Guerre des Malouines et guerre des mots (de 1982 à nos jours)
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Guerre des Malouines et guerre des mots (de 1982 à nos jours)
Avertissement aux lecteurs : Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé),traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté. © - Université de Bourgogne GOTCHA Guerre des Malouines et guerre des mots (de 1982 à nos jours) Matthew LEGGETT Maître de conférences en civilisation britannique à l’université Paris X - Nanterre Le 2 avril 1982, l’armée argentine envahissait les Malouines, The Falkland Islands, dans l’Atlantique sud. Par cet acte, la junte militaire de Buenos Aires suscita la colère, non seulement du gouvernement britannique de Margaret Thatcher, mais aussi de bon nombre de Britanniques et d’une section de la presse populaire d’Outre-manche. La guerre qui se déclencha ensuite entre les deux pays ne fut pas la seule à avoir lieu, une guerre parallèle ayant éclaté dans les pages de la presse. Dans la conscience collective populaire britannique, la réputation des Argentins et la façon dont on en parlait se transforma complètement. Ils passèrent de simples Sud-américains indolents et inférieurs au statut d’ennemis nationaux et cibles de toutes les insultes possibles au même titre que les Français et les Allemands. Il sera question ici des retombées de ce conflit sur les plans linguistique, médiatique et sportif, et cela, bien sûr, en termes d’insultes. Comme nous allons voir, les trois sont liés. En anglais, pour désigner un Argentin ou une Argentine, on utilise soit an Argentinian soit an Argentine. Dès le début de cette crise, on passa au simple diminutif Argie – ou Argy – au singulier et Argies au pluriel. C’est l’équivalent de Frog ou Froggie pour les Français, ou de Kraut ou Boche pour les Allemands, avec les mêmes connotations péjoratives. Même si ce mot n’existait pas auparavant, il rappelait l’expression « argy bargy », une dispute ou prise de bec, qui s’employait déjà depuis la fin du XIXe siècle. Cette expression s’utilise d’ailleurs depuis la fin des hostilités entre les deux pays pour décrire tout événement ou malheur qui touche l’Argentine. Comme c’est souvent le cas en temps de guerre, il est nécessaire de réduire ou de rapetisser l’ennemi afin de renforcer un sentiment patriotique de supériorité nationale face à l’autre, l’ennemi, et le mot Argy dont la sonorité est drôle pour l’oreille anglo-saxonne a bien joué ce rôle. Sur le plan médiatique, pour le tabloïd quotidien The Sun, outragé par l’agression commise par une « sousrace » qui avait osé s’attaquer à un territoire national (dont les Britanniques avaient à peine entendu parler et qu’ils avaient du mal à situer sur une carte), l’incident devint une cause célèbre, voire même le prétexte d’une croisade, et une guerre des mots et d’insultes fut déclenchée sur ses pages. Sans trop entrer dans les détails historiques de l’occupation des îles, notons qu’un différend existe entre les deux pays depuis le XIXe siècle à propos de son appartenance nationale : à la Couronne Britannique pour les uns, à la République d’Argentine pour les autres. A la suite de plusieurs décennies de pourparlers et de négociations diplomatiques infructueuses, la junte militaire en place en Argentine, menée par le général Galtieri, décida en avril 1982 d’envoyer des milliers d’hommes de troupe sur les îles afin de les restituer à l’Argentine. Le gouvernement de Margaret Thatcher saisit l’ONU pour dénoncer ce qu’il considéra comme une invasion de son territoire national et pour exiger le retrait des troupes argentines. L’ONU vota une motion sommant les deux pays de cesser toute activité militaire et d’entamer des négociations afin de régler ce différend pacifiquement et rapidement. Le gouvernement Thatcher accepta cette motion mais envoya une flotte militaire accompagnée d’un contingent important de soldats dans l’Atlantique sud au cas où les négociations n’aboutiraient pas. En même temps, le gouvernement américain de Ronald Reagan entreprit de négocier un accord entre les deux pays. La rédaction du Sun, fidèle à son populisme patriotique, afficha tout de suite son hostilité à cette initiative diplomatique qui eût pu mener à un compromis sur la question de la souveraineté des Malouines et envoya le message suivant à Galtieri et ses collègues à la une du journal : « STICK IT UP YOUR JUNTA ». Cette phrase constitue à la fois une insulte à l’encontre de la junte et un jeu de mot enfantin. A l’époque, les jeunes écoliers britanniques qui voulaient se chamailler ou s’insulter se disaient entre eux : « Oompa, oompa stick it up your jumper ! ». Grosso modo, cela se traduit ainsi : « Tu sais où tu peux le Pour citer cet article : Matthew Leggett, « Gotcha. Guerre des Malouines et guerre des mots », site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, mis en ligne en décembre 2006, disponible sur : http://www.u-bourgogne.fr/insulteenpolitique mettre, ton truc. » Ici, The Sun jouait sur la consonance sonore entre les mots jumper et junta, respectivement pull-over et junte en anglais, tout en montrant son mépris vis à vis du régime argentin, et, par association, vis à vis de tous les Argentins. Ce titre insultant ne suffit pas au Sun, qui continua à souligner la redoutable force de frappe des forces armées britanniques, the Task Force, que le gouvernement Thatcher avait expédiées sur place. Quelques jours après le titre mentionné ci-dessus, il imprima en couleur la photo d’un soldat britannique surimposée sur l’image du Union Jack, le drapeau britannique, sommant ses lecteurs d’afficher cette image à leur fenêtre afin de déclarer leur soutien patriotique aux vaillants militaires britanniques qui allaient défendre la souveraineté nationale. Mais l’incident médiatique le plus célèbre de cette guerre est sans aucun doute la publication de la fameuse une du Sun : « GOTCHA ». Le gouvernement Thatcher avait déclaré la mise en place d’une zone d’exclusion militaire, une sorte de ceinture ou bouclier autour des îles qu’aucun engin de guerre ennemi ne devait franchir sous peine de représailles militaires directes. Cette zone devait s’étendre à 200 milles marins des côtes malouines et allait être protégée par des patrouilles aériennes et marines de la Royal Air Force et la Royal Navy. Le 2 mai, le croiseur argentin Général Belgrano fut torpillé et coulé par un sous-marin britannique alors qu’il se dirigeait vers l’Argentine en s’éloignant de la zone d’exclusion. Cet incident suscita une vive polémique en Grande-Bretagne, provoquant une enquête parlementaire et la publication de livres et de documents mettant en cause la bonne foi du gouvernement. Cela n’empêcha pourtant pas The Sun, dès la confirmation de la nouvelle de la destruction du Général Belgrano, d’imprimer le 4 mai un gros titre qui devint légendaire dans les annales du journalisme populaire et du mauvais goût. Malgré les centaines de victimes déplorées par les Argentins, The Sun publia l’article suivant sous le gros titre « GOTCHA » - « On t’a eu »1 (voir annexe en fin d’article). Il suffit de lire le début de l’article pour comprendre le peu de respect que The Sun affichait pour les marins argentins tués par cette attaque. Très clairement, on s’aperçoit que la rédaction du Sun, elle, était entrée en guerre contre l’ennemi argentin et allait tout faire pour gagner sa guerre des mots et de propagande contre lui. Lorsque le nombre des victimes de cette attaque fut publié, la rédaction voulut se montrer plus modérée en modifiant le titre pour la 2e édition et afficha la question suivante : « Did 1,200 Argies drown ? », « 1200 Argentins morts noyés ? », elle-même d’un goût douteux. Toutefois, des centaines de milliers d’exemplaires de la première édition avaient déjà été vendus. De plus, la rédaction du quotidien avait également mis en vente des t-shirts sur lesquels figurait le mot GOTCHA, et en vendit une dizaine de milliers. Bien sûr, ce genre d’expression de soutien chauviniste et belliqueux pour ses troupes, jingoism1 en anglais, est monnaie courante dans la presse populaire partout dans le monde, mais dans ce cas précis The Sun avait dépassé toutes les limites du genre et cela apparemment avec le soutien de beaucoup de ses lecteurs. Cette propagande dans les médias ne s’arrêta pas là, d’autres journaux soutenant ouvertement la décision d’entrer en guerre ainsi que les troupes en place. En règle générale, les quotidiens de droite soutenaient la riposte militaire, tandis que les journaux de gauche s’y opposaient. Sur les chaînes télévisées certains présentateurs de journaux d’information se faisaient un malin plaisir à mal prononcer le nom de la capitale argentine, Buenos Aires, et d’en changer la prononciation quasiment tous les jours. Ils devenaient ainsi en quelque sorte un vecteur d’insultes ou du moins de moquerie vis à vis des Argentins, dans la guerre de propagande. Cela n’empêcha pas Margaret Thatcher de fustiger les journalistes de la BBC qui s’obstinaient à utiliser la formule neutre « British troops » pour décrire les troupes britanniques sur place. Elle aurait préféré qu’ils utilisent l’expression « our troops ». Malgré la fin des hostilités militaires en mai 1982, l’image de l’Argentin qui s’imprima et resta dans la mentalité collective britannique était celle de l’ennemi, du tricheur, du voleur. Plusieurs rencontres sportives entre les deux nations, lors de différentes phases finales de la Coupe du Monde de football ont servi à renforcer cette image, qui n’est pas encore prête à s’effacer. D’abord, en 1986, les deux formations nationales ont disputé un quart de finale chargé d’émotion des deux côtés. Le meneur de jeu argentin, Diego Maradona, remit de l’huile sur le feu en marquant un but de la main. C’est le célèbre incident de la « Hand of 1 La couverture du Sun est visible sur internet, par les mots-clé « Gotcha » et « Sun ». . Jingoism signifie une attitude chauvine et belliqueuse en relation avec une action militaire menée par son propre pays. Il trouve ses racines dans les music halls britanniques en 1878, lorsque la Grande-Bretagne menaçait d’envoyer sa flotte en Turquie pour régler un conflit territorial ; chaque chanson dite patriotique se terminait par l’exclamation « By jingo ! », qu’on pourrait traduire par « Nom d’une pipe ! » 1 Pour citer cet article : Matthew Leggett, « Gotcha. Guerre des Malouines et guerre des mots », site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, mis en ligne en décembre 2006, disponible sur : http://www.u-bourgogne.fr/insulteenpolitique God », ainsi nommé car Maradona déclara après le match que le but avait été marqué par la main de Dieu. Ce geste focalisa toute l’hostilité anti-argentine que la presse populaire ainsi que les supporters anglais ressentaient. Il confirma à leurs yeux l’image citée ci-dessus, car les Argentins auraient volé le Mondial à l’équipe nationale, tout comme ils avaient cherché à voler les Malouines quatre ans auparavant. En 1998, l’équipe d’Angleterre se fit éliminer à nouveau par la formation argentine. Lors du Mondial suivant en 2002, les deux nations s’affrontèrent à nouveau. Lorsque les Anglais remportèrent le match, les tabloïds se firent un véritable plaisir d’exprimer leurs sentiments revanchards, The Sun publiant le titre suivant à la une : « Up Yours Senors ! », clin d’oeil à la célèbre campagne anti-européenne qu’elle avait menée plusieurs années auparavant sous le titre « Up Yours Delors ! », ciblant personnellement le président de la Commission Européenne, Jacques Delors. Le nouveau titre reprenait le début de l’insulte proférée à l’encontre de ce dernier, en jouant sur la consonance sonore qui existe entre les mots Delors et señors, pour bien se moquer des Argentins dans leur propre langue, en partie du moins2. Comme nous l’avons déjà constaté, un conflit militaire et territorial qui coûta la vie à des milliers de soldats et de marins britanniques et argentins vit naître de nouvelles insultes nationalistes qui prévalent toujours dans le langage et l’imaginaire de certains Britanniques par rapport aux Argentins. En revanche, il est très intéressant de noter que pour leur part, les Argentins n’ont pas inventé de répliques ou d’insultes semblables après 1982, en partie peut-être parce qu’ils ont perdu le conflit, mais surtout parce qu’ils ont compris que cette guerre avait été montée de toutes pièces par une dictature en déclin qui cherchait désespérément à rallier l’opinion publique derrière elle, chose que Margaret Thatcher, avec le soutien du Sun, réussit à faire, même si, bien sûr, on ne peut comparer le gouvernement de la dame de fer à une junte militaire fasciste. En effet, la victoire britannique en Atlantique sud fit grimper le taux de popularité de l’intéressée dans les sondages : de Premier ministre le moins populaire d’après-guerre, elle se métamorphosa en leader victorieux après le raz-de-marée électoral aux législatives de 1983. 2 . Il faut bien noter ici que les supporters anglais s’amusent lors de chaque rencontre entre leur pays et le Mannschaft allemand à chanter tous en choeur la chanson suivante : « Two world wars and one world cup », « Deux guerres mondiales et une Coupe du Monde » et en fredonnant la musique de la bande d’annonce des films de guerre « The Great Escape », « La Grande Evasion », et « The Dambusters », ce qui constitue une raillerie affichant la supériorité anglaise sur les plans militaire, sportif et, à leur avis, humoristique. Pour citer cet article : Matthew Leggett, « Gotcha. Guerre des Malouines et guerre des mots », site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, mis en ligne en décembre 2006, disponible sur : http://www.u-bourgogne.fr/insulteenpolitique Annexe La « Une » du Sun, 4 mai 1982 Quelques éléments caractéristiques GOTCHA [En très gros caractères, barrant la “Une”] Our lads sink gunboat and hole cruiser [Côté droit, en plus petits caractères, souligné] [Côté gauche, deux photos de navires, accompagnées des légendes suivantes] SUNK [caractères blancs sur fond noir, italiques] An Argie patrol boat like this one was sunk by missiles from Royal Navy helicopter after first opening fire on our lads CRIPPLED [caractères blancs sur fond noir, italiques] The Argie cruiser General Belgrano... put out of action by Tigerfish torpedoes from our super nuclear sub Conqueror [Côté droit] From Tony Snow aboard HMS Invincible The NAVY had the Argies on their knees after a devastating double punch. WALLOP: They torpedoed the 14,000 ton Argentinean cruiser General Belgrano and left it a useless wreck. WALLOP: Task force helicopters sank one Argentine patrol boat and severely damaged another. The Belgrano, which survived the Pearl Harbour attack when it belonged to the US navy, had been asking for trouble all day. The cruiser, second largest in the Argie fleet, had been skirting the 200-mile war zone that Britain had set up around the Falkland Islands. MAJOR [En gras, souligné] With its 15 six-inch guns our Navy high command was certain that it would have played a major part in any battle to retain the Falklands. But the Belgrano and its 1,000 crew needn’t worry about the war for some time now. For the nuclear submarine, Conqueror, captained by Commander Richard Wraith, let fly with two torpedoes. The ship was not sunk and it is not clear how many casualties there were. HMS Conqueror was built at Cammell Laird’s shipyard in Birkenhead for £30 million. She was launched in 1969 and [suite p. 2] Pour en savoir plus… http://passerelle.u-bourgogne.fr/publications/atip_insulte/lien.php?l=http://passerelle.ubourgogne.fr/publications/atip_insulte/insulteurs/gp2/insulteurs_gp2_d4.htm Pour citer cet article : Matthew Leggett, « Gotcha. Guerre des Malouines et guerre des mots », site L’Insulte (en) politique, uB, UMR CNRS 5605, mis en ligne en décembre 2006, disponible sur : http://www.u-bourgogne.fr/insulteenpolitique