux protéger le citoyen à travers un renforcement de la sécurité juridique. Ce respect de la sécurité 701 702 Cf. CLIFT (Ben), « Dyarchic Presidentilization in a Presidentialized Polity…» p. 230. Cf. MATHIEU (Bertrand), « La part de la loi, la part du règlement – De la limitation de la compétence réglementaire à la limitation de la compétence législative » Pouvoirs, n° 114, 2005 p. 74. L’article 37 dispose « Les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire. Les textes de forme législative intervenus en ces matières peuvent être modifiés par décrets pris après avis du Conseil d'État. Ceux de ces textes qui interviendraient après l'entrée en vigueur de la présente Constitution ne pourront être modifiés par décret que si le Conseil constitutionnel a déclaré qu'ils ont un caractère réglementaire en vertu de l'alinéa précédent ». - 415 - juridique doit se traduire à travers une nécessaire distinction entre l’accessoire et le principal dans le texte de la loi703. Or, cette distinction s’est progressivement affaiblie. En raison de cela, afin de consolider la sécurité juridique, tout ce qui demeure accessoire doit relever du domaine règlementaire, tandis que ce qui est principal doit demeurer au sein du domaine de la loi. Ainsi, l’accroissement du domaine législatif obéit, comme il a été dit, à plusieurs développements du Conseil constitutionnel. Premièrement, il s’est produit une interprétation extensive de la notion de « principes fondamentaux » par rapport auxquels le Parlement doit légiférer. Ainsi, déjà dans une décision du 27 novembre 1959 le Conseil constitutionnel s’est montré prompt à autoriser le législateur à intervenir dans les matières dans lesquelles le Parlement avait, avant l’adoption de la Constitution de 1958, traditionnellement légiféré704. Deuxièmement, le Conseil constitutionnel, depuis 1977, considère qu’il fallait étendre les matières par rapport auxquelles la loi fixe les règles, selon le texte de l’article 34 de la Constitution705. Troisièmement, dans sa décision du 30 juillet 1982, le Conseil relativise le fait qu’une clause réglementaire incluse dans le texte d’une loi soit invariablement inconstitutionnelle. Selon le Conseil, l’inconstitutionnalité de l’intromission se produit lorsque la volonté du Gouvernement est celle d’attaquer la disposition en question. Ainsi, notamment depuis cette décision, mais aussi en raison du « phénomène majoritaire », les « empiètements » du Parlement dans le domaine réglementaire se sont multipliés, même avec l’accord du gouvernement. En fonction de cela, Pierre Pactet a pu dire qu’ « il existe entre le domaine législatif réservé et le domaine réglementaire propre un espace qui peut être revendiqué par l’autorité réglementaire ou occupé par le législateur, en fonction de la position adoptée dans chaque cas d’espèce par le gouvernement et, bien évidemment, de la jurisprudence du Conseil constitutionnel »706. La raison de cette attitude est que le Conseil d’État oblige l’exécutif à respecter, dans l’exercice de ses fonctions, les « principes généraux du droit » tandis que le législateur semble échapper à cette obligation. En outre, les groupes de pression souvent insistent, pour des raisons d’effet d’affichage ou de sécurité 703 Cf. Ibidem ps. 74 et 80. 704 Cf. CHANTEBOUT (Bernard), Droit Constitutionnel p. 545 705 Cf. Ibidem p. 546. 706 PACTET (Pierre), Droit constitutionnel p. 557. - 416 - contentieuse, afin que leurs intérêts soient consacrés sous la forme de lois et non de règlements707. Ces changements signifient ce que Bernard Chantebout décrit comme une transition d’un « domaine règlementaire » à un « domaine de compétence partagée avec priorité du règlement »708. Finalement, peu à peu surgit un « domaine de compétence exclusive de la loi », notamment par rapport aux libertés publiques. En raison de cela le législateur doit, par rapport à ces matières, légiférer avec une précision plus importante que par rapport aux autres709. Ce « cantonnement » progressif du pouvoir réglementaire de l’exécutif et l’extension consécutive du domaine parlementaire à travers la jurisprudence du Conseil constitutionnel, rééquilibrent la situation originelle du Parlement en raison de l’interprétation des dispositions de la Constitution de 1958. Or, il ne s’agit pas d’un rééquilibrage concernant la primauté présidentielle car les membres de la « majorité législative » ne sont pas enclins à adopter des lois absolument opposées au désir présidentiel. Par conséquent, même si l’on observe une certaine dénaturalisation du dessin originel du pouvoir réglementaire de l’exécutif français, elle se produit comme conséquence d’une diminution de la concentration des pouvoirs autour de l’exécutif (même si cette diminution n’ébranle pas la présidentialisation), contrairement au cas argentin. Cette dénaturalisation s’est produite de deux façons. Premièrement, il y a eu une appropriation des ressources institutionnelles du Premier ministre (notamment ceux ayant un rapport avec l’exercice du pouvoir réglementaire pour des questions politiques stratégiques) par le président et ses conseillers. Deuxièmement, il y a eu aussi cette diminution évoquée par rapport à l’impact du pouvoir règlementaire du pouvoir exécutif dans le domaine législatif, en fonction des développements jurisprudentiels du Conseil constitutionnel. Pourtant ces dispositions ont aussi un effet inverse, car elles « incite[nt] le gouvernement et les parlementaires à inscrire dans la loi un très grand nombre de dispositions. En effet, laisser aux autorités réglementaires le soin de traiter d’une 707 708 Cf. MATHIEU (Bertrand), « La part de la loi, la part du règlement… » p. 77. Cf. CHANTEBOUT (Bernard), Droit constitutionnel Au-delà du changement jurisprudentiel ultérieur à travers les décisions des 29 juillet 2004 et 21 avril 2005, la décision de 1982 reste toujours très importante. 709 Cf. Ibidem p. 548. - 417 - question dont le Conseil pourrait juger qu’elle relève du domaine de la loi est susceptible d’entraîner la censure de la loi, alors que l’inscription dans la loi de dispositions de nature règlementaire ne fait courir aucun risque contentieux au texte »710. Ainsi, ce changement pourrait avoir comme conséquence une diminution dans la qualité des normes adoptées par le Parlement. Par contre, dans le cas argentin il y a un processus inverse. Ainsi, de la déformation antérieure à la réforme constitutionnelle de 1994 de la distribution originaire du pouvoir règlementaire établie avec le régime présidentiel, l’on va vers un approfondissement du phénomène de la présidentialisation. En outre, la Cour Suprême argentine, tout en s’éloignant de la posture du Conseil constitutionnel français, valide la pratique des décrets de nécessité et urgence dans l’arrêt « Peralta »711. La constitutionnalisation ultérieure des décrets de nécessité et urgence impose donc au régime politique argentin un déséquilibre qui auparavant appartenait exclusivement au système politique. Ce déséquilibre attente à l’essence même du régime présidentiel, soit la séparation stricte ou rigide des pouvoirs. Ainsi, l’on concède au pouvoir exécutif la possibilité d’émettre des normes juridiques, seulement avec le support d’une seule des Chambres du Congrès. 710 711 MATHIEU (Bertrand), « La part de la loi, la part du règlement… » p. 79. La Cour a dit: « la constitutionnalité d’une loi comme celle du décret 36/90 pris par le Pouvoir exécutif peut être reconnue pour deux raisons: 1) le fait que le Congrès, en exerçant ses pouvoirs propres, n’adopte pas de décisions différentes concernant la politique économique mise en place par le décret ; et 2) parce que –et cet aspect est publique et notoire- il s’est produit une situation de péril social laquelle demandait l’adoption de mesures efficaces et rapides par des biais semblables à ceux qui ont été utilisés » la citation du texte de la Cour est évoquée par SERRAFERO (Mario), « La presidencia y los decretos de necesidad y urgencia » p. 263 (TDA). Citation originale : “puede reconocerse la validez constitucional de una norma como la contenida en el decreto 36/90, dictada por el Poder Ejecutivo […] condicionado por dos razones fundamentales: 1) que en definitiva el Congreso Nacional, en ejercicio de poderes constitucionales propios, no adopte decisiones diferentes en los puntos de política económica involucrados; y 2) porque –y esto es de público y notorio- ha mediado una situación de grave riesgo social, frente a la cual existió la necesidad de medidas súbitas del tipo de las instrumentadas en aquél decreto, cuya eficacia no parece concebible por medios distintos a los arbitrados”. - 418 - Une dénaturalisation similaire du principe de séparation des pouvoirs, essentiel ou propre au régime politique présidentiel, sera produite par la pratique de la délégation législative. En ce qui concerne la France, même si le déséquilibre introduit est inférieur au cas argentin, la délégation législative dévient une pratique de plus en plus utilisée. - 419 - SECTION II LA DÉLÉGATION LÉGISLATIVE EN ARGENTINE ET EN FRANCE: APPROFONDISSEMENT COMMUN DE L’INFLUENCE EXÉCUTIVE - 420 - L’analyse du mécanisme de la délégation législative se révèle intéressant pour évaluer le degré de concentration d’attributions aux mains du pouvoir exécutif. Premièrement, de même que les décrets de nécessité et urgence, l’étude de la délégation législative est intéressante du point de vue de son rapport avec le dessin du régime politique (1). Deuxièmement, il est important de faire une étude quantitative de la pratique de la délégation législative afin de connaitre son impact institutionnel réel (2). - 421 - § 1. L’inclusion de la délégation législative dans la Constitution et sa compatibilité avec le régime politique La notion de « délégation » a, lorsqu’on la rapporte aux institutions politiques, un grand nombre de significations. Deux aspects de cette notion se révèlent particulièrement intéressants. D’une part, il s’agit du processus de délégation qui se produit au sein du « circuit » de fonctionnement ou de l’ensemble de dispositifs qui permettent le fonctionnement des régimes parlementaires et des régimes présidentiels. D’autre part il y a le processus de délégation législative lui-même. Or, les deux aspects semblent être liés. Ainsi, si la relative simplicité et clarté du schéma de délégation du point de vue du premier sens évoqué dans les régimes parlementaires semble être plus compatible avec la délégation législative, les régimes présidentiels, plus complexes et ayant une structure de fonctionnement moins linéale, s’éloignent d’une telle logique. En outre, comme il a été dit auparavant par rapport aux décrets de nécessité et urgence, dans le cas du parlementarisme, le pouvoir (la connexion entre législatif et exécutif) va de soi tandis que dans le cas du régime présidentiel le pouvoir «se heurte » à lui-même. En effet, il semble nécessaire d’abord de considérer les rapports entre délégation, légitimité et dessin institutionnel, tout en introduisant une théorie générale de la délégation dans les démocraties libérales (A) pour ensuite étudier l’impact institutionnel de la délégation législative (B). A) Délégation, légitimité et dessin institutionnel dans les démocraties libérales D’un point de vue technique, la « délégation » peut être définie comme étant « un acte dans lequel une personne ou un groupe nommé « principal » assigne à une autre personne ou groupe, nommé « agent » la possibilité d’agir en son nom »712. 712 LUPIA (Arthur), « Delegation and it’s perils » in STROM (Kaare), MÜLLER (Wolfgang), BERGMAN (Torbjörn)-Comps-, Delegation and Accountability in Parliamentary Democracies, Oxford University Press, 2006 p. 33 (TDA). Citation originale: “we define delegation as an act where one person or group, called a principal, relies on another person or group called an agent, to act on the principal’s behalf”. - 422 - Principal de la Agent délégation de la délégation Ainsi, la démocratie représentative elle-même implique nécessairement une chaine de délégation qui commence avec les électeurs et continue avec ceux ou celles qui ont été élus pour remplir des fonctions ayant un rapport avec le gouvernement. Ces derniers peuvent aussi déléguer à d’autres agents la possibilité d’agir en leur nom713. Pourtant, si dans ces régimes il y a une chaine de délégation, il y a aussi une chaine qui va dans un sens contraire, laquelle pourrait être définie comme étant une « chaine de responsabilité ou de contrôle » ou accountability. Ainsi, elle s’amorce dans le dernier anneau de la chaîne, c’est-à-dire les fonctionnaires, et s’achève dans le principal « originaire », c’est-à-dire le principal devant lequel tous les autres doivent rendre compte : les citoyens qui conforment le démos. Toute délégation a néanmoins des problèmes implicites. Un de ces problèmes est configuré par le péril qui implique la possibilité que l’agent choisi par le principal n’ait pas les mêmes préférences que ce dernier. Ainsi, il peut agir selon des paramètres différents de ceux établis au moment de la délégation par le principal. Ce phénomène constitue ce que les auteurs anglo-saxons appellent agency problems ou agency loss (problèmes d’agence). C’est-à-dire qu’il y a des différences entre les préférences du principal et celles de l’agent714. Ce problème a un rapport profond avec l’information que sur le futur agent a le principal aussi bien qu’avec la connaissance par le principal des tâches accomplies par l’agent. Le manque d’information par rapport à l’agent potentiel peut être à l’origine des problèmes d’adverse selection ou de sélection adverse tandis que la question concernant l’information de ce qui a été fait par l’agent conduit à des problèmes de moral hazard ou de risque futur. Ces périls inhérents à toute délégation doivent être minimisés à travers l’établissement d’un contrôle suffisant de même qu’à travers la mise en œuvre efficace d’une responsabilité des agents successifs 713 Cf. STROM (Kaare), « Parliamentary Democracy and Delegation » en STROM (Kaare), MÜLLER (Wolfgang), BERGMAN (Torbjörn)-Comps-, Delegation and Accountability… p. 59. 714 Cf. Ibidem p. 61. - 423 - par rapport aux électeurs. Ainsi, le principal ou délégant doit être capable d’exiger des informations à l’agent ou délégué de même que d’imposer des sanctions715. Prenant compte de ce modèle brièvement exposé par rapport à la question de la théorie générale de la délégation, il faut dire que l’architecture institutionnelle qui émane des dispositions constitutionnelles a des conséquences claires et directes selon qu’il s’agit d’un régime parlementaire ou d’un régime présidentiel. Cette conclusion s’impose même si dans les deux cas les extrêmités de la délégation sont semblables : d’une part, le démos et de l’autre, les fonctionnaires. Dans le cas des régimes parlementaires il y a une chaine de délégation simple et claire qui se déroule dans une succession de quatre étapes. Premièrement, il y a une délégation directe des citoyens électeurs envers les membres du parlement durant les élections législatives. Deuxièmement il y a une délégation qui a cette fois comme principal les législateurs, lesquels délèguent à un agent, le Premier ministre ou les membres du gouvernement. Troisièmement, les membres du gouvernement, apparaissent comme principaux et peuvent déléguer envers le Premier ministre, l’agent de la délégation. Finalement, il y a une autre délégation laquelle a les membres du cabinet remplissant le rôle de principal et les fonctionnaires de l’administration chargés d’appliquer les politiques publiques, comme agents de la délégation. Cette chaine de délégation peut donc être ainsi représentée716: 715 Cf. Ibidem p. 61-62. 716 Cf. Ibidem p. 65. - 424 - Fonc. Ministère Votant Représentants Premier ministre Cabinet Fonc. Fonc. Ministère Fonc. Délégation Responsabilité En revanche, dans les régimes présidentiels, la chaine de délégation est plus complexe car même si le premier principal de la chaine est similaire (les électeurs), ils délèguent à plusieurs agents différents, lesquels concourent ou se heurtent les uns aux autres. En outre, même si les électeurs sont les mêmes, ils adoptent des rôles différents lorsqu’ils élisent, au sein d’un État fédéral comme l’est l’État argentin ou l’État américain, des députés, des sénateurs ou le président. Ainsi, le schéma antérieur, transposé au régime présidentiel pourrait être ainsi exposé717: Votant national Président Ministre Fonc. Fonc. Votant provincial Sénateur Fonc. Ministre Votant distrital Député Fonc. Fonc. Fonc. Délégation Résponsabilité 717 Cf. Ibidem. - 425 - En raison du schéma proposé, il est possible de dire que dans une architecture constitutionnelle de type présidentiel la trame des délégations qui s’opère dans les différentes étapes dans lesquelles les électeurs acquièrent des rôles divers est très complexe. En outre, si au sein du schéma parlementaire la seule responsabilité directe devant les électeurs appartient au Parlement, dans un régime présidentiel il y a trois organes qui sont directement responsables devant les citoyens : le président, les députés et les sénateurs. Chacun d’entre eux a donc un rôle qui se différencie du rôle des autres organes. Ainsi, le président apparait comme étant le seul élu qui concentre le support de la majorité de tous les électeurs ; les députés constituent les représentants directs des citoyens et les sénateurs généralement représentent l’intérêt de chacune des provinces fédérées, même s’ils sont élus directement par les électeurs. De plus, les rapports qui existent entre les différents organes (notamment l’exécutif et le législatif bicaméral dans le cas du régime présidentiel et l’exécutif et le législatif unicaméral dans le cas du régime parlementaire718) sont différents. Ainsi, tandis que dans le cas parlementaire il y a un rapport plus simple, clair et direct, dans le cas présidentiel il y a un rapport quasiment de concurrence. En ce qui concerne les contrôles et la subsistance de la responsabilité ou accountability dans la délégation, l’on peut aussi trouver des différences selon qu’il s’agit d’un régime présidentiel ou d’un régime parlementaire. Ainsi, d’un point de vue théorique, deux types de contrôle peuvent être identifiés. Premièrement, l’on trouve les méthodes de contrôle ex-ante ou « antérieurs ». Un des principaux contrôles ex-ante résulte du processus d’enquête sur les antécédents et élection de l’agent. L’autre a un rapport avec l’établissement des intérêts ou motivations compatibles entre principal et agent. Deuxièmement, des méthodes de contrôle ex-post ou « postérieurs ». Une de ces méthodes a un rapport avec la génération d’information par le principal de la délégation. L’autre a un rapport avec des procédures de type 718 La référence au législatif unicaméral se justifie par le fait qu’en général dans les régimes parlementaires bicamérales, la Chambre basse a une supériorité sur la Chambre Haute. Cette supériorité par rapport à l’adoption du texte définitif des lois (et donc par rapport au dessin final des politiques publiques) est due à la condition de représentants directs du peuple affichée par la Chambre Basse. Le cas français, en raison des procédures évoquées, est un exemple de ladite supériorité. - 426 - institutionnel, comme ceux qui se caractérisent par la participation d’une troisième partie « neutrale ». Il est important de dire qu’au-delà de cette classification, il y a des méthodes qui peuvent être à la fois d’une nature ex-ante et ex-post. L’exemple de ce type de méthode de contrôle mixte sont les élections démocratiques et compétitives : elles peuvent être utilisées comme critère d’élection de l’agent (les candidats) par le principal (l’électorat) ou comme sanction de l’agent qui veut être réélu719. Les régimes parlementaires sont, en général, pleins des contrôles ex-ante, notamment en raison des critères de sélection des partis politiques relativement forts, homogènes et organisés du système. Ainsi, afin d’arriver à un ministère ou au poste de Premier ministre, l’aspirant doit remplir un certain cursus honorum dans lequel sa fidélité au programme du parti soit hors question. Par contre, dans les régimes présidentiels il y a plutôt des contrôles ex-post, en raison de la plus grande faiblesse des partis qui les caractérise aussi bien que de l’architecture institutionnelle. En ce qui concerne le système originaire de la Constitution argentine de 1853, le schéma se rapprochait largement de ce qui a été caractérisé comme étant le modèle de la chaine de délégation présidentielle. Or, quelques différences apparaissent. D’une part, le président était élu, comme il a été auparavant expliqué, indirectement par un collège électoral semblable à celui des Etats-Unis. D’autre part, les sénateurs étaient élus par les législatures locales et non par les électeurs. Finalement, les députés ont été, presque toujours, élus par province et non par des circonscriptions plus petites. Pourtant, les traits centraux du modèle, c’est-à-dire le caractère complexe des délégations des électeurs et la concurrence entre les acteurs institutionnels reste inchangée. Cet aspect aura une influence déterminante par rapport à l’évaluation de l’institut de la délégation législative depuis sa constitutionnalisation à l’occasion de la réforme constitutionnelle de 1994. Or, par rapport au système politique français, l’on ne peut pas faire une affirmation semblable. Ainsi, il fut à l’origine d’une altération du schéma du régime politique consacré par la Constitution de 1958, lequel se rapprochait des principes du 719 Cf. STROM (Kaare), « Parliamentary Democracy and Delegation » p. 63. - 427 - parlementarisme. Ainsi, la chaine de délégation qui auparavant était exclusivement réservée à la chaine « progressive » Électeurs-Assemblée-Premier ministre- Gouvernement- Fonctionnaires720, devint « duale » à travers l’établissement de l’élection présidentielle directe. Le phénomène de la concentration progressive d’attributions autour du président de la République signifia donc une altération du schéma dont la caractéristique était l’établissement d’une délégation et d’une responsabilité claire. L’élection populaire du président lui confère un rôle éminemment plus actif que celui prévu par les rédacteurs de la Constitution. En outre, ce changement du rôle présidentiel apparait lorsqu’il essaie de dépasser les limites de la formation partisane qui lui a apporté son soutien en obtenant la nomination des ministres extra-partisans ou provenant d’autres formations politiques, étrangères à celles qui composent « sa » majorité législative ou parlementaire. Ces attitudes présidentielles contribuent donc à une altération d’une chaine de délégation jadis simple721, qui devait s’étendre des législateurs vers le cabinet, à la fois composé par des ministres ayant une origine politique cohérente avec les membres de la majorité. Au-delà de l’établissement de l’élection présidentielle directe, la structure des partis politiques français les éloigne du rôle de sélection des agents qui, à la fois, doivent remplir le rôle de principales d’une autre délégation envers le Premier ministre et le cabinet ou au moins, les titulaires du contrôle du gouvernement. Ainsi, la pratique politique démontre que les partis français ne jouent pas ledit rôle : la carrière politique se développe à partir de l’exercice des fonctions dans l’administration locale, sans que l’aspect local soit entièrement séparé des questions nationales722. La puissance qu’exerce le président par rapport à la détermination des politiques est aussi un élément de distorsion des délégations qui peuvent être repérées dans des régimes parlementaires 720 721 Chaine telle qu’elle a été décrite par rapport à la délégation dans le type idéal parlementaire. Cf. AMORIM NETO (Octavio) et STROM (Kaare), « Breaking the Parliamentary Chain of Delegation… » ps. 623 et 624. 722 Cf. THIÉBAULT (Jean-Louis), « France: Delegation and Accountability in the Fifth Republic » in STROM (Kaare), MÜLLER (Wolfgang), BERGMAN (Torbjörn)-Comps-, Delegation and Accountability… p. 330. - 428 - plus traditionnels comme le britannique. Dans le cas français, le Premier ministre a été privé de ses attributions essentielles et les ministres (ou ceux qui exercent les principaux ministères) répondent directement au président et non à leur « leader » naturel. Par conséquent, même si le régime français se rapproche d’un schéma parlementaire, le mécanisme de la délégation législative a été altéré, en partie, en raison des transformations opérées par le système politique dans le circuit de légitimité démocratique. Ces transformations altérèrent donc des aspects structurels concernant l’architecture institutionnelle prévue par le texte constitutionnel. En ce qui concerne la nature présidentielle du régime établi par la Constitution argentine de 1853, l’introduction d’un institut comme celui de la délégation législative est aussi problématique. C’est-à-dire que dans les deux cas, les obstacles du régime politique (comme dans le cas argentin) ou l’altération en raison des changements du régime politique par le système politique (comme dans le cas français) rendent difficile une comptabilisation de la délégation législative avec la logique institutionnelle argentine ou avec la réalité institutionnelle française. Ainsi, il faudra décrire et analyser l’impact de la délégation législative dans l’équilibre institutionnel des deux pays. B) La délégation législative et son impact institutionnel La délégation législative a lieu chaque fois que « le Congrès [ou le Parlement dans le cas français], lequel est investi du pouvoir légiférant, confie l’exercice de ce pouvoir à un autre organe gouvernemental »723. La reconnaissance du mécanisme du décret de nécessité et urgence, qui est une conséquence de l’exercice du pouvoir réglementaire, est largement liée au régime politique. La délégation législative est donc aussi liée à un tel choix. En effet, face à un régime politique qui reconnait une séparation stricte des pouvoirs comme c’est le cas du régime présidentiel, l’introduction de la délégation 723 BADENI (Gregorio), Instituciones de Derecho Constitucional, Tome II p. 246 (TDA). Citation originale: “el Congreso [o Parlamento en el caso francés], que está investido de la potestad legisferante, encomienda el ejercicio de ese poder a otro órgano gubernamental”. - 429 - législative pourrait introduire des déséquilibres sérieux par rapport aux pouvoirs exécutif et législatif. Les cas des Etats-Unis, qui apparaissent comme le type idéal des régimes présidentiels, est pourtant ambivalent. D’une part, depuis 1935 la Cour Suprême américaine est encline à rejeter l’acceptation des arrêts des tribunaux inférieurs qui questionnent une violation du « principe de non-délégation »724. D’autre part, et indépendamment de ce qui vient d’être dit, l’on trouve des raisons extrêmement fortes afin d’affirmer que dans le schéma institutionnel proposé par la Constitution de Philadelphie (de même que dans le cas argentin, au moins dans la version originale de la Constitution, celle de 1853) la délégation législative n’est pas possible. Premièrement parce que le gouvernement des Etats-Unis est un gouvernement caractérisé par l’existence de pouvoirs limités et énumérés. Ainsi, la Constitution américaine crée, définit, institue et limite les attributions du gouvernement. Elle ne confère pas le pouvoir au gouvernement national comme étant une entité unique ou unitaire. Dans ce contexte, chacun des pouvoirs énumérés par la Constitution est octroyé à une institution ou à un acteur spécifique dont les actions doivent dériver (explicitement ou implicitement) de cette énumération. C’est-à-dire que l’absence d’une clause explicite autorisant la délégation l’exclut automatiquement du régime politique américain725. Deuxièmement, et en fonction de ce qui a été dit, le rejet de la délégation législative a son fondement dans les articles II et III de la Constitution des Etats-Unis. Ils contiennent ce que la doctrine a caractérisé comme « vesting clauses » ou clauses d’investiture, qui se caractérisent pour conférer à chacune des institutions (exécutive, législative et judiciaire) des pouvoirs spécifiques et distincts qui illustrent la présence d’une séparation fonctionnelle des pouvoirs726. Pourtant, au-delà de l’incompatibilité existante prima facie entre le régime présidentiel classique (nord-américain) et la délégation législative, la potentielle nocivité institutionnelle de cette délégation semble être inférieure à celle qui implique l’utilisation des décrets de nécessité et urgence. 724 LAWSON (Gary), « Delegation and original meaning », Virginia Law Review, vol. 88, n° 2, avril 2002 p. 328. 725 L’argument exposé reproduit celui proposé par LAWSON (Gary), « Delegation and original meaning » ps. 336-337. 726 Cf. Ibidem p. 340. - 430 - Premièrement, sa nocivité semble être inférieure parce que l’autorisation de la délégation dépend du pouvoir législatif lui-même et non d’un acte discrétionnaire du pouvoir exécutif. Ainsi, les potentiels changements dans la composition du Congrès à travers les élections législatives successives (comme dans les cas argentin et américain) permettraient l’existence d’un contrôle plus serré de cette attribution, à l’inverse des décrets de nécessité et urgence. Deuxièmement, il est normalement prévu que la délégation législative doive se rendre effective à travers l’adoption d’une loi par les deux chambres du Congrès. Cette exigence, à la différence des décrets de nécessité et urgence dont l’approbation peut être faite par le concours d’une des chambres, autorise l’utilisation d’un paramètre plus difficile à atteindre car il dépend d’un consensus plus vaste. Troisièmement, la totalité de la législation déléguée doit être ratifiée, comme les décrets de nécessité et urgence et ceux de promulgation partielle des lois, par le législatif. Cette exigence permet l’exercice d’un deuxième contrôle qui s’ajoute à celui de l’adoption d’une loi de délégation. Indépendamment de cette moindre incidence sur l’équilibre institutionnel de la délégation législative par rapport à celle des décrets de nécessité et urgence, ils ne semblent pourtant pas compatibles avec les principes centraux du régime présidentiel. Même des auteurs de Droit administratif tels que Juan Carlos Cassagne, traditionnellement favorables à l’émission des décrets législatifs et des décrets délégués avant la réforme, semblent reconnaitre qu’il s’agit d’un recours exceptionnel. Ainsi, peut-t-on lire que « lorsque l’attribution d’émettre des décrets délégués ne peut être tirée du pouvoir réglementaire mais d’une habilitation légale, il s’agit d’une activité de caractère exceptionnel de l’Administration, comportant des normes concernant des matières que nonobstant le fait qu’elles doivent normalement être régulées à travers une loi, le Congrès a décidé qu’elles le soient par l’Administration »727. Au moins peut- 727 CASSAGNE (Juan Carlos), « El diseño de la potestad reglamentaria en la Constitución de 1853… » p. 294 (TDA). Citation originale: “como la facultad para dictarlos [a los decretos delegados] no emana de la potestad reglamentaria sino de la habilitación legal, se trata de una actividad de carácter excepcional de la Administración, conteniendo normas sobre materias que, si bien deber ser reguladas por la ley, el Congreso ha decidido que lo sean por la Administración”. - 431 - on affirmer que l’institution de la délégation n’est pas compatible avec les exigences de la Constitution de 1853. En revanche, d’un point de vue systémique ou structurel, la délégation législative (ainsi que la possibilité d’avoir un pouvoir réglementaire vaste) semble être plus compatible avec des régimes de type parlementaire ou présentant des éléments parlementaires, comme le régime français de 1958. Or, au-delà des objections constitutionnelles et structurelles concernant l’impossibilité, en principe, de la consécration du mécanisme de la délégation législative dans un régime présidentiel, la pratique institutionnelle argentine démontre, comme dans le cas des décrets de nécessité et urgence, l’existence de précédents largement antérieurs à la constitutionnalisation de 1994. Le noyau du débat, doctrinal et jurisprudentiel, se déroula, comme pour les décrets de nécessité et urgence, autour de la notion de pouvoir réglementaire et de son amplitude. Ainsi, l’on a évoqué la distinction existante entre la disposition de l’article 14 de la Constitution argentine (qui énumère les droits dont jouissent les habitants de la Nation conformément aux lois qui règlementent leur exercice) et l’ancien article 86 alinéa 2 (actuel article 99 alinéa 2). Pourtant, « les limites entre l’une et l’autre attribution sont difficiles à préciser. En tout cas, du principe de suprématie constitutionnelle peut être tiré le principe de subordination de l’administration à la législation. Et même si chacun des pouvoirs – l’exécutif lorsqu’il dicte le décret réglementaire de la loi et le Congrès lorsqu’il adopte une loi - agit dans le cadre de ses attributions, il est vrai que le président est doublement lié par le contrôle de constitutionnalité. En effet, la transgression des limites imposées par l’article 99 alinéa 2 implique une violation de la Constitution parce qu’elle déborde l’habilitation législative pour exécuter la loi »728. 728 GELLI (María Angélica), « Cuestiones de la delegación legislativa », ED, 182 – p. 1277 (TDA). Citation originale: “los límites entre una y otra atribución son difíciles de precisar. De todos modos, del principio de supremacía constitucional deriva, en este caso, el principio de subordinación de la administración a la legislación. Y aunque cada uno de los poderes –el Ejecutivo al dictar el decreto reglamentario de la ley y el Congreso al sancionar la ley- actúan en el marco de sus atribuciones propias, lo cierto es que el Presidente está doblemente ligado por el control de constitucionalidad. En - 432 - Le premier précédent jurisprudentiel important de la Cour Suprême 729 en la matière est l’affaire « Delfino » 730 de 1927. Dans ce précédent, la Cour argentine évoque la distinction préalablement citée : « il existe une distinction fondamentale entre la délégation du pouvoir pour faire la loi et celle de conférer une certaine autorité au pouvoir exécutif ou à un corps administratif afin de régler les détails nécessaires pour son exécution. Le premier ne peut pas être fait ; le deuxième est permis même dans ces pays dans lesquels, comme aux Etats-Unis, le pouvoir réglementaire du pouvoir exécutif se trouve hors la lettre de la Constitution ». Or, le tribunal affirme qu’au fond, c’était une simple question matérielle ou de fait, ce qui détermine dans chaque cas l’extension de la compétence réglementaire du pouvoir exécutif. En effet, celui-ci a le pouvoir de compléter la volonté du Congrès, manifestée à travers l’adoption d’une loi731. L’interprétation la plus courante de ce précédent est qu’en cette occasion la Cour autorisa une « délégation impropre » (delegación impropia, en espagnol), l´identifiant avec l’attribution réglementaire de l’article 86 alinéa 2. En 1960, la Cour se prononça sur le précédent « Prattico » 732 dans lequel elle affirma qu’afin de confirmer la constitutionnalité d’une délégation impropre, la efecto, la transgresión de los límites impuestos por el art. 99, inc. 2, vulnera la constitución porque desborda la habilitación legislativa para ejecutar la ley”. 729 Dans SANTIAGO (Alfonso) et THURY CORNEJO (Valentín), Tratado sobre la delegación legislativa, Ed. Ábaco de Rodolfo Depalma, 2003, les auteurs exposent les développements de la jurisprudence de la Cour Suprême argentine en la matière. Ainsi, ils divisent le développement en onze étapes différentes, en évoquant plus d’une centaine de précédents. Dans ce travail l’on évoquera que les précédents les plus significatifs afin d’établir le fait que la pratique de la délégation législative était (de même que celle des décrets de nécessité et urgence) largement présente dans la pratique institutionnelle avant la réforme de 1994. 730 Fallos 148:430 (TDA). Citation originale: “existe una distinción fundamental entre la delegación de poder para hacer la ley y la de conferir cierta autoridad al Poder Ejecutivo o a un cuerpo administrativo a fin de reglar los pormenores y detalles necesarios para la ejecución de aquélla. Lo primero no puede hacerse, lo segundo es admitido aún en aquellos países en que, como en los Estados Unidos de América, el poder reglamentario del Poder Ejecutivo se halla fuera de la letra de la Constitución”. 731 GELLI (María Angélica), Constitución de la Nación Argentina, Comentada y Concordada, La Ley, 2007 p. 741. 732 Fallos 246:345. - 433 - politique législative en question devait être suffisamment établie. Cette « politique législative » était désormais une condition de validité de la délégation, de même que l’invocation de la rapidité, l’efficacité et un degré de connaissance de la réalité sociale733. Quelques années plus tard, en 1973, la Cour Suprême affirma que la délégation impropre était viable non seulement par rapport au pouvoir exécutif national, mais aussi par rapport aux autres organes tels que l’ancienne Mairie de la Ville de Buenos Aires734. Cette évolution illustre, d’une part, l’excessive perméabilité de la Cour, qui s’appuyant néanmoins sur des arguments tels que le « bon gouvernement de l’État moderne » et « l’expansion de l’activité de l’État social » autorise des délégations, et, d’autre part, la progressive diminution du rôle du Congrès. Ainsi, en raison des critères d’efficacité de la gestion exécutive soutenus par la Cour Suprême, le processus de perte d’attributions par le Congrès se consolida. Finalement, dans le précédent « Cocchia »735, qui ratifia la tendance amorcée par le cas « Peralta » pour les décrets de nécessité et urgence, la Cour Suprême reconnait d’une manière démesurée l’outil de la délégation. La Cour concluait donc que le décret soumis à son contrôle n’était qu’une « norme réglementaire d’exécution de la loi dans des matières voulues par le Congrès et qu’il trouvait son fondement constitutionnel dans le jeu harmonique des arts. 67, inc. 28 –compétence du Congrès pour attribuer des compétences à l’exécutif- et 86, inc. 2 de la Constitution : compétence de l’exécutif pour exécuter la compétence octroyée par le Congrès ». Or, María Angélica Gelli a pu dire que dans le précédent analysé « la Cour Suprême trouva une politique législative claire du Congrès dans ce qu’elle nomma bloc de légalité, composé par les lois 23.696 733 Cf. SANTIAGO (Alfonso) et THURY CORNEJO (Valentín), Tratado sobre la delegación legislativa p. 138. 734 Cf. précédent « Banco Argentino de Comercio », Fallos 286:325. 735 Fallos 316:2624 (TDA). Citation originale: “una norma reglamentaria de ejecución de la ley en la materias queridas por el Congreso y que encuentra su fundamento constitucional en el juego armónico de los arts. 67, inc. 28 –competencia del Congreso para atribuir competencias al Ejecutivo- y 86, inc. 2 de la Constitución Nacional: competencia del Ejecutivo para llevar a cabo la competencia que le fue atribuida por el Congreso”. - 434 - d’émergence économique, notamment un de ces articles ; la loi 24.094 concernant les ports et le Traité d’Asunción qui créa le Mercosur. Le déménagement [du critère de la Cour] fut donc double. D’une part, par l’emploi de l’expression bloc de légalité, nouveauté dans la matière, et d’autre part parce que la Cour Suprême autorisa l’élasticité des limites qui contiennent la délégation législative impropre »736. Deux observations pourraient être formulées. Premièrement, le pouvoir exécutif, comme dans le cas des décrets de nécessité et urgence, utilisa un mécanisme qui est manifestement étranger à la logique institutionnelle du régime présidentiel instauré dans la Constitution de 1853. En effet, ce que la Cour qualifia d’exercice du pouvoir réglementaire prescrit par la Constitution n’est en réalité que l’appropriation inconstitutionnelle par le pouvoir exécutif d’une attribution qui appartenait au législateur. Même dans le cas où ce qui a été fait est interprété (comme l’a fait la Cour) comme relevant du pouvoir réglementaire de l’ancien article 86, alinéa 2, il faut dire qu’il s’est agi, au moins, d’un exercice démesuré de cette attribution constitutionnelle. Cet exercice démesuré implique une dénaturalisation du rôle dévolu au pouvoir exécutif et la mise en place d’une forme d’hyper-réglementation qui va à l’encontre de l’autonomie du Congrès. Deuxièmement, la Cour Suprême remplit le rôle d’organe qui ratifie les excès institutionnels du pouvoir exécutif, assumant le rôle qu’elle avait eu lors de l’émission du précédent « Peralta ». Ainsi, remplit-elle en matière de délégation législative un rôle semblable à celui qu´elle a exercé par rapport aux décrets de nécessité et urgence. En ce qui concerne le cas français, au-delà des changements introduits par l’élection présidentielle au suffrage universel direct et le rôle du Conseil constitutionnel, 736 GELLI (María Angélica), « Cuestiones de la delegación legislativa » ps. 1281-1282 (TDA). Citation originale: “la Corte Suprema halló una clara política legislativa del Congreso en lo que denominó bloque de legalidad, integrado por las leyes 23.696 de emergencia económica, en especial uno de sus artículos; la ley 24.094 de puertos y el Tratado de Asunción que creó el Mercosur. La mudanza [del criterio de la Corte], entonces fue doble. Por el empleo de la expresión bloque de legalidad, toda una novedad en la materia, y porque la Corte Suprema autorizó la elasticidad de los bordes que contienen la delegación impropia”. - 435 - il est important de répéter qu’en principe, le mécanisme de la délégation est plus compatible avec le schéma institutionnel de la Constitution de 1958 qu’avec le schéma prévu par la Constitution argentine. Les premières apparitions du mécanisme en France sont, comme dans le cas argentin, largement antérieures à la Constitution d’octobre 1958737. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale est la cause immédiate de l’apparition des pratiques de délégation législative de même que de l’accroissement de l’influence du pouvoir exécutif en la matière. Ainsi, la célérité requise pour l’adoption des mesures militaires et économiques urgentes encouragea les premières délégations. Or, après la fin du conflit mondial, ce qui était perçu comme étant une pratique exceptionnelle liée à une situation aussi exceptionnelle, devenait un recours institutionnel incorporé à la pratique institutionnelle. La situation économique difficile, produit de la crise du Franc de 1924-1926, aggravée par l’éclosion de la crise mondiale de 1929 encouragea donc la continuité de ces pratiques de délégation législative. Ainsi, la célérité des mesures économiques requises pour surmonter la crise justifia-t-elle les concessions législatives envers l’exécutif. L’impopularité des politiques anticrise devint aussi une motivation pour que les parlementaires délèguent à l’exécutif leurs compétences, afin que ce dernier en paie les coûts politiques. Or, la Constitution de 1946 interdisait (constituant peut-être un exemple de la jalousie avec laquelle l’activité du Parlement fut protégée) en son article 13, la délégation législative738. Pourtant, les mêmes raisons qui justifièrent l’utilisation de la délégation pendant la Troisième République réapparurent et signifièrent la résignation de l’omnipotence législative. Ainsi, en raison des questions économiques (le rythme accéléré imposé par la récupération de post-guerre et l’intervention croissante de l’État) de même que des conflits militaires d’Indochine et Algérie, l’adoption de lois-cadre fut multipliée. 737 Ce développement peut être approfondi dans KIMMEL (Adolf), L’Assemblée nationale sous la Cinquième République, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1991. 738 Ainsi, l´article 13 disposait : « L´Assemblée nationale vote seule la loi. Elle ne peut déléguer ce droit ». - 436 - Aussi bien que dans le cas argentin, la délégation législative apparait en France comme résultat de la pratique des institutions et n’est pas un produit direct d’une autorisation préalable par les dispositions du texte constitutionnel. Ce n’est qu’après une utilisation répétée que le mécanisme est reconnu par la Norme Suprême. Comme corollaire de ce développement apparait l’actuel article 38739 (dont l’inclusion dans le texte constitutionnel est perçue comme une nécessité même pour les leaders traditionnels de la Quatrième République) de la Constitution de 1958. Cet article autorise le gouvernement à demander au Parlement, pour l’exécution de son programme, l’autorisation de prendre par ordonnances (véritables décrets délégués), pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi. Néanmoins, aux débuts de la Cinquième République, le recours aux délégations législatives relevait de l´exception, comme le montre la réponse de Raymond Janot à une question posée par Pierre Rouanet pendant les travaux préparatoires de la Constitution. Ainsi, lorsque le second exprimait son souhait que le Parlement soit capable de dégager une volonté face aux ordonnances, le premier répondait « c’est aussi ce que nous voudrions. Nous voudrions que l’application de l’article 38 de la Constitution soit une exception »740. En outre, Yves Gaudemet se prononce dans le même sens, tout en rappelant le principe en la matière : « Le principe est et demeure, tellement évident qu’on hésite à le rappeler encore une fois, que « la loi est votée par le Parlement » (article 34, al. 1) »741. Cependant, nonobstant les intentions supposées des 739 Il est aussi intéressant de dire que la procédure prévue dans la Constitution concernant les ordonnances fut fondamentale pour la construction des institutions de la Cinquième République. Ce caractère fondamental est dû à l’ancien article 92, lequel autorisa le gouvernement à prendre des ordonnances organiques (équivalentes aux actuelles lois organiques dont l’adoption requiert une majorité spéciale) afin de compléter la tâche du constituant. En outre, l’article 47 autorise le gouvernement à prendre des ordonnances dont le contenu soit la Loi de Finances au cas où le Parlement ne se prononce pas pendant un délai de 70 jours. Pour sa part, l’article 74-1 implique une sorte d’habilitation constitutionnelle permanente pour que le gouvernement puisse actualiser le droit en vigueur aux domaines et territoires d’outre-mer. 740 FELDMAN (Garance), « Le leurre de la ratification expresse des ordonnances de l´article 38 de la Constitution » Communication présentée au VIII Congrès de Droit Constitutionnel de l´AFDC, Nancy – 16, 17, 18 juin 2011 p. 1 [www.droitconstitutionnel.org]. 741 GAUDEMET (Yves), « La loi administrative », RDP, 2006 p. 67. - 437 - constituants, la pratique institutionnelle française (comme celle de l’Argentine) détruira le caractère exceptionnel de la procédure. Pourtant, au-delà des développements d’ordre théorique, ce n’est qu’à travers une analyse de l’utilisation pratique de ce mécanisme que l’on pourra déterminer son impact institutionnel concret. § 2. Pratique de la délégation législative en Argentine et en France comme facteur de présidentialisation L´analyse de la pratique de la délégation législative doit être abordée à travers deux volets complémentaires. D´une part, il est nécessaire d´interpréter le cadre normatif et constitutionnel en vigueur en Argentine et en France (A). D´autre part, par le biais de données concrètes de la vie institutionnelle qui apporte un soutien empirique aux appréciations relatives au cadre normatif (B). A) Les conséquences institutionnelles d´une régulation défectueuse Après la constitutionnalisation de l’outil de la délégation législative en Argentine de même qu’après les altérations institutionnelles qui ont été mises en place en France en 2000 (réduction du mandat présidentiel à 5 ans) et 2002 (renversement du calendrier électoral) un accroissement de la concentration des pouvoirs autour du pouvoir exécutif peut être perçu. En raison de cela, le phénomène de la présidentialisation du système politique s’est approfondi. Dans le cas français, comme il a été dit, l´article 38 de la Constitution autorise le gouvernement, après l´autorisation du Parlement, à prendre par ordonnances des mesures qui sont normalement du domaine de la loi. Ces ordonnances doivent être discutées et approuvées en Conseil des ministres après avis (non contraignant) du Conseil d’État. Elles entrent en vigueur dès leur publication, mais, depuis la révision constitutionnelle de 2008, deviennent caduques si le projet de loi de ratification n’est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d’habilitation. Finalement, une fois dépassé ce délai, les ordonnances ne peuvent être modifiées que par une loi. Cette limite est logique car ici il s’agit d’une délégation d’attributions qui appartient au - 438 - Parlement, lesquelles retournent à son titulaire originaire une fois que la délégation se termine. L’argument central des défenseurs de la reconnaissance constitutionnelle de la délégation législative en Argentine est semblable à celui utilisé afin de justifier l’introduction des décrets de nécessité et urgence dans le Texte Suprême. Ainsi l’on a remarqué qu’il s’agissait aussi d’une pratique dite « para-constitutionnelle », c’est-àdire que d’un point de vue strictement constitutionnel, malgré les efforts discursifs consacrés, l’on admettait au fond qu’il s’agissait d’une pratique inconstitutionnelle. Que l’on se réfère à Alberto García Lema, l’un des défenseurs de la réforme qui notait que « la reconnaissance constitutionnelle de la législation déléguée a pour but d’octroyer au pouvoir exécutif un instrument afin qu’il puisse émettre des décrets dans des matières de nature technique, complexe ou changeante. Cette reconnaissance a aussi la fonction de clôturer un long débat doctrinaire et jurisprudentiel concernant son existence tout en fixant des limites très précises à son acceptation et en distinguant ces décrets des autres décrets législatifs »742. La norme incorporée à l’article 76 du texte constitutionnel argentin743 est passible, d’un point de vue juridique et de technique constitutionnelle, des mêmes critiques que 742 GARCIA LEMA (Alberto), « Decretos de necesidad y urgencia… » ps. 398-399 (TDA). Citation originale: “el reconocimiento constitucional de la legislación delegada tuvo el propósito de otorgar al Ejecutivo un instrumento indiscutible para afrontar el dictado de reglamentos en cuestiones de naturaleza técnica, compleja o cambiante. También ha tenido la finalidad de cerrar el largo debate doctrinario y jurisprudencial respecto de su viabilidad, fijando simultáneamente límites precisos a su admisibilidad, así como permitir diferenciar los decretos delegados de otros –los reglamentarios de las leyes- con los que habitualmente se confundieron”. 743 L’article dispose que: « La délégation législative au Pouvoir exécutif est interdite, sauf dans certaines matières d’administration ou d’émergence publique, avec un délai précis pour son exercice et dans les limites imposées par le Congrès lors de la délégation. La fin du délai prévu n’impliquera dans aucun cas la révision des rapports juridiques nés en raison des normes émises comme conséquence de la délégation». Version originale : “Se prohíbe la delegación legislativa en el Poder Ejecutivo, salvo en materias determinadas de administración o de emergencia pública, con plazo fijado para su ejercicio y dentro de las bases de la delegación que el Congreso establezca. La caducidad resultante del transcurso del plazo previsto en el párrafo anterior no importará revisión de las relaciones jurídicas nacidas al amparo de las normas dictadas en consecuencia de la delegación legislativa”. - 439 - celles reprochées à la norme qui prévoit les décrets de nécessité et urgence, celle de l’article 99 alinéa 3 de la Constitution. Ces critiques peuvent aussi être étendues à la procédure de l’article 38 français, symptôme d´un commun accroissement de l’ingérence présidentielle. Premièrement, sa rédaction est contradictoire. Ainsi, les premiers mots impliquent-ils une interdiction, diluée plus tard en raison de l’inclusion d’une exception dans des termes très ambigus. Les conditions de la délégation, c’est-à-dire le contenu de l’exception à la règle générale auparavant évoquée, sont qu’il y a une situation « d’urgence publique » et qu’il s’agit de la délégation de « certaines matières d’administration ». En ce qui concerne l’article 38 de la Constitution française, il n’a même pas un encadrement du contenu de la loi d’habilitation : l’article parle juste du besoin gouvernemental d’ « exécuter son programme ». Malgré cette absence de référence aux contenus de la loi d’habilitation, le Conseil constitutionnel, à travers sa jurisprudence, a rapproché le mécanisme français de celui prévu en Argentine par rapport aux causes de justification de la délégation. Ainsi, dans une décision du 16 décembre 1999744 il a dit que « l´urgence est au nombre des justifications que le Gouvernement peut invoquer pour recourir à l´article 38 de la Constitution »745. Deuxièmement, les termes des conditions qui habilitent la délégation en Argentine sont assurément vagues, de même que ceux qui prévoient les conditions d’émission des décrets de nécessité et urgence. Celles-ci prévoient des « circonstances exceptionnelles » qui « empêchèrent de suivre la voie ordinaire » pour l’adoption des lois. L’introduction constitutionnelle d’un mécanisme largement étranger au schéma traditionnel de séparation rigide des pouvoirs propre au régime présidentiel, aurait sans doute mérité l’utilisation de termes moins ambigus ou, au moins, d’une plus grande spécificité. La même critique semble pertinente à l’égard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel auparavant évoquée : dans un tel cas le contrôle doit être beaucoup plus exigent car il s’agit d’une exception au principe général d’élaboration du droit par le Parlement. Troisièmement, nonobstant l’existence des auteurs affirmant que ce que la Constitution argentine a incorporé dans son texte est la « délégation impropre », il 744 Cf. Décision 99-421 DC du 16 décembre 1999. 745 La décision est évoquée par GAUDEMET (Yves), « La loi administrative » p. 69-70. - 440 - pourrait être imputé au texte de l’article 76746 qu’il s’agit, au fond, de l’introduction dans la Constitution de la « délégation propre ». Ainsi, s’agit-il d’une délégation qui excède un simple élargissement du pouvoir réglementaire dont le pouvoir exécutif jouissait avant la réforme. En ce sens, Carlos Balbín souligne qu’il «est vrai que le but de la réforme fut de limiter le présidentialisme. Pourtant, il ne pas raisonnable de dire, d’une part, que l’intention du constituant fut d’interdire la délégation impropre, c’est-àdire l’attribution octroyée au président afin qu’il puisse ajouter des détails au texte législatif et, d’autre part, dire qu’il a maintenu l’alinéa 2 de l’article 99 de la Constitution. Par conséquent, l’article 76 ne signifie autre chose que la délégation propre des attributions législatives… »747. L’introduction de ce type de délégation, similaire dans sa nature à celle prévue par l’article 38 français, est donc plus problématique et plus disruptive que celle considérée par la Cour Suprême avant la réforme constitutionnelle. Finalement, dans le cas argentin de même que dans le cas français, il existe la question de la ratification des ordonnances soit par le Congrès, soit par le Parlement. La justification d’une telle intervention demeure assurée par Yves Gaudemet lorsqu’il écrit que « la législation déléguée est une parenthèse dans l’exercice normal de ses compétences par le législateur. La ratification referme la parenthèse et rétablit l’ordre des compétences. Le législateur accepte alors, sous bénéfice d’inventaire, la réglementation des ordonnances et la reprend à son compte »748. Dans le cas argentin, c’est le texte de la loi 26.122, dont la critique a été faite auparavant 749, qui détermine la logique du contrôle. Par rapport au cas français, il faut dire qu’au-delà de la relative compatibilité existant entre le mécanisme de la délégation législative par rapport à un 746 Pourtant, l’on pourrait aussi se demander si le fait de s’interroger sur la vraie nature de la délégation introduite dans la constitution vaut la peine. Ainsi, ce qu’importe est le fait proprement dit de l’introduction de la délégation, laquelle est un mécanisme étranger à la logique institutionnelle du régime présidentiel. 747 BALBIN (Carlos), Reglamentos… p. 286 (TDA). Citation originale: “es cierto que el sentido se la reforma constitucional fue limitar el presidencialismo pero, por un lado, no es razonable sostener que la intención del Convencional fue la de prohibir la delegación impropia, es decir, la potestad del Presidente de dictar los detalles de las leyes salvo casos de excepción y, por el otro, mantuvo la vigencia del inciso 2 del artículo 99 de la Constitución. En consecuencia, el artículo 76, sólo se refiere a la delegación propia de facultades legislativas…”. 748 GAUDEMET (Yves), « La loi administrative » p. 71. 749 Cf. Troisième partie, Chapitre II, Section I, paragraphe 2, « A ». - 441 - régime politique proche du parlementarisme, le contrôle de la législation déléguée n’est pas profond. Ainsi, le Conseil constitutionnel a pu ratifier dès les années 1970 une pratique de « ratification implicite » des ordonnances750 par une manifestation de volonté implicitement mais clairement exprimée, et, depuis 1987751, une pratique de « ratification incidente » opérée par une loi dont l’objet principal n’est pas la ratification d’une ordonnance, mais dont le texte l’implique nécessairement. Ainsi, l’on peut conclure que, contrairement au cas de l’interaction entre loi et règlement, « le Conseil constitutionnel ne s´est pas attaché à encadrer par sa jurisprudence la pratique des ordonnances. Celle-ci est révélatrice, au contraire, d´une réelle souplesse quant aux conditions de constitutionnalité des dispositions législatives d’habilitation, et, d’une singulière bienveillance quant aux justifications du recours à l’article 38 de la Constitution »752. En raison de cela, le Conseil constitutionnel français a rempli un rôle en matière de délégation proche de celui rempli par la Cour Suprême argentine avant la réforme de 1994 aussi bien que celui de la loi 26.122, tout en acceptant un exercice démesuré de la part du pouvoir exécutif. Or, face à cette attitude « souple » ou conciliante du Conseil constitutionnel par rapport à la ratification des ordonnances, l´on pourrait dire que le constituant a apporté une solution en 2008 à travers l’imposition de la ratification expresse. Ainsi, théoriquement, il a imposé un débat préalable avant la ratification. Pourtant, comme le démontre Garance Feldman, même après la révision constitutionnelle, l’amplitude du débat dépend, au fond, de la volonté du gouvernement753. Ainsi, elle apporte trois arguments déterminants. Premièrement, pour que les parlementaires puissent débattre à propos d´une ordonnance, il faut qu’ils connaissent son texte. Cependant, l’exigence de ratification expresse n’implique pas que le gouvernement doive adjoindre au projet de 750 Cf. décision n° 72-73 du 29 février 1972. 751 Cf. décision n° 86-224 DC du 23 janvier 1987. 752 FELDMAN (Garance), « Le leurre… » p. 2. 753 Cf. Ibídem ps. 16 et ss. L’auteur évoque un exemple très illustratif car il s’agit du débat sur la loi du 23 janvier 2010, tendant à ratifier l´ordonnance du 29 juillet 2009, postérieure à la révision constitutionnelle. Son objet était la délimitation des circonscriptions electorales. Pendant le débat l’exécutif n´hésita pasa fin d’utiliser des mécanismes de rationalisation parlementaire afin d’empêcher un débat approfondi. D’abord, le gouvernement promut, à travers la Conférence des présidents la procédure du temps légisaltif programmé afin de fixer une durée maximale du débat et limiter le droit d’amendement des législateurs. Ensuite, l’exécutif imposa la procédure de vote bloqué, auparavant décrite (Cf. Troisième partie, Chapitre I, Section II). - 442 - loi de ratification le texte de l’ordonnance. Deuxièmement, il y a une tendance gouvernementale à proposer une « ratification groupée », laquelle implique la ratification simultanée de dizaines d’ordonnances. Finalement, il existe une pratique dont la conséquence est celle d’empêcher un débat profond : la ratification des ordonnances très récentes. En agissant de cette manière, le gouvernement impose un débat à propos d´une ordonnance, sans que les parlementaires aient un temps de réflexion préalable. Pourtant, au-delà de la rédaction ambiguë du texte de l’article 76, certains auteurs argentins754 ont essayé d’élaborer des limites plus spécifiques. Ainsi, Gregorio Badeni pense-t-il que les attributions du Congrès autres que l’adoption des lois ou celles véhiculées par une loi, mais dont le contenu est plus politique que juridique (par exemple la déclaration d’état de siège, l’intervention fédérale d’une province ou une amnistie), doivent être exclues de toute délégation. En outre, selon lui, les matières pénale, fiscale, électorale ou concernant les partis politiques demeurent exclues de toute délégation, par analogie avec l’article 99 alinéa 3. Il écarte aussi du mécanisme prévu par l’article 76 les attributions concernant l’adoption de lois de fond dont parle la Constitution dans son article 75 alinéa 12 ou les questions pour lesquelles la Norme Suprême prévoit une majorité spéciale ou aggravée. Finalement, il évoque les matières pour lesquelles la Constitution assigne impérativement une des chambres comme celle devant laquelle le projet doit être présenté. En raison de ce qui vient d’être exposé pourrait être appliquée aux cas argentin et français une phrase de Gary Lawson lorsqu’il se prononça sur la délégation législative aux Etats-Unis : « devant le choix entre l’administration publique et la Constitution, les architectes de notre gouvernement contemporain ont choisi l’administration, et leur choix a été maintenu »755. Dans le même sens va Yves Gaudemet lorsqu’il dénonce, en raison des nombreuses délégations opérées en faveur du Gouvernement, un abandon du 754 Cf. notamment BADENI (Gregorio), « Limites de la delegación legislativa », LL 2001-E p. 913. 755 LAWSON (Gary), « The rise and rise of the Administrative State », Harvard Law Review, vol. 107, n° 6, abril de 1994 p. 1231 (TDA). Citation originale: “faced with a choice between the administrative state and the Constitution, the architects of our modern government chose the administrative state…”. - 443 - « langage du droit » dans le texte de la loi en France, au bénéfice d’un « langage de l’administration », propre au nouveau législateur, les autorités administratives756. Une étude approfondie de la pratique liée à la délégation législative permettra de ratifier le caractère défectueux des normes analysées. B) Le corrélat empirique des déficiences normatives : délégation législative hors contrôle L’approfondissement de l’utilisation de la délégation législative en Argentine après la réforme de 1994 peut être analysé sous plusieurs angles. L’Assemblée constituante argentine de 1994 inclut en raison de l’introduction de la norme de l’article 76, une clause transitoire par rapport à la « législation déléguée » émise avant la réforme et n’ayant pas un délai d’expiration. Ces normes devaient arrêter ses effets (sauf celles qui seraient ratifiées par le Congrès) une fois qu’un délai de cinq ans depuis l’introduction de la clause transitoire serait écoulé. Par rapport à cette méthode, Alberto García Lema a écrit que « la révision des délégations préalables loi par loi par le Congrès a pour but d’examiner son adéquation aux « intelligibles standards » [établis par le constituant dans l’article 76] qui auraient dû être établis par chacune des lois d’habilitation (au cas contraire, la nécessité de révision se rend plus forte) à l’actualisation par la réforme de 1994 au programme contenu dans la Constitution Nationale […] »757. Cette révision n’est pas un sujet banal car, selon des estimations des membres du pouvoir législatif, la quantité de normes qui se trouvaient dans une telle situation était équivalente à 1901 normes758. 756 Cf. GAUDEMET (Yves), « La loi administrative » ps. 75 et ss. 757 GARCÍA LEMA (Alberto M.), « La delegación legislativa y la cláusula transitoria octava », ED, 182 – p. 1296 (TDA). Citation originale: “la revisión por el Congreso, ley por ley, de la delegación legislativa preexistente, cumple el propósito de examinar la adecuación de los intelligible standard [establecidos por el Constituyente en el nuevo artículo 76], que debieran haber sido establecidos en cada ley delegatoria (si así ha sucedido, ya que en caso contrario es todavía más notoria la necesidad de su revisión), a la actualización que realizara la reforma de 1994 del programa contenido en la Constitución Nacional […]”. 758 Cf. IBARRA (Vilma), « Facultades legislativas delegadas en el Poder Ejecutivo Nacional » LL 2009- D p. 1177. - 444 - Quelques exemples concrets de délégations faites par le pouvoir législatif au pouvoir exécutif montrent l’importance du sujet. Ainsi, des lois d’habilitation ont autorisé le pouvoir exécutif à établir et modifier des droits d’importation et exportation, ou l’attribution de limiter l’importation ou l’exportation d’hydrocarbures de même que celle de créer certaines autorités administratives telles que l’ Oficina Nacional de Control de Comercio Agropecuario ou ONCCA, laquelle était titulaire d’un pouvoir de police759. Pourtant, nonobstant le délai raisonnable duquel parle la huitième clause transitoire, le Congrès n’a pas fait une étude approfondie de toutes les attributions déléguées avant la réforme. En revanche, indice d’une pratique ou d’une logique « concentrationniste » (dans le sens d’Andrés Malamud auparavant évoqué), le Congrès s’est plusieurs fois limité à établir une prolongation et ratification de la législation jadis déléguée. L’étude au cas par cas des normes adoptées en raison de l’exercice d’une attribution non reconnue avant la réforme de 1994, ne se produisit pas dans les délais constitutionnels. Ainsi, en 1999 le Congrès adopta-t-il la loi 25.148, qui proroge pour un délai de trois ans les normes évoquées. Peu avant la finalisation de ce délai et pendant la grande crise économique et politique de 2001-2002, le Congrès n’agit pas avec la profondeur exigée par la clause constitutionnelle et (probablement en raison de la gravité de la conjoncture) proroge à nouveau la législation déléguée à travers l’adoption de la loi 25.645. Cette fois, le Congrès étend le délai de deux ans. En 2004, le Congrès évite le compromis politique et juridique d’étudier la législation déléguée avant 1994 et la proroge encore pour deux ans à travers l’adoption de la loi 25.918. Finalement, en 2006 le Congrès dicte la loi 26.135 par laquelle il proroge le délai pour trois ans 760. À travers ces prorogations successives, il est facile d’apprécier le fait que la primauté du pouvoir exécutif n’a pas diminué mais qu’elle s’est accrue, notamment par la pratique qui se rapporte au mécanisme de la délégation législative. Même si le Congrès était contraint par une clause transitoire introduite par le constituant de 1994, il a repoussé l’accomplissement du mandat de réviser les lois produites par voie de délégation pendant plus de 10 ans. 759 Cf. Ibidem. 760 En 2009, à travers la loi 26.519 fut créée au sein du Congrès une commission bicamérale spéciale afin d’étudier et analyser les lois d’habilitation. - 445 - En outre, en raison de l’impossibilité de prévoir exactement la réalité économique de l’année suivante à l’adoption du Budget par le Congrès, les députés et les sénateurs ajoutèrent à chaque fois la possibilité pour l’exécutif (normalement à charge du Chef de Cabinet) de réattribuer des ressources pendant l’année fiscale en cours. Pourtant, à travers l’adoption de la loi 26.126 le législatif modifia l’article 37 de la loi 24.156 d’Administration Financière de l’État. Cette modification rendit « ordinaire » une délégation qui était opérée à chaque fois par le Congrès. Ainsi, l’article en question dispose que « le Chef de Cabinet des Ministres peut disposer des restructurations budgétaires qu’il estime nécessaires ; y compris les modifications concernant des dépenses courantes, des dépenses de capital, les applications financières et la distribution des finalités ». Cette modification de la Loi d’Administration Financière s’inscrit clairement dans un climat nettement « concentrationniste » parce que « le gouvernement évite de négocier à chaque fois ses « super-pouvoirs » au Budget avec les législateurs. Ainsi, la continuité de cette délégation ne dépend pas du désir des majorités fluctuantes du parti présidentiel mais elle subsiste. Le Chef de Cabinet a donc l’attribution, temporellement illimitée, de réassigner des ressources du Budget. Cette compétence, qui appartenait seulement au Congrès avant la réforme, confère au ministre et au président un pouvoir discrétionnaire très vaste dans l’utilisation des ressources publiques »761. La gravité institutionnelle de cette « délégation permanente » peut être appréciée lorsqu’on la compare avec une délégation effectuée par le Congrès pendant la présidence de Fernando De la Rúa762. Au-delà de l’amplitude des facultés ou attributions déléguées par le Congrès, cette délégation se terminait en mars 2002, c’està-dire un an plus tard. Ainsi, la modification de la Loi d’Administration Financière évoquée implique aussi un approfondissement de la situation concernant la délégation législative après la réforme constitutionnelle de 1994. 761 DUPUIS (Nicolás), « Los superpoderes del Jefe de Gabinete de ministros en el sistema presidencialista argentino », LL Sup. Act. 17/8/2006 [www.laleyonline.com.ar] (TDA). Citation originale : “el Gobierno evita negociar los superpoderes en el presupuesto de cada año con los legisladores, a quienes debe conceder beneficios a cambio. De ese modo, la vigencia de esa delegación de facultades no queda sujeta a las cambiantes mayorías oficialistas, y los superpoderes permanentes le confieren al Jefe de Gabinete la facultad sin plazos de reasignar partidas dentro del presupuesto, una competencia que hasta ahora estaba reservada al Congreso y que le confiere al ministro y al Presidente una discrecionalidad muy amplia en el manejo de los recursos públicos”. 762 Délégation opérée à travers la loi 25.414. - 446 - La crise politique et économique de 2002 implique donc un accroissement de l’utilisation des attributions législatives du pouvoir exécutif argentin concernant les décrets de nécessité et urgence. Elle eut aussi des conséquences par rapport à la pratique de la délégation législative. Ainsi, la loi 25.561 contenait-elle des dispositions claires relatives à la délégation de certaines attributions appartenant originellement au Congrès. Sans vouloir épuiser la liste des décrets délégués émise par le pouvoir exécutif, il faut en évoquer quelques uns afin de bien saisir l’importance de la délégation opérée. Le pouvoir exécutif fut donc à l’origine du décret 71/02 à travers lequel il fixait le nouveau taux d’échange entre le peso argentin et le dollar américain763 et établissait des sousdélégations (question d’une constitutionnalité douteuse car la sous-délégation doit être prévue dans la loi d’habilitation) en faveur de la Banque Centrale et du Ministère d’Économie. L’exécutif émit aussi le décret 214/02 (qualifié de nécessité et urgence par l’exécutif mais étant, selon certains auteurs764, un décret délégué) à travers lequel l’État fixe les règles concernant le système financier et les échanges de monnaie. L’exercice vaste des attributions déléguées pendant la crise de 2002 implique, d’une part, un approfondissement de la situation de perte d’attributions par le Congrès après 1994 et d’autre part, il signifie aussi une sorte de ratification de la présidentialisation antérieure à la réforme monétaire. Par conséquent, soit par rapport à l’étude de la législation déléguée avant la réforme constitutionnelle de 1994, soit par rapport à l’établissement de nouvelles délégations par le Congrès dont quelques unes furent en faveur du Chef de Cabinet et d’autres, notamment pendant la crise, en faveur du président, la régulation constitutionnelle du mécanisme de la délégation eut un effet nocif sur l’équilibre des pouvoirs exécutif et législatif. 763 Ratifiant une vieille tradition argentine concernant l’application des principales politiques économiques, comme celles du « Plan Austral » du Président Alfonsín ou celle du « Plan Bonex » du Président Menem (qui fut à l’origine du précédent Peralta de la Cour Suprême) à travers l’utilisation d’instruments « concentrationnistes » tels que les décrets de nécessité et urgence et les décrets délégués. 764 SANTIAGO (Alfonso) et THURY CORNEJO (Valentín), Tratado sobre la delegación legislativa p. 601. - 447 - Une évolution similaire peut être repérée dans la pratique du mécanisme envisagé à l’article 38 de la Constitution française, notamment en raison des transformations opérées après la réduction du mandat présidentiel en 2000. Ce mouvement semblerait être prima facie paradoxal car la complexification du schéma institutionnel français depuis 1962, confirmé et approfondi en 2000 et 2002, éloigne le cas français d’une structure de délégation (dans le sens utilisé au § 1) « plus parlementaire ». Ainsi, cet éloignement aurait du signifier pour les législateurs une motivation contraire à l’exercice de la délégation car, au fond, ces délégations sont indirectement faites au président de la République, lequel n’a pas aucune responsabilité devant le législateur. Or, dans les faits, c’est le constat inverse qui s’impose. Ainsi, la puissance de la concentration des attributions autour du chef de l’État et la symbiose de celui-ci avec les membres de la majorité de l’Assemblée ont finalement conduit à une pratique approfondie de la délégation législative. Cette évolution se traduit aussi par une augmentation exponentielle de l’adoption de lois d’habilitation par le Parlement en faveur de l’exécutif, notamment depuis l’an 2002. Ainsi, pendant l’an 2002 le Parlement adopte 5 lois d’habilitation. En 2003, il adopte 7. En 2004, 9. Il est intéressant de constater que la loi du 2 juillet 2003, à elle seule, contient 32 articles qui autorisent le gouvernement à émettre des ordonnances concernant plusieurs objets. En outre, la loi du 9 décembre 2004, délègue des attributions législatives dans 60 de ses articles. Prenant compte du fait que depuis 1960 et jusqu’en 1991 l’Assemblée a adopté 25 lois d’habilitation et que depuis 1990 et jusqu’à 2001 elle a adopté 13, l’accroissement est clair765. Or, si pendant les étapes initiales de la Cinquième République le recours à la délégation législative se concentrait notamment sur la gestion et l’administration des territoires d’outre-mer, depuis 2003, il n’y a aucun aspect de la gestion des affaires publiques qui échappe aux lois d’habilitation766. L’augmentation ne fut donc pas seulement quantitative, mais aussi (et notamment) qualitative concernant les matières régulées par des ordonnances. 765 Cf. GUILLAUME (Marc), « Les ordonnances : tuer ou sauver la loi ? » Pouvoirs, n° 114, 2005 p. 119. Pourtant, il faut reconnaitre, comme le fait l’auteur du texte, que pendant les premières années de la Cinquième République, la ratification parlementaire de la législation déléguée était sporadique, mais depuis 2003 elle s’est accrue. 766 Cf. Ibidem p. 120. - 448 - Un tableau767 comparatif concernant la quantité de lois adoptées par le Parlement et la quantité d’ordonnances émises par l’exécutif à travers l’exercice des délégations faites par le législatif permet de corroborer le diagnostique antérieur : 767 Source: http://www.legifrance.gouv.fr/html/statistiques_normatives/evolution_lois_ordonnances/evolution_lois_o rdonnances.htm. - 449 - Année Lois Ordonnances Total 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 45 59 50 32 75 78 77 73 53 59 45 44 69 61 67 54 77 40 71 25 42 53 44 40 34 56 40 50 45 40 0 0 4 3 25 3 2 8 8 0 0 0 2 5 22 0 0 0 9 0 20 0 29 19 12 18 53 85 28 15 45 59 54 35 100 81 79 81 61 59 45 44 71 66 89 54 77 40 80 25 62 53 73 59 46 74 93 135 73 55 Les lois autorisant la ratification de traités ou d'accords internationaux ne sont pas comptabilisées Le premier élément qui peut être repéré d’après l’analyse de la table est l’accroissement du recours à la délégation législative par le Parlement, depuis l’an 2000 et jusqu’à 2007. Ainsi, sur 370 ordonnances émises entre 1978 et 2007, 259 l’ont été pendant la période évoquée, tandis que seulement 111 ordonnances furent émises entre 1978 et 1999. D’un point de vue quantitatif, 70 % des ordonnances émises en raison de l’adoption des lois d’habilitation par le Parlement ont été prises depuis la réduction du mandat présidentiel de 7 ans à 5 ans. Pourtant, il y a une autre conclusion intéressante - 450 - qui peut être tirée des données de la table : sur les 259 ordonnances prises depuis 2000 et jusqu’en 2007, 211 l’ont été après la réélection du Président Jacques Chirac, donc une fois terminée la cohabitation entre le président du RPR et le Premier ministre socialiste, Lionel Jospin (une fois rétablie la coïncidence des majorités présidentielle et législative) et une fois renversé le calendrier électoral. En raison de cela, quantitativement, 81 % des ordonnances prises entre 2000 (année d’établissement du quinquennat) et 2007 l’ont été depuis l’altération du calendrier électoral de 2002. En ce qui concerne les données par rapport à l’émission des ordonnances par le pouvoir exécutif pour les années 2008 et 2009, l’on observe une certaine continuité avec la période 2000-2007. Ainsi, l’exécutif a été à l’origine de 29 ordonnances en 2008 et 48 ordonnances en 2009. Or, le nombre de lois adoptées par le Parlement en 2008 et 2009 est au fond semblable au nombre des ordonnances prises par l’exécutif car, en 2008, le Parlement adopta 51 lois, contre 41 en en 2009768. Le deuxième aspect important, est le fait que prenant compte des différentes cohabitations, le Gouvernement socialiste conduit par Lionel Jospin entre 1997 et 2002, devance largement dans le nombre des ordonnances prises les gouvernements conduits successivement, entre 1986 et 1988 par Jacques Chirac, et entre 1993 et 1995 par Édouard Balladur. Le nombre élevé des ordonnances sous Jospin pourrait être expliqué par la nature moins compacte et moins homogène de la « majorité plurielle » composée de nombreuses forces politiques de gauche qui supporta le gouvernement socialiste. Par contre les majorités conservatrices de 1986-1988 et de 1993-1995 avaient été plus compactes et monocolores. En raison de cela, le mécanisme prévu par l’article 38 a pu être utilisé afin de générer des consensus plus généraux et moins couteux du point de vue politique. Ainsi, la majorité à l’Assemblée aurait du adopter des décisions moins spécifiques, réservant pour le Gouvernement l’application concrète des politiques. Or, le fait que pendant la gestion conduite par Lionel Jospin, gouvernement immédiatement antérieur à l’instauration que l’on estime définitive de la présidentialisation française, l’exécutif ait pris tellement d’ordonnances, est surprenant. Ainsi, même sans comptabiliser l’année 2002 (année durant laquelle le Président Chirac est réélu), si pendant la première cohabitation, le gouvernement de Jaques Chirac prit 8 ordonnances (il faut pourtant rappeler le fait que le Président Mitterrand essaya toujours de bloquer le 768 Les données pour les années 2008 et 2009 furent relevées par l’auteur à partir des données disponibles sur la base www.legifrance.gouv.fr . - 451 - gouvernement, et notamment par rapport à de nombreuses ordonnances) et pendant la deuxième, Édouard Balladur ne prit aucune ordonnance, le gouvernement conduit par Lionel Jospin en prit 68. Ce fait illustre l’approfondissement général du recours à la délégation dans le système politique français. Troisièmement, il est intéressant de comparer le nombre des lois adoptées par le Parlement avec le nombre d’ordonnances prises par le gouvernement. Prenant compte du nombre de lois adoptées par le Parlement et du nombre d’ordonnances prises par le gouvernement année par année, l’on observe que depuis 1978 et jusqu’en 2009, seulement pendant trois ans, le gouvernement devance le Parlement. Ainsi, en 2009, le gouvernement prit 48 ordonnances tandis que le Parlement adopta 41 lois ; en 2005 le Parlement adopta 50 lois, tandis que le gouvernement prit 85 ordonnances et en 2004 le Parlement adopta 40 lois et le gouvernement prit 53 ordonnances. Par conséquent, les trois années évoquées (2004, 2005 et 2009) durant lesquelles le gouvernement prit plus d’ordonnances que de lois le Parlement, appartiennent à la période de présidentialisation pérennisée après l’introduction des changements de 2000 et 2002. Par rapport à l’an 2005, dans lequel l’on observe la différence la plus importante entre lois votées par le Parlement et ordonnances émises par l’exécutif, il faut signaler que la plupart d’entre elles furent émises pendant l’été et après le changement gouvernemental obligé en raison du référendum du 29 mai769. L’abondance d´ordonnances exécutives pendant cet été ont conduit Pierre Devolvé à le dénoncer comme « l´été des ordonnances » de même qu’a écrire que « La loi n'apparaît plus comme le mode normal de législation ; elle est de plus en plus remplacée par des ordonnances. Leur multiplication est un signe de changement et même de dérèglement juridique et politique. Elle entraîne une modification du système dans lequel elles s'insèrent ». En outre, l’auteur évoque le fait que ce dérèglement a pour cause les habilitations chaque fois plus larges, au point qu’elles ne sont plus affectées par le changement de Premier ministre770. Ce constat semble prouver que, dans les faits, le véritable chef politique (assumant comme définitifs les changements de 2000 et 2002) de la majorité législative et des ministres est le président. L’indice d’un tel constat est le fait que si l’on a pu accepter qu´une habilitation puisse continuer malgré le changement 769 Référendum dans lequel les Français ont dit « non » traité instituant une Constitution pour l’Union Européenne. 770 DEVOLVÉ (Pierre), « L´été des ordonnances », RFDA, 2005 p. 909 [www.dalloz.fr]. - 452 - du Premier ministre, il semble difficile que la même solution soit appliquée devant un changement présidentiel significatif (par exemple l´arrivée au pouvoir d’un président jadis leader de l’opposition). Ainsi, il est clair que la cohérence des politiques appliquées se fait exclusivement sous l’égide du président. Finalement, et en raison de ce qui vient d’être dit auparavant, la différence entre le nombre de lois adoptées par le Parlement et le nombre d’ordonnances prises par l’exécutif est notamment réduit entre 2000 et 2009. L’analyse des données statistiques concernant les lois et les ordonnances semble donc renforcer les conclusions antérieures par rapport à l’effet des changements constitutionnels effectués. Ainsi, il est possible de dire que la présence d’une concentration majeure d’attributions autour du pouvoir exécutif français et notamment autour du président est évidente. Même nonobstant le fait que la délégation législative est plus compatible avec un régime qui semblerait a priori être plus proche du parlementarisme comme le régime politique français, la présidentialisation définitive opérée depuis le système politique en 2002 devrait avoir découragé la pratique des délégations. Pourtant, dans les faits, il est clair qu’elle s’est approfondie. Premièrement, la participation de l’exécutif (notamment du président de la République par rapport aux questions centrales des politiques publiques) dans la production du droit en vigueur s’est notamment accrue. Si le nombre élevé des décrets émis par l’exécutif s’est maintenu (même malgré le fait qu’entre la première année étudiée -1978- et la dernière -2007- il y avait un accroissement de 600 décrets, donc il y a eu un accroissement dans des termes absolus), c’est une augmentation des délégations du législatif en faveur de l’exécutif qui est clairement repérée. Ainsi, ce fait confirme clairement l’existence d’une présidentialisation du système politique. En outre, il faut dire avec Pierre Devolvé qu’une des causes déterminantes de l’accroissement des délégations et des ordonnances est le fait que « la Constitution de 1958, par ses articles 34 et 37, a voulu cantonner le domaine de la loi et ouvrir celui du règlement. Près de cinquante ans après, l'interprétation de ces dispositions a abouti au résultat inverse. C'est ce qui explique en partie la nécessité de recourir aux ordonnances pour modifier des lois »771. Ainsi, il est intéressant de montrer que malgré le zèle du Conseil 771 Ibidem - 453 - constitutionnel par rapport à la protection et mise en valeur du texte de loi, la puissante tendance centripète du système politique français trouva une issue à travers l’article 38. En agissant d´une telle manière, le système politique, curieusement, semble contredire les prévisions des constituants de 1958, qui avaient imaginé une manifestation de la puissance gouvernementale à travers les restrictions imposées au domaine de la loi par les articles constitutionnels évoqués. Deuxièmement, certaines pratiques récentes concernant les lois d’habilitation et l’émission proprement dite des ordonnances semble aller dans la même direction : une concentration majeure d’attributions autour de l’exécutif, donc indirectement autour du président. Ainsi, depuis 2001. il semble exister une tendance du Parlement en ce qui concerne l’adoption des lois d’habilitation. Il ne s’agit plus, dans la plupart des cas, des lois votées par le Parlement comme étant exclusivement des lois d’habilitation. Au contraire, à l’heure actuelle, des clauses qui habilitent la délégation au gouvernement apparaissent souvent dans n’importe quelle loi, dont le contenu n’est pas exclusivement celui d’une loi d’habilitation772. Cette tendance, même si elle apparait notamment depuis 2001, après l’année 2002, s’accroit. Ainsi, en 2002 et 2003, la totalité des lois d’habilitation s’inscrit à l’intérieur de la tendance auparavant évoquée. En 2004, plus de la moitié des lois qui contiennent ces clauses d’habilitation (6 des 9 qui ont été adoptées) ont un rapport avec des matières autres que l’habilitation. En 2005, sauf une loi qui autorisait le gouvernement à adopter des mesures extraordinaires par rapport à l’emploi, toutes les lois ayant des clauses d’habilitation régulaient aussi d’autres matières. Finalement, en 2006 et en 2007 il y a une tendance semblable à celle de 2002 et 2003773. En outre, depuis l’année 2001, un changement peut être repéré par rapport au délai des délégations. Ainsi, si avant cette année, le délai n’était presque jamais supérieur à un an (entre 1984 et 2001 le délai oscille entre 3 et 9 mois), depuis 2002, le délai d’un an ou plus semble être devenu la règle. C’est particulièrement vrai concernant les ordonnances ayant un rapport avec les domaines et territoires d’outre mer, le délai 772 Cf. SENAT DE LA REPUBLIQUE FRANCAISE, Les Ordonnances – bilan au 31 décembre 2007, Les documents de travail du Sénat, mars 2008 p. 9. 773 Ibidem p. 10. - 454 - pouvant aller jusqu’à 30 mois774. Finalement, la tendance claire vers la concentration exécutive du pouvoir peut être observée lorsque la pratique de demande de proroger le délai des habilitations, jadis exceptionnel, semble maintenant être devenue la règle775. 774 Ibidem p. 15. 775 Cf. Ibidem. - 455 - CONCLUSION GÉNÉRALE - 456 - L’étude comparée de l’évolution des institutions politiques argentines et françaises démontre, lorsqu’elle est rapportée au phénomène de la présidentialisation du système politique, l’existence de trois grandes étapes qui peuvent être distinguées. Il y a une première étape qui illustre un rythme de développement institutionnel similaire en Argentine et en France. Ainsi, cette étape commence par une commune consolidation du caractère monocéphale du pouvoir exécutif après mai 1810 et juillet 1789 et s’achève par le début d’une « période ouverte » après la chute de Juan Manuel de Rosas et le commencement de la Troisième République, qui, à son tour, implique un écart institutionnel entre les deux États. Par conséquent, la deuxième étape est à l’origine de la consolidation de deux régimes politiques opposés, parlementaire en France et présidentiel en Argentine. Pourtant, l’écart institutionnel sera rendu plus évident encore par la consolidation de deux systèmes politiques opposés. Dans le cas français, se développe un système « pseudo-parlementaire » ou « système d’assemblée » qui sera confirmé par la pratique de la Constitution de 1946, tandis qu’en Argentine un présidentialisme fort est mis en place après la consolidation de l’État, laquelle implique aussi l’établissement d’une présidence efficace et puissante en 1880. Finalement, une troisième étape est inaugurée par l’avènement en France de la Cinquième République. Néanmoins, cette fois le changement n’est pas opéré au niveau du régime politique, car le régime originel de la Constitution de 1958 se veut toujours « parlementaire » et celui de la Constitution de 1853/60 en Argentine, présidentiel. Le changement s’effectuera au sein du système politique français après le changement capital de 1962 : ce changement « court-circuite » les différences institutionnelles et détermine l’existence d’une commune présidentialisation. En raison de cela, le chemin parcouru par le système politique argentin depuis l’apparition du Directoire en 1814 et, ultérieurement, après la consolidation présidentialiste de 1880, marque un continuum. Par contre, ce sont les institutions françaises postérieures à la fin de l’ « étape ouverte » qui vont osciller entre un système d’assemblée et un présidentialisme fort. Ainsi, les institutions françaises se rapprochent des institutions argentines. Si dans les deux cas le droit semble être « saisi » par la - 457 - politique776, dans le cas argentin cette saisine semble aller toujours dans un même sens, tandis que dans le cas français elle « tord » le régime politique et impose l’hégémonie du président. Or, le développement historique des institutions françaises est important afin de comprendre et expliquer les modalités de ce rapprochement du système politique argentin. En raison de l’enracinement profond des idées parlementaires en France depuis la consolidation de la Troisième République, le rapprochement final avec le présidentialisme argentin ne pouvait pas être véhiculé par un changement violent de régime. Ainsi, il devait être rendu effectif par une modification imposée par le système politique. En outre, le général de Gaulle, auteur politique du changement, était opposé à l’adoption d’un régime présidentiel similaire au régime argentin ou américain : en raison de sa philosophie de l’intérêt général et de sa conception active du rôle présidentiel, il rejetait le système des freins et contrepoids qui poussait, selon lui, à la négociation et au compromis777. Pourtant, ce rôle présidentiel ambigu (autorité neutre/autorité engagée) conçu par le général de Gaulle, profitera à ses successeurs et, paradoxalement, de son rejet initial du régime présidentiel naîtra, notamment depuis les changements de 1962, 2000 et 2002, un système politique ayant des caractéristiques très proches du régime et du système politique argentin. L’interaction du régime politique avec le système politique qui l’entoure est fondamentale afin d’analyser le phénomène de la présidentialisation, notamment depuis le changement radical de 1962 en France. Ainsi, tout au long de l’étude, cette interaction a été un élément central de la comparaison. À partir de la comparaison de la situation du Chef de Cabinet argentin et du Premier ministre français, il est possible d’apercevoir que ces interactions partagent un même horizon : la présidentialisation. Ainsi, dans le cas du Chef de Cabinet argentin, il est clair que sa vassalisation envers le président a une double origine. D’une part, il 776 Constat contraire à celui fait par le Doyen Favoreu dans son ouvrage classique La politique saisie par le droit. 777 Cf. JAUME (Lucien), « L’État républicain selon de Gaulle (II) » p. 751-752. - 458 - s’agit des prévisions normatives du constituant de 1994 (régime politique) qui n’a pas envisagé d’octroyer au Chef de Cabinet les attributions nécessaires afin d’équilibrer sa position institutionnelle avec celle du président. D’autre part, le système politique présidentialiste caractéristique de l’Argentine, qui est aussi à l’origine de ce manque de décision politique afin d’accroître le rôle du Chef de Cabinet en 1994, contribua à sa disparition définitive comme véritable « chef » des autres ministres. Par contre, dans le cas du Premier ministre français, sa vassalisation peut être étudiée en deux étapes. Lors d’une première étape, le système politique introduit des changements radicaux en contredisant les dispositions du régime politique. Si le régime politique institutionnalisé en 1958 impliqua l’intronisation du Premier ministre comme chef effectif du Gouvernement, la pratique gaulliste (suivie par ses successeurs) inaugure l’hégémonie présidentielle au sein de l’exécutif. Or, lors d’une deuxième étape, les acteurs politiques introduisent des changements au régime politique dont les conséquences confirment la direction auparavant imposée par le système politique. L’introduction du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral pérennisent ainsi la situation du Premier ministre démarrée en 1962. Le rôle mineur de ces deux fonctionnaires (Premier ministre et Chef de Cabinet) peut être ratifié à travers de la persistance de l’ « obsession présidentielle » même pendant des moments d’exception comme la crise de 2001 en Argentine et la cohabitation en France. Ainsi, dans les deux cas les situations d’exception furent perçues comme étant une impasse afin de rétablir et, notamment dans le cas français, pérenniser la présidentialisation. Les changements introduits pendant la troisième cohabitation en France en 2000 (quinquennat) et 2002 (inversion du calendrier) ont eu pour conséquence un rapprochement majeur des systèmes argentin et français : le potentiel caractère potentiellement « rigide » du mandat de l’Assemblée, la disparition consécutive de la dissolution, l’absorption de la légitimité démocratique des députés par celle du président et la personnalisation croissante de la politique semblent accroître les similitudes franco-argentines. En outre, la révision constitutionnelle de 2008 ratifie le chemin parcouru en 2000 et 2002. La reconnaissance du rôle principal du président peut ainsi être repérée à travers deux réformes majeures : la limite établie par l’article 6 concernant la réélection présidentielle et la possibilité offerte au président par l’article - 459 - 18 afin qu’il puisse s’exprimer devant les chambres réunies, comme le font le président argentin au début des sessions ou le président américain. En ce qui concerne les rapports entre pouvoir exécutif et législatif dans le processus d’élaboration du droit, l’interaction entre régime politique et système politique est aussi très importante dans l’étude de la présidentialisation. Le régime politique français confère l’initiative législative et la mise en œuvre des outils prévus en 1958 au Premier ministre, afin de rationaliser l’activité de l’Assemblée. Pourtant, dans un contexte présidentialisé comme celui imposé par le système politique depuis 1962, ces prévisions normatives impliquent, au fond, mettre un tel « arsenal » dans les mains du président, chef réel du Gouvernement et de la majorité législative. Par contre, dans le cas argentin, en raison des limites « structurelles » propres du régime présidentiel, le président ne peut pas intervenir (au-delà de son pouvoir d’initiative législative) au sein du processus parlementaire. Dans le même sens, les contraintes du régime politique français empêchent le président d’imposer son veto aux lois votées par l’Assemblée tandis que dans le cas argentin le régime présidentiel autorise une telle action. Or, le système politique argentin, de même que dans le cas français pour les outils législatifs, a permis d’accroître le pouvoir présidentiel et imposer, par exemple, une promulgation partielle de la loi. L’aspect « extérieur » au parlement du processus de production du droit est aussi imprégné de ce rapport entre régime politique et système politique. Ainsi, l’introduction des décrets de nécessité et urgence en Argentine et le mécanisme de la délégation législative en Argentine et en France au niveau constitutionnel sont des effets du système politique sur le régime politique, semblables aux changements imposés en 2000 et 2002 en France. Pourtant, en raison des éléments constitutifs du régime présidentiel, l’introduction des décrets de nécessité et urgence en Argentine constitue une anomalie majeure du régime politique argentin par rapport à l’équilibre institutionnel. Le cas de la délégation législative est particulièrement intéressant, car, dans les deux cas, des changements opérés par le système politique ont joué un rôle très - 460 - important concernant la présidentialisation. Dans le cas argentin, les défenseurs de son introduction dans le texte constitutionnel de 1994 affirmaient qu’une telle reconnaissance devrait permettre un contrôle plus étroit du pouvoir exécutif. Dans le cas français, les constituants de 1958 décidaient de prévoir la délégation législative en acceptant, comme dans le cas argentin, une pratique ayant son origine dans la pratique politique. Malgré les changements profonds opérés en 1962, 2000 et 2002, ils laissèrent intact le mécanisme dans ses principes. Pourtant, une telle lecture méprise la force du système politique : depuis la présidentialisation définitive de 1994 en Argentine et de 2000/2002 en France la délégation législative s’est approfondie en tant que pratique institutionnelle. Cet approfondissement signifie, au fond, un affaiblissement du pouvoir législatif face au pouvoir exécutif et, en raison de cela, une plus grande présidentialisation. Le présidentialisme « fort » ébauché par Juan Bautista Alberdi dans ses Bases, confirmé par les faits de 1880, et la consolidation de la Cinquième République en 1962 ont sans doute été nécessaires afin de résoudre des situations politiques délicates. L’Argentine de 1852, noyée par des conflits internes, n’avait ni État ni Gouvernement efficace et moderne. En outre, entre 1930 et 1983 l’Argentine n’avait pas pu trouver une démocratie durable. La France de 1958 était plongée dans une crise totale : politique, militaire et coloniale. La présidentialisation des systèmes politiques argentin et français a été un moyen efficace afin de surmonter des enjeux très profonds. Or, une fois dépassées ces situations critiques, la présidentialisation par elle-même n’a pas de sens. L’Argentine en 1983 et la France en 1962 ont réussi, afin de trouver une certaine stabilité politique. Mais une stabilité marquée par la présidentialisation nuit les équilibres politiques des sociétés argentine et française, faisant reposer toute la responsabilité sur les épaules d’un seul individu, situation inacceptable dans une démocratie libérale. Ainsi, les problèmes et déséquilibres posés par des systèmes politiques présidentialisés interpellent nos sociétés politiques des débuts du XXIème siècle, afin de trouver des alternatives qui soient à la fois stables mais aussi profondément démocratiques. Un tel défie impose à nos communautés académiques un approfondissement des recherches allant dans ce sens et, par ce biais, trouver des - 461 - « Alberdi », « de Gaulle », « Capitant » et « Debré » contemporains à propos desquels leurs recherches apporteront des réponses aux défis démocratiques actuels. - 462 - BIBLIOGRAPHIE - 463 - Traités et Manuels - ARDANT (Philippe), Institutions Politiques et Droit Constitutionnel, 19eme éd., LGDJ, 2007 - AVRIL (Pierre) et GICQUEL (Jean), Droit Parlementaire, 3eme éd., Montchrestien, 2004 - BADENI (Gregorio), Instituciones de Derecho Constitucional, II volúmenes, Ed. Ad-Hoc, 1999 - BIDART CAMPOS (Germán), Manual de Derecho Constitucional Argentino, Ed. Ediar, 1972 - BIDART CAMPOS (Germán), Tratado Elemental de Derecho Constitucional Argentino, Ed. 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Min. de Ejército 11/6/1956) - Décret du 977/1995 (B.O. 11/7/1995) - Décret du 1096/85 (B.O. 17/6/1985) - Décret du 2196/86 (B.O. 2/12/1986) - Décret du 632/87 (B.O. 28/6/1987) - Décret du 36/90 (B.O. 3/1/1990) - Décret du 71/02 (B.O. 10/1/2002) - Décret du 214/02 (B.O. 4/2/2002) - Statut de la Revolución Argentina 29/6/1966 - Statut du Proceso de Reorganización Nacional (B.O. 31/3/1976) - Constitution de 1791 - Constitution de 1793 - Constitution de 1795 - Constitution de 1799 - Constitution de 1802 - Constitution de 1804 - Charte de 1814 - Charte de 1830 - Constitution de 1848 - Constitution de 1852 - Lois Constitutionnelles de la Troisième République (24 et 25 février France 1875 et 16 juillet 1875) - Loi Constitutionnelle du 3 novembre 1945 (J.O. 3/11/1945) - Ordonnance du 17 août 1945 (J.O. 19/8/1945) - 494 - - Constitution de 1946 - Constitution de 1958 - Loi du 31 août 1871 - Ley de Broglie du 13 mars 1873 - Ley du 20 novembre 1873 - Amendement Wallon du 30 janvier 1875 - Loi del 3 de junio de 1958 (J.O. 4/6/1958) - Loi 86-1197 (J.O. 25/11/86) - Loi du 2 juillet 2003 (J.O. 3/7/2003) - Loi du 9 décembre 2004 (J.O. 10/12/2004) - Ordonnance du 7 janvier 1959 (J.O. 10/1/1959) - Ordonnance du 29 juillet 2009 (J.O. 31/7/2009) - Décret du 13 février 1960 (J.O. 14/2/1960) - Décret du 18 juillet 1962 (J.O. 19/7/1962) - Décret du 14 janvier 1964 (J.O. 19/1/1964) - Circulaire du Premier ministre M. Rocard (J.O 27/5/1988) - Constitution Espagnole de 1812 Autres Jurisprudence Conseil constitutionnel - Déc. n° 59-1 du 27 novembre 1959 - Déc. n° 72-73 del 29 du febrero de 1972 - Déc. n° 82-143 DC du 30 juillet 1982 - Déc. n° 86-224 DC du 23 janvier 1987 - Déc. n° 99-421 DC du 16 décembre 1999 - Déc. n° 2004-500 DC du 29 juillet 2004 - Déc. n° 2005-512 DC du 21 avril 2005 Cour Suprême argentine - Acordada de la Corte Suprema de Justicia de la Nación del 10 de septiembre de 1930 - 495 - - Acordada de la Corte Suprema de Justicia de la Nación del 7 de junio de 1943 - Banco Argentino de Comercio c/Municipalidad de la Ciudad de Buenos Aires (Fallos 286:325) - Cocchia, Jorge D. c/Estado Nacional y otro (Fallos 1316:2624) - Colella c/S.A. Fevre y Basset (Fallos 268:352) - Consumidores Argentinos c/Estado Nacional, Poder Ejecutivo Nacional (Sent. du 19/5/2010) - Delfino y Cía (Fallos 148:430) - Ercolano c/Lantieri de Renshaw (Fallos 136:161) - Giulitta c/Nación Argentina (Fallos 189:156) - Peralta, Luis Arsenio y otro c/Estado Nacional, Ministerio de Economía, Banco Central s/amparo (Fallos 313:1513) - Prattico c/Basso y Cía (Fallos 246:345) - Verrocchi, Ezio D. c/Administración Nacional de Aduanas (Fallos 322:1726) Sites Web France www.assemblee-national.fr www.conseil-constitutionnel.fr www.elysee.fr www.gouvernement.fr www.ladocumentationfrancaise.fr www.legifrance.gouv.fr www.senat.fr www.tns-sofres.com Argentine www.diputados.gov.ar www.jgm.gov.ar www.mininterior.gov.ar www.saij.jus.gov.ar - 496 - www.senado.gov.ar - 497 - TABLE DES MATIÈRES - 498 - RESUMÉE ET MOTS CLÉS ……………………………………………………………………………..5 SOMMAIRE…………………………………………………………………………………………………7 LISTE DES ABREVIATIONS……………………………………………………………………………..9 INTRODUCTION………………………………………………………………………………………….12 PARTIE PRELIMINAIRE La construction historique et institutionnelle du pouvoir exécutif en Argentine et en France : manifestation d’un rythme de développement institutionnel similaire…………….34 Chapitre I De la confusion initiale à l’inévitable concentration monocéphale du pouvoir exécutif…..………..39 Section I Rapide manifestation d’une tendance centripète similaire……………………………………………….....41 Section II Régimes collégiaux de transition : vers le caractère monocéphale final…………………………………....48 Section III La concrétisation du caractère monocéphale du pouvoir exécutif ………………………………………….56 Chapitre II De la consolidation définitive du caractère monocéphale du pouvoir exécutif à l’écroulement de l’ordre institutionnel………………………………………………………………………………………63 Section I La concrétisation du caractère monocéphale d’un exécutif vigoureux ……………………………………..65 Section II Vers un écroulement de l’ordre institutionnel……………………………………………………………….75 Chapitre III La progression ascendante de la puissance exécutive et la concentration totale du pouvoir……..81 Section I Accroissement commun de la puissance exécutive et consolidation d’une expérience autoritaire………...83 § 1. Institution d’un gouvernement puissant mais légal…………………………………………………………86 § 2. Vers une consécration des gouvernements autoritaires…………………………………………………….90 Section II Chute violente et début de la transition……………………………………………………………………..98 Chapitre IV L’« étape ouverte » postérieure à la désarticulation de la concentration totale du pouvoir ou la bifurcation des institutions argentines et françaises…………………………………………………103 Section I Définition et contenu du caractère ouverte de la période………………………………………………….105 - 499 - Section II Résolution de l’Étape ouverte et début d’une opposition des régimes politiques argentin et français……113 § 1. Accroissement de l’institution présidentielle et consolidation de l’État……………………………………..115 § 2. Affrontement entre républicains et légitimistes, sanction des Lois constitutionnelles de 1875 et affaiblissement du pouvoir présidentiel………………………………………………………………………………………….120 PARTIE I De l’institutionnalisation de deux régimes politiques opposés à l’instauration de la présidentialisation des deux systèmes politiques………………………………………………131 Chapitre I Les antécédents institutionnels préalables à l’actuelle présidentialisation ou la consolidation de deux systèmes politiques opposés…………………………………………………………………….134 Section I Pseudo-parlementarisme consolidé et croissant en France, présidentialisme consolidé et croissant en Argentine…………………………………………………………………………………………………..136 § 1. Les prémisses constitutives de l’opposition………………………………………………………………138 § 2. Facteurs de consolidation et accroissement des prémisses constitutives de l’opposition…………………...143 Section II Continuité des caractères préalablement développés……………………………………………………..150 § 1. L’avènement de la Quatrième République en France et l’irruption des Forces Armées en Argentine ………..152 § 2. Mise en cause du « régime d’assemblée » ou le germe de la future présidentialisation française…………..159 A) Le discours critique de René Capitant ou l’anticipation de « solution » Cinquième République……………….159 B) L’expérience de 1954-1955 ou l’essai malheureux de revitalisation de l’exécutif…………………………….163 Chapitre II Le tournant copérnicien de 1958 et sa pleine consolidation en 1962 ou le laborieux avènement de deux systèmes politiques présidentialisés…………………………………………………………....166 Section I Les « thèses sous tension », sous-jacentes à la Constitution de 1958…………………………………….169 § 1. Le saut institutionnel dans le vide de 1958 et l’ambivalence idéologique gaulliste………………………….171 § 2. La consécration constitutionnelle des « thèses sous tension »……………………………………………177 Section II La contradiction dépassée : le déclin de la position Debré et la consolidation de la position Capitant à travers la pratique institutionnelle du général de Gaulle…………………………………………………………..183 § 1. L’accroissement progressif du pouvoir présidentiel : crépuscule du Premier ministre………………………185 § 2. L’apparition de la responsabilité présidentielle ou la matrice de la présidentialisation………………………193 - 500 - A) Les référendums « algériens » et le surgissement progressif de la responsabilité présidentielle……………..193 B) Le référendum de 1962 ou la consécration de la Constitution Capitant……………………………………..197 PARTIE II Le faible rôle politico-institutionnel réservé au Premier ministre et au Chef de Cabinet de Ministres, manifestation de l’instauration de la présidentialisation………………………….210 Chapitre I L’impossible survivance opérative d’un organe incapable d’exister au-delà de la volonté du président………………………………………………………………………………………………….213 Section I La « constitution normative » de deux organes différents………………………………………………...215 Section II La commune subordination des deux organes sous l’autorité présidentielle……………………………..229 Section III L’approfondissement de la subordination du Premier ministre français et l’influence du cycle électoral …239 § 1. L’ère gaulliste post-1962………………………………………………………………………………...241 § 2. La clôture de l’ère gaulliste et la continuité pompidolienne………………………………………………..247 § 3. « Petite alternance » et approfondissement de la situation du Premier ministre……………………………253 § 4. Grande alternance et continuité présidentialisée…………………………………………………………262 § 5. Le retour à la continuité gaulliste en 1995 et sa ratification postérieure……………………………………269 Chapitre II Changements institutionnels dus à une situation d’exception et réaffirmation de la prééminence présidentielle……………………………………………………………………………………………..280 Section I Cohabitation possible en France, cohabitation impossible en Argentine : situation différentes, résultats coïncidents………………………………………………………………………………………………...282 § 1. La « cohabitation possible » française, ratification de la présidentialisation………………………………..284 § 2. L’impossible cohabitation argentine, ratification de la présidentialisation…………………………………..295 Section II Quinquennat et modification du calendrier électoral en France : vers une majeure assimilation institutionnelle avec l’Argentine…………………………………………………………………………...307 § 1. Commune rigidité des mandats………………………………………………………………………….309 § 2. Personnalisation présidentielle et le « mimétisme accru » des deux systèmes…………………………….315 A) L’élection directe du président et la disparition de la «limite fédérale» en Argentine………………………….316 B) Personnalisation du pouvoir et responsabilité présidentielle en France……………………………………..322 - 501 - PARTIE III Les instruments législatifs de la présidentialisation……………………………………………335 Chapitre I Les étapes de l’approbation législative comme facteurs de présidentialisation : l’appropriation présidentielle des outils parlementaires face aux freins imposés par la séparation rigide des pouvoirs…………………………………………………………………………………………………..338 Section I Une initiative législative coïncidant avec un impact institutionnel différent ou la mainmise de l’exécutif français sur le Parlement…………………………………………………………………………………..340 § 1. La conception de l’initiative législative et sa liaison avec le choix du régime politique………………………342 § 2. L’utilisation de l’initiative législative par les exécutifs argentin et français : son impact différent concernant la présidentialisation du système politique………………………………………………………………………346 Section II L’intervention exécutive pendant le processus d’élaboration de la loi, facteur de présidentialisation en France……………………………………………………………………………………………………..356 Section III La période postérieure au processus d’élaboration de la loi : la reconnaissance d’un pouvoir de veto équilibré en faveur de l’exécutif argentin et la déformation ultérieure……………………………………..368 Chapitre II Les pouvoirs « extérieurs » ou « étrangers » au processus législatif en Argentine et en France, facteurs de consolidation de la présidentialisation…………………………………………………..380 Section I La création de normes juridiques par le pouvoir exécutif sans délégation préalable ……………………...382 § 1. Le dessin du pouvoir réglementaire en Argentine et en France : de la conception originaire à la pratique institutionnelle………………………………………………………………………………………………384 A) Un dessin cohérent du pouvoir réglementaire en Argentine et en France…………………………………...384 B) Pratique présidentielle exacerbée et décrets de nécessité et urgence en Argentine : les antécédents d’une réforme malheureuse………………………………………………………………………………………..389 § 2. L’altération du dessin originaire, facteur de déséquilibre institutionnel en Argentine ………………………..398 A) La réforme constitutionnelle de 1994 ou la consécration de l’altération……………………………………..399 B) Les conséquences de l’altération sur la pratique de l’exécutif argentin……………………………………...408 Section II La délégation législative en Argentine et en France: approfondissement commun de l’influence exécutive…………………………………………………………………………………………………..420 § 1. L’inclusion de la délégation législative dans la Constitution et sa compatibilité avec le régime politique…………………………………………………………………………………………………….422 A) Délégation, légitimité et dessin institutionnel dans les démocraties libérales………………………………...422 - 502 - B) La délégation législative et son impact institutionnel……………………………………………………….429 § 2. Pratique de la délégation législative en Argentine et en France comme facteur de présidentialisation ………438 A) Les conséquences institutionnelles d´une régulation défectueuse…………………………………………..438 B) Le corrélat empirique des déficiences normatives : délégation législative hors contrôle……………………...444 CONCLUSION GÉNÉRALE…………………………………………………………………………...456 BIBLIOGRAPHIE………………………………………………………………………………………..463 TABLE DES MATIÈRES……………………………………………………………………………….498 - 503 -