Pancréatite aiguë induite par l`acide valproïque

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Pancréatite aiguë induite par l`acide valproïque
L’Encéphale (2013) 39, 292—295
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP
CAS CLINIQUE
Pancréatite aiguë induite par l’acide valproïque
Acute pancreatitis induced by valproic acid
R. Jomli ∗, F. Nacef , S. Douki
Service de psychiatrie A, hôpital Razi, Manouba, 2010 Tunis, Tunisie
Reçu le 25 juin 2010 ; accepté le 28 novembre 2012
Disponible sur Internet le 28 mars 2013
MOTS CLÉS
Pancréatite
médicamenteuse ;
Trouble bipolaire ;
Acide valproïque ;
Amylase ;
Pharmacovigilance
KEYWORDS
Drug-induced
pancreatitis;
Bipolar disorder;
Valproic acid;
Alpha amylase;
Pharmacovigilance
∗
Résumé En Tunisie, l’acide valproïque (Dépakine® ) occupe une place de plus en plus importante dans le traitement curatif et préventif du trouble bipolaire, il a remplacé le lithium
essentiellement à cause de son maniement facile et sa réputation de faible toxicité. Cependant, l’acide valproïque peut avoir des effets indésirables fréquents et bénins, et d’autres
effets rares et graves comme la pancréatite aiguë médicamenteuse. Actuellement, environ
260 médicaments sont incriminés dans la pancréatite médicamenteuse, mais elle reste encore
peu rapportée dans la littérature, car se pose le problème majeur de l’imputabilité. Nous décrivons ici le cas d’un homme de 49 ans sans antécédents somatiques particuliers, sans antécédents
familiaux psychiatriques, suivi pour trouble bipolaire type I depuis l’âge de 34 ans et stabilisé
depuis huit ans sous Dépakine® à dose efficace (dépakinémie du 11 novembre 2009 à 88 ␮g).
En janvier 2010, il est hospitalisé en chirurgie pour pancréatite aiguë stade C de Balthazard
qui a bien évolué. L’enquête étiologique retient l’origine médicamenteuse et la Dépakine® fut
remplacée par le lithium. Il ressort de ce cas et dans les récentes publications que la pancréatite induite par l’acide valproïque n’a pas de facteurs prédictifs, et reste jusqu’à ce jour
indépendante de la dose médicamenteuse, de la durée de prescription et de la dépakinémie.
© L’Encéphale, Paris, 2013.
Summary
Introduction. — We describe the case of an adult man aged 49, without personal antecedents,
or family psychiatric history, treated for bipolar disorder since 1995 and stabilised in the last
8 years by valproic acid, who presented in January 2010 an acute drug-induced pancreatitis.
Drug-induced pancreatitis has been described since 1955. It may be induced by more than
260 various molecules, as well as by valproic acid, which remains underreported in the literature
because there is a problem of imputability.
Background. — The prevalence of acute drug-induced pancreatitis is set between 1 and 2 %.
However, it must remain as an exclusion diagnosis after conducting an exhaustive etiological
investigation that will, notably, eliminate bilary and alcoholic causes. The most incriminated
Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (R. Jomli).
0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2013.
http://dx.doi.org/10.1016/j.encep.2012.11.009
Pancréatite aiguë induite par l’acide valproïque
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drugs are the inhibitors of the conversion enzyme, sulfa drugs, non-steroidal anti-inflammatory,
diuretics and anticonvulsants, including valproic acid. In Tunisia, the prescription of valproic
acid is increasing in bipolar disorder therapy because it is known for its weak toxicity and easy
handling.
Case report. — The case of our patient, who suffers from an acute Balthazar stage C pancreatitis
with severe evolution after the drug was stopped, the imputability of valproic acid was considered strong and the collegial decision between the surgery, pharmacovigilance and psychiatry
services maintained the drug-induced origin and consequently stopped the valproic acid.
Discussion. — This case supports the idea that acute pancreatitis may be induced by valproic
acid, even after a prescription lasting for a long period of time, it has no predictable factors
and is totally independent of the drug-related dose and of depakine blood levels. There are no
predictive factors to the present day, but the evolution is generally good except in rare cases
where it may be dangerous. This leads us to think of bipolar patients who are found within weak
grounds, such as alcoholics, cancer and HIV positive patients.
© L’Encéphale, Paris, 2013.
Introduction
En Tunisie, et notamment en pratique hospitalière, l’acide
valproïque (Dépakine® ) occupe une place de plus en plus
importante dans le traitement curatif et préventif du
trouble bipolaire. Il a remplacé le lithium essentiellement du
fait de son maniement aisé et de sa réputation de faible toxicité. Cependant, il a été incriminé dans la survenue d’effets
indésirables rares mais graves dont la pancréatite aiguë.
L’incidence de la pancréatite aiguë médicamenteuse ne
cesse d’augmenter et la base de données de l’OMS affiche
plus de 261 médicaments incriminés. On se réfère surtout aux cas rapportés. Or, la pancréatite médicamenteuse
demeure encore faiblement rapportée de par le monde et le
risque relatif de pancréatite aiguë pour chaque médicament
n’est actuellement pas évaluable.
Le mécanisme est encore mal connu mais le problème
majeur demeure l’imputabilité ; en l’absence de dosage
biologique spécifique, le diagnostic de pancréatite aiguë
médicamenteuse reste un diagnostic d’exclusion après une
enquête étiologique exhaustive qui doit éliminer les autres
causes essentiellement biliaire, alcoolique et métabolique.
Cas clinique
M. M.H., âgé de 49 ans, marié, père de trois enfants,
agriculteur de profession, sans antécédents somatiques particuliers, est suivi depuis l’âge de 34 ans pour un trouble
bipolaire type I. M. M.H. a été mis sous acide valproïque
après un bilan biologique correct notamment hépatique. Les
doses prescrites étaient efficaces selon les dépakinémies
effectuées régulièrement.
Sur le plan évolutif, M. M.H. a connu des épisodes dépressifs et maniaques d’intensité modérée. Ces récidives étaient
traitées par un ajustement thérapeutique en ambulatoire
et n’ont pas conduit à des hospitalisations en psychiatrie
(dépakinémie du 11 novembre 2009 à 88 ␮g).
En janvier 2010, M. M.H. a présenté des douleurs abdominales intenses à l’épigastre et à l’hypochondre gauche,
avec ballonnement abdominal et constipation, sans fièvre
ni vomissements. Il a été examiné en médecine générale à
trois reprises : radiologie simple, échographie abdominale,
fibroscopie gastroduodénale et bilan biologique standard
ont été pratiqués et n’ont pas montré d’anomalies, mais
devant la persistance des douleurs et surtout l’absence
d’amélioration sous traitement symptomatique, M. M.H. a
été adressé aux urgences de chirurgie où, après exploration
(dosage sérique des enzymes pancréatiques et tomodensitométrie abdominale), le diagnostic de pancréatite aiguë
stade C de la classification de Balthazar a été posé, et le
patient a été hospitalisé et pris en charge dans le service
de chirurgie générale. L’enquête étiologique en collaboration avec l’équipe du centre de pharmacovigilance a
éliminé les autres causes de pancréatite aiguë (particulièrement biliaire, alcoolique ou métabolique). En conséquence,
l’origine médicamenteuse fut retenue et l’acide valproïque
arrêté (le patient ne recevait pendant l’hospitalisation que
du lorazépam).
Sur les plans clinique et paraclinique, l’évolution fut
bonne et M. M.H. a quitté le service de chirurgie pour son
domicile. Après quelques jours, l’acide valproïque a été
remplacé par le lithium. Cependant, le patient a présenté
une symptomatologie dépressive (anorexie, préoccupations
pour sa santé, insomnie, tristesse, et idées de jalousie
envers son épouse). La conduite à tenir fut d’ajouter aux
1000 mg de lithium de la fluoxétine (20 mg) et du lorazépam
(2,5 mg). Quinze jours plus tard, on observe une reprise de
douleurs épigastriques et abdominales intenses et le patient
est de nouveau hospitalisé dans le même service de chirurgie où les explorations conduisent au diagnostic d’ulcère
gastrique qui a évolué favorablement sous traitement médical.
Sur le plan psychiatrique, l’amendement de la symptomatologie dépressive a été atteint après deux mois de
traitement antidépresseur et actuellement M. M.H. est stabilisé sous lithium (1000 mg) et lorazépam (1,25 mg).
Discussion
La pancréatite aiguë médicamenteuse est un effet secondaire rare, sa prévalence variant de 1 à 2 % selon les études
[1—3]. Il n’existe pas de données actuelles sur la prévalence en Tunisie. Lankish et al. [1] trouvent dans une
étude dans 45 centres allemands que 1,4 % des pancréatites
294
aiguës étaient d’origine médicamenteuse. L’analyse des
données de pharmacovigilance suisse a relevé que 0,3 % des
effets secondaires médicamenteux déclarés entre 1981 et
1993 furent des pancréatites aiguës médicamenteuses [4].
Aux États-Unis, Trivedi et al. [5] viennent de publier en
février 2010 une étude qui a concerné les cas de pancréatites induits entre 1966 et 2004, et ils ont trouvé que sur les
100 médicaments les plus prescrits aux États-Unis, 44 étaient
impliqués, et que cet effet secondaire grave est souvent
ignoré à cause des difficultés d’imputabilité.
D’un autre côté, la définition même est en train de
s’élargir puisqu’on individualise la véritable pancréatite
aiguë (douleur aiguë, élévations enzymatiques, et imagerie)
de l’élévation enzymatique isolée. La signification des anomalies biologiques pancréatiques sans douleur abdominale
évocatrice en parallèle n’est à l’heure actuelle pas clairement définie et il n’existe pas de consensus sur la poursuite
ou non du médicament imputé. Les dosages enzymatiques
concernent l’amylase et la lipase et peuvent témoigner
des désordres pancréatiques même à leur début, ce qui
laisse certaines études préconiser l’arrêt du médicament
en question en cas d’élévation enzymatique plus de trois
fois la normale. Notons que les recherches ont trouvé que
l’amylase est plus sensible que la lipase même en l’absence
de signes cliniques de pancréatite aiguë, mais cette dernière
est plus spécifique [6,7].
Sur le plan sémiologique, il n’y a pas de différence entre
une pancréatite aiguë d’origine médicamenteuse et une
autre origine et la gravité de la pancréatite aiguë ne dépend
pas de la classe de la molécule responsable [8].
Dans la grande majorité des cas, les pancréatites aiguës
médicamenteuses sont plutôt de type œdémateux avec une
évolution rapidement favorable après l’interruption du traitement incriminé, mais dans 10 à 15 % des cas, on assiste
à une évolution vers une nécrose grave du pancréas [5,8]
avec une mortalité élevée notamment sur des terrains fragilisés comme des grands cancéreux ou des séropositifs où
la mortalité peut atteindre les 40 %.
Ainsi, Mallory et Kern [9] ont établi un score (ou quatre
critères) d’imputabilité afin d’aider les équipes soignantes à
classer le degré d’imputabilité en possible (preuves incomplètes), probable (tous les critères à part la réexposition),
ou certaine (tous les critères) :
• la pancréatite se développe durant le traitement avec le
médicament ;
• l’absence d’autres causes de pancréatite ;
• la pancréatite se résout avec l’interruption du médicament ;
• la pancréatite récidive avec la réintroduction du médicament.
R. Jomli et al.
La survenue de la pancréatite aiguë est indépendante de
la dose, de la période de prescription car il peut s’écouler
une longue période entre l’introduction de l’acide valproïque et la survenue de pancréatite, indépendante aussi
de la dépakinémie [2,12,13], et l’amylasémie n’est pas
toujours significativement élevée comme ce que trouvent
Werlin et Fish [14] dans une étude de 32 cas sur dix ans
où dans 31 % des cas, l’amylasémie n’était pas significativement élevée. Par ailleurs, après réintroduction du produit
chez cinq sujets, quatre ont eu de nouveau une pancréatite
aiguë.
Pour notre patient, l’imputabilité à l’acide valproïque
était probable et la décision collégiale entre les trois
équipes de chirurgie, pharmacovigilance, et psychiatrie fut
d’arrêter le médicament. Cependant, le délai de prescription était long de huit ans, et nous n’avons pas de limite
de durée dans les études ; ce qui est plus important c’est
la survenue de pancréatite après le début du traitement. Il
se peut aussi que le patient ait présenté des petites manifestations passées inaperçues et dans cet ordre d’idées il
convient aussi de reconsidérer le lot des pancréatites appelées idiopathiques.
Conclusion
La pancréatite aiguë médicamenteuse peut être induite par
les corticoïdes, les inhibiteurs de l’enzyme de conversion,
et par l’acide valproïque ; jusqu’à l’heure actuelle, on ne
lui connaît pas de facteurs prédictifs. Toutefois, si les professionnels de santé déclarent tout cas imputé ou imputable
à l’acide valproïque à un centre de pharmacovigilance, les
références pourront se rassembler et enrichir les différentes
bases de données.
Devant l’absence de prédisposition, la question se pose
de savoir s’il faudrait ou non à l’avenir effectuer des dosages
des enzymes pancréatiques de dépistage, surtout pour les
patients bipolaires avec abus d’alcool, les patients souffrant d’épilepsie sévère ou de lésions cérébrales, des sujets
cancéreux ou séropositifs pour le VIH. Par ailleurs, une insuffisance hépatique associée à la pancréatite augmente le
risque d’évolution mortelle.
La principale recommandation est de savoir évoquer le
diagnostic de pancréatite aiguë devant un syndrome douloureux abdominal aigu ou des signes digestifs persistants et
demander le dosage des enzymes pancréatiques.
Déclaration d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en
relation avec cet article.
Références
Trivedi et Pitchumoni [5,10] proposent trois classes dans
un tableau selon le nombre de cas rapportés dans la littérature.
Peu de cas de pancréatite aiguë induite par l’acide valproïque ont été publiés dans le monde, comme le montrent
Gerstner et al. [11] qui n’ont trouvé que 53 publications dans
la littérature (entre 1979 et 2005) rapportant 90 cas imputés
à l’acide valproïque.
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Pancréatite aiguë induite par l’acide valproïque
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