Avant que le froid ne m`envahisse totalement, il faut que je vous dise

Transcription

Avant que le froid ne m`envahisse totalement, il faut que je vous dise
A
vant que le froid ne m’envahisse totalement, il faut que je
vous dise…
Il y a quelque vingt ans, j’étais encore une enfant, ou plutôt, j’étais
une petite fille, que des « grands » avaient posée sur la Terre.
Quand on est encore enfant, que peut-on faire sur la Terre parmi
les « grands » ?
Grandir !
La parenté au complet, et même l’environnement, prennent soin
de leurs enfants, c’est bien connu. Tout avait été prévu et organisé
pour m’accueillir, et tout avait été bien calculé et parfaitement
réglé, pour ma croissance et mon épanouissement. J’appartiendrais
à une génération qui ne manquerait de rien.
Pour grandir, il faut se nourrir.
Se nourrir était primordial et capital dans notre famille, pas
forcément bien se nourrir, mais manger à satiété, parfois plus qu’il
ne faut. Les uns et les autres, qui avaient connu les restrictions
et les privations des guerres, restaient hantés par l’approvisionnement des aliments, leur stockage et leur distribution à volonté, la
grosseur des parts dans les assiettes, et ce qui en découle, indubitablement, la taille et le poids des individus.
Mes parents gavaient leur enfant de nourriture ; je ne mangeais
pas, je dévorais. Avec une réelle préférence pour les mets sucrés,
j’étais devenue, sans le vouloir vraiment, une petite gourmande,
un peu trop rondelette qui ne faisait jamais l’impasse sur le dessert
et le goûter. On se plaisait à tapoter ou à pincer mes bonnes joues
et mes fesses rebondies. Les grands-parents respectifs vérifiaient
la prise de kilos en me pesant à chacune de mes visites.
— On vous la confie, nourrissez-la bien ! insistaient les
parents.
Et de constater :
— Elle a encore grossi, notre petite fille. Elle a bien grandi. Elle
a bon appétit ! On est contents ; on peut être fiers !
Mon père étant fils unique, et ma mère n’ayant qu’une sœur,
de dix ans sa cadette, j’étais, en ces temps, leur seule petite
fille à engraisser. En trois mots, on résumait le programme tout
entier…
— Finis ton assiette !
C’était impératif !
L’assiette vide, posée sur l’évier en attente d’être nettoyée, était
comme un trophée, semblable au butin saisi lors d’une bataille.
J’étais rassasiée. À partir de cet instant, tout pouvait arriver. Ils en
ressentaient un vif plaisir ; ils étaient comblés et satisfaits. Leur
mission, comme mon ventre, bien remplie !
Ainsi, dans l’ordre logique des choses, des choses ordinaires,
simples, du tout-venant, vous vous laissez nourrir, entretenir et
choyer.
Je me laissais porter.
Que restait-il pour occuper le temps ?
— Tu as terminé ton repas ; tu as « fini ton assiette », tu es lavée,
coiffée, habillée, alors va jouer, qu’on me disait.
— Il fait beau, sors un peu. Prends tes jouets ; ce n’est pas la
peine d’en avoir autant pour ne pas y toucher.
J’entendais bien, mais avec quoi allais-je m’amuser ? Je relevais le couvercle du coffre à jouets, j’y jetais un rapide coup d’œil
et je sortais les mains vides.
Certaines fillettes, mes petites amies des maisons voisines, se
plaisaient à dorloter leurs poupées. Elles mettaient un temps fou et
beaucoup de soin à les déshabiller et à les rhabiller. Elles lavaient,
sans eau, ni savon, le linge de leurs bébés et les draps de leurs
berceaux.
— Ils ont encore fait pipi, les sales petits, chuchotaient-elles
gravement, encore une lessive à faire, Madame !
— Et votre bébé, Madame Anouk, a-t-il aussi mouillé sa
couche ?
Je haussais les épaules. Je n’avais pas de bébé. Il y en avait
peut-être un, désarticulé et nu, enfoui au fond de mon armoire,
complètement oublié sous le lit ou traînant sur une table, mais je
ne m’en préoccupais guère.
Et leurs activités ménagères allaient bon train. Elles pliaient
minutieusement, elles repassaient à froid les serviettes et les
torchons ; elles faisaient boire des biberons vides à leurs poupons ;
d’autres préféraient jouer à la dînette et faire semblant de goûter à
des mets préparés complètement inexistants. Elles faisaient mijoter
des cailloux, assaisonnés de terre et de craie écrasée.
— C’est un peu trop salé ; il faut rectifier. Qu’en pensez-vous,
Madame ? Un gratin de sable vous plairait-il ?
Je n’en pensais rien et je me contentais de lever les yeux au ciel.
— Qu’est-ce qu’elle est bête, cette mijaurée. Nous, au moins,
on s’amuse bien ! disaient-elles.
— Petite sotte, reste dans ton coin !
D’une manière ou d’une autre, c’était toujours faire semblant.
Ce genre de jeux ne m’intéressait pas.
— Anouk ? Qu’est-ce que tu fais ? Tu ne joues pas ? Pourquoi
ne joues-tu pas avec les autres ?
C’était ma chère maman, en train de surveiller du coin de l’œil,
le petit groupe, et qui, s’inquiétant de mon manque de participation, tentait de me sortir de ma léthargie et de mon embarras.
La voisine avait dû encore l’apostropher d’une remarque
désagréable.
— Votre petite ne joue pas souvent avec les autres enfants.
Qu’est-ce qu’elle est bizarre ! La plupart du temps, elle reste à
l’écart ; mes gamines ne lui plaisent donc pas ? On n’est peut-être
pas assez bien pour elle.
Maman, un tantinet gênée, et croyant me venir en aide,
intervenait.
— Anouk, je vois bien que tu t’ennuies ; veux-tu que nous
nous amusions toutes les deux ? Viens, rentrons à la maison.
On peut faire un puzzle ensemble, qu’est-ce que tu en dis ? On
continue la série des fables « La Grenouille qui veut se faire
aussi grosse que le Bœuf », tu l’aimes bien celle-là, je le sais,
c’est ta préférée.
Pour faire plaisir et pour obéir à maman, je rentrais à la maison et
je continuais à faire semblant de m’intéresser. Je préparais les quatre
angles du puzzle. C’était le plus facile à faire. Je disposais encore
quelques morceaux restés collés entre eux, aisés à repérer. Puis,
j’abandonnais maman à son sort. Ma petite mère, prise au jeu, au
sien propre, n’avait plus qu’à terminer, seule, l’ouvrage. À l’image,
elle ajoutait le son, en récitant la fable. C’est vrai que j’aimais bien
entendre l’histoire de cette petite prétentieuse qui enflait au point
d’éclater. Quelle idiote ! J’écoutais d’une oreille, sans plus.
Mais recoller, reconstituer péniblement, un tableau qu’on a fait
exprès de découper en petits morceaux, c’était, à mon avis, être
aussi stupide que la grenouille voulant se faire aussi grosse que
le bœuf ; stupide et inutile, car pour faire rentrer le puzzle dans sa
boîte de rangement, il fallait le briser une nouvelle fois.
J’essayais la négociation.
— À présent qu’il est refait complètement, ton puzzle, on ne
peut pas le laisser en entier, sur la table, pour conserver l’image.
On vient déjà de casser « Le Corbeau et le Renard ».
— Non Anouk, on n’a pas la place suffisante pour les étaler
tous. Il faut les remettre dans leur boîte. On les retrouvera plus
facilement pour recommencer une prochaine fois.
— Encore les recommencer ! Mais pourquoi, si c’est pour les
démonter à nouveau ?
Aussi, je décidai qu’on n’entendrait plus les commandements
de maman :
— Anouk, range correctement tes jouets. Ne mélange pas
tout. Fais attention, tu vas encore perdre des morceaux ! Et
si tu perds des morceaux, on ne pourra plus faire les puzzles
correctement.
Je me retenais pour ne pas répondre :
— Maman, range toi-même tes jeux et tes jouets, comme cela,
tu seras certaine de ne pas perdre de morceaux. !
Parce que je les ressentais comme ses affaires personnelles, qu’elle consentait à me prêter, pour que nous jouions
ensemble.
Aussi je tirai un trait définitif sur les puzzles et sur tous les
autres jeux de construction, les cartes, les billets et les pièces du
Monopoly, les dominos, les cubes et les dînettes, les corbeilles
de faux fruits et de faux légumes pour jouer à la marchande : plus
de morceaux, plus d’éléments éparpillés, et plus rien à trier et à
ranger ! D’ailleurs, maman l’avait bien dit, un jour, en récitant une
fable, je ne savais plus laquelle :
— …Qu’on ne l’y prendrait plus…
Je n’ouvris plus le coffre à jouets.
Quand, à l’approche de mes cinq ans, maman me demanda ce qui
me ferait plaisir pour mon anniversaire, je répondis sans hésiter.
— Une robe qui tourne.
— Une robe ? Tu ne veux pas un jouet ou un livre ? Tu préfères
un vêtement. Une robe qui tourne, c’est bien cela que tu as dit ?
— Mais oui !
— Une robe qui tourne, pour aller à l’école ?
— Et pourquoi pas ?
— Tu n’aurais pas un autre souhait à formuler ou une autre
idée.
Où était le problème ?
J’hésitai.
— Alors quelque chose qui soit sans morceaux, facile à ranger,
avec laquelle on ne fait pas semblant de jouer.
Et j’ajoutai, un demi-ton en dessous.
— Surtout pas de puzzles. Faites-moi une surprise, mais une
surprise qui tourne.
Maman me demanda de répéter ce que je venais de dire et mon
père reprit l’interrogation.
— Encore qui tourne ? Comment cela ? Tu ne veux pas que je
monte te décrocher la lune, par hasard ?
Je serrai fort ma langue contre le palais et je mordis mes lèvres
pour ne pas laisser échapper :
— Non, pas la lune, papa, parce qu’elle ne tourne pas
vraiment.
Je n’ai pas répondu. C’était pourtant simple à comprendre :
— Qui tourne…
Puisque, moi, une enfant, je pouvais le dire et je savais le
demander.
Quant à la robe pour tourner, et qui, avec un peu de chance,
ferait peut-être partie du prochain lot de cadeaux, j’aurais bien
aimé préciser la couleur, mais leur réticence avait, d’emblée,
stoppé mon élan. Je tenterais des précisions à une autre occasion.
Avec papa et maman, il fallait toujours avancer à petits pas.
Pour l’instant, je me contentais de feuilleter mes albums et d’en
colorier les dessins. Là aussi, il y avait matière à discuter, parce
que je ne donnais pas satisfaction.
— Enfin Anouk, les rayons du soleil et les nuages ne sont pas
roses ! Choisis les bons crayons, ta boîte en est remplie, appliquetoi un peu ! Et les pommes sur l’arbre ? Tu n’as pas de crayons
rouges ou jaunes pour colorier correctement ? Et l’herbe ? Et les
moutons dans la prairie ? Tu as déjà vu des moutons roses dans
une prairie rose ? On ne distingue même plus les formes, puisque
tu barbouilles tout de la même teinte.
— Mais moi, je les aime comme cela les moutons. Et parfois,
quand arrive le soir, le ciel est rose ; j’en suis sûre, je l’ai vu ; le
soleil s’écrase à l’horizon et il tire un trait rose ; et moi, je fais
comme j’aime. Le rose, c’est ma couleur préférée.
Je profitai de l’occasion.
— La robe qui tourne, maman, si elle était rose… avec deux ou
trois volants, qu’est-ce que je serais contente !
Maman souriait, soupirait un peu, levait les yeux au ciel. Puis,
elle capitulait.
***
Le jour de mes cinq ans, je pris le temps de souffler les bougies
sur le gâteau, les yeux rivés sur le paquet cadeau qui trônait devant
mon assiette.
Je me disais qu’une robe, une robe qui tourne, avec forcément
deux ou trois volants, rangée dans une petite boîte rectangulaire,
guère plus grande qu’un plumier, allait en sortir drôlement froissée.
Maman aurait du repassage à faire sur un article tout neuf ; mais
bon, si elle avait choisi ainsi, on n’allait pas disserter sur le côté
pratique de la chose. Maman savait mieux que son enfant.
Je déchirai et je froissai le papier de l’emballage ; et je soulevai
le couvercle, pressée de découvrir.
Le personnage qui montra le bout de son nez avait été créé à
coup sûr, par un artiste, un rêveur, qui n’avait que deux couleurs
dans sa boîte à crayons ; lui, il aimait deux teintes en particulier : le
rouge et le noir. Qui avait-il copié ?
Laurent Mourguet, canut de son état, marchand ambulant par la
suite, ne s’était pas inspiré du titre de l’ouvrage de Stendhal.
Le jour où l’on constata l’existence de son bébé, à Lyon, dans
un café de la rue Noire, remontait au 22 octobre 1808. La date de
naissance du poupon étant antérieure aux amours de Julien Sorel et
de Madame de Rênal, les deux œuvres d’art, le roman et le personnage, n’avaient donc aucun rapport entre eux.
Sur une tête en bois, toute ronde, l’artiste avait dessiné un nez
camard, des yeux malicieux et des sourcils relevés, aussi noirs que
le charbon. Les cheveux étaient coupés à la mode catogan, avec
une natte raide réunie sur la nuque.
Une sorte de chapeau, noir, en forme de calotte ou de bonnet
déformé, rappelant le légendaire petit bicorne napoléonien, s’enfonçait sur la coiffure. Les mèches de cheveux bien rangées, nettes,
donnaient au « Monsieur », un petit air propret.
Deux traits de pinceau rouges dessinaient une grosse bouche
souriante, éclatante comme un feu d’artifice ou une pomme d’amour,
et on retrouvait le même ton rouge vif pour le nœud papillon qui
fermait le col d’une jaquette à boutons dorés. Toutefois, l’artiste
m’avait laissé un peu de place sur des joues bien lisses, rasées de
près, pour que je puisse y poser une touche de rose.
Le curieux personnage serrait maladroitement un gros bâton
que deux bras raides tentaient de maintenir en travers de son corps,
à la taille étroite. Je tenais en main une marionnette. Elle avait
bonne mine, l’air enjoué et candide à la fois ; elle aurait dû m’être
sympathique ; j’aurais dû l’adopter sans hésiter. Je ne manifestai
aucun signe, ni de surprise, ni de satisfaction, pas la moindre petite
étincelle de bonheur.
Je restai coite, entre soupirs et grimaces.
— Alors ?
— ?
— Mais enfin, Anouk, c’est Guignol ! Tu ne le reconnais pas ?
s’exclama maman heureuse, les yeux pétillants de joie. Tous les
enfants le connaissent ! C’est un ami des tout-petits.
— Peut-être.
— C’est tout ce que tu trouves à dire.
— ?
— Tu le fais exprès.
Sentant l’affaire, et son emballement, lui glisser des mains,
maman ne se découragea pas. Elle reprit son discours sensé
formuler la motivation de son choix.
— Tu vas pouvoir commencer une collection. On t’achètera une
marionnette à chaque anniversaire et quand tu auras réuni toute la
troupe, tu nous joueras des saynètes avec tes petites amies. Je vais
te montrer. Regarde : tu enfiles la main dans sa robe, tu places ton
index dans la tête, le pouce dans un bras, les autres doigts dans
l’autre bras, et tu fais bouger le tout. C’est très facile !
La rigidité des bras rendait l’ensemble peu naturel ; les mouvements ne pouvaient pas être vifs et souples.
— Sa robe est toute droite, elle ne tourne pas. C’est trop serré ;
il n’a pas de jambes, c’est important les jambes pour tourner ;
et ce bâton, il est bien trop gros, on dirait qu’il tient un tronc
d’arbre.
— Mais c’est surtout la tête et les bras qu’il faut manipuler et
faire bouger ; ton bras doit remplacer les deux jambes.
Mon bras devait remplacer les deux jambes… Quelle
guignolade !
— À toi maintenant. Fais un essai !
Je refusai.
Maman continuait d’animer le pantin qu’elle secouait, le faisait
se pencher d’avant en arrière, de droite à gauche, et elle applaudissait alors que le mouvement donné ne représentait rien du tout, ni
grâce, ni souplesse.
— Tu vois, tu lui fais faire ce que tu veux ! Moi, j’ai toujours
adoré le théâtre de marionnettes.
Nous y voilà ! Ma petite mère comblait un manque d’antan et
elle concrétisait, avec sa propre fille, un rêve de sa petite enfance.
Ma mère s’était fait plaisir.
— S’il faut les acheter toutes, vos marionnettes, on n’a pas fini de
dépenser des sous. Cette manie de vouloir tout le temps compléter
des séries et des collections. Tu as l’art de compliquer, ma pauvre
femme. L’an dernier, tu ne parlais que de puzzles ; aujourd’hui, ce
sont tes pantins de bois qui envahissent la place. Tu vois bien que
ça ne lui plaît pas à la d’moiselle ; et puis, tu peux me le dire, toi,
Valentine, ce qui lui plaît à cette gamine ?
Coup de théâtre chez Guignol !
Mon père, coléreux et jaloux, toujours excessif, qui ne pouvait
pas s’empêcher d’être désagréable, entrait en scène. Même pour
un cadeau, il fallait qu’il parlât du prix. Le toit que nous avions
sur la tête et l’argent gagné par son travail à la sueur de son front,
résumaient toute son existence.
Adjudant-chef en retraite, après quinze années dans le service
logistique de la caserne Jeanne d’Arc du 40e RT en Moselle, il
confortait les fins de mois par un petit boulot de comptable. Il avait
dû connaître le front, celui des militaires, mais en restant à l’arrière, car il n’avait pas beaucoup d’épopées à raconter, et il avait
vite fait le tour de ses souvenirs.
D’un regard noir, chaque jour, il tenait à rappeler que nous devions
imaginer notre chance. Certes, il était heureux, mais seulement au
PMU, sur le terrain de foot et au bar avec ses copains. N’ayant pas
le sens de l’humour, il avait toujours, les mêmes phrases collées
sur les lèvres, prêtes à tomber pour gâcher le plaisir.
On n’allait pas m’offrir toute une compagnie d’artistes, le même
jour. Guignol se suffirait à lui-même.
Et moi, je ne me sentais pas concernée car je n’avais pas passé
commande pour un bataillon de marionnettes.
Gnafron, Madelon et Toinon, le gendarme, le voleur et la baronne
rejoindraient donc le célèbre Guignol dans son théâtre, mais plus
tard dans le temps. À quel âge allais-je commencer à monter une
pièce pour de bon, s’ils entraient en scène l’un après l’autre, chaque
douze mois ? Je comptai sur mes doigts ; toute la compagnie rassemblée, au mieux je serais une adolescente au collège et l’envie de
jouer aux marionnettes me serait complètement passée.
Restée sur ma faim, je cherchai désespérément un sac, une
poche ou une boîte dans lesquels une petite robe rose, à volants,
attendait de tourner.
Devinant ma déception, ma gentille maman ajouta, en me
faisant une grosse bise sur le front et en me souhaitant un heureux
anniversaire :
— La robe rose, à volants, et qui tourne, je me souviens à présent,
ce sera pour ton Noël, je te le promets. C’est dans deux mois, tu
peux bien patienter jusque-là. Tu comprends, pour Guignol on y
avait pensé avant.
Évidemment… De plus, elle se rappelait la couleur…
Je débarrassai ma main du pantin de bois et de chiffon, et
apaisée, je le rangeai dans sa boîte. Il n’en est jamais ressorti.
Valentine, ma mère, auxiliaire-puéricultrice, tombée amoureuse
d’un beau militaire et enceinte trop jeune, n’avait exercé son métier
que quelques mois. C’était une femme au foyer et une fée du logis,
taillable et corvéable à merci. Les deux mains toujours plongées
dans les seaux d’eau et la vaisselle, la farine et les légumes ou dans
la terre du jardin, elle n’arrêtait jamais ses activités de fourmi, dans
une vieille maison datant de ses ancêtres. Elle l’aménageait, l’entretenait et la décorait seule, un peu comme les abeilles, ajoutant
une pièce par-ci, un petit coin par-là. Tout était impeccablement
propre, et sa fille posée dans le décor, astiquée comme une icône.
La façade de devant donnait directement sur la rue, celle de
derrière sur un jardin qu’elle cultivait avec amour. Quelques arbustes,
des lilas et une glycine masquaient un potager ; les odeurs épicées
des plantes aromatiques se mêlaient aux parfums des fleurs.
Elle était pétrie de regrets et de désirs inassouvis. Tout en âme
et tout en cœur, la solitude acceptée, elle restait dans l’ombre, la
plupart du temps en retrait. Les soucis des autres passaient avant
les siens et j’étais, au-delà de tout cela, sa petite princesse.
Jusqu’à ma naissance, elle avait vécu l’amour béat qui ne sert
à rien. Depuis peu, elle refusait la commisération car elle vivait
l’amour en marche, un nouvel amour dynamique et concret, vers
sa progéniture, une amorce d’espoir.
Elle ressentait comme une autre naissance, un autre amour…
Elle devinait, elle voyait sa petite fille, différente des autres.
Le ménage de Jacques et de Valentine connaissait, comme tous
les ménages, des hauts et des bas. Mais nous formions une famille,
une petite famille plutôt heureuse.
J’étais leur unique enfant.
***
Se nourrir, grandir, dormir et ensuite… Quoi faire sur cette
Terre ?
Alors je restais là, sagement, où l’on m’avait déposée, parmi les
« grands ».
Je ne m’ennuyais pas ; je ne m’ennuyais jamais parce que je
regardais ; j’observais.
J’étais en quête continuellement car je recherchais les mouvements. Je ne faisais que regarder inlassablement, des heures
durant. Au tout début de cette découverte du mouvement, un vol
d’oiseaux tournoyant dans le ciel ou les feuilles tourbillonnant à
même le sol suffisaient à fixer mon regard. Les cuillères en bois,
dans la main de maman, tournaient en rond dans les casseroles et
papa tournait du tabac dans une fine feuille de papier à cigarettes.
Je les regardais faire, avec une telle force, que je devenais oiseau,
cuillère ou feuille.
Tout ce qui formait un cercle, une boucle, une spirale m’attirait.
Puis, petit à petit, à force de regarder, j’entrais dans le mouvement.
Mais pas dans n’importe quel mouvement ! Les gestes désordonnés
et les déplacements brusques ne me convenaient pas.
Je n’aimais que la rotation. Tout ce qui tournait, me fascinait.
Dès que les enfants savent marcher, ils aiment danser, surtout
les petites filles. Moi, j’aimais danser.
Dans la cour de l’école, à toutes les récréations ou dans la rue,
je battais le rappel. Je rassemblais les garçons et les filles pour
faire des rondes. Nous chantions. Nous dansions.
— Entrez dans la danse, voyez comme on danse… Sautez,
dansez, embrassez qui vous voulez…
Je n’aimais pas embrasser, j’aimais danser. Dès que les enfants
cessaient de faire la ronde, je me retirais.
— Anouk ? Où es-tu ? Que fais-tu ? Tu joues ?
— Je suis là, maman ; je ne joue pas ; je danse.
— Encore ? Toute seule ?
— Et pourquoi pas toute seule ?
Elle posait sans cesse les mêmes questions ; je donnais sans
cesse les mêmes réponses.
— Anouk, à quoi joues-tu ? Tu joues à la toupie ?
— Non, non, je ne joue pas.
— Que fais-tu ?
— Rien maman.
— Rien ? Comment cela, rien ?
— Enfin si, je danse ; je suis dans la toupie.
— Anouk, s’il te plaît, réponds correctement. Dis-moi plutôt
que tu joues avec ta toupie.
Je ne répondais plus.
Parce que je ne jouais pas.
Je tournais ; je dansais.
J’étais entrée dans la toupie.
Je virevoltais le plus longtemps possible, enroulée sur moimême dans un délire intense et délicieux, en équilibre sur la pointe
de mes deux pieds réunis, comme soudés. Une fois lancée et mise
en rotation, plus rien ne pouvait m’arrêter. Je m’élevais en spirale.
La toupie et moi, nous ne faisions qu’un.
J’étais la toupie.
Tout se compliqua quand il me fallut admettre que je dérangeais
constamment mon entourage.
À longueur de journée, on m’apostrophait de remarques et
d’interdits.
— Anouk, cesse de bouger ; Anouk, cesse de sauter !
— Arrête de gigoter et de faire des contorsions !
— Reste donc assise sur ta chaise, tu vas tomber !
— Anouk, ne danse pas comme cela continuellement !
— Calme-toi ! Tiens-toi tranquille.
— Quand cesseras-tu de te trémousser ?
— Tu te tortilles trop ; tu nous donnes le tournis.
Un jour, Hortense, la mère de papa, que j’appelais mère-grand,
parce que « Le Petit Chaperon Rouge » venait de croiser mon
chemin, et aussi pour ne pas la confondre avec grand-maman
Élise, la mère de maman, décréta, sans le moindre doute, que des
vers habitaient mon corps ; il n’y avait qu’elle pour avoir des idées
aussi saugrenues. Les sales bestioles devaient vouloir en sortir et,
pour y parvenir, elles grattaient dans mon estomac et dans mes
intestins. Les chatouillis me faisaient gigoter dans tous les sens.
— Cette manie qu’elle a de danser tout le temps ; elle a des
vers, votre petite, j’en suis certaine.
Elle conseilla à Valentine, sa belle-fille, ma mère, de me donner
à boire une potion magique, censée me purger.
— Un vermifuge qu’il lui faut à votre gosse ; pour la libérer de
ses saletés et calmer son mal.
Confiante, maman se rendit à la pharmacie quémander un
remède miraculeux, afin de me délivrer du mal de bouger tout le
temps.
Le pharmacien demanda des précisions.
— De quel mal exactement, la jeune enfant, souffrait-elle ?
— Du mal de rotation, répondit maman.
Qu’est-ce que la rotation ? Qu’est-ce que la rotation pour un
pharmacien ? Comment l’homme de sciences, ni physicien, ni
géographe, interpréta-t-il le mot… ?
Comprit-il qu’il s’agissait du mouvement ?
Maman, rassurée, revint de sa course avec un petit flacon et me
fit boire, à plusieurs reprises, le breuvage que l’apothicaire lui avait
minutieusement préparé, une espèce de poudre blanche gluante,
entre farine et plâtre, diluée dans de l’eau. L’infect médicament ne
servit qu’à me lever le cœur et à me faire vomir.
En vain, Valentine fouilla pour repêcher des vers, frétillants
ou crevés, dans les matières répugnantes que j’avais renvoyées
sur le carrelage de la cuisine. Ni yeux étonnés, ni têtes fringantes
n’émergèrent du tas de salissures au sol. Et dans les crottes que je
dus déposer au fond du pot de chambre, elle fit chou blanc !
Mon mal de rotation n’étant pas passé, la mère de maman,
grand-maman Élise, prit la relève. Elle planchait sur mon handicap
depuis plusieurs mois. Elle avait relu les livres des Anciens et elle
venait de trouver une explication à cette situation de fillette agitée.
Elle diagnostiqua un mal qu’elle nomma : la danse de Saint-Guy.
Autant l’histoire des vers de mère-grand m’avait dépitée, autant
celle-ci me plaisait bien. Une maladie qui fut une danse ne pouvait pas
être grave. Qu’est-ce que ce saint homme m’apporterait de plus que
le pharmacien ? Savait-il réellement guérir ? Et pourquoi guérir ?
Je m’informai. Si un saint avait été danseur, je voulais en savoir
plus sur ses faits et gestes, et sur ses mouvements de rotation, en
particulier.
Je posai quelques questions pour n’en retenir que des
désagréments.
Cette danse était une maladie nerveuse, plutôt grave, touchant
les jeunes enfants. Nous frôlions la tragédie.
Saint-Guy, d’origine italienne, ne chantait pas le Bel Canto sur
les places publiques et il ne dansait pas en mouvements saccadés,
désordonnés et incontrôlables.
Médecin des âmes, et non des corps, c’était lui qui avait essayé
de guérir les petits êtres innocents atteints d’épilepsie, quand, au
Moyen-âge, pensant qu’ils étaient possédés du démon, les membres
très instruits, et trop instruits, du haut-clergé, les faisaient brûler
vifs. Pour échapper au bûcher et pour trouver un apaisement,
éventuellement une guérison, les familles des malades venaient
en pèlerinage et priaient dans les églises, où le Saint était vénéré.
Quel brave homme !
À partir de ce jour, sans en savoir davantage, au grand et bon
Saint-Nicolas de la région lorraine, le Patron des écoliers et de
moult corporations, le Patron de tous ceux qui aiment les friandises, et qui m’offrait des bonbons et des chocolats, j’ajoutai ce
brave Saint-Guy.
Comme Saint-Nicolas ne m’apportait jamais quelque chose qui
tournât, je me dis que je pouvais peut-être compter sur le nouveau
venu au club et je le vénérai.
Sachant pertinemment qu’il n’aurait pas besoin de me guérir,
puisque, je sentais bien que je n’étais pas malade, ni dans ma tête,
ni dans mon corps, je le priai quand même, chaque soir, de me
conserver dans mon état de rotation.
Je le priai, lui demandant, a contrario, de me laisser toujours
danser et d’aider mes parents à comprendre ma passion.
Avec Saint-Guy pour danser et Saint-Nicolas pour me gaver de
sucreries, j’étais une enfant bénie.
Si moi, Anouk, je voyais les choses ainsi, ma famille, elle, ne
pouvait pas en rester là.
Grand-maman Élise, qui avait brillamment isolé le souci et
établi le diagnostic, mais qui ne connaissait pas le remède pour
soigner la maladie en question, et l’homme d’Église, n’étant plus
de ce monde, conseilla d’en référer à la médecine du XXe siècle.
Les sages, ceux qui avaient prêté serment, sous le couvert d’Hippocrate, détenaient forcément la solution de notre problème.
L’affaire prenait de l’importance. Dans l’urgence, nous
consultâmes.
Mon père accepta, contre son habitude, et après s’être fait
longuement prier, d’assister à la visite.
Dans la salle d’attente du cabinet médical, bien droite et toute raide,
je gigotai à peine. Dans le bureau du Docteur, tétanisée, je fus sage
comme une image, fort aimable, presque timide. Je me tins à carreau,
toutefois consciente de fausser le verdict du praticien et du juge.
Examinée, mesurée, pesée, auscultée, il me rendit à Valentine
et à Jacques, qui piétinaient d’inquiétude. Pour gagner du temps,
fournir un maximum d’informations et surtout pour prouver leur
impuissance, ils avaient parlé des vers qui vous mangent le ventre
et cité la danse de Saint-Guy qui détruit l’esprit.
— Une dernière question, Anouk, demanda le médecin, franchement, dis-moi, qu’est-ce qui ne va pas et où as-tu mal ?
— Tout va bien et je n’ai mal nulle part, Docteur.
— En es-tu certaine ?
— Tout à fait certaine.
— Et tu te sens bien, le jour, la nuit, à l’école, à la maison, avec
les autres enfants ?
— Oui, Docteur, je me sens bien, et même très bien.
J’attendis ; nous attendîmes que le couperet tombât.
— L’enfant se porte à merveille, déclara-t-il ; un peu trop grassouillette, trop bien nourrie. À vous de rectifier le tir. En grandissant,
et surtout, en réduisant les bonbons et autres sucreries-cochonneries, elle s’affinera. Qui se plaint aujourd’hui ? Elle ou ses parents ?
Il faut qu’elle bouge, cette gamine ; le cas contraire m’inquiéterait.
Elle est en parfaite santé. Faites-lui faire du sport, de la gymnastique ou de la natation, peu importe. Qu’elle dépense ses calories
et son énergie, je ne vois aucun traitement à lui prescrire.
Le diagnostic fut rassurant pour moi ; pas de regard accusateur, au
contraire, il sourit d’un air moqueur en nommant les maladies imaginaires des grands-mères en général, des deux miennes y compris.
Ma mère tenta un petit et timide :
— Mais enfin Docteur.
Le Docteur ne releva, ni les mots, ni la tête. L’examen terminé,
au moment de rédiger son ordonnance, il laissa retomber son stylo.
Me regardant droit dans les yeux, il me posa la question que mon
père ne voulait pas entendre.
— Qu’est-ce que tu aimerais faire comme activité physique,
comme sport, dis-moi, as-tu une préférence ?
Faussement navrée, je regardai papa, certaine de le décevoir. Je
venais de mentir copieusement en ne bougeant pas dans le bureau
du Docteur, je n’allais pas encore lui mentir en répondant à une
question posée si aimablement.
Je me lançai, haut et fort.
— Je voudrais danser, Docteur.
— Eh bien voilà, c’est clair, faites-lui faire de la danse, à votre
enfant ! Elle est tout à fait charmante et gracieuse ; elle sait ce
qu’elle veut ; c’est déjà cela ; vous en avez de la chance !
Maman, mal à l’aise, se recroquevilla sur elle-même comme un
ver de terre qu’on vient de couper en deux, et je crus que Jacques
allait nous faire une crise d’asthme, tant il suffoquait. Il quitta son
siège et commença à marcher de long en large. Quand il se mit à
tourner en rond, je me demandai si la danse de Saint-Guy était, oui
ou non, contagieuse.
— De la danse, de la danse, mais ce n’est pas possible, vous
plaisantez, j’espère ! répéta-t-il, fort contrarié. C’est parce qu’elle
danse tout le temps que nous sommes venus vous consulter,
Docteur. Et vous, vous entrez dans son jeu, et même dans sa danse,
si je puis me permettre. C’est tout ce que vous trouvez à nous
répondre et à lui recommander.
— Calmez-vous, mon cher Monsieur, s’il vous plaît. Si c’est
son souhait à cette petite, qu’avez-vous contre la danse ? Classique
ou folklorique, et pourquoi pas ? Puisque je vous certifie qu’elle
n’est pas malade, et qu’elle est donc bien portante. Comment doisje vous le faire entendre ?
Enfin quelqu’un de sensé !
Quel plaisant homme, ce Docteur, qui ne donnait pas de sirop
pour vous faire vomir et qui répondait à mon père, d’une façon
à lui clouer le bec. Enfin un bon Docteur, compétent et compréhensif ! J’eus envie de lui sauter au cou pour l’embrasser et le
remercier.
Valentine s’efforçait d’essuyer les larmes qui lui tombaient des
yeux.
— Allez, allez, ne vous inquiétez pas inutilement, la situation
n’a rien de dramatique. Continue de danser, jeune fille !
Je sortis du cabinet médical, rassurée et ravie, mon père déçu,
ma mère rêveuse.
Je dansai tout le long du chemin… et je n’entendis pas une
seule remontrance.
Par contre, à l’école, pourtant ouverte aux sports, aux jeux
et donc aux mouvements, la maîtresse faisait des remarques
désobligeantes.
— Anouk est incapable de rester en place cinq minutes ; elle
trouve le moyen de faire des pirouettes sur elle-même rien qu’en
marchant. Elle danse tout le temps, dans la cour et dans les rangs.
Elle dérange les autres élèves. Veuillez lui expliquer qu’elle doit se
tenir tranquille. Si je la mets au piquet, elle se retourne et ne reste
pas immobile.
Autrement dit poliment :
— Faites soigner votre enfant !
Encore !
Ne voyant pas d’issue à cette situation, mes parents acceptèrent, avec fatalité, mon état de rotation.
De toute façon, grand-maman Élise, et mère-grand Hortense,
avaient l’une et l’autre, faussement raisonné.
Je ne cherchais pas à perturber ; je cherchais à m’évader dans
la souplesse et dans la légèreté. Des vers ne me grattaient ni l’estomac, ni les intestins ; des puces ne couraient pas le long de mon
dos et je n’étais pas atteinte par une quelconque maladie perturbant mon cerveau.
La danse était venue tout naturellement, comme un arc-en-ciel
après l’averse, comme les couleurs sur la toile du peintre, comme
les mots sur les pages de l’écrivain et les notes au bout des doigts
du pianiste. Mes bras, mes jambes, mon corps tout entier m’emportaient et me trahissaient.
Je n’allais pas me cacher pour exprimer mes sentiments.
Beaucoup plus tard, je fis le rapprochement entre le syndrome
caractérisé par des mouvements involontaires, brefs et irréguliers,
la chorée de Sydenham, le nom véritable de la danse de SaintGuy et le mot choréo, chorée, du grec khoreia qui, effectivement,
signifie : danser, et qui trouve sa juste prolongation, dans les termes
chorégraphe et chorégraphie.
La maîtresse avait employé les mots exacts qui caractérisaient
mon état.
— Elle danse tout le temps.
Le Docteur avait préconisé le remède à mes parents.
Le meilleur de Saint-Guy restait en moi.
Je ne changeai rien à mon état ; je continuai de danser…
***